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1952.

C’était la seule date – où il s’était passé quelque chose d’un peu particulier à Edgecombe – que le shérif Hannibal avait trouvée en fouillant dans les archives de la police. Deux types s’étaient tiré dessus au cours d’une course-poursuite, des « étrangers » aux dires des témoins. « De ces gens des grandes villes qui viennent s’entretuer chez nous », disait un homme dans le rapport. Le shérif Woomack qui était en charge à l’époque était mort d’une embolie pulmonaire dans les années soixante-dix, et les rares passants qui avaient assisté à la fusillade étaient tous ou presque des résidents du cimetière Glove sur la colline de Bellevue désormais, mis à part Mr Farmer qui se faisait de vieux os à la maison de retraite. Il ne restait donc plus que ce mince bout de papier comme témoin lucide de la scène.

Il était dit par Jefferson Farmer – le père de l’actuel épicier – qui pêchait « aux abords du vieux pont en bois de Hollow Way, quand deux hommes ont surgi des hautes herbes en courant et qu’ils se sont mis à se tirer dessus, jusqu’à ce que l’un d’entre eux tombe à terre. L’autre s’est approché, certainement pour vérifier que le type à terre était bien mort », selon Mr Farmer, « et le bonhomme qui faisait le mort s’est jeté tout d’un coup sur son adversaire. S’est ensuivi un corps à corps sauvage qui s’est soldé par plusieurs coups de feu, car ils avaient encore leurs armes ! Et les deux hommes se sont écroulés et ont dévalé la pente jusqu’à tomber dans les eaux du Pocomac. » – Fin de la déposition.

Les corps ne furent jamais retrouvés, probablement emmenés par le courant jusque dans l’océan où ils avaient été dévorés par les poissons.

Cette dernière remarque n’était pas pour satisfaire la conscience professionnelle de Benjamin, dans la plupart des cas les gaz que libère le corps humain ramènent le cadavre à la surface et le ressac de la marée a plus souvent tendance à faire s’échouer les corps sur les plages qu’à les faire dériver vers le large. En toute logique, les cadavres auraient dû être retrouvés. Restait l’hypothèse que personne ne les ait vus jusqu’à ce que la mer n’emporte les os rongés vers des destinations inconnues.

– Et puis, peu importe, marmonna le shérif, ça ne ressemble pas à notre histoire de Magicien de toute façon !

Glenn Fergusson entra dans le bureau.

– Dites-moi, shérif, vous n’avez jamais de vie privée ?

– Je suis comme vous, je me consacre pleinement à notre tueur compte tenu des circonstances.

– Que moi je travaille sur l’affaire sept jours sur sept, c’est normal puisque je suis dépêché ici pour cela, mais vous… vous…

– Je ne suis que votre subalterne dans cette affaire et peux à ce titre me permettre de prendre un jour de repos, continua Benjamin.

– Quelque chose dans ce genre-là, en effet, n’y voyez aucun mal.

– Ne vous en faites pas, chez nous autres de la police, on se plaît à nous rappeler régulièrement à l’aide de circulaires qu’en cas d’intervention du FBI, nous ne sommes plus que des aides potentielles. Je plaisante, la situation est claire et je me contente de faire mon boulot de mon mieux.

Fergusson se servit un café, il commençait à avoir ses petites habitudes à présent, et s’assit en face du shérif.

– Aujourd’hui c’est samedi, pourquoi n’iriez-vous pas vous reposer un peu chez vous, ou dans cette taverne qui semble ici si populaire, vous vous paierez un verre à la santé du contribuable, c’est ma note de frais qui vous invite, dit-il en lui tendant un billet de dix dollars.

– N’essayeriez-vous pas de me détourner d’ici pour la journée ? lui demanda Benjamin.

Glenn posa le billet sur le bureau, et le shérif Hannibal repoussa les dix dollars vers l’agent spécial au costume impeccable.

– Parce que si c’est le cas, autant vous dire que c’est peine perdue. Depuis jeudi après-midi je ne peux détacher mon esprit de cette histoire que vous m’avez racontée. Et comment pourrais-je la nier ? Après ce qui m’est arrivé… Là où j’ai du mal, c’est sur ce que vous m’avez dit. J’entends par là ces récits de médium, ces rapports de police insolites datant de différentes époques et parlant de notre homme ou de quelqu’un y ressemblant fort. Toutes ces inquiétantes histoires que je ne pourrais remettre en cause qu’en pensant que vous êtes dingue et que vous avez tout inventé, et là encore il y aurait des points à éclaircir !

Benjamin Hannibal avait les yeux grands ouverts, pareils à un poisson qui étouffe à l’air. Il agitait ses bras dans tous les sens comme si cela pouvait l’aider à exprimer clairement l’angoisse qui le taraudait depuis deux jours.

– Et vous pensez que je le suis ? interrogea Glenn.

– Dingue ?

Benjamin soupira longuement.

– Si seulement je le pensais ce serait nettement plus simple !

– Pour être franc j’avais peur que vous ne puissiez encaisser tout cela, et que je doive me passer de vos services. Je vous aime bien, vous savez.

Benjamin haussa les sourcils.

– Quelle est la suite du plan ? L’Ogre ou le Magicien, comme vous voudrez, peut être n’importe où.

– Dans un premier temps je voudrais que vous préveniez toutes les fermes environnantes qu’un dingue se promène en liberté, que si jamais ils voient quelqu’un dans leur grange ou proche de chez eux qu’ils nous appellent. Surtout qu’ils ne tentent rien par leurs moyens. Je pense que le Magicien va se servir de la nature pour se cacher, il serait suicidaire pour lui de rester en ville.

Un large sourire inondait le visage du shérif.

– Pourquoi riez-vous ?

– Je ne sais pas si vous avez bien regardé en arrivant à Edgecombe, mais la région est plutôt vallonnée et particulièrement boisée, des fermes ici il n’y en a pas, nous vivons essentiellement de la pêche, les autres habitants travaillent à Wakefield, Kingston ou même à Providence qui n’est pas si loin. Edgecombe a certes l’air d’être exclue du monde mais nous ne sommes qu’à trois kilomètres de la ville la plus proche. Néanmoins, il y a ce sacré bonhomme de Ron qui vit seul dans la forêt, je vais aller le voir cet après-midi.

– Parfait.

– Au fait, j’ai compulsé les archives de police de la ville. Le seul fait singulier, du moins vraiment inhabituel remonte à 1952. Une fusillade entre deux types qui s’est terminée dans le Pocomac.

– L’identité des deux hommes ?

– Inconnue, on n’a jamais retrouvé les corps.

– Tiens donc… il y a eu des témoins de la scène ?

– Plusieurs personnes ont vu les hommes se poursuivre en voiture en se canardant, mais le seul qui ait vu le dénouement c’est Jefferson Farmer.

– Je suppose qu’il est mort ?

– Non, il est à la maison de retraite Alicia Bloosbury.

L’agent Fergusson croisa les mains devant son menton et ajouta :

– Serait-ce trop vous demander d’aller le voir et d’en obtenir une description physique des deux hommes ?

Le shérif hocha la tête :

– Depuis tout ce temps ! Enfin… Je devrais pouvoir faire ça, mais vous pensez qu’il y a une relation avec notre… Magicien ?

– On ne sait jamais, je ne veux laisser aucune piste inexploitée.

Glenn Fergusson but son café d’une traite en grimaçant.

– Vous buvez ça comme si vous n’aimiez pas le café ! s’étonna Benjamin Hannibal.

– C’est le cas. J’en bois uniquement parce que le dégoût me réveille !

Benjamin se leva, amusé par la personnalité toujours plus surprenante de l’agent du Bureau fédéral, et se prépara à partir pour une ronde.

– Et qu’est-ce que vous comptez faire à propos du tueur qui rôde dans la région ? dit-il.

Glenn posa la tasse sur le rebord du bureau et remit le billet de dix dollars dans son portefeuille avant de répondre :

– N’ayant aucune piste pour le traquer et le débusquer, je vais faire appel à mon seul joker de ces cas-là.

Le shérif Hannibal fronça les sourcils.

– Ezekiel Arzabahal.

– Votre ami médium ? manqua de s’étrangler Benjamin.

– Il arrive mardi matin par le bus de 9 h 35.

 

Tom, Sean et Meredith passèrent à vélo le long du stade où trois garçons du lycée qu’ils connaissaient s’entraînaient à batter. Ça avait été une idée de Sean d’aller chercher Meredith, après tout elle avait fait partie du groupe lors de la séance de spiritisme et Sean s’en était presque voulu de ne pas la prévenir de leur intention d’aller rechercher le livre la veille. Lorsqu’elle leur avait ouvert la porte de chez elle, elle avait les yeux rouges et de grosses poches violettes sous les yeux, comme si elle avait passé une nuit blanche. Elle avait accueilli leur proposition de se joindre à eux avec joie et avait enfourché son vélo dans la minute suivante.

Tom était arrivé sur son vélocross avec son blouson en cuir. Se passant machinalement la main dans les cheveux qu’il avait fort courts, à la mode G.I., il avait parlé avec Sean de ce qu’ils avaient vu. Cette chose sous la moquette.

Sean lui avait raconté pour la deuxième fois ce qui s’était passé durant la séance de spiritisme. Cette fois Tom écouta avec la plus grande attention, frissonnant d’horreur en pensant qu’un être de l’au-delà s’était emparé de son corps pendant quelques minutes. Et s’il était encore en moi, quelque part à attendre son heure ? Sean l’avait rassuré en lui expliquant que le contact avait été bref, que son corps n’avait servi que de haut-parleur en quelque sorte, et que lorsqu’on se servait d’un micro et d’un matériel de sonorisation, une fois fait on ne restait pas en contact avec l’équipement. Sur quoi Tom avait répondu :

– Alors, c’est ça ? Je ne suis qu’une saloperie de matériel hi-fi aux normes morts vivants !

Et tous deux avaient éclaté de rire. Ils en avaient bien besoin.

 

Les trois vélos s’arrêtèrent devant la grande vitre de chez Alicia’s d’où l’on voyait Zach attendre à une table. Meredith, Tom et Sean accrochèrent leur Mountain Bike au lampadaire de Main Street et vinrent se joindre au jeune homme à la queue de cheval et au blouson en cuir noir.

Zach tenait un gobelet jetable, d’où s’échappait de la fumée. Meredith commanda le même et s’assit en face.

– Comment vous faites pour boire du café ? demanda Tom, c’est dégueulasse ! Pourquoi vous buvez pas de la pisse d’éléphant tant que vous y êtes ?

– Le jour où ça sera commercialisé, alors là t’en fais pas on en boira tous ! répondit Meredith non sans un certain cynisme.

Une BMW série 7 s’immobilisa devant le fast-food. Eveana en sortit et, adressant un petit signe affectueux au chauffeur, elle monta sur le trottoir.

– La vache ! Elle s’emmerde pas ! s’exclama Tom en voyant la voiture s’éloigner.

– Je te le fais pas dire ! fit Zach en regardant la petite jupe plissée qu’Eveana portait et en espérant que le chauffeur soit son père.

Curieusement, le temps sur Edgecombe n’arrivait pas à se stabiliser depuis quelques semaines. Après l’orage qui avait inondé la région durant la nuit, un soleil d’été avait réveillé les habitants ce matin. Et vers quatorze heures ce samedi d’octobre, le ciel était bleu et le soleil haut et chaud.

– Vous avez remarqué comme les saisons s’emmêlent les pinceaux ces derniers temps ? demanda Meredith.

– C’est la faute au gaz et à l’industrie moderne, le réchauffement de la planète et notre destruction à venir sont les prix à payer pour le progrès ! déclara Tom comme s’il récitait un drame théâtral avec emphase.

– Je vois que vous vous êtes bien remis, dit Eveana en arrivant et en montrant Tom du menton.

Elle déposa son cardigan en laine sur la banquette et partit se chercher un de ces milk-shakes si prisés chez Alicia’s.

– Tiens, un nouveau, dit Meredith en regardant par la vitre.

Tous se tournèrent pour comprendre de quoi elle parlait. Lewis traversait la rue dans leur direction, à ses côtés marchait Gregor, le garçon à lunettes qu’ils avaient rencontré la veille au soir.

– Qu’est-ce qu’il fout là celui-là ? grommela Zach.

Les deux nouveaux arrivants débarquèrent dans le fast-food alors qu’Eveana s’installait à la table de ses camarades. Lewis, tout content, annonça :

– Je vous présente Gregor Sawanu !

Un vague « Salut » émergea sans grande joie du groupe.

– Je me suis dit que Gregor pourrait nous aider, il est le voisin de Mr O’Clenn.

– C’est vrai que si on veut lui apporter des fleurs ça sera plus pratique, gloussa Zach.

– Non, sans déconner, Gregor m’a raconté que des fois il voyait le vieux O’Clenn sortir de chez lui en pleine nuit, expliqua Lewis tout excité.

– Et alors il a le droit d’aller se dégourdir les jambes ! dit Tom.

Gregor, qui était resté en retrait, se décida à parler :

– Certainement, mais je doute qu’il aille se dégourdir les jambes de onze heures du soir jusqu’à trois-quatre heures du matin, de plus le phénomène se répète cycliquement, il ne sort ainsi que les nuits de pleine lune.

– Et comment tu sais tout ça ? Tu ne dors jamais la nuit ? demanda Eveana.

– En fait, je travaille souvent la nuit, je suis plus productif, et la fenêtre de mon bureau donne sur sa maison, j’ai seulement relevé ces faits quelque peu étranges mais…

Zach le coupa :

– T’en fais pas on est pas de la police…

– … Gregor.

– Gregor. Moi c’est Zach.

Tous se présentèrent à leur tour.

– Maintenant on est sept, c’est parfait c’est le chiffre divin, dit Lewis, content de lui.

– Tout de suite je me sens plus illuminé ! ironisa Tom.

Sean se pencha vers Lewis et lui murmura à l’oreille :

– T’es sûr qu’il est fiable ? On ne le connaît pas, si ça se trouve il va se tirer en hurlant dès qu’on va lui parler de… enfin tu sais bien d’esprits et de morts.

Sur le même ton de la confidence Lewis lui répondit :

– Non, c’est un type cool, je t’assure ! Je lui ai déjà tout raconté et il ne m’a pas traité de menteur une seule fois, il s’est contenté de me dire que c’était sur un plan scientifique très intéressant, t’imagines ? Je lui balance que les morts nous parlent et il me répond qu’il voudrait bien voir ça de ses propres yeux pour étaler des théories…

– Étayer des théories. Moi, je te fais confiance mais je ne sais pas ce que les autres vont en penser…

– Vous avez fini vos messes basses tous les deux, dit Eveana.

– Laisse-les donc, ils se racontent leurs derniers rêves de branlettes, railla Tom.

Sean se tourna vers Gregor.

– Lewis t’a tout raconté alors, et tu ne nous prends pas pour des fous ?

– Je ne vois pas l’intérêt pour lui de m’avoir menti, et ses déclarations m’ont paru franches, même si ce qu’elles impliquent est bouleversant. Je demande à voir ce que vous appelez « phénomènes inexpliqués », dit-il simplement comme s’il s’était adressé à un amphithéâtre d’université.

– Crois-moi, si tu restes avec nous, tu vas être servi, ça risque même de remettre en question ta confiance en la science et tout ce que tu sais du monde en général ! déclara Zach.

En entendant ces mots, Tom frissonna et se sentit d’un coup très mal à l’aise.

– Qui tu connais en ville demanda Sean, je veux dire qui sont tes amis ?

– À vrai dire je n’en ai pas vraiment, je n’ai pas le temps pour ça.

– Pas le temps pour ça ? s’exclama Lewis. Qu’est-ce que tu fais alors ?

– J’étais dans une école spécialisée pour les enfants surdoués à Boston jusqu’à cet été. À présent je travaille sur le développement d’un projet informatique grâce à une bourse de Harvard, je travaille en partenariat avec le M.I.T.{1}

– Et c’est quoi ce projet, si c’est pas trop indiscret ? interrogea Meredith.

– Non ce n’est pas indiscret, d’ailleurs en parler fait toujours du bien, ça permet de se stimuler soi-même. Pour simplifier, imaginez que dans quelques années les ordinateurs n’existent plus tout à fait comme maintenant. Ça ne sera que des claviers tout simples avec un petit écran, un peu comme les ordinateurs portables actuels. Vous pourriez le brancher sur une prise spéciale et tout le monde serait connecté en permanence sur une espèce de super-disque dur collectif où tous travailleraient ensemble. Toutes les données seraient sur cette immense mémoire centrale, toutes les informations en un même lieu, tous les logiciels disponibles sur une simple connexion. Ce serait la mort de l’ordinateur particulier et le début de l’ordinateur collectif.

– C’est un peu comme Internet en gros ? proposa Eveana.

– Presque, sauf qu’Internet se fait avec ton ordinateur et ta mémoire et tes logiciels et tu dois passer par différents serveurs pour trouver ce que tu cherches.

– Eh bien dites-moi, on a un génie parmi nous ! s’écria Zach.

– Je… j’ai juste pris un peu d’avance, c’est tout, répondit Gregor assez mal à l’aise.

– Bon, si on allait discuter de tout ça ailleurs, il fait beau profitons-en, on pourrait aller à l’île Jackson, proposa Sean.

L’île Jackson était un minuscule îlot de végétation au milieu de la rivière Sharpy. On pouvait y accéder par une passerelle métallique qui la surplombait d’une rive à l’autre. Sean, Tom et Lewis y avaient construit une cabane, dissimulée sous une épaisseur de fougères et de branches, et ils s’y rendaient souvent pendant l’été, ils s’y sentaient en sécurité, au milieu de la forêt.

Tous approuvèrent.

– Moi je vais chercher à boire, et ensuite je vous y rejoins, dit Tom.

– On va t’accompagner, Sean et moi, déclara Meredith.

– Les vélos s’occupent du ravitaillement, les autres vous allez directement à l’île.

Ils se levèrent et s’apprêtèrent à partir en direction de leur repaire quand Zach s’approcha d’Eveana et lui demanda :

– C’est… c’est ton père qui a une si belle voiture…

Elle haussa les sourcils, étonnée par la question.

– Oui, pourquoi ?

Le soulagement fut si grand dans la poitrine de Zach qu’il répondit instantanément :

– J’adore les BMW, et c’était dans l’espoir de pouvoir l’admirer de plus près un de ces jours !

– Si tu veux, dit-elle en se dirigeant vers la sortie, toujours surprise par l’attitude du jeune homme.

Derrière elle, Zach souriait jusqu’aux oreilles.

 

Alors que Eveana, Zach, Lewis et Gregor s’éloignaient à pied vers la 4e Rue pour rejoindre le terrain vague, les trois vélos partirent vers Stewtson Avenue, longeant le parc municipal, puis tournèrent pour passer au-dessus du Pocomac et prirent à gauche pour enfin déboucher sur Longway Street qu’ils remontèrent jusque chez Tom. Là, Sean et Meredith attendirent devant la petite maison en bois pendant quelques minutes que Tom ressorte avec un plein sac à dos de boissons et friandises.

Ils remontèrent Lawson Street sans perdre de temps et, après avoir traversé Williamson Way et le terrain vague, ils s’enfoncèrent à vélo dans les bois. Quelques centaines de mètres plus loin ils rattrapèrent leurs amis sur le sentier.

Lewis et Gregor en tête suivis par Eveana, et la petite procession se remit en marche. Tom et Meredith poussaient leurs vélos en trottinant à côté.

 

Lorsqu’ils furent tous installés dans la cabane, ils tenaient à sept dans un confort tout relatif. À quatre sur le canapé, les trois autres assis sur les tapis de sol, les garçons ayant galamment laissé Meredith et Eveana s’asseoir sur le « sofa » en compagnie de Sean et du nouveau dans la bande : « Gregor la Tête » comme l’appelait Tom et Zach. Tom sortit de son sac les canettes de Pepsi et quelques friandises et chips qu’il avait subtilisées chez lui.

– Si vous m’expliquiez ce que vous avez fait hier, j’ai cru comprendre que votre soirée a été animée, dit Meredith.

Les gestes de ses camarades se figèrent. Un silence pesant s’insinua entre eux. On n’entendait plus que le murmure de la chute d’eau au loin.

– C’est le moins qu’on puisse dire, lâcha finalement Sean.

Zach, Eveana, Tom et Sean se regardèrent pour voir qui allait se dévouer pour faire le compte rendu, et ce fut finalement Sean qui se lança, Eveana l’aidant à compléter son histoire. Zach intervint pour raconter l’épisode du réveil de Georges O’Clenn et son retour dans la chambre alors que l’adolescent fouillait et comment il avait plongé derrière le lit au côté d’Eveana où ils avaient été contraints d’attendre plusieurs minutes pour qu’il s’endorme avant de sortir.

Quand Sean aborda la chose sous la moquette, il y eut un long silence, on eût dit que la nature elle-même écoutait et qu’elle s’était tue. La cascade au loin apparut plus étouffée encore, le chant des oiseaux baissa en intensité jusqu’à n’être plus qu’une rumeur dans les bois, et le frottement incessant de la végétation sembla se figer pendant quelques instants. Tom vida sa canette en trois gorgées, tandis que Lewis écarquillait les yeux, la bouche grande ouverte, à la fois terrorisé par l’histoire et en même temps curieux et excité d’en connaître la suite.

Tom qui avait revécu l’histoire au fil des mots de Sean, trouva la force d’intervenir :

– Je vous assure que même moi qui suis resté sceptique lors de la séance de spiritisme (les autres acquiescèrent largement), j’ai senti cette chose derrière nous, et il y avait comme… comme… de l’électricité dans l’air, rien que d’y repenser j’ai la chair de poule.

– Je dois bien avouer que moi aussi j’ai vu cette… comment l’appeler ? Créature, filer à toute vitesse derrière Sean et Tom et malgré l’obscurité j’ai clairement discerné une forme, pas humaine, sous la moquette qui…

Eveana s’arrêta.

– Qui quoi ? demanda Meredith.

– Vous allez me prendre pour une folle.

– Là il y a peu de chance, ou on est tous mûrs pour l’asile d’Arkham, corrigea Sean.

– Eh bien, j’ai cru voir deux yeux rouges briller au travers de la moquette. Deux yeux terrifiants.

Sean approuva silencieusement et Tom hocha vigoureusement la tête.

– Mais c’est quoi ce type, O’Clenn, c’est un sorcier ? demanda Meredith. (Puis elle se tourna vers Gregor et dit :) Toi tu le connais, qu’est-ce que tu peux dire sur lui ?

Gregor, surpris, chercha ses mots avant de répondre :

– Vous savez, je ne le connais pas vraiment, j’ai juste noté la récurrence de certains faits étranges. Mais après tout aucune loi n’interdit de se promener les nuits de pleine lune.

– Tu sais où il va dans ces cas-là ? voulut savoir Zach.

L’adolescent aux lunettes secoua la tête.

– Non, désolé.

Eveana se pencha en avant.

– Je sais pas pour vous, mais moi j’ai l’impression qu’on a mis le doigt sur quelque chose de très gros, dit-elle. Entre la cérémonie qui vire à la possession, excuse-moi Tom, mais je ne vois pas d’autre terme ; et l’excursion chez l’homme qui m’avait piqué le livre et qui se transforme en course-poursuite avec un monstre ou je ne sais quoi ; pardonnez-moi si je psychote mais ça fait beaucoup !

– Alors qu’est-ce qu’on fait ? interrogea Lewis. On pourrait peut-être confier le livre à des adultes, aux autorités par exemple.

– T’es dingue ? T’imagines un peu ce qu’ils en feraient ? Ils se battraient pour l’avoir, ça tu peux en être sûr ! gronda Eveana.

– Elle a pas tort, confia Meredith. Il n’y a qu’à voir dans le passé quand Alfred Nobel a conçu la dynamite pour aider les mineurs à forer, on en a fait une arme de guerre. Quand Einstein a découvert la relativité, on s’en est servi pour en faire des bombes de destruction massive. Alors imagine deux secondes ce qu’ils feraient avec un livre qui explique comment communiquer avec les morts et peut-être beaucoup d’autres choses du même acabit !

Zach approuva et dit :

– De toute manière on garde le livre, mais qu’est-ce qu’on en fait ? On continue la lecture ? Parce que s’il commence par « Comment prendre contact avec les morts », j’imagine difficilement ce que sera le dernier chapitre !

– C’est pour ça qu’on va le mettre dans un coin et ne pas y toucher pour le moment ! affirma Sean.

– Tu veux dire qu’on va même pas poursuivre sa lecture ? s’insurgea Eveana.

– Exactement, du moins tant que les événements ne se calmeront pas un peu, mieux vaut le laisser dormir. Ce livre me donne parfois l’impression d’être une entité à part entière, je préférerais qu’on n’y touche plus. Du moins pendant quelque temps.

– Et pourquoi ce serait toi qui nous ordonnes ce qu’on doit faire avec le livre ? demanda Tom.

– Parce qu’il provient de chez mon grand-père !

– Sean a raison, c’est lui le plus à même de prendre des décisions sur le bouquin ! observa Lewis.

– Ça paraît logique en effet, dit doucement Gregor.

Meredith qui réfléchissait à tout cela interrogea :

– Justement, si c’est à ton grand-père pourquoi n’irais-tu pas lui poser deux ou trois questions à ce sujet ?

Sean secoua la tête :

– Mais non, tu as bien vu que le Khann était dans un vieux meuble, ce livre a dû être planqué là il y a fort longtemps. Mon arrière-grand-père était un antiquaire français, il a récupéré le meuble sans savoir ce qu’il contenait dans un compartiment secret ! Mon grand-père Anatole en a hérité plus tard. En plus c’est pas le style de mon grand-père d’avoir ce genre de bouquin, crois-moi.

– Sauf que j’ai inspecté le meuble après qu’on l’a cassé, dit Eveana, et le compartiment n’était pas si secret que cela, on pouvait y accéder par le côté, franchement je ne pense pas qu’on puisse avoir ce meuble chez soi sans découvrir le faux fond très rapidement.

– Tu insinues que mon grand-père faisait de la magie peut-être ?

– Non, ce que je dis c’est qu’il doit certainement connaître l’existence de ce livre, et…

– Laisse tomber ! Je ne veux pas parler de ça avec lui. Je suis persuadé qu’il n’a aucun rapport direct avec ce grimoire de malheur, en plus il est super-catho ! Alors je le vois mal s’amuser à fricoter avec la sorcellerie.

Meredith leva les bras en signe d’abandon.

– Alors on le planque où pour l’instant ? demanda Zach.

– Mon père a un coffre dont il ne se sert jamais, la combinaison est la date de naissance de mon frère Sloane, ça fera l’affaire, répondit Sean.

– Dans ce cas moi ça me va et v…

Zach fut interrompu par Tom.

– Quelqu’un est venu ici !

– Comment ça ?

– Il y avait des cartes représentant des femmes à poil ici, elles ont été décrochées du mur.

– C’est peut-être le vent ? proposa Lewis.

– Peu probable, elles tenaient entre les bambous et quand on faisait des échanges il fallait forcer pour les prendre !

– Alors qui ? interrogea Eveana.

– Je sais pas, mais j’aime pas cette histoire.

– En tout cas c’est quelqu’un qui avait un petit creux, dit Sean en découvrant dans un coin les emballages vides des deux Snikers qu’ils avaient achetés une fois et laissés là pour plus tard.

Tom se leva et vérifia qu’il ne manquait rien de leurs affaires.

– Que je l’attrape l’empafé qui se croit chez lui ici et je lui fais la peau ! avertit-il.

Zach essaya de le calmer et Eveana, afin de changer de sujet, entreprit d’énumérer tout ce qu’elle pourrait ramener de chez elle pour égayer la pièce, ce qui fit bien rire Sean, Lewis et Gregor.

 

Vers dix-sept heures, quand les sept adolescents émergèrent de leur île, Il se coucha dans les fougères. À leur passage Il sentit leur odeur, et en reconnut trois qu’il avait entraperçus un soir du haut de l’usine alors qu’ils s’amusaient avec une drôle de moto. Même pour Lui, sept ça faisait beaucoup. Il préférait les proies faciles, isolées et apeurées ; c’était meilleur. Bien meilleur.

Lorsqu’ils furent à moins de deux mètres, Il manqua de sursauter sous l’effet d’une décharge.

Ils rayonnaient du pouvoir de la Bête !

La Bête avait marqué de ses griffes leurs jeunes âmes. Il hésita. Il aurait bien bondi pour en emporter un avec Lui, juste pour s’amuser avec ce soir, pour comprendre pourquoi ils transpiraient l’odeur de la Bête. Mais Il abandonna l’idée, ce serait difficile de ne pas avoir les autres sur le dos ensuite. Non, il valait mieux attendre.

Attendre qu’une proie facile se présente.

Et Il en était sûr, ça n’allait pas tarder.