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Le lundi 10 octobre fut une douloureuse journée pour tous les habitants d’Edgecombe. Pour la troisième fois de son histoire la mairie d’Edgecombe mit son drapeau en berne pour une raison propre à la communauté.
Philip L. Peckard, le maire républicain de la ville, avait insisté pour que la municipalité montre à sa manière sa compassion pour les familles des victimes du tueur, tueur que l’on surnommait à présent l’Ogre de la côte Est. Cette décision du maire fut d’ailleurs à l’origine d’une violente altercation entre lui et Richard Tewley son bras droit qui ne comprenait pas pourquoi il fallait baisser le drapeau cette fois alors que l’on ne l’avait pas fait pour Tommy Harper auparavant ; ce à quoi Mr Peckard répondit avec le plus grand cynisme que cette fois comptait pour les deux garçons. Mais personne n’était dupe, Tommy Harper était le fils d’une famille modeste, tandis que la famille de Warren avait un pouvoir financier et politique certain. La phrase du maire résonna longtemps dans les esprits, « cette fois comptait pour les deux garçons ! » La mairie tenait les comptes de ses célébrations pour ses morts…
Au lycée comme dans toute la ville, on discutait beaucoup de cette terrible affaire. Presque tout le monde en pleurait. Les rares qui l’avaient vraiment apprécié étaient effondrés alors que beaucoup s’affligeaient d’une peine imaginaire pour ce tout nouvel ami qu’ils venaient de se découvrir. Ce lundi, un tiers des élèves étaient devenus des proches de la victime, des proches accablés par la mort de « leur » Warren, et comme cela faisait bien de le connaître, on passa très vite à la moitié des étudiants. On vit même certaines filles de l’établissement aller se maquiller aux toilettes pour avoir l’air plus abattues. Warren n’avait jamais eu autant d’amis de toute son existence.
Heureusement pour sa mémoire, il y avait dans le fond de la cour, assises aux tables en bois qui servaient à manger dehors les midis ensoleillés, quatre personnes qui se gardaient bien de participer à cette mascarade hypocrite. Zach, Lewis, Sean et Tom Willinger.
– Tous ces connards me font gerber, lâcha Tom. Pas un d’entre eux ne lui a adressé la parole de l’année et maintenant ils se comportent tous comme s’ils venaient de perdre leur propre frère !
Il se passa la main dans les courts cheveux bruns qui le caractérisaient tout autant que le teint mat de sa peau et ajouta :
– Moi au moins j’avoue que si c’était pas mon meilleur pote, je l’appelais régulièrement pour aller s’amuser…
Sean qui était resté silencieux pendant les trois premières minutes de la pause de dix heures se décida enfin à prendre la parole, timidement, il voulait changer de sujet car si Warren n’avait jamais été un grand ami, ç’avait néanmoins été un copain et sa mort tragique lui nouait affreusement la gorge :
– Zach, tu te rappelles les trois chiens que tu as vus samedi soir ?
– Un peu que je me rappelle, je suis même passé pour un dingue ! s’exclama-t-il.
– De quoi vous parlez, les mecs ? voulut savoir Tom.
Les trois autres garçons se regardèrent, Lewis expliqua brièvement mais avec passion leur sortie à la vieille maison de Twin Hills Street et la découverte du vieux livre.
– C’est cool ! Pourquoi je suis pas venu ? La prochaine fois appelez-moi je vous servirai de protection !
Lewis ricana et lui tapa sur l’épaule et Tom le lui rendit en plus fort. Sean reprit à l’adresse de Zach :
– Aussi bizarre que cela puisse paraître je voudrais que tu regardes cette photo et que tu me dises si tu ne les reconnaîtrais pas ?
Sean sortit une vieille photo de la poche arrière de son jean et la tendit au garçon aux cheveux longs. La photo était en noir et blanc, et l’on y voyait distinctement trois chiens, des rottweilers avec des gros colliers.
– C’est marrant ça ! Tu l’as eue où cette photo ? s’étonna Zach, surpris.
– Mais les chiens c’est pas eux ? demanda Sean.
– Si, justement, c’est pour ça que je te demande où tu l’as trouvée, ce sont les mêmes chiens avec le gros collier là, je les reconnais sans problème.
– Merde, murmura Sean dans un souffle.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? voulut savoir Lewis que l’expression préoccupée de Sean ne rassurait pas.
– Il y a que ces chiens sont ceux de mon grand-père.
– Et alors ? dit Zach. Qu’est-ce qu’il y a de pas normal là-dedans ?
– Ils sont morts depuis plus de vingt ans.
Un lourd silence vint englober les quatre garçons. Même Tom qui n’était pas là le soir de la petite visite du grenier en frissonna.
– T’es sûr qu’ils sont morts ? Parce que moi en tout cas je suis prêt à mettre ma main à couper que c’était bien eux, dit Zach en montrant la photo du doigt.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Lewis. On a dérangé les fantômes des clebs en entrant dans la maison, ou quoi ?
– Que les choses soient claires, les fantômes n’existent pas, intervint Tom. Ce sont des mythes, des contes de bonnes femmes, mais pas la réalité.
– Ne crois pas ça ! rétorqua Zach. Les fantômes sont réels, spécialement dans la région avec toutes ces histoires indiennes, ces sacrifices et ces rituels sanglants.
Une fille de 11e passa près d’eux et ils se turent tous. Puis Zach reprit :
– Une fois, mon oncle m’a raconté les histoires étranges qu’on se transmettait au coin du feu à l’époque des colons. Des histoires de morts qui revenaient hanter la vie de ceux qui osaient les troubler ; des récits sur Ithaqua le Wendigo, créature géante errant dans les forêts ; des histoires de cimetières indiens, comme le sanctuaire de pierre qu’il y a à quelques kilomètres à l’ouest, dans la forêt, le cimetière des Narragansetts. On dit que ce site est dangereux car c’est un cimetière très spécial. Les Narragansetts y enterraient uniquement les morts par maladies étranges, les meurtriers, et les fous. Parfois aussi le corps d’un ennemi haï, car il était dit que les morts mis en bière ici étaient maudits pour l’éternité.
La sonnerie retentit. Dix heures quinze. Il fallait réintégrer les classes.
– Moi je vous dis une bonne chose : que vous croyiez ou non aux fantômes, ne vous mêlez pas des affaires des Indiens, c’est mauvais pour l’espérance de vie, avertit Lewis.
– Je pense à un truc là, personne n’a vu Eveana ce matin ? demanda Sean.
Tous secouèrent la tête.
– Elle devait être en cours ce matin pourtant. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose, comme les chiens de l’autre soir… s’inquiéta Sean.
– Peut-être qu’elle a été enlevée par le tueur qui sévit ici ! proposa Lewis.
Le regard qu’eut Zach pour Lewis en dit long sur le mauvais goût de la supposition.
– Je vais essayer de savoir ce qui lui est arrivé, on se retrouve à la sortie tout à l’heure, exposa Zach, bon je file ou la mère Lorenz va me flinguer.
Tous se levèrent et prirent la direction de leurs classes respectives.
Lorsque Sean et Zach arrivèrent en salle 213, au deuxième étage, ce fut une Lenia Lorenz particulièrement renfrognée qui les accueillit.
– Vous avez cinq minutes de retard, allez me chercher un billet bleu au bureau de Mr Craddel, c’est à la sonnerie que vous devez rentrer en cours pas après, si tous les élèves faisa…
Zach ferma la porte avant qu’elle n’ait eu le temps de terminer sa phrase.
Le bureau de Mr Craddel était une étape quasi obligatoire dans la vie de tout lycéen scolarisé au lycée Whitman d’Edgecombe. Ses billets bleus et ses billets roses étaient synonymes de retard ou d’absence qu’il fallait justifier durant de longues minutes…
Quand la porte du bureau de Lionel Craddel s’ouvrit, celui-ci soupira profondément en voyant entrer Zach, l’éternel abonné aux « Absences & Retards » répétés. Il pencha la tête sur son énorme ventre, et par-dessus ses lunettes à large monture carrée, il observa les nouveaux venus.
– Je ne suis pas surpris de vous voir ici une fois de plus, Mr Trent, mais c’est plus étonnant de votre part, Mr Anderson. J’ose espérer que ce manquement à la discipline de notre institution est purement et simplement fortuit et qu’il n’y aura pas de nouveau dérapage, nous ne sommes qu’en début d’année vous ferai-je remarquer.
Pourquoi faut-il toujours qu’il parle comme ça celui-là ? Il fait des phrases si chiantes qu’on en a oublié le début quand arrive la fin, songea Sean. Durant le chemin jusqu’au bureau, Zach et Sean étaient convenus d’un bon prétexte pour obtenir le billet bleu et pas une à deux heures de colle pour l’après-midi. L’un comme l’autre ne voulaient pas se servir du nom de Warren et du drame comme motif, cela aurait été mal venu de leur part. Non, en fait ils avaient trouvé bien mieux : ils avaient dû chercher Eveana O’Herlihy partout car étant dans une classe supérieure, elle devait les aider et les guider à faire un exposé. Faisant deux pierres d’un coup, il obtiendrait le billet salvateur, et peut-être la raison de l’absence de leur amie.
C’est Zach, le plus en verve des deux garçons, qui entreprit de raconter leur petit baratin. Lorsqu’il acheva sa courte histoire, Craddel tira de son bureau un gros carnet aux pages bleues et commença à remplir les billets sans autre forme d’inquisition. Il y a un piège là-dessous, Craddel n’a jamais donné un mot de retard aussi facilement sans même fouiner un peu, pensa Zach. Mais Lionel Craddel avait décidé dans sa grande clémence d’être plus indulgent pendant quelques jours avec ses élèves, le temps que le souvenir du drame s’estompe un peu de leur mémoire. Il rédigea les deux billets bleus et ajouta :
– Vous avez cherché mademoiselle O’Herlihy, et le fait est qu’elle est justement absente aujourd’hui, ce qui renforce votre crédibilité à mes yeux, je pense pouvoir vous faire confiance cette fois-ci, mais à l’avenir tâchez que ça ne se renouvelle pas.
Les deux garçons acquiescèrent ensemble, et Sean demanda :
– Ce n’est pas grave pour Eveana au moins ?
Craddel passa machinalement une main sur une branche de ses lunettes et répondit chaleureusement :
– Ne vous en faites pas ! Sa mère a téléphoné ce matin, sa fille ne viendra pas car elle est malade. Mais personnellement je me flatte d’avoir une sorte de sixième sens pour deviner ces choses-là et je vous affirme que ce n’est que bénin. Rassurés ? Bon retournez en classe maintenant et ne perdez pas de temps.
Craddel, s’il n’avait travaillé dans un lycée, aurait certainement fait médium, se disaient bon nombre d’élèves en plaisantant.
Sean et Zach marchaient dans les longs couloirs mal éclairés du lycée, chacun tenant son précieux billet bleu bien serré dans la main. Sean était inquiet pour Eveana, il n’aimait pas la coïncidence entre la soirée étrange de samedi soir, le fait que ce soit elle qui ait le vieux livre qu’ils avaient trouvé et qu’elle soit malade ensuite.
– Zach, ça te dirait pas qu’on aille rendre visite à Eveana après les cours ? Juste pour s’assurer qu’elle va bien.
Zachary sourit, ce serait avec plaisir. Il manquait justement de prétexte pour revoir la jeune fille rapidement. Elle était magnifique, sensuelle et… charnelle. Une sensation de chaleur inondait souvent les garçons en sa présence et Zach n’était pas une exception. C’est fou le charme sexuel qu’elle peut dégager ! On dirait qu’elle libère de ces trucs qu’on a étudiés en sciences naturelles, des phéromones, avait-il pensé à l’une de leurs premières rencontres.
– Ça te dit ou pas ? répéta Sean.
– Oui, sans problème.
À chaque fois que Zach pensait à Eveana, il devenait plus « lunaire », il perdait de son assurance.
Ils arrivèrent devant la porte 213, et Sean ajouta avant de frapper :
– On en parle à Lewis à la sortie et on file chez elle. O.K. ?
Ils sortirent en début d’après-midi, Tom et Lewis discutaient ensemble à côté du garage à vélos. Ils parlaient de l’annonce que le shérif Hannibal avait faite dans le micro du lycée, sa voix résonnait encore dans leur esprit à tous : « Garçons et filles qui fréquentez cet établissement, c’est Benjamin Hannibal qui vous parle, le shérif de la ville. Comme vous l’avez tristement appris, un maniaque, un fou devrais-je dire, sévit dans notre région. Pour votre sécurité un couvre-feu a été décrété, vous ne devrez pas sortir de chez vous sans vos parents après dix-neuf heures, et autant que possible évitez de vous déplacer seul. Il s’agit de votre sécurité à tous, ne plaisantez pas avec ça, car un homme dangereux est en liberté dans nos rues et nos forêts. Le couvre-feu débute ce soir, merci de votre attention… » Un long silence avait empli les couloirs du grand bâtiment.
Lewis et Tom accueillirent la proposition de Sean avec joie, et c’est finalement à quatre qu’ils partirent vers Main Street pour rejoindre la colline et accéder au quartier de Bellevue. En sortant de la 5e Rue, Lewis eut un bref coup d’œil pour le château d’eau qui poussait sur la butte derrière le lycée Whitman. Il demanda :
– Pourquoi on construit les châteaux d’eau en hauteur ? C’est moche ! On peut pas les enterrer plutôt ?
Aucun des garçons ne put répondre à la question et ils poursuivirent leur route bien que cela tracassât Lewis pendant encore dix minutes.
Ils descendirent la principale artère d’Edgecombe, là où bon nombre de commerces étaient établis, et prirent Stewtson Avenue, longèrent le parc municipal de l’Indépendance sur leur gauche, avec le toit de la bibliothèque à l’architecture fantastique qui dépassait entre les cimes des arbres. Ils bifurquèrent et passèrent au-dessus du Pocomac.
Tom qui regardait les berges chuchota :
– Le père de Billy lui a dit que c’est quelque part ici qu’on a retrouvé le corps de Warren.
Et tous ne purent s’empêcher de chercher du regard l’endroit en question. À Edgecombe on ne posait pas de scellés avec écrit dessus : « NE PAS FRANCHIR, SCÈNE DE CRIME, NE PAS FRAN… » qui n’auraient fait que choquer la population et attirer les badauds. On préférait la discrétion, et on étudiait, fouillait et inspectait le lieu de fond en comble sur le moment seulement, à la grande stupeur de l’agent spécial Fergusson.
La veille, Benjamin Hannibal s’était tenu ici même où se trouvaient les adolescents. Il avait reposé le micro de la radio après avoir donné l’alerte et s’était approché du parapet pour observer quelques mètres plus bas en amont de la rivière. Sur la berge nord gisait le corps d’un adolescent, le visage bouffi, lacéré si profondément qu’on aurait dit des traces de couteau dans de la pâte à gâteau. Il était torse nu, les viscères à moitié sortis du ventre. Benjamin avait senti la tête lui tourner et il avait attendu l’arrivée de Glenn Fergusson pour descendre près du corps. Le docteur Clay avait identifié le cadavre comme étant Warren King, sans aucun doute. On avait fouillé les alentours rapidement puis sans poser de scellés on était reparti sous les protestations de l’agent du FBI. Il avait clamé qu’il fallait suivre au minimum la procédure usuelle, que l’enquête en serait peut-être fortement diminuée… Mais personne ne lui avait répondu. Ils étaient sous le choc, c’était une petite ville où tous se connaissaient et deux corps d’enfants en quelques jours c’était un cauchemar.
Le quatuor d’adolescents arriva au pied de la colline. Face à eux partait la rue parfaitement bitumée de Bellevue qui commençait à la grande grille de fer forgé communément appelée « Les Portes du Paradis », avec notamment la route menant à l’église baptiste quelques mètres plus loin.
– Un de ces jours il faudra montrer son passeport et son casier judiciaire pour pouvoir entrer dans ce quartier ! plaisanta Zach.
Ils montèrent vers le sommet de la colline, serpentant selon la route à travers les bois, admirant ici et là les propriétés par-dessus les grilles et murs, parfois de simples maisons habitées par des gens pas si fortunés que ça, parfois de somptueuses demeures élisabéthaines mais jamais de gigantesques villas. Bellevue était peuplée en général de gens riches, mais riche à Edgecombe n’avait pas vraiment de commune mesure avec le reste du monde.
Par chance, la maison de la famille O’Herlihy se trouvait assez bas sur la colline, bien avant celle de la famille King, et même si personne n’en parla sur le chemin, aucun des quatre garçons ne désirait passer devant la maison où avait vécu Warren, ils préféraient éviter les volets clos et les nombreux bouquets de fleurs qui ne manqueraient pas de s’entasser devant la maison.
Ils s’arrêtèrent devant une grande bâtisse de stuc blanc.
– C’est bien là, dit Lewis en montrant les inscriptions sur les portails des deux maisons mitoyennes. Entre « Byzance » et « Les Havres d’Or ».
– Qu’est-ce qu’on fait ? On y va tous ? demanda Sean.
Zach s’approcha du portail en fer forgé.
– Déjà on commence par sonner, dit-il.
Il pressa le bouton près de l’interphone. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’une voix autoritaire de femme ne réponde :
– Oui ? Qui est-ce ?
Zach attrapa Sean par le col et le plaça devant l’interphone en lui murmurant :
– Vas-y toi, tu parles bien !
– Euh… bonjour Mrs O’Herlihy nous sommes… des amis d’Eveana, des amis du lycée et on aurait bien aimé la voir un peu pour prendre de ses nouvelles… articula Sean le plus poliment possible, frisant la niaiserie.
– Elle va mieux, c’est gentil. Je lui dirai que vous êtes passés, répondit la voix.
Zach fit de grands signes à Sean pour qu’il trouve quelque chose à dire, ils ne pouvaient pas repartir comme ça, sans l’avoir vue.
Sean avala bruyamment sa salive avant de lancer :
– Excusez-moi d’insister mais on lui a apporté ses devoirs, et il faudrait qu’on lui explique les leçons d’aujourd’hui.
– Bien, dans ce cas… je vous ouvre mais ne restez pas trop longtemps, Eveana est fatiguée et elle a besoin de repos.
Un déclic mécanique et la porte de fer commença à s’ouvrir. Zach regarda Sean, admiratif, et brandit son pouce en signe de félicitations.
Ils grimpèrent à travers le jardin coloré par une petite allée de pierre et arrivèrent devant une porte entrouverte. Une femme blonde d’une quarantaine d’années, un bandeau dans les cheveux, et habillée d’un ensemble gris-bleu très à la mode les attendait sur le perron.
– Vous êtes venus en force à ce que je vois. Un par matière ?
Zach aurait bien fait preuve d’un peu de repartie mais il s’abstint, c’était tout de même la mère d’Eveana qu’il avait en face de lui, il valait mieux ne pas se faire remarquer.
– Suivez-moi, se contenta de dire la maîtresse de maison.
Ils traversèrent un grand salon luxueux, empruntèrent un escalier et, au bout d’un couloir, elle frappa à la porte.
– Ma chérie, tu as de la visite, ce sont des amis du lycée.
Une voix légèrement enrouée s’éleva :
– Fais-les entrer.
La porte s’ouvrit devant une chambre aux dimensions plutôt vastes, meublée avec élégance et goût et au milieu de laquelle trônait un lit à baldaquin. Eveana était alitée, un livre posé à son chevet. Ça n’a pas l’air d’être trop grave, pensa Sean, elle est un peu pâlotte mais ça n’a pas l’air grave.
– Je vous laisse, essayez de faire vite, prévint Mrs O’Herlihy.
Comme par enchantement dès que la porte de chambre fut fermée, Eveana retrouva ses couleurs, et s’assit confortablement dans son lit.
– Ne vous en faites pas, dit-elle, je vais bien, j’avais quelque chose de bien plus passionnant à faire que d’aller à l’école ce matin.
Elle se pencha pour sortir de sous son lit le vieux livre à l’aspect de grimoire ancestral.
– Tu t’es fait passer pour malade afin de lire un livre ? demanda Lewis tout retourné à l’idée qu’on pouvait s’obliger soi-même à lire alors qu’on pouvait dormir ou regarder la télévision.
– Oui, et je vous avouerai que ce livre est assez terrifiant. Il a été écrit par La Confrérie des Arcanes, ne me demandez pas ce que c’est précisément, parce que pour le moment je n’en sais rien. La seule chose qui est dite à son sujet c’est qu’elle a été fondée il y a très longtemps par des Druides. C’est très mal écrit, je veux dire illisible, et comme c’est très dense je n’ai pas fini de m’y plonger.
– Mais de quoi ça parle exactement ? demanda Tom qui découvrait pour la première fois le vieux grimoire.
Sean profita de l’occasion pour présenter Tom Willinger à Eveana qu’elle remarqua à peine.
– Enchantée. Eh bien ça parle de l’esprit, des Essences qui nous entourent, en fait c’est une sorte de magie.
– De magie ? répéta Zach.
– Oui, le chapitre que je viens de lire ce matin explique par exemple qu’il est possible d’entrer en communication avec les Essences non dissipées, les Esprit des morts en gros, et que toutes les mises en scène et les rituels pour les séances de spiritisme sont en fait de simples mises en condition mais qu’ils ne servent à rien. Tout vient de notre esprit, de notre Ora comme il est dit. On peut très bien entrer en contact avec les morts juste en se concentrant et en sachant évidemment diriger ses facultés de l’esprit, les fioritures d’incantation et autres ne sont là que pour plonger les participants dans une ambiance qui favorisera leur « transcendance mentale » inconsciemment.
Zach s’appuya contre l’un des montants du baldaquin.
– Hou là, moi je suis largué ! avoua-t-il.
– C’est normal, il faut le lire pour bien le comprendre, mais ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que ce livre raisonne comme s’il existait un monde à part, parallèle au nôtre, et dans lequel errent les Essences des morts. Je n’en ai pas assez lu pour comprendre exactement l’ensemble, il semblerait que chaque être vivant est constitué d’Essences qui le caractérisent et qui se dissiperaient à notre mort. Voilà pour l’instant, et je n’ai pas lu le dixième du livre.
Sean tapota sur la couverture.
– Et ça ? dit-il en montrant le titre de l’index, tu sais ce que ça veut dire ?
– Le Khann ? non pas encore, mais ça ne saurait tarder. Du moins je l’espère.
– Non mais attendez, intervint Tom, vous n’êtes pas en train de dire que selon vous les fantômes existent ? ! !
Eveana, Sean, Zach et Lewis se tournèrent vers lui. Au vu de la mine qu’ils affichaient, il semblait évident qu’ils étaient pourtant en train de l’affirmer. Eveana avait été élevée dans les traditions irlandaises de sa famille, ce qui incluait le folklore et les nombreux mythes, Elfes et compagnie… Les légendes avaient été son pain quotidien lorsqu’elle était couchée et qu’on lui racontait une histoire pour qu’elle s’endorme, dans ces circonstances il était normal pour elle de croire aux forces occultes en général.
Zachary, lui, était issu d’une famille où l’on se parlait peu, très peu. Livré à lui-même très tôt, il s’était fait son éducation avec ce qu’il voyait, entendait mais aussi avec ce qu’il imaginait – et comme il avait pas mal traîné avec Denzel Hillingford, son oncle notoirement connu comme le poivrot du coin mais aussi comme le spécialiste des histoires surnaturelles – il avait toujours eu l’habitude de prendre les phénomènes de fantômes, de possession ou de malédiction comme existants et redoutables.
Dans le cas de Lewis et Sean c’était surtout que, du haut de leurs quinze ans, ils n’avaient pas encore d’avis bien déterminé, et croire à ces histoires c’était s’amuser à se faire peur, donc ça en valait la peine.
Mais Tom était rationaliste, il ne croyait pas aux fantômes, tout comme il avait arrêté de croire au Père Noël très jeune. Ce n’était pas une question d’éducation, d’imagination ou d’envie, juste un trait naturel de sa personnalité, il ne croyait pas aux fantômes non plus qu’il n’avait jamais cru au monstre sous le lit ou dans le placard. Tom était né insensible aux craintes populaires surnaturelles. Pourtant aujourd’hui il se retrouvait face à quatre personnes lui soutenant que les morts existaient quelque part.
– Eh bien moi je vous le dis : LES MORTS SONT MORTS ET ILS NE REVIENNENT JAMAIS ! expliqua-t-il très distinctement en sur-articulant.
– Tu ne devrais pas être si catégorique, répondit Eveana, ils sont bien réels, moi je te l’assure.
Zach et Lewis approuvèrent. Sean repensa aux propos de son grand-père, qu’il ne fallait pas chercher à imposer ses convictions, et, parlant d’un ton supérieur aux autres il dit :
– D’accord, tu n’y crois pas et c’est ton droit. Nous allons faire une séance de spiritisme entre nous et tu pourras y assister par curiosité, si tu le désires, ainsi nous chercherons à renforcer notre opinion sur la question et toi tu nous donneras l’avis d’un œil extérieur, ça te va ?
Tom hésita un instant. Pour quoi faire ? Perdre du temps et bien se ridiculiser ? Au moins on rira, se dit-il.
– Ça marche.
Sean regarda ses autres compagnons.
– C’est bon pour moi aussi, dit Zach.
Eveana et Lewis hochèrent la tête en signe d’approbation.
– Mercredi soir ce serait parfait, le lendemain c’est le Ely Stewtson Day, ce sera férié donc pas d’école, proposa Sean.
Soudain, la voix de Mrs O’Herlihy traversa la porte jusqu’à eux :
– Ma chérie, n’oublie pas qu’il te faut du temps pour travailler et que nous dînerons tôt ce soir.
Eveana sourit.
– Ma mère vous fait comprendre qu’elle voudrait que vous y alliez, désolée.
Sean remit ses mains dans les poches de sa veste en jean, il aurait bien voulu faire une bise de rétablissement à la douce jeune fille, mais son affliction étant fictive il ne trouvait pas de prétexte.
– On se voit au lycée avant mercredi pour tout préparer d’accord ? dit Zach.
Eveana lui fit un clin d’œil pour afficher son accord, et Sean mourut d’envie de recevoir le même. Mais dans la minute qui suivit, Zach sortait accompagné des deux autres garçons et Sean dut se contenter de se retourner sur le seuil de la chambre pour aventurer un timide « Salut ! » dont il s’en voulut toute la soirée.
Quelques heures plus tard, une Mercedes noire aux vitres teintées stoppait devant le club privé Waldorf’s de Boston. Une femme avec de magnifiques yeux bleus en descendit. Son manteau de chez Harrod’s se souleva avec le vent, dévoilant de longues jambes athlétiques sous des bas noirs. Elle rentra par la porte principale – tout le personnel l’appelait Madame – et emprunta un accès sur lequel était inscrit en gros caractères : RÉSERVÉ AU PERSONNEL, INTERDIT AU PUBLIC. Elle déboucha dans une salle basse de plafond, où la fumée de cigarette faisait office d’air. Autour d’une table étaient assis deux hommes, deux hommes qu’elle connaissait fort bien et depuis très longtemps, celui qui se tenait le plus droit, un grand bonhomme très massif en costume noir et cheveux coupés court, c’était Tebash, l’homme de main, celui à qui on avait affaire si on causait des problèmes au patron. L’autre, le plus effrayant, celui dont la cicatrice barrait tout le côté droit du visage était leur chef, leur mentor plus exactement. On l’appelait Monsieur dans la plupart des cas mais dans leur intimité il était convenu de l’appeler Korn.
La femme aux yeux bleus s’approcha, et se pencha au-dessus de lui :
– Je sens du mouvement, quelque chose se prépare, les Guetteurs sont aux abois, dit-elle.
Korn leva la tête.
Mon Dieu ! Ses yeux ! Jamais je ne pourrai m’y habituer, jamais ! pensa-t-elle. La quintessence même de la perversion brûlait dans ses deux rétines. Personne n’aurait pu attribuer ces yeux à un humain.
– Très bien, dit Korn avec sa voix suave et si envoûtante, je vous l’avais dit, ma chère, maintenant ne perdez plus le contact et faites-moi un bilan très précis de l’évolution de la situation, et s’il se passe quelque chose de majeur, prévenez-moi sur-le-champ.
Tebash eut un léger rictus en voyant le visage de la femme se fermer de plus en plus en songeant à tous les efforts qu’elle allait devoir fournir.
– Et une dernière chose, ajouta Korn, si le Livre est utilisé, ne tentez rien, appelez-moi et je m’en occuperai, Il sera bientôt à nos côtés.