9
 

Zach mâchouillait nerveusement un chewing-gum qui n’avait plus de goût depuis déjà plus d’une heure. La journée du mercredi était passée avec une lenteur déconcertante, il n’avait eu de cesse de penser à ce soir, ce fameux soir où ils devaient entrer en contact avec les esprits des morts. Les esprits des morts, se répétait-il inlassablement, comme s’il s’agissait là d’une obscure formule d’invocation. Ils allaient entrer en communication avec les morts ! C’était tout bonnement excitant.

Zach mâchouillait sans relâche, guettant le moindre signe de vie.

Il vérifia sa montre. 21 h 23. Ils ne tarderaient pas à arriver. Derrière lui, la vieille maison abandonnée du grand-père de Sean grinçait sous l’effet du vent. Toute la journée il avait fait gris, de gros nuages s’amoncelaient au-dessus d’Edgecombe en guise d’avertissement, pourtant la pluie n’était pas tombée. Une brise fraîche s’était levée en fin d’après-midi, balayant les rues des premières couches de feuilles mortes ; rouges, brunes ou marron, elles commençaient à peupler les caniveaux et à joncher les trottoirs.

Un peu plus loin, un lampadaire bourdonnait frénétiquement, irradiant la rue d’un halo blanc.

Une silhouette apparut. Zach pensa d’abord à Sean, mais elle semblait plus grande, elle passa suffisamment près du lampadaire pour que Zach reconnaisse Meredith.

– Qu’est-ce que tu fous là, toi ? lui demanda-t-il surpris.

– À ton avis ? Je viens écouter Zombie FM avec vous. Sean m’a filé l’adresse. Ils sont pas là les autres ?

Zach secoua la tête, une mèche brune en profita pour tomber devant ses yeux.

Regardez-moi ce numéro de beau ténébreux qu’il me joue, se dit Meredith en le voyant s’appuyer sur la palissade avec les coudes.

– Alors rien de grave aux oreilles ? demanda-t-elle.

Zach l’observa un instant, ne sachant où elle voulait en venir.

– Pourquoi ? C’est quoi le piège ?

– Holà te mets pas sur la défensive comme ça ! J’ai entendu dire que t’étais chez l’oto-rhino hier. Je voulais juste prendre des nouvelles au cas où… s’empressa-t-elle de dire.

Zach se sentit penaud.

– Non, c’est rien de grave… juste un bouchon de cire qu’il fallait enlever, bredouilla-t-il.

Avec un certain soulagement il distingua Sean qui arrivait, comme d’habitude les mains dans les poches de sa veste en jean, avec un sac sur le dos. Il a quoi dans ses poches pour toujours y fourrer les mains ? Un radiateur portatif ? se demanda Zach. Sean était accompagné du grassouillet Lewis Connelly et de Tom Willinger qui arborait fièrement son blouson en cuir marron sur lequel étaient cousus de nombreux patches de l’armée de l’air, c’était son blouson Top Gun qu’il mettait pour les grandes occasions.

– Salut tout le monde, articulèrent les nouveaux arrivants.

– Manque plus que le livre ! dit Zach en pensant en fait à Eveana.

Sean s’approcha du portail en bois et chercha les clefs dans sa poche. Lewis guettait à droite puis à gauche afin de prévenir si une voiture surgissait.

– T’inquiète, Lewis, assura Zach, c’est légal ce qu’on fait, c’est la baraque familiale de Sean…

– Ouais et si le shérif se pointe on lui dit quoi à propos du couvre-feu ? Si mon père apprend que j’étais dehors au lieu de dormir chez Sean il me tue ! lui répondit l’intéressé.

– T’as qu’à faire comme moi, lui répondit Zach, je me casse sans rien dire à mes vieux, de toute façon ils s’en foutent !

– Moi c’est pareil, intervint Meredith, j’ai même pas dit à ma mère que je sortais, et à vrai dire je suis sûre qu’elle le remarquera pas.

– Et toi, Sean ? demanda Zach, qu’est-ce que t’as trouvé comme prétexte pour sortir ?

Sean venait d’ouvrir le portail et il attendait qu’Eveana les rejoigne pour entrer dans le jardin.

– Officiellement, je suis en train de dormir dans mon lit, avec Lewis sur le tatami qui nous sert de lit d’amis.

Tous cessèrent de parler et se tournèrent comme un seul homme vers le bout de la rue. Un halètement provenait de l’ombre qui s’étendait devant eux, et un bruit de pas courant commençait à s’amplifier. Ils retinrent leur souffle jusqu’à ce que surgisse dans la lumière du lampadaire une Eveana en sueur et le visage tout rouge sous la contrainte de l’effort. Elle était vêtue d’une longue robe qui sous la vitesse de sa course s’était gonflée d’air et évoquait une de ces robes à crinoline du XIXe siècle. Sur son gilet de laine, un gros sac lui couvrait le dos et la démangeait affreusement.

Zach écarta Tom et Meredith puis s’avança vers elle.

– Ça va ? lui demanda-t-il.

Elle acquiesça, à bout de souffle, et prit appui sur son bras. Le garçon apprécia le contact de sa main sur son avant-bras, même avec l’épaisseur du cuir de son Perfecto.

– J’ai juste couru… pour ne pas vous faire attendre… de trop. (Elle reprit son souffle un instant avant de poursuivre.) Mon père m’a déposée devant chez Amanda Closter… Je suis censée passer la soirée chez elle.

Elle n’osait pas avouer qu’elle s’était surtout sentie immensément vulnérable dans une rue mal éclairée, alors qu’un dingue circulait dans la région, voire dans la ville. Elle s’était mise à courir pour fuir sa peur et rejoindre ses amis au plus vite.

– T’as le livre ? interrogea Sean.

– Dans le sac, souffla-t-elle.

Sean se tourna et prit la direction du seuil de la maison. Ils traversèrent le jardin dont la calotte végétale formait comme une énorme méduse, frétillante sous le vent et dont les tentacules de ronces s’étendaient jusque sur le mince chemin conduisant à la terrasse du perron. Subitement quelque chose bougea sous le couvert des herbes.

– C’était quoi ? s’inquiéta immédiatement Lewis.

– Sûrement un chat coincé dans ce bordel, lança Zach.

– Et si c’était un des chiens morts que tu as vus… gémit Eveana.

La veille, les garçons lui avaient raconté l’épisode du lundi matin où Zach avait formellement identifié les chiens du grand-père de Sean comme étant ceux qu’il avait aperçus, elle en était restée pétrifiée. Elle-même avait déjà une belle peur des chiens en général, mais si de surcroît ils étaient supposés être morts depuis des années, c’en serait plus qu’elle ne pourrait supporter !

– C’est quoi cette histoire de chiens morts ? demanda Meredith.

– On… on t’expliquera un peu plus tard, ça vaut mieux, reçut-elle en guise d’explication de la part de Zach. Bon allez ! On va pas rester plantés là toute la nuit.

Sean s’occupa de déverrouiller la serrure. Lewis se rapprocha de Tom.

– Hé, tu veux pas me coller non plus ? T’es pédé ou quoi ? s’insurgea Tom Willinger.

Lewis encore plus mal à l’aise enfonça ses mains dans les poches de son pantalon de toile. Meredith admirait la maison et tentait de voir quelque chose à l’intérieur au travers d’une fenêtre crasseuse, de nuit cela relevait de l’impossible. Pourtant l’espace d’une seconde, au moment où Sean déverrouilla la première serrure, il lui sembla voir quelqu’un bouger derrière la porte, une grande ombre, mais un clignement de paupières plus tard il n’y avait rien, plus rien d’autre que le noir. Zach observait le jardin du haut des trois marches du perron, Eveana à ses côtés.

– Je déteste avoir transpiré comme ça, après tu as les vêtements qui te collent à la peau c’est dégoûtant ! déclara la jeune fille.

Zach allait lui proposer pour blaguer de retirer ses vêtements s’ils la gênaient tant que ça, il se ravisa à temps.

– C’est bon, on peut entrer, murmura Sean.

La porte s’ouvrit en grinçant. Sean, Tom collé par Lewis et Meredith entrèrent lentement dans le vestibule. Zach et Eveana attendirent un instant avant d’en faire autant et l’on referma la porte d’entrée.

– Tu ne crois pas qu’il faudrait la fermer à clef ? proposa Eveana. Après tout on ne sait jamais, le tueur a peut-être élu domicile dans cette maison…

– T’en as d’autres des histoires de ce genre ? lança Tom.

Sean regarda Eveana, puis la porte d’entrée, et reposa enfin son regard sur la jeune fille en secouant lentement la tête.

– Lewis, t’as les bougies ? demanda-t-il.

Lewis acquiesça largement, fier de lui, et extirpa de la poche intérieure de son blouson trois longues bougies.

– Je les ai piquées dans la réserve secrète de ma mère !

– Ah ouais ? Ta mère elle planque ses bougies dans un lieu secret ? T’es sûr qu’elle s’en sert vraiment comme bougie ? ironisa Tom avec un grand sourire.

– Tom, t’es qu’un connard !

Sean prit une bougie des mains de Lewis et alla tout droit au salon qui se trouvait juste sur leur droite. Les fauteuils, tables basses et canapé étaient recouverts d’un drap blanc, et seul le vaisselier, la haute lampe à pied et le bureau à cylindre étaient exposés à l’air. Sean sortit le paquet d’allumettes qu’il avait toujours avec lui en guise de porte-bonheur. La boîte était dédicacée par Jack Nicholson, un cadeau envoyé par Sloane.

Il craqua une allumette contre le bois du mur et alluma la première bougie. Dans les secondes qui suivirent, le centre de la pièce s’éclaira d’une lueur douce aux reflets ambrés. Lewis accueillit la lumière avec une satisfaction certaine, souriant subitement. Sean sortit de son sac un carré de tissu blanc qu’il disposa sur le drap de la table basse. On avait écrit au marqueur sur l’étoffe que Sean disposait bien à plat. Au centre il y avait trois cercles côte à côte, dans celui de gauche était écrit non, et dans celui de droite OUI, seul celui du milieu était vierge de toute inscription. Faisant tout le tour du carré étaient écrits sur le bord l’alphabet et des chiffres de zéro à neuf, mais tout était à l’envers. On commençait en bas à gauche du carré par la lettre Z et ainsi de suite jusqu’au A, puis venaient les chiffres, de neuf jusqu’à zéro. Il fallait donc lire en partant de la droite pour qu’ils soient correctement disposés.

Eveana sortit de son sac le lourd livre à la reliure de cuir.

Zach restait émerveillé par les reflets orangés que la bougie créait sur la peau du visage de la jeune fille. Ses cheveux roux, au contact de cette faible lumière, paraissaient s’embraser de mille feux et quand plusieurs mèches tombèrent sur son visage, il lui sembla qu’un rideau de pudeur venait cacher ces merveilles à ses yeux inconvenants.

Sean sortit un verre à pied en cristal et le disposa à l’envers sur le cercle du milieu dont les bords coïncidaient parfaitement avec la taille du verre.

– Vous êtes prié de faire gaffe au verre, c’est à mon père et si je ne le rapporte pas, ça va être ma fête ! prévint Sean.

Sur ce, il fit couler un peu de cire sur le tissu et y fixa la bougie. Lewis en fit autant avec une autre bougie et garda la troisième pour plus tard.

– On s’assoit autour de la table, dit Sean, et chacun met sa main droite sous celle de gauche de son voisin, O.K. ?

Tout le monde s’assit. Sean prit la main de Lewis et celle de Meredith et fit signe aux autres d’en faire autant. Tom gloussa légèrement, toute cette mise en scène lui apparaissait déjà stupide auparavant, mais maintenant qu’il y prenait directement part, cela devenait grand-guignolesque.

Eveana avait posé le livre, le KHANN, sur la table basse également, près de l’étoffe dont ils se servaient pour l’incantation. Elle jeta un coup d’œil dans sa direction et informa ses camarades :

– Vous savez, d’après le livre, tout ceci n’est qu’un pur artifice destiné à mettre nos esprits en condition, à conditionner notre cerveau pour ouvrir des brèches dans notre perception, des brèches naturellement existantes mais que le manque de pratique nous a contraints à oublier.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Lewis inquiet.

– Tout simplement que le dialogue avec les morts est naturel, que c’est une capacité de notre cerveau, sauf que nous ne l’exploitons pas. Enfin, j’ai pas lu grand-chose encore, mais c’est ce que j’en ai compris.

– En attendant, notre cerveau à nous il est pas vraiment habitué à ça, alors on va procéder à ma façon, intervint Sean, utile ou pas.

Dehors le vent se mit à redoubler de violence, et en s’engouffrant entre les volets du rez-de-chaussée, il venait cogner aux fenêtres comme un invité de dernière minute.

– Tout le monde ferme les yeux et se concentre. Inspectez-vous, cherchez cette énergie qui parcourt votre corps et libérez-la, faites-en un pont, un chemin que les morts pourront suivre pour se guider jusqu’à nous.

Sean parlait d’une voix lente et calme, d’un ton grave qui se voulait autoritaire. Pendant que Lewis s’évertuait avec le plus grand dévouement possible à trouver cette énergie dont Sean parlait et qui, bon sang, restait introuvable, Zach, lui, se concentrait sur la chaleur de la main d’Eveana, sur la douceur de sa peau, et toute une série d’images lui vint à l’esprit. Il se voyait en train de l’embrasser, et il imaginait quelle saveur pouvaient bien avoir ses seins. Ses seins ! Qu’est-ce qu’ils doivent être beaux ! Mais le contact de Lewis dans sa main gauche brisa immédiatement le rêve.

Tom ouvrit doucement les yeux, il voulait s’assurer que Sean ou quelqu’un d’autre n’était pas en train de préparer une obscure machination destinée à faire croire en l’intervention d’un esprit. Personne ne bougeait, le cercle était intact. Il regarda Meredith à ses côtés dont le visage exprimait la plus grande méditation, elle au moins, elle y croit à ces conneries on dirait ! se dit-il. Il referma les yeux afin de ne pas créer d’histoire, mieux valait qu’ils se ridiculisent tous seuls sans pouvoir prétexter que cela avait foiré parce que lui-même n’était pas concentré.

– Ô royaume des morts, ouvre tes portes et que l’un des tiens descende rendre hommage aux vivants, prononça Sean le plus solennellement possible.

C’était là le rituel commun que Billy Harrisson lui avait appris. Il hésita une seconde à y ajouter un petit plus ; après tout, cela ne pouvait pas nuire et ce genre de formule lui semblait parfaitement approprié à la situation. Il fit faire à sa langue trois fois le tour de son palais et lâcha :

– Tirpse tnias ud te slif ud, erep ud mon ua.

C’était la phrase inscrite sur le miroir avec les diablotins sculptés dans le bois qu’ils avaient trouvé ici même, dans cette maison, quelques jours auparavant. En entendant cette phrase, Zach ne put s’empêcher de sourire un peu.

Sean prit une grande inspiration et demanda :

– Esprits êtes-vous parmi nous ?

Il n’y eut rien. Plus personne ne respirait fort et tous attendaient. Meredith, Eveana, Lewis et Sean étaient le plus concentrés possible, si bien qu’il leur semblât à tous qu’une énergie frétillante leur parcourait le corps à la surface de la peau. Zach avait du mal à se sortir de la tête les images d’Eveana et lui, nus dans un lit, et Tom attendait que quelqu’un décrète enfin que cela ne servait à rien.

– J’en appelle à vous, Forces de l’au-delà, honorez-nous de votre présence ! clama Sean.

Cette fois, c’en fut de trop, Tom manqua d’éclater de rire, il essaya de contenir son fou rire et fit un pet sonore.

– T’es dégueulasse ! s’exclama Meredith.

Lewis éclata de rire et Zach se fendit d’un large sourire. Eveana et Sean fustigèrent le garçon du regard.

Au même moment le verre au centre de la table tressauta, tangua si fort qu’il se mit à dangereusement pencher et tourna sur lui-même avant de finalement se stabiliser.

Tous les six se turent instantanément. Ils fixèrent le verre et les sourires disparurent.

– Qui a donné un coup dans la table ? C’est toi Sean ? s’inquiéta Tom.

Sean secoua la tête le plus doucement possible.

– Alors c’est qui ? Il y a bien quelqu’un ici qui a fait ça !

Le verre émit un léger sifflement qui s’accentua et cessa net. On aurait dit que quelqu’un passait son doigt mouillé sur le bord du verre en tournant jusqu’à ce que le cristal se mette à chanter, le père de Sean le faisait souvent le dimanche midi après le déjeuner.

Le verre trembla une seconde et se mit à bouger lentement. Il frottait contre le tissu, et se déplaça sur la droite jusqu’à atteindre le cercle où OUI était inscrit. Le verre s’arrêta juste au-dessus.

– Je crois qu’on vient de te répondre, Tom, gémit Meredith.

Leurs yeux se rivèrent au verre avec une fascination extrême.

Ce fut finalement Sean qui rompit le silence :

– Vous êtes un… vous êtes l’esprit d’un mort ?

Le verre ne bougea pas. Du moins pas immédiatement, et puis soudainement il se traîna vers le cercle vide du milieu, et à peine quitté le cercle affirmatif il s’immobilisa avant de faire demi-tour et de revenir se placer au-dessus du OUI.

– Nom d’un chien… articula Zach.

Cette fois il n’avait plus du tout envie de penser au corps d’Eveana, ce qui se passait sous ses yeux le sidérait.

Tom, que l’effet de surprise avait paralysé tout autant que les autres, fit face à cet événement étrange avec son scepticisme et son réalisme habituels. Il tendit la main au-dessus du verre pour vérifier qu’il n’y avait pas de fil.

– C’est dingue ! Comment vous faites ? interrogea-t-il sincèrement étonné.

Tous le regardèrent comme s’il s’agissait d’un mort-vivant. Ils étaient pâles comme des fantômes, et même s’ils s’étaient imaginés que cela puisse marcher, pas une seule seconde ils ne s’étaient attendus à un résultat si probant. Sean avait espéré que cela fonctionne aussi bien qu’avec Billy Harrisson, bien que ce soir-là plusieurs personnes eussent avoué pousser le verre par moments. Meredith qui était à côté de lui croyait aux esprits dur comme fer, mais jamais de sa vie elle n’en avait eu la moindre preuve, c’était comme de croire en Dieu alors que la science tendait à prouver qu’il n’existait pas. Une superstition plus qu’une foi.

– Eh bien ? C’est quoi le truc ? insista Tom.

Et il prit le verre de la main. Sean voulut l’en empêcher mais il ne fut pas assez rapide et Tom souleva le verre par le pied.

– Je suis sûr que…

Il ne termina pas sa phrase, un violent spasme lui secoua tout le corps, il en lâcha le verre et ses yeux se retournèrent laissant des globes tout blancs, un filet de bave se mit à couler sur la table et Tom s’effondra en arrière.

 

Ce soir-là, Georges O’Clenn s’était couché tôt, emportant avec lui son bol de soupe et son journal hippique. Il s’était allongé dans son lit, avait rabattu la lourde couverture de laine qui lui servait de dessus-de-lit et avait chaussé ses lunettes en demi-lune afin de lire son quotidien bien à l’aise.

Pour beaucoup, Georges était un paisible vieillard, au sujet duquel personne ne pouvait se souvenir de ce qu’il avait été autrefois ou si même il avait vécu ici toute sa vie. En fait, personne ne le connaissait véritablement. Georges n’avait pas d’ami, tous les habitants d’Edgecombe avaient entendu parler de lui, mais personne n’aurait pu donner de détails précis sur sa vie. Depuis combien de temps vivait-il dans cette grande maison sur la colline de Bellevue ? Avait-il été marié ? Qui était-il en fait, et que faisait-il ? Personne n’aurait pu répondre, personne d’Edgecombe en tout cas.

Mais on ne se posait pas de questions sur lui. Georges O’Clenn était une apparition, une ombre traversant les rues. Tous les commerçants de la ville auraient pu jurer le servir régulièrement et pourtant, si vous aviez demandé à l’un d’entre eux quelle était la dernière fois qu’il l’avait aperçu, il n’aurait pas su vous répondre. Le vieil homme était ainsi fait qu’il ne laissait jamais de trace précise dans la mémoire, son image ne collait pas aux rétines, elle passait fugitivement et s’effaçait aussi vite. Georges ne suscitait pas les questions, et se faisait si transparent que les curiosités passaient au travers.

Pourtant ce mercredi soir, il se sentait lourd, s’il avait dû traverser la ville en ce début de soirée il aurait été beaucoup plus précautionneux que d’habitude ; ce soir son halo protecteur qui le faisait passer pour Monsieur Tout Le Monde s’était terni à mesure qu’un étrange poids apparaissait dans sa poitrine. Il avait, pour la première fois depuis plus de quarante ans, une de ces prémonitions tenaces, quelque chose était sur le point de se passer. Quelque chose de très important.

Lorsqu’il avait ôté du feu sa bouilloire pour la soupe son souffle s’était fait plus dur à chercher, la poitrine plus lourde. Il avait d’abord pensé à une défaillance physique, après tout il se faisait vieux, bien plus qu’on ne se l’imaginait ! Mais les minutes passant, il était devenu de plus en plus sceptique. Cela ressemblait trop fortement à ses vieilles énergies qui lui avaient parcouru le corps et l’esprit autrefois. Son corps avili par le temps et par le manque de pratique ressentait à présent ces puissantes manifestations des Essences comme un poids écrasant.

Ça ne peut pas être ça, pensa-t-il, non, je rêve, si c’était ça, alors nous serions bien mal barrés, pour ne pas dire dans la merde. Et il s’était installé bien au chaud, son bol de soupe à la main, les yeux concentrés sur le journal de turf. Il voyait les noms des chevaux se suivre, les cotes, et tout cela se mélangeait dans sa tête.

Georges ferma les yeux. Il n’arrivait pas à se concentrer. Il cherchait à fuir l’évidence mais au fond de lui une vieille promesse l’en empêchait. Après toutes ses années, il avait mis de côté ces questions, éludant son ancienne vie, tout ce pourquoi il avait vécu. Il était retourné dans le commun des mortels et s’en était si bien accommodé qu’il en avait presque oublié qui il était et surtout pourquoi il était là, à Edgecombe. Mais par un mercredi orageux d’octobre, Georges O’Clenn fut de nouveau secoué de soubresauts et il sentit l’Ora filtrer au travers de son corps.

Il se leva d’un bond, renversant le reste de soupe sur le lit, et enfila ses vêtements en vitesse. Quoi qu’il en soit il ne pouvait plus nier qu’il ne s’agissait pas là d’un quelconque malaise, mais plutôt d’un avertissement qui lui était donné, et il devait s’assurer que tout allait pour le mieux dans ce meilleur des mondes. Une fois habillé, il descendit jusqu’au garage et se prépara à sortir sous le début de pluie, en direction du centre-ville.

Pourvu que je me trompe complètement, ne cessa-t-il de se répéter sur le chemin.

 

Tom était étendu sur le dos, les yeux mi-clos, mais seul le blanc était visible, et la bave lui coulait sur le menton.

Sean le premier se leva et s’approcha de lui.

– Tu ferais peut-être mieux de ne pas l’approcher de trop près, prévint Lewis, il est peut-être contagieux.

Sean s’agenouilla aux côtés de Tom et entreprit de vérifier s’il respirait encore.

– Alors ? murmura Eveana qui était au comble de l’inquiétude.

– Il respire.

Zach observait le verre, renversé sur la table, d’un œil suspicieux, pendant que Meredith regardait tout autour d’elle, comme si une forme obscure allait soudainement surgir des ténèbres environnantes pour fondre sur elle.

– J’arrive pas à croire ce qui vient de se passer, balbutia-t-elle tout en continuant à scruter le noir du salon tout autour de leur table.

– Hé ! Tom, tu m’entends ?

Sean lui tapota la joue, amicalement, sans aucune force.

– Il faudrait peut-être appeler une ambulance… proposa timidement Lewis.

– T’imagines un peu la merde dans laquelle on sera si on appelle une ambulance ? gronda Zach. Comment tu comptes expliquer qu’il est tombé raide après avoir touché le verre envoûté par un esprit au cours d’une séance de spiritisme ? Sans parler du couvre-feu que l’on ne respecte pas, et nos parents qui vont faire une drôle de tronche quand les flics nous ramèneront chez nous par la peau du cou…

Lewis, déjà pas rassuré, commença à paniquer intérieurement.

– Alors, Lewis ? Tu veux toujours qu’on fasse venir une ambulance ?

Zach se pencha et lui tapota l’épaule.

Eveana s’était approchée de Tom, et regardait Sean qui prenait son pouls.

– Il vaudrait tout de même mieux appeler un docteur, dit-elle.

À ce moment, le corps de Tom fit un bond spectaculaire et se redressa pour retrouver une position assise. Les paupières s’ouvrirent un peu plus, mais on n’y voyait toujours que le blanc des yeux révulsés. Un long sifflement sortit de la gorge du garçon. Sean et Eveana tombèrent à la renverse, en laissant échapper un cri de surprise, pendant que Lewis manquait de tourner de l’œil et que la mâchoire de Zach tombait à s’en décrocher.

Seule Meredith ne broncha pas, même si elle aurait bien voulu hurler, aucun son, ni aucune émotion ne sortirent. Dès le « réveil » de Tom, quelque chose était apparu, une odeur avait empli toute la pièce, un doux parfum chaud de pain grillé. Elle ne put rien dire, c’était une odeur hypnotique, trop lourde de sous-entendus pour qu’elle puisse la porter hors de son champ d’affection. Cela semblait sortir tout droit de la bouche de Tom, en longues bouffées cadencées, l’haleine de Tom servait de ventilation à ce fumet de toast brunissant.

– AUCUN… MÉDECIN… NE SERA… NÉCESSAIRE.

Les mots étaient sortis par la bouche de Tom mais pas avec sa voix. La voix qui empruntait la gorge de Tom était bien trop caverneuse pour être naturelle, elle était rugissante et se réverbérait dans l’air, c’était comme si trois ou quatre hommes parlaient en même temps dans un synthétiseur électronique.

Une légère fumée commença à sortir par la bouche de Tom.

– Oh mon Dieu, gémit Eveana.

Tous restaient là, immobiles, hésitant quant à la marche à suivre. Cette voix était si puissante et si monstrueuse que nul n’aurait pu songer à une plaisanterie de Tom.

Il y eut un raclement de gorge dans lequel les adolescents crurent percevoir une plainte, un appel à l’aide, au loin, profondément enfoui dans le corps de Tom, et la voix sinistre résonna de nouveau :

– LAISSEZ… LE ROYAUME… INVIOLÉ !

Eveana se tourna lentement et regarda Zach, cherchant une explication que le garçon ne pouvait pas lui donner, ne comprenant pas non plus ce qui se passait. Elle se rapprocha de lui, cherchant un réconfort physique afin de pallier cette peur qui grossissait de plus en plus dans son cœur.

Sean déglutit péniblement et demanda le plus calmement possible :

– Vous êtes… l’esprit d’un mort ?

La bouche de Tom s’ouvrit plus grande encore, et de la fumée en sortit plus abondamment encore. Pour Meredith, le parfum de toast grillé s’accentuait affreusement.

Des visages grimaçants apparurent dans la fumée avant de se dissiper.

– ON NE PEUT PAS… PÉNÉTRER… LE ROYAUME… IMPUNÉMENT !

– Mais nous ne savons même pas de quoi vous parlez ! protesta Sean qui subitement, à peine la menace proférée, avait senti la boule dans son estomac se dénouer.

Tom s’effondra en arrière. Un long râle s’enfuit par la gorge du garçon inconscient et le silence revint. Les deux bougies crépitèrent pendant trois secondes et s’éteignirent d’un coup. Le silence fut accompagné par les ténèbres qui se jetèrent sur les adolescents et les deux points faiblement lumineux des mèches terminant de se consumer luisirent comme deux fanaux perdus. Le vent se remit à tourbillonner rageusement, faisant claquer les volets du voisinage, et la pluie commença à tomber, tambourinant contre les murs de la maison. La fracture entre le silence qui avait régné pendant la séance de spiritisme et le bruit soudain des éléments se déchaînant fut si violente que tous les occupants de la pièce prirent soudainement conscience de combien la réalité les avait fuis pendant les dernières minutes.

La flamme d’un briquet apparut dans l’obscurité. Zach tenait son Zippo assez haut pour que la luminosité puisse profiter à tous.

– Nom d’un chien ! Vous avez vu ça ? demanda-t-il comme pour se faire confirmer la situation, j’ai dû rêver !

– Comment va, Tom ? s’inquiéta Eveana.

Sean se remit sur les genoux et entreprit de vérifier l’état de santé de son ami pendant que Zach rallumait les deux bougies.

– Il… il est mort ? aventura Lewis.

– Non, il respire, rassura Sean, il a même bougé la main.

– C’est peut-être un résidu de l’esprit, ou peut-être est-ce l’esprit entier qui revient ! surenchérit Lewis.

Meredith le prit par les épaules.

– Et si t’arrêtais de dire des conneries, ce serait pas plus mal, non ?

Tom ouvrit enfin les yeux, en grand cette fois-ci. Il gémit et se massa la tête, encore allongé sur le dos.

– Qu’est-ce qui m’est arrivé ? gargouilla-t-il.

Un sourire vint décoincer les traits tendus de Sean et Eveana. Lewis, toujours soupçonneux, préféra rester en retrait et ne pas se réjouir trop vite. Meredith lui lâcha les épaules alors que Zach éteignit son Zippo, et s’appuya contre le fauteuil derrière lui, l’air aussi décontracté que s’il sortait de son bain.

– Je vous l’avais bien dit que c’était pas grave, dit-il.

– Quoi grave ? Comment ça grave ? Il m’est arrivé quoi, au juste ? voulut savoir Tom.

Sean aida son camarade à se relever.

– Je ne sais pas si tu vas nous croire de toute manière, alors ne sois pas si pressé et commence par reprendre tes esprits.

– C’est de mauvais goût comme jeu de mots, Sean ! reprocha Eveana, ce qui fit glousser Zach qui n’avait pas saisi la plaisanterie de prime abord. Je ne sais pas si vous réalisez vraiment ce qu’on vient de vivre !

Tom s’assit sur le gros divan bâché de blanc, le visage à peine éclairé par une bougie. Sean, aidé dans son entreprise par Eveana, se mit à raconter à Tom ce qu’ils avaient vécu durant les dix dernières minutes, et par la même occasion les quelques mots étranges qui étaient sortis de sa gorge en empruntant une voix d’outre-tombe.

– Ça va, j’ai compris, vous essayez encore de me faire marcher, c’est ça ? se méfia Tom.

– Mais non, la preuve tu as complètement disjoncté en touchant ce verre ! s’écria Meredith.

– Je peux tout à fait m’être cogné au même moment ou peut-être ai-je eu un malaise ! Arrêtez. Ça ne prend pas.

Sean et Eveana se regardèrent, désespérés.

– Que faut-il qu’il t’arrive pour qu’enfin tu veuilles bien nous croire ? demanda le garçon.

– Je veux bien admettre que j’ai eu une petite absence, j’ai le souvenir d’avoir frissonné, mais ce n’est pas parce que j’ai eu froid en tombant inconscient que je dois croire en une possession ! Vous êtes tous dingues de toute façon, moi je me casse.

Tom se leva trop précipitamment et il dut se maintenir un instant au mur pour ne pas tomber. Il prit son blouson en cuir et il s’en alla vers la sortie. Sean voulut le rattraper, mais Zach le retint par la manche :

– Laisse-le. De toute façon je crois qu’il a eu sa dose pour aujourd’hui, on en reparlera une autre fois.

Sean entendit à contrecœur la porte d’entrée se refermer.

– Bon, si on faisait de même, proposa Zach.

– On ne peut pas partir comme ça ! s’étonna Eveana, tu as vu ce que l’on vient de vivre ?

– Oui, eh bien ? Pour ma part je ne m’attendais pas à moins, sinon pourquoi aurait-on fait une séance de spiritisme ?

C’était à moitié vrai, il avait toujours pris pour argent comptant les récits fantastiques de son oncle, Denzel Hillingford. En venant ce soir il avait espéré assister à quelque chose d’aussi incroyable que ce que Denzel lui racontait parfois.

– Tu ne peux pas parler d’un phénomène si extraordinaire comme ça ! As-tu conscience du nombre de personnes sur terre qui ont déjà vécu quelque chose de similaire ? Une infime quantité, très infime ! s’indigna Eveana.

– Attendez ! intervint Sean, on ne sait même pas à quoi on a été confronté.

– Pour moi c’est assez clair, reprit Eveana, il s’agit d’un Esprit qui a pris momentanément possession du corps de Tom. Ce qui implique que ce livre est un trésor, un guide pour le Royaume des Morts, dit-elle en montrant le Khann du doigt.

– Hé ! Mais c’est ça dont il a parlé ! s’écria Lewis. Je veux dire l’Esprit dans le corps de Tom, il a causé du Royaume, c’était sûrement le Royaume des Morts dont il s’agissait.

– T’as trouvé ça tout seul ? T’es un génie ! lança Zach.

Lewis lui décocha un regard noir.

– Quoi qu’il en soit, je propose qu’on parte d’ici, j’aime bien la baraque de ton grand-père, Sean, mais je me sentirais mieux dehors, confia Meredith.

– Sous la pluie ?

Meredith voulut se justifier et finit seulement par soupirer en se levant.

Ils firent tous de même et au moment où Eveana se pencha pour récupérer le grimoire, celui-ci s’ouvrit d’un coup et les pages se mirent à tourner toutes seules pour s’arrêter subitement, à la page 17. Eveana fronça les sourcils et lut les quelques mots qui la parsemaient.

– La vache ! s’écria Lewis. Et ça c’était quoi encore ? Le vent qui nous fait une plaisanterie ?

Zach haussa les épaules, ne sachant pas s’il affichait une expression blasée ou inquiète.

– Je crois que vous feriez bien d’écouter ça, dit Eveana une fois le paragraphe lu.

Les quatre adolescents qui s’apprêtaient à quitter la pièce se resserrèrent autour d’elle, au-dessus de la bougie.

Eveana lut à voix haute :

– « … Lorsque ces Essences ne se dissipent pas, elles finissent par errer dans le Royaume et si par malheur un mortel venait à déranger ces Essences dans leur monde interdit, leurs rages et leurs ardeurs pour faire payer l’importun seraient si terrifiantes que le cœur du pauvre homme cesserait bientôt de battre… »

Ils levèrent la tête du livre qu’Eveana tenait à bout de bras, et alors qu’ils se collaient tous les uns aux autres, Lewis chuchota tout haut ce qu’ils pensaient tous tout bas :

– On est dans la merde !