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On voyait le soleil se coucher par la fenêtre étroite du bureau. Le mercredi touchait à sa fin.

L’agent spécial Glenn Fergusson se resservit un peu de café dans une tasse sur laquelle était inscrit : j’aime Edgecombe. Il détestait cette ville. Ce climat de grande famille, où l’on ne pouvait pas sortir dans la rue sans que le shérif fasse un grand signe amical au toubib du coin ou à son neveu. Tout le monde était familier avec chacun, il vous manquait 10 cents pour acheter votre journal, aucune importance on vous faisait confiance, vous payeriez le lendemain. À vrai dire c’était tout bonnement étouffant. Glenn Fergusson était né à Washington, il avait grandi là-bas et vivait à présent à New York. C’était un enfant de la métropole, un adepte de l’incessant tumulte citadin, habitué à s’endormir dans le vacarme des sirènes et des moteurs. La seule vie de quartier qu’il connaissait consistait en engueulades du voisinage qui n’avaient de cesse de filtrer au travers des cloisons en aggloméré ou par les fenêtres de la cour. Il n’avait jamais salué quiconque en dehors de ses voisins de palier et n’avait jamais eu la moindre particule de sympathie avec le commerçant du coin (de toute façon Glenn préférait faire ses courses au supermarché plutôt qu’à l’épicerie, c’est plus tranquille et encore plus anonyme). Dans les grandes métropoles tout était fait pour que chacun vive dans son microcosme, on pouvait cultiver son agoraphobie en toute quiétude. Évidemment, Glenn Fergusson était célibataire et avait peu de véritables amis. Avec son costume bien ajusté, ses lunettes de soleil et ses cheveux blonds coupés court, il dépareillait sacrément dans un Edgecombe peu habitué aux hommes si « officiels ».

Mais pour le moment ce n’était pas Edgecombe et son ambiance pittoresque de petit village qui le tracassait, en fait l’agent spécial Fergusson était plongé dans de tout autres constatations.

On frappa à la porte du bureau (habituellement celui de Steve Allen l’adjoint du shérif) et le shérif Hannibal apparut dans l’embrasure.

– Vous m’avez demandé ? questionna Benjamin Hannibal.

– Asseyez-vous, shérif, j’ai un petit détail à vous montrer.

Il sortit de sa mallette trois sachets de plastique dans lesquels se trouvaient des dépôts de terre et des poudres de différentes couleurs et consistance.

– Savez-vous ce que c’est, shérif ?

Celui-ci secoua la tête en se posant dans le gros fauteuil en cuir.

– Ce sont des prélèvements que j’ai effectués sur les corps de Tommy Harper et Warren King.

Il posa un sachet plein de poudre blanche devant le shérif.

– Ceci est de la roche saline constituée de sulfate naturel hydraté de calcium. Je suppose que cela vous parle tout autant qu’à moi. En gros c’est du gypse comme on en trouve partout autour des carrières qu’il y a à l’ouest de la ville.

– J’ai beau dire à tous les gamins du coin de ne pas y aller, intervint le shérif, car c’est dangereux, ils ne m’écoutent pas. Elles ont fermé il y a déjà plus de quinze ans.

– Oui, je sais. En fait ce n’est pas du simple gypse à l’état naturel, il s’agit de gypse calciné qui a formé de la poudre de plâtre. Il faut une température d’au moins 200 °C pour que le gypse perde son eau et se poudroie ainsi, n’importe quel four peut faire l’affaire, mais c’était sur tous les vêtements, le torse et même dans les cheveux de Tommy Harper. Donc un four assez grand pour l’y avoir enfermé.

Hannibal voulut intervenir et s’agita sur son siège, mais l’agent spécial Fergusson lui fit signe de la main de se taire et continua :

– De plus, j’ai découvert quelques particules intéressantes sous les ongles de Warren King.

Le nom du jeune garçon provoqua un frisson et une sueur froide le long de l’échine de Benjamin Hannibal. Parler de Warren King comme ça lui faisait étrangement mal au cœur. Sous les ongles de Warren King, c’était à présent des doigts bleus et un regard livide qui représentaient Warren dans l’esprit du shérif.

Glenn Fergusson posa les deux autres sachets de plastique sur la table.

– Le séjour dans l’eau du Pocomac n’a duré que trois, quatre heures au maximum, et cela n’a pas effacé toutes traces. La première substance est de la glaise, c’est une matière que l’on trouve partout y compris sur les berges du Pocomac, mais il semblerait qu’il était déjà mort lorsqu’on l’a jeté à l’eau, il n’y a donc aucune raison pour qu’il ait tenté de se débattre ou même de s’agripper au rivage. D’ailleurs notre tueur ne correspond pas au profil psychologique d’un idiot, il n’aurait pas jeté Warren à l’eau sans l’avoir au moins ligoté s’il n’avait pas été mort. La glaise est donc provenue d’un autre lieu, ante mortem. D’autre part, il y avait aussi ceci, c’est le troisième sachet, contenant du carbonate de calcium. Autrement dit du calcaire. Sachant que la glaise est aussi appelée argile, quel est le point commun d’après vous entre le calcaire, l’argile, le gypse et un grand four ?

– Ce sont les trois composants à partir desquels on fabrique le ciment, à l’aide d’un grand four tel que celui de l’usine de ciment Bertot.

Le shérif bondit de son fauteuil et allait prendre la radio lorsque Fergusson lui mit la main sur l’épaule et dit calmement :

– Relax, si le tueur est encore sur les lieux depuis le temps, il y a peu de chances pour qu’il s’enfuie dans la seconde, évitons de nous précipiter et organisons-nous bien pour ne pas lui laisser de chances de s’échapper, et dès demain matin, à la première heure, nous irons le cueillir dans son abri de fortune.

Pour la première fois en près de trois semaines, Benjamin Hannibal vit se dessiner sur le visage d’habitude si austère de l’agent spécial du FBI… un sourire.