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Le secteur avait été bouclé.

L’officier Piper surveillait Williamson Way, non pas qu’on pensait que le tueur puisse s’enfuir par là, mais surtout pour empêcher les badauds de venir voir ce qui se passait à l’usine en ce tôt matin de commémoration de la fondation d’Edgecombe. Steve Allen, l’auxiliaire du shérif, surveillait le sud vers le terrain vague avec trois hommes pour vérifier toute allée et venue vers l’usine. Benjamin Hannibal et l’agent spécial Fergusson, accompagnés de cinq hommes dépêchés tout spécialement de Newport, devaient investir l’usine et débusquer le psychopathe.

A priori cela paraissait simple, si chacun faisait convenablement son boulot, il ne faudrait pas longtemps pour mettre la main sur ce redoutable dingue, ensuite restait à refermer l’étau sur lui jusqu’à ce qu’il se fasse prendre par les patrouilles dans l’usine ou par celles qui ne manqueraient pas de le voir s’enfuir.

Seulement la météo avait décidé de contrecarrer ce plan et de s’allier au criminel, si bien qu’à cinq heures ce matin, lorsque les services de police s’étaient apprêtés à partir pour l’usine, ils découvrirent en sortant un épais brouillard qui s’était levé en quelques minutes. L’agent Fergusson avait longuement hésité à annuler la mission pour la reporter, mais Benjamin Hannibal avait insisté ; il fallait prendre ce salaud avant qu’il ne recommence et qu’un autre enfant en soit la victime.

On ne voyait pas à plus de cinq mètres, Benjamin sortit de sa Jeep et jeta un coup d’œil à l’agent Fergusson qui vérifiait le bon fonctionnement de sa lampe torche. Le shérif se pencha dans la voiture et prit le micro :

– Sherelyn, vous m’entendez ?

Il y eut un grésillement de statique et la douce voix de la secrétaire répondit :

– Oui, shérif, haut et fort.

– Bien, je suis désolé que vous ayez dû vous lever si tôt mais vous savez à quel point c’est important. Je voudrais que vous fassiez le relais entre les équipes, la nôtre, celle de Steve, et l’officier Piper, d’accord ?

– Très bien, shérif.

– Je connecte mon talkie-walkie sur la fréquence 5, ainsi que tous les hommes qui m’accompagnent dans le bâtiment ; dans l’éventualité où mon groupe devrait se séparer dans l’usine, et pour bien nous comprendre nous serons les seuls à utiliser ce canal, Steve Allen et ses hommes seront sur le canal 7 tout comme Piper. Avec le matériel qu’il y a au poste, vous pouvez suivre les deux fréquences simultanément, je voudrais que vous me teniez au courant de l’évolution de la situation régulièrement, tout comme vous le ferez pour Steve, est-ce clair ?

– Tout à fait.

– Parfait, soyez vigilante.

Benjamin remit en place le micro, s’empara du talkie-walkie qu’il accrocha à sa ceinture, il déverrouilla la sécurité du râtelier et prit le fusil à pompe qui restait toujours dans la voiture.

– Tous vos hommes sont en place ? demanda Glenn Fergusson.

Le shérif acquiesça.

– Bien, alors allons cueillir cet enfoiré !

Venant du flegmatique agent spécial Fergusson, ces mots choquaient ! Ce dernier passa des gants en cuir et alluma la lampe torche, mais laissa l’arme au chaud dans son holster. Il passa devant les phares de la Jeep et les lettres jaunes qui ornaient son parka s’illuminèrent au passage : FBI. C’est très discret ! songea Benjamin tout en éteignant les phares. Il fit signe aux cinq hommes qui attendaient derrière dans une autre voiture de sortir, et il s’engouffra à son tour dans le nuage de brume. L’agent spécial se tenait à peine trois mètres devant et pourtant Benjamin avait du mal à distinguer le faisceau lumineux de sa lampe. Lorsqu’il le rattrapa, Glenn Fergusson le regarda, l’air troublé.

– Je ne suis vraiment pas sûr que ce soit une bonne idée de poursuivre dans ces conditions, si ce salopard réussit à sortir de l’usine sans que nous nous en rendions compte, vos hommes postés dehors n’y verront que du feu ! dit l’agent spécial.

– Je sais bien, mais si nous attendons plus longtemps et qu’il sévit de nouveau… je ne voudrais pas avoir la mort d’un autre enfant sur la conscience… Steve Allen et ses trois hommes patrouillent à proximité des portes, il doit y en avoir sept pour sortir du bâtiment principal, s’ils font des rondes, ils ont toutes les chances de tomber dessus, au moins de l’entendre. Faites-leur confiance, ces types sont remontés à bloc, ils ne laisseront rien passer.

Glenn Fergusson afficha une moue sceptique tout en serrant les poings, ce qui fit grincer le cuir de ses gants.

– Et où est cette satanée usine ? On n’y voit rien dans cette purée de pois ! gronda-t-il.

Ils marchaient lentement, en prenant soin de regarder où ils posaient les pieds, le sol était jonché de débris divers et aussi dangereux que des tessons de bouteilles ou des lamelles d’acier tranchantes comme des lames de rasoir. Dans l’épaisseur du brouillard, les pinceaux de lumière luttaient âprement pour percer les volutes grises tourbillonnantes, mais la brume était dense. Très dense. Trop, pensa Benjamin Hannibal, on dirait presque qu’elle se déplace intelligemment ! Comme si elle cherchait à nous placer en permanence au cœur du maelström silencieux ! Il fendait le gris épais qui l’enserrait, promenant sa lampe sur le paysage aride qui s’ouvrait à ses pieds. Il lui semblait être un phare guidant des navires fantômes sur une mer morte, stérile jusque dans ses fonds pélagiens.

Le shérif en tête et Glenn sur ses talons, ils progressaient à l’aveuglette, s’apprêtant à sortir la boussole pour être sûrs d’être dans la bonne direction quand elle apparut.

Le rideau de brume se perça et une longue colonne d’acier leur fit face, la cheminée, le four à marmots comme on se plaisait à l’appeler pour effrayer les gosses. Elle s’extirpait d’un amas de fer et de tuyauteries sinistres (le bâtiment principal de l’usine) et poussait haut comme pour clamer sa non-appartenance à ce conglomérat informe. Elle était arrimée par des plaques de tôles soudées que l’on aurait pu prendre pour de la chair fondue, et des câbles ainsi que des tuyaux gris et noirs s’étiraient entre le corps de l’usine et elle, comme des centaines de filaments de chair et de bave qui dédaigneraient se casser, s’allongeant à l’infini.

Les deux hommes s’arrêtèrent pour que les cinq policiers de Newport les rejoignent. L’agent Fergusson se tourna, les observa un instant et recommanda :

– À partir de maintenant c’est de la discrétion pure que je vous demande, la quintessence de concentration, ne laissez rien passer !

Les cinq hommes hochèrent vigoureusement la tête.

Ils se remirent en marche, guidés par le shérif Hannibal – qui connaissait plus ou moins les lieux – jusqu’à une petite porte, à peine visible, dissimulée derrière des fûts bleus remplis d’eau croupie. Le rayon d’une lampe torche apparut sur leur droite. Benjamin prit son talkie-walkie, se connecta sur le canal 7 et annonça :

– À tous les hommes qui sont avec l’auxiliaire Allen, ici le shérif, nous allons pénétrer dans le bâtiment, tenez-vous prêts. Pour l’officier qui vient à la porte ouest, ne soyez pas trop nerveux, les lampes que vous voyez sont les nôtres, O.K. ?

Un crachouillis succéda à la voix du shérif, et quelqu’un répondit :

– Oui, ici Howard Leech, je confirme, je vous vois, c’est moi qui surveille ce secteur, alors prévenez quand vous sortirez…

– Ne vous en faites pas, Howard, dit le shérif, c’est Sherelyn qui va s’occuper de tout ça.

Il se reconnecta au canal 5. Glenn s’appuya contre le mur, une main sur la poignée de la porte, le shérif lui fit signe d’ouvrir et il s’engouffra dans les ténèbres, arme et lampe au poing.

Benjamin fit faire à sa lampe un rapide tour circulaire, pour s’assurer que celui qu’ils cherchaient n’était pas juste là, puis fit un second tour avec sa lampe, plus lentement cette fois, pour avoir un aperçu précis des lieux. C’était un grand entrepôt parsemé de larges bennes en fer rouillé qui autrefois avaient été pleines de gypse. Le plafond était haut, au moins huit mètres et de larges lampes pendaient au bout d’un câble noir. Avec les fils de poussière et les toiles d’araignée qui s’agitaient doucement, on aurait dit de gigantesques méduses desséchées, pendues par leurs filaments. Benjamin cala son lourd fusil sous son bras et fit des moulinets avec la main, invitant l’agent Fergusson et les cinq flics de Newport à entrer. Les six hommes investirent la place en quelques secondes, et bientôt il y eut un ballet de faisceaux lumineux perçant l’obscurité.

Lorsqu’il arriva devant une porte, le shérif Hannibal interpella Glenn Fergusson.

– Je crois que cette porte donne sur la grande salle, de là, on peut accéder à toute l’usine.

– Très bien, alors allons-y.

Ils ouvrirent la porte et firent irruption dans l’immense salle où Warren King s’était promené quelques jours auparavant. Glenn observa les tonnes de structures d’acier, de pupitres, de passerelles, de câbles et de tuyaux, écarta soigneusement deux chaînes qui pendaient du plafond et avisa de la situation.

– Là-bas il y a une porte qui descend vers les sous-sols, celle d’à côté monte vers les bureaux, et plus loin on a accès aux salles annexes. Et puis il y a tout ce merdier, chuchota Benjamin en montrant du bras toute la masse informe de machines qui s’étendait devant eux.

– O.K., on va faire des groupes, on va se séparer.

– C’est bien ce que je craignais, répondit le shérif.

– Vous allez prendre un homme avec vous et ratisser tout le rez-de-chaussée, deux autres s’occuperont de l’étage pendant que les deux derniers iront aux sous-sols.

– Et vous là-dedans ? Vous n’allez pas rester seul tout de même ?

– Moi je vais descendre de mon côté, je crois notre homme suffisamment dingue pour aimer les lieux sombres et humides comme les caves de cette usine, nous ne serons sûrement pas trop de trois pour le débusquer, mais soyez vigilants des fois que je me trompe.

Le shérif tenta de l’en dissuader mais il reçut en guise d’ultime réponse un « Je sais ce que je fais ! » des plus déterminés.

Les quatre groupes – malgré que le quatrième soit tronqué d’un membre – se séparèrent, chacun prenant une direction précise.

Le talkie-walkie du shérif crépita et la voix de Sherelyn Moss perça le silence de l’usine :

– Shérif ? Steve Allen et ses hommes sont tous en position et patrouillent autour des sorties, l’officier Piper est dans son véhicule et surveille sa zone.

Benjamin prit le talkie, baissa le volume et répondit :

– Dites à Piper qu’il sorte de la voiture et qu’il fasse les cent pas, je ne veux pas de lui planqué dans sa bagnole, si quelqu’un s’approche il n’entendra rien ! Quant à nous, nous poursuivons la fouille.

Sherelyn approuva brièvement et le silence reprit sa place.

 

Howard Leech était dans la police depuis maintenant trois ans, il avait intégré le service à vingt-deux ans et n’avait jusqu’ici eu à faire que de la prévention, quelques interventions lors des rixes à la taverne Tanner, mais jamais quoi que ce soit de vraiment audacieux et d’excitant. Car c’était là le pire, il traquait un assassin dans les vestiges d’une usine, par un brouillard excessivement opaque, et pourtant il en tirait du plaisir. Ce danger omniprésent, cette tension dans l’air et cette attention qu’il devait porter aux moindres bruits, vibration, ou ombre, tout cela l’excitait fortement. Il aimait, non, il adorait cette bouffée d’adrénaline que lui procurait la situation.

À mesure que ses pas s’enfonçaient dans des mottes d’herbes spongieuses, ou dans des gravillons crissants, il promenait méthodiquement le rayon de sa lampe torche devant lui, puis sur les côtés. Observant, scrutant chaque détail qui lui paraissait louche. Ce faisant il ne pouvait pas s’empêcher de songer à cette sensation outrageusement agréable, il risquait sa vie et aimait cela ! C’était le goût du risque qui filtrait en lui. Toute cette adrénaline qui m’envahit, c’est tout simplement génial ! pensait-il.

Il marchait en suivant quelques débris épars de ferraille si rouillés qu’on aurait pu les prendre pour des morceaux de terre et frapper dedans à s’en faire éclater le pied. Depuis dix minutes, il faisait des allers et retours entre deux accès à l’usine, deux portes assez petites, séparées par une vingtaine de mètres – ce qui par ce temps-là revenait à être séparées d’un bon kilomètre ! – qu’il se faisait un devoir vital de ne pas quitter des yeux. Passant près d’une large flaque d’eau qui était devenue son point de repère pour effectuer son demi-tour, son regard croisa l’ombre magistrale de la cheminée qu’une accalmie passagère dans le brouillard dévoila. Elle était encore plus impressionnante voilée par les volutes de brume, on n’y percevait aucun détail, juste l’imposante colonne d’ombre qui montait vers les cieux, menaçant de sa stature de colosse les environs et surtout accentuant les cauchemars des enfants de la ville.

Il remarqua alors, à quelques mètres de lui, qu’une flamme brûlait à travers la vitre crasseuse d’un soupirail. Howard s’approcha discrètement vers la petite fenêtre au niveau du sol, et se pencha. On n’y voyait pas grand-chose, il dut s’accroupir – plongeant les genoux dans la terre flasque et bourbeuse – et colla son nez au carreau. Il ne put distinguer que la lumière de ce qu’il identifia comme étant une bougie, et remarqua qu’il s’agissait d’une pièce de petite dimension. Il se recula, saisit son talkie-walkie et se commuta directement sur la fréquence 5.

– Shérif ? Shérif vous me recevez ?

– 5 sur 5, qui parle ? Howard ?

– Oui, écoutez je crois que j’ai quelque chose ici, dans l’usine, au niveau du sous-sol, on dirait une bougie.

– Très bien restez ou vous êtes et ne faites rien, contentez-vous de surveiller votre zone, je vais y faire un tour.

Howard s’appuya sur le mur de brique froide qui montait vers des panneaux d’acier et voulut se relever lorsqu’il aperçut une ombre passer entre la bougie et le soupirail, une ombre humaine.

– Shérif ! Il y a quelqu’un ici, chuchota-t-il à toute vitesse. Il y a un type dans cette pièce, je crois que c’est notre homme !

Il se redressa.

Oui, on bougeait en bas.

Dans les entrailles de l’usine.

 

– Clay, vous sortez et allez prêter main-forte à l’équipe de Steve Allen qui surveille les issues, moi je descends jeter un coup d’œil sur ce que Howard a vu, ordonna Benjamin Hannibal

Clay Morris, qui accompagnait le shérif, opina du chef et partit en direction de la sortie sud. Benjamin prit son talkie et tout en se dirigeant vers l’escalier le plus proche pour atteindre les sous-sols, il lança quelques ordres :

– Ici le shérif, à toutes les patrouilles qui sont dans l’usine, l’un des hommes du dehors a vu quelqu’un dans les caves du secteur ouest, je m’y rends ; que les deux hommes qui patrouillent déjà en bas m’y rejoignent. Cal et Wilbur, vous laissez tomber l’étage pour le moment et descendez surveiller les escaliers menant au niveau inférieur.

Arrivant devant l’escalier étroit qui dévalait tout droit dans les ténèbres, Benjamin braqua sa lampe dans le couloir pentu et vérifia qu’il avait bien en main son fusil. Puis il descendit en essayant, autant que possible, de ne pas faire résonner les semelles de ses chaussures contre l’acier des marches. En bas il faisait frais et humide. De larges taches de moisissures sillonnaient les murs entre les nombreuses canalisations. Benjamin éclaira rapidement le couloir de droite puis celui de gauche et après s’être assuré que rien ni personne ne l’attendait là, il s’engouffra à gauche, vers l’ouest. Ses pas résonnaient faiblement – mais trop à son goût – sur le sol gris et taché de noir. Il avançait à vive allure pour ne pas risquer de perdre la piste repérée par Howard Leech, même si cela devait s’avérer dangereux.

Sa lampe fendait l’obscurité d’un trait blanc qui mettait à nu tout ce qui passait à sa portée, malgré cela, il y avait toujours une large portion des lieux environnants qui demeurait plongée dans le noir absolu. C’était oppressant.

Juste le frottement de pas sur le sol rugueux qui résonnait timidement et un peu de lumière dans une immensité de béton froid qui formait salles et couloirs d’un vaste bunker funeste.

Benjamin entendit quelque chose droit devant, il s’arrêta aux aguets.

Ça n’était que le clapotis régulier d’une goutte d’eau tombant dans une flaque. Il reprit sa marche, guettant le moindre signe des deux policiers ou de Glenn Fergusson qui devaient également sillonner les sous-sols, mais il ne vit ni n’entendit rien. Il dégrafa son talkie-walkie de sa ceinture et le mit en route. Un grésillement continu se fit entendre, signe qu’il ne pouvait émettre d’ici, c’était sous terre et la structure imposante de l’usine empêchait de recevoir. Il était donc impossible de joindre qui que ce soit, il était seul avec uniquement l’espoir de tomber sur ses hommes ou sur Glenn Fergusson. En espérant qu’ils ne le prennent pas pour le tueur.

 

Glenn Fergusson poussa une porte en bois qui grinça en s’ouvrant et découvrit ce qui autrefois avait dû être une salle de repos, avec ses cartes à jouer jaunies et ses bouteilles de Jack Daniel’s vides. Sur le sol gisait un exemplaire en piteux état de Guns and Ammo sur la couverture duquel on distinguait clairement une trace de pas, faite de terre et vraisemblablement assez fraîche. Glenn Fergusson balaya la pièce de sa lampe et après s’être assuré que personne ne s’y dissimulait, referma la porte et entreprit de fouiller une autre salle.

Sa lampe se promenait sur le sol puis sur les murs, éclairant un coup à droite, un coup à gauche, sans jamais se braquer logiquement sur quelque chose, il faisait errer sa lampe. Il découvrit une arme sur le sol. Un fusil d’un modèle inconnu. Il se pencha pour l’examiner et découvrit alors que ce n’était qu’un jouet destiné à cracher de la peinture. La déclaration de Tom Willinger lui revint en mémoire, « On jouait au paint-ball et Warren est entré dans l’usine pour suivre Josh. Mais on l’a pas vu ressortir… ». Glenn soupira. Il faudrait penser à envoyer des hommes récupérer ce jouet. Il se remit en chemin, bien décidé à mettre la main sur ce salopard de dingue.

Alors qu’il s’apprêtait à entrer dans une nouvelle pièce, il s’arrêta devant la porte, et éteignit sa lampe torche. Il lui avait semblé voir une lueur lointaine.

Lorsqu’il fut plongé dans le noir, il lui fallut tout d’abord quelques secondes pour habituer ses yeux à l’obscurité, il vit enfin ses doutes se confirmer : derrière le coude que faisait le couloir à une douzaine de mètres devait se trouver une source de lumière, autre qu’électrique car les ombres qu’elle projetait étaient vacillantes ; un feu donc. Son talkie-walkie se mit à crachouiller, à crépiter fortement. Glenn l’éteignit en vitesse et décida de le couper totalement pour le moment afin de ne pas risquer d’être repéré par celui qu’il traquait à cause d’un message inopiné. Glenn oublia la porte qu’il était sur le point d’ouvrir et évitant un amas de débris en fer qui reposait au centre du couloir, il se dirigea d’un pas aussi sûr que discret jusqu’à l’angle du couloir.

Il se plaqua contre le mur et, pour la première fois depuis qu’il était arrivé à Edgecombe, il sortit son arme de son holster. La lampe éteinte dans la main gauche, il progressait à la faible lueur des flammes. La lampe lui servirait de masse si nécessaire, et il avait le Glock 9 mm dans la main droite. Il glissa tout doucement la tête le long du mur jusqu’à ce qu’il puisse avoir une vue d’ensemble sur le couloir qui partait perpendiculairement.

Les murs gris et mouchetés de taches noires étaient irradiés d’une lumière dansante orange, faible et silencieuse ; il devait s’agir de bougies plutôt que d’un feu. Le couloir partait sur sept ou huit mètres et de nouveau il tournait à angle droit. Mais ce qui l’intéressait était surtout à trois mètres sur sa droite, une ouverture dont la porte était grande ouverte et d’où provenaient les éclats lumineux.

Glenn Fergusson serra les dents et s’approcha de l’ouverture. Un frisson lui monta le long du corps, comme une vague de sueur froide lui léchant la peau des reins jusqu’au cou. La chair de poule installa ses centaines de nids sur son épiderme et ses poils se dressèrent ensemble.

Il longea le mur pareil à un crabe, marchant de côté, et se baissa en atteignant le niveau de l’ouverture. Il desserra le cran de sécurité de son arme et prit une longue inspiration pour calmer son pouls qui commençait à s’accélérer.

Puis il pencha rapidement la tête, observa fugitivement la pièce et aussi vite remit la tête à couvert derrière le mur.

Personne. Du moins il n’avait vu personne, si le type en question était planqué derrière un mur il ne pouvait pas l’avoir remarqué. Il y avait des bougies sur le sol, six ou sept, et toutes disposées en cercle autour de divers objets qu’il n’avait pu identifier si rapidement.

Son cœur battait de plus en plus fort et le son mat de son pouls lui résonnait dans les oreilles comme la grosse caisse d’un groupe de rock. Il expira lentement par la bouche avant d’inspirer par le nez. Il avala sa salive, coinça la lampe dans sa ceinture, fit le vide dans son esprit, et bondit dans l’encadrement de la porte, serrant son pistolet des deux mains. Il braqua son arme sur toute la salle faisant un panoramique complet des lieux.

Personne.

Derrière la porte ! Et il se précipita en avant, poussa du bout du pied la porte en bois et découvrit l’angle du mur aussi vide qu’un trou noir. Il se retourna en braquant toujours son arme devant lui, fit le tour de la petite salle. Aucune autre porte, aucune fenêtre, le dingue qu’il cherchait ne pouvait l’avoir entendu arriver et s’être enfui. Tout en restant sur ses gardes, Glenn s’approcha du cercle de bougies.

Un pentagramme était dessiné à la craie sur le sol. Des coupoles en argent parsemaient le ciment, du sang en remplissant certaines. Un long stylet, dont la lame était tachetée de traces brunes gisait au centre du pentagramme.

Le fils de pute ! C’est ici qu’il a dû s’occuper du petit Tommy et de Warren.

En voyant toute cette mise en scène, quelque chose de plus lourd de conséquences encore vint frapper l’esprit de l’agent spécial Glenn Fergusson, et une seule et unique pensée l’obséda : C’est bien lui !

Glenn Fergusson savait qui il cherchait. Ses soupçons s’étaient enfin confirmés.

Il prit le talkie-walkie et le ralluma. Des crépitements de statique envahirent la pièce et l’espace d’une seconde Glenn hésita à l’éteindre pour ne pas prévenir le tueur qu’il se trouvait dans sa pièce. Il se ravisa immédiatement. Une faible voix perça les grésillements.

– CHHH… y a quelqu’un ici… CHHH… croi… CHHH… tre homme !

Glenn voulut régler la puissance et la fréquence, mais les talkies dataient de la préhistoire et ces manœuvres étaient impossibles. Alors il colla l’oreille au haut-parleur. Toujours des parasites, puis Glenn reconnut la voix du shérif :

– CHHH… toutes les patrouilles qui… CHHH… vu… CHHH… les cav… CHHH… ecteur ouest… CHHH… les deux hom… CHHH… CHHH… en bas m’y rejoi… CHHH…

Ils avaient repéré quelqu’un dans le secteur ouest et le shérif Hannibal s’y rendait. C’est ce qui semblait le plus crédible d’après les bribes de messages.

Benjamin Hannibal ne savait pas à qui il avait affaire ! Il ne s’agissait pas seulement d’un maniaque ou d’un tueur mais de quelque chose de bien pire que cela !

Glenn reprit sa lampe et bondit dans le couloir, il fallait faire vite et surtout il fallait atteindre le secteur ouest avant le shérif sinon… sinon cela pourrait s’avérer dramatique.

L’agent du FBI s’engouffra dans le couloir, cherchant dans quelle direction il devait aller. Après avoir tergiversé sur son orientation, il partit au pas de course sur sa droite, ne sachant pas vraiment si c’était la bonne direction et oubliant surtout les règles de la discrétion et de la prudence au profit de la vitesse…

 

Au détour d’un couloir dont le plafond et un des murs disparaissaient sous les câbles et les tuyaux de fer oxydés et couverts de poussière, Benjamin Hannibal déboucha face à une porte en forme de sas. Pareille aux portes étanches des sous-marins, elle se manipulait à l’aide d’un volant et il fallait enjamber une contremarche pour passer au-delà. Sur la porte était scellée une plaque en acier sur laquelle on pouvait lire :

 

DANGER, FOUR N° 1 – HAUTE TEMPÉRATURE

 

Benjamin hésita, il était dans le secteur ouest mais celui-ci couvrait une large portion de l’usine, sans l’aide des deux agents et de Glenn Fergusson, le tueur risquait de lui filer entre les mains. Il reprit son talkie-walkie et tenta d’appeler du renfort, mais le bourdonnement du statique laissa présager que nul ne recevrait son message.

Il vérifia pour la énième fois que son fusil à pompe était bien chargé, fit coulisser le cran de sécurité et le remit en place, cala sa lampe torche sous son bras et posa la main sur le volant de la porte qu’il actionna. Il était serré trop fort.

Benjamin soupira et se résigna à poser son arme contre le mur. Cette fois, sous la pression des deux mains, le volant céda et se mit à tourner. Lorsque les pênes furent complètement désenclenchés, Benjamin se pencha pour ramasser son fusil. Son cœur lui battait les tempes d’un rythme lancinant. Et si l’Ogre se trouvait juste derrière la porte ? Qu’il attendait sagement que le shérif pousse le battant pour lui sauter à la gorge ? Benjamin saisit rapidement son arme et entreprit d’ouvrir la porte avec le maximum de précautions. Lentement, le vantail en acier oxydé laissa apparaître ce qu’il cachait. Derrière se trouvait un couloir qui desservait une série de pièces alignées, mais surtout, en face de la porte se trouvait la bouche noire et béante du four à marmots.

À l’origine le four était principalement utilisé depuis le rez-de-chaussée où se trouvait toute une suite d’appareils électriques, de tapis roulants et de bennes à gypse, à cet endroit il mesurait bien cinq mètres de diamètre et l’ouverture approchait sans peine les trois mètres. Mais il y avait également un four auxiliaire, pour des travaux moins importants, qui se trouvait au sous-sol et qui empruntait la même longue et sinistre cheminée. Un four plus discret, qui pouvait à présent servir à d’obscures besognes.

Le shérif Hannibal balaya le couloir du faisceau lumineux de sa lampe et s’engagea dans la pièce du four. Il s’approcha de la grille qui servait à obstruer l’entrée du fourneau, c’était une grosse grille faite de lourds barreaux et l’on pouvait facilement se demander s’il ne s’agissait pas plutôt d’une grille de cellule. Elle semblait là plus pour empêcher de sortir qu’autre chose. Il vérifia que l’énorme porte de fonte qui coulissait pour fermer complètement la cheminée était bien maintenue et qu’elle n’allait pas lui tomber dessus, ce qui ne manquerait pas de le décapiter à coup sûr, et passa la tête par l’ouverture lugubre.

Sa lampe éclaira une « pièce » circulaire de deux mètres de large sur un cinquante de haut. Les murs qui avaient normalement la teinte de l’ébène étaient couverts d’une pellicule de poussière blanche. De la poudre de gypse songea Benjamin, c’est exactement ce dont le corps de Tommy Harper était couvert. Et l’image du petit Tommy vint se superposer à la poussière dans l’esprit du shérif. Il y voyait le petit garçon de cinq ans, blotti dans un coin du four, les larmes coulant lentement sur ses joues, des joues rougies par l’émotion. Il était resté là, recroquevillé sur lui-même à attendre. Peut-être savait-il déjà que le four à marmots allait lui prendre la vie, peut-être même l’entendait-il lui murmurer des insanités qui le terrorisaient encore plus. Et il avait attendu sagement que l’on vienne le découper en morceaux.

Quelque chose tomba derrière Benjamin, comme un gros pot de peinture vide qui heurta le sol et roula sur quelques centimètres. Benjamin sortit brusquement la tête de sa cage et se tourna face au couloir. Sur le mur de gauche il y avait plusieurs portes, dont les deux dernières étaient ouvertes, une faible luminosité éclairait le seuil, une pâleur émanant à n’en pas douter d’un soupirail. Benjamin longea le mur de droite, froid et vide de toute altération, ni porte ni fenêtre. Il serra la crosse de son fusil et braqua la lampe devant lui, puis éclaira les portes successives, mais ne s’arrêta pas. Le bruit venait d’une des deux dernières pièces, il en aurait mis sa main à couper. Il s’approchait de l’avant-dernière porte lorsqu’une odeur de brûlé lui envahit les narines. Pas à proprement parler l’odeur du calciné mais plutôt un parfum assez fort, sec et capiteux, ni agréable ni insoutenable.

L’odeur d’une bougie que l’on vient d’éteindre.

Benjamin n’aimait pas l’idée de devoir tirer sur un homme, il n’aimait pas sortir armé en général, et il voulait avant tout que cette histoire se règle autrement que dans un bain de sang. Dieu fasse qu’il n’ait pas à tirer ! Cette phrase psalmodiée comme une litanie résonnait dans son esprit.

Il s’approcha de la pièce à pas feutrés, traversant le couloir dans sa largeur et se posta à l’entrée, dos au mur. D’un mouvement vif il pénétra dans la salle, braquant le canon de son fusil tour à tour sur les différents angles. C’était un petit local qui avait dû autrefois servir de remise, il restait quelques outils entreposés, une pelle, des bidons d’un quelconque produit chimique et surtout une… bougie. Au centre de la pièce il y avait une grande bougie d’au moins cinquante centimètres de haut, elle était éteinte, mais Benjamin était certain que s’il avait posé ses doigts sur le dessus, la mince pellicule de cire aurait fondu découvrant un petit cratère pas encore solidifié. Il fit un pas sur le côté et s’appuyant sur une armoire en fer donna un petit coup dans la porte afin d’inspecter derrière. Puis il se tourna et scruta minutieusement l’agencement des lieux. Devant lui, contre le mur il y avait un râtelier pour accrocher pelles, pioches et autres ustensiles de travail. Sur la droite, à côté de la porte, se trouvait une simple chaise, dont le cuir du dossier avait été arraché, dévoilant sans pudeur la mousse jaune qui le rembourrait. Sur la gauche, il y avait un soupirail étroit, juste sous le plafond, qui donnait sans doute sur l’extérieur, mais la crasse formait un voile si sombre et si épais qu’il était impossible de voir précisément au-dehors. Seule la faible clarté de l’aube dans la brume se dessinait, pâle, sur le carreau. Et un peu plus loin, il y avait un renfoncement. La pièce faisait un coude, comme pour cacher quelque funeste porte secrète. Le shérif Hannibal tendit sa lampe dans cette direction et marcha doucement. Le cercle lumineux commença à percer les ténèbres, Benjamin se rapprochait du coude de la pièce et son cœur s’accéléra.

La tension dans l’air était incroyablement oppressante.

Son cœur s’accéléra encore. Son souffle se fit plus bruyant.

Les ténèbres, torrent noir, fuyaient le renfoncement à mesure que la lampe se rapprochait.

Le cœur battant encore plus vite, le souffle toujours rapide et sonore.

Une main surgit alors de nulle part. Tout d’un coup le cœur de Benjamin faillit exploser dans sa poitrine, et les doigts qui sortaient de l’obscurité se déplièrent comme les pattes d’une araignée. Benjamin braqua son fusil en direction du corps étranger et illumina aussitôt le coin. Il lui fallut toute la force et la rigueur de son caractère d’homme de loi pour ne pas presser instinctivement la détente. Son cœur palpitait furieusement et ses jambes tremblèrent.

Merde ! se dit-il si fort qu’il crut l’avoir prononcé. Il resserra son étreinte sur son arme en faisant un pas de côté afin de ne pas s’approcher trop près de la chose.

En équilibre sur la pointe des pieds, les bras entre les jambes et les mains stabilisant la position en se tenant par terre, un homme aux longs cheveux crasseux blonds se tenait là, prêt à bondir sur sa proie comme une bête sauvage. Voyant le canon du fusil pointé sur lui, l’homme ouvrit de grands yeux bleus, des yeux dans lesquels brillait la flamme de la démence. Des yeux pétillants si fort que la raison ne pouvait plus être aux commandes de pareilles émotions.

– Ne bougez plus ! avertit Benjamin avec autorité alors qu’il n’avait jamais été si paniqué.

Un tremblement secoua les lèvres de yeux-bleus, il pencha la tête sur le côté sans quitter le shérif du regard. Ses yeux se plissèrent.

Pourquoi ce foutu talkie ne marche-t-il pas ici ? gronda intérieurement Benjamin. Je vais devoir me coltiner ce dingue tout seul !

Un rictus se dessina sur le visage de yeux-bleus, et les yeux se plissèrent davantage, comme s’il s’apprêtait à éclater de rire.

Soudain, l’air se mit à trembler, un bourdonnement étouffant emplit la pièce, et si Benjamin Hannibal n’avait jamais vécu de tremblement de terre cela correspondait néanmoins à l’idée qu’il s’en était fait. Des basses se mirent à vrombir comme les vaisseaux spatiaux des films au cinéma, et Benjamin réalisa subitement que ce n’était pas les murs qui tremblaient et provoquaient ce bruit mais bien l’air autour de lui.

Il secoua légèrement la tête, en prenant bien soin de ne pas quitter yeux-bleus du regard.

Et avec une force prodigieuse le coup arriva.

Benjamin ne vit rien venir, et pour cause. Ce fut comme s’il encaissait la charge d’un sanglier en plein foie, lui arrachant un violent haut-le-cœur. Dans la seconde qui suivit, un autre impact, dans son arme cette fois, le fit tressauter et il lâcha son fusil. Le souffle coupé, il essaya de reprendre son fusil à pompe qui était à ses pieds, mais un troisième coup vint le frapper au menton et il tituba en arrière, avant de s’effondrer.

Il avait reçu trois attaques d’une force prodigieuse, trois attaques de face, sans qu’il ait quitté le tueur des yeux une seule seconde, et il n’avait rien vu, personne en tout cas ne l’avait frappé. Le maniaque était resté planté là à l’observer, le rictus aux lèvres.

Lorsque Benjamin Hannibal tomba inconscient, la dernière pensée qu’il eut fut pour Warren King et Tommy Harper qui avaient croisé le démon et qui pour la première fois de leur vie avaient acquis la preuve que les monstres existaient pour de vrai.

 

On lui brûlait le dos.

Benjamin sentait que l’on était en train de lui brûler le dos. Il percevait le frottement froid du béton et constatant que ses jambes étaient tirées, il comprit qu’on le traînait dans un couloir. Il tenta d’ouvrir les yeux mais la douleur fut fulgurante et il manqua de retomber dans les limbes de l’inconscient. Brusquement on lâcha ses pieds – qui heurtèrent le sol sans ménagement – et il sentit qu’on le soulevait en le prenant par les aisselles. Sa tête heurta un morceau de fer qui lui arracha un grognement. On le poussa et tout d’un coup il tomba. Pas de bien haut mais suffisamment pour qu’il perde tout contact avec la réalité.

Il fut éveillé par les émanations enivrantes de l’essence.

On versait une grande quantité d’essence sur lui et dans la petite pièce où il se trouvait. Les exhalaisons devenaient si insupportables que Benjamin recouvra ses esprits, du moins partiellement, et put ouvrir les yeux et se hisser sur un bras. Il était dans le four à marmots.

La grille s’abaissa et il vit apparaître le visage livide du tueur aux yeux bleus. Ses cheveux crasseux et emmêlés virevoltèrent sous l’effet d’un courant d’air subit et un léger sourire illumina son visage.

– Ici, on brûle les shérifs, dit calmement yeux-bleus. (Il avait la voix grave d’un adulte mais le ton inconscient et joueur d’un gamin de huit ans.) On les brûle dans un four et on les regarde courir partout quand ça commence à faire mal, hi hi.

Son rire était démuni de toute once de responsabilité ou de maturité, c’était assurément un enfant que l’on avait enfermé dans le corps d’un adulte. Un enfant mauvais.

Benjamin le vit prendre une allumette qu’il craqua contre la semelle de sa chaussure pour faire comme dans les westerns, et la lever vers l’ouverture du four. Un sourire encore plus grand se peignit sur son visage, le sourire d’un gosse heureux qui s’amuse, pensa Benjamin. La flamme crépitait dans l’air saturé des vapeurs d’essence.

Dans sa tête Benjamin revit la scène qui l’avait amené dans cette situation, les trois coups invisibles, et yeux-bleus qui paraissait être ailleurs.

Comme s’il avait été attaqué par un fantôme !

L’allumette s’approcha des barreaux.

Des coups portés par le vent !

La flamme illumina le visage du dément. Et ses yeux de fou !

Terrassé par l’Inconnu et mort dans l’ignorance !

Et puis, fendant l’air comme une trompette de cavalerie, la voix de l’agent Fergusson tonna dans le couloir :

— LÂCHEZ ÇA IMMÉDIATEMENT OU JE TIRE !

Yeux-bleus tourna la tête vers l’agent du FBI sans perdre une once de sourire.

Et il lâcha l’allumette vers l’intérieur du four.

Benjamin se précipita vers l’allumette qui tombait, ignorant la douleur qui martelait son crâne, il se jeta contre la grille en priant pour que sa main sèche attrape l’allumette avant qu’elle ne touche le sol. Au même instant une détonation assourdissante résonna dans les sous-sols et le tueur aux yeux bleus se mit à courir et s’engouffra dans un escalier derrière une porte attenante à la cheminée.

La flamme de l’allumette mourut dans la paume de main du shérif au moment où la balle de l’agent spécial ricochait contre la paroi en produisant un bouquet d’étincelles.

L’essence qui avait goutté sur le sol ainsi que sur la porte du four s’embrasa d’un seul coup. Les flammes montèrent lécher le bas de la grille ; d’un instant à l’autre le feu se communiquerait à l’intérieur du four et Benjamin Hannibal brûlerait vif.

— Sortez-moi de là ! hurla-t-il à l’adresse de Glenn Fergusson.

Ce dernier, qui allait se lancer à la poursuite du tueur, stoppa sa course en voyant le feu prendre et grimaçant sous l’effet de la chaleur il s’approcha de la grille pour en défaire la sécurité. Il se brûla en voulant manipuler le verrou et retira sa veste dont il se servit comme d’un gant pour déverrouiller la grille. Benjamin bondit hors du four à la vitesse d’une voiture de course et s’effondra quelques mètres plus loin.

 

Howard Leech était resté dehors à attendre comme le lui avait demandé le shérif. Mais lorsque au bout de quelques minutes la bougie à l’intérieur s’était éteinte, il avait décidé de reprendre sa ronde. Des fois que le tueur emprunte une des sorties qu’il devait surveiller… De toute façon il ne pourrait pas sortir par le soupirail, il était beaucoup trop petit pour qu’un homme puisse s’y glisser. Il reprit sa marche, tout en inspectant régulièrement la petite fenêtre, à l’affût du moindre signe de vie.

À plusieurs reprises son talkie-walkie grésilla bien qu’aucun son intelligible n’en sortît. Des interférences dues aux cibies des routiers qui passent dans le coin, songea Howard. Il allait effectuer son sixième demi-tour lorsqu’il entendit une porte grincer, tout près de la sortie dont il avait la garde. L’air était froid et humide. Un léger vent soufflait autour de l’usine, mais il était peu probable que ce soit le responsable de ce bruit. Howard s’approcha lentement de l’issue, essayant d’être discret et attentif à n’importe quel changement autour de lui.

Il poussa le battant de la porte d’une main et éclaira l’intérieur de l’autre.

Rien. Rien d’autre que le noir.

Il pencha la tête pour mieux voir et deux paumes glaciales lui agrippèrent le cou et le tirèrent brutalement dans l’obscurité.

Howard porta instinctivement la main à son revolver et avant qu’il n’ait pu le sortir de son étui en cuir, la poigne d’acier se referma sur ses doigts tandis qu’on lui cognait violemment la tête contre une colonne de fer. La douleur lui arracha un cri, qui se transforma en gargouillis. Sa salive se mit à couler abondamment dans sa gorge, et il sentit un liquide dévaler dans son œsophage resserré ; il venait de se mordre la langue et son sang lui inondait la gorge. Il tenta d’attraper la main de son adversaire pour se dégager de son étreinte mais ne réussit qu’à empoigner l’air. L’autre lui passa une clef au bras et le poussa fortement contre une machine. Quand son corps rencontra la tôle creuse il y eut un gros « boum » qui résonna dans toute la pièce et Howard Leech manqua de s’effondrer complètement. Il sentit qu’on le tirait par les cheveux et on lui enfourna la tête entre deux blocs froids. C’était la presse à cailloux. Lorsque certains blocs de gypse étaient trop gros, on les mettait entre les deux presses et on actionnait mécaniquement la machine jusqu’à ce que la pierre se brise en morceaux.

Le tueur posa les mains sur le levier et tout en souriant il pressa dessus pour faire agir les contrepoids.

La tête de Howard Leech fut soudainement écrasée par deux presses en acier froid. Son cœur se mit à battre si fort dans ses tempes qu’il crut qu’il allait lui sortir par la tête – et il ne se trompait pas de beaucoup. La pression devint si forte qu’il sentit l’os de sa boîte crânienne se fissurer lentement, pendant que le liquide céphalo-rachidien – qui ne pouvait plus circuler – commençait à écraser directement le cerveau.

Le sourire immonde de l’ombre aux cheveux blonds s’élargit encore et il pressa d’autant plus sur le levier.

Howard cria tout d’abord, puis ses cris devinrent gémissements. À mesure que la boîte crânienne éclatait et que les yeux sortaient de leurs orbites bien qu’il eût gardé les paupières closes, ses gémissements se muèrent en râles et le dernier souffle qui expira de Howard fut un long raclement de gorge post mortem.

Howard Leech était mort sans même voir le visage de son assassin, et étrangement la dernière pensée qui pulvérisa le restant de son existence fut une phrase de son père : « Il n’y a que l’usine pour faire d’un garçon un homme, il n’y a qu’à l’usine, mon p’tit Howard, que t’apprends vraiment qui t’es ! »

 

Dans les flashes des gyrophares de l’ambulance et des véhicules de police, Benjamin pansait sa main dolente. La brume s’était clairsemée sans pour autant se lever entièrement. À côté de lui l’agent Fergusson se grattait nerveusement le menton en regardant vers l’usine.

– Maintenant qu’il s’est enfui, on est bien dans la merde ! dit-il songeur.

Le shérif l’observa tout en passant une compresse de gaze sur sa légère brûlure, il inspira fortement avant de se lancer :

– Écoutez, je sais que ça va vous paraître dément mais ce type a fait quelque chose de pas normal en bas !

Glenn Fergusson enfouit ses mains dans ses poches et invita Benjamin à poursuivre.

– Ce que je veux dire c’est que ce type a fait un truc impossible ! Je… je me suis pris des coups de nulle part ! Je sais que ça ne sonne pas normalement ce que je vous dis mais…

– Ne gaspillez pas votre salive inutilement, shérif. Je crois que je ne vous ai pas tout dit sur notre homme. Je sais qui c’est. Je le sais depuis le début et ce que vous avez vu n’est encore rien…

 

– Et il a disparu ?

– Oui, enfin, il est parti comme si de rien n’était, mais je suis certaine qu’il m’avait vue ! insista Eveana.

Zach se rassit au fond du fauteuil. Ils étaient chez Alicia’s, où l’on pouvait déguster les meilleurs milk-shakes maison de la région et quartier général notoire de la plupart des lycéens d’Edgecombe.

Le vol du livre par le vieil ermite de Bellevue ne plaisait guère à l’adolescent, cela ne présageait rien de bon. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Eveana vit Zach sortir un paquet de Pall Mall de sa poche et s’allumer une cigarette.

– T’es sûre que c’était bien Georges O’Clenn ? demanda-t-il.

– Absolument certaine.

Zach tapotait nerveusement le bord de la table. Il vit tout d’un coup Sean et Lewis passer devant la vitre du fast-food, ils se dirigeaient vers le vidéoclub adjacent. Zach frappa énergiquement sur la vitre jusqu’à ce que Sean – toujours enveloppé dans sa veste en jean – le remarque.

Les deux garçons rejoignirent leurs camarades à leur table, non sans être au préalable passés par le comptoir pour s’emparer de deux milk-shakes à la banane.

– Qu’est-ce que vous foutez là ? interrogea Lewis avant d’aspirer bruyamment le lait glacé.

– On fait des gosses, ça se voit pas ? répondit Zach en faisant tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier.

Les joues d’Eveana s’empourprèrent.

– Les gars faut qu’on cause, ajouta-t-il. Il y a comme qui dirait un petit problème.

– Justement on voulait vous dire un truc nous aussi, intervint Sean, apparemment ça va bien ?

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda Eveana dont le visage retrouvait la teinte plus pâle qui était sienne.

Sean entreprit de relater ce que Lewis et lui-même avaient remarqué la veille au soir, l’ombre fugitive qui les avait suivis pour finalement s’intéresser à Eveana et à Zach.

Tous deux se regardèrent, et le nom sortit en même temps de leurs bouches :

– Georges O’Clenn !

Sean écarquilla les yeux mais ce fut Lewis, terminant son milk-shake, qui s’enquit le premier de la situation :

– Quoi Georges ? Vous connaissez le type qui nous a filés hier ?

– Eh bien, c’est un peu plus compliqué que ça, avoua Zach, en fait ce mec est venu dans la nuit chez Eveana pour lui voler le livre.

– Notre livre ? s’insurgea Sean.

Zach acquiesça, et Eveana commença à raconter pour la deuxième fois de la journée son histoire.

– Pourquoi t’as pas appelé les flics ? demanda Lewis une fois le récit achevé, moi c’est ce que j’aurais fait !

– Écoute, Lewis, dit Eveana, je ne sais pas si c’est pareil pour toi mais cette histoire me fait une drôle de sensation, comme un pressentiment étrange qui me dirait que je n’ai pas intérêt à mêler les autorités à tout ça. Et puis qu’est-ce que je leur aurais dit aux flics ? Que le vieux monsieur qui habite en haut de la colline, celui que personne ne connaît et qui ne semble pas capable de faire de mal à une mouche s’est introduit chez moi après avoir crocheté la serrure et m’a volé un livre de magie ! Livre qui d’ailleurs n’est pas à moi. Je ne sais pas si on m’aurait prise au sérieux !

– En tout cas, en vivant à Bellevue t’avais plus de chances qu’on te croie que nous autres, ça tu peux en être sûre ! fit remarquer Zach.

Derrière eux la radio diffusait le dernier tube de Tori Amos, Caught a lite sneeze dominait les conversations ambiantes et répandait dans l’air ses notes entraînantes de piano. Zach se pencha au-dessus de la table, avec l’air d’un conspirateur, il se mit à parler tout bas :

– Je ne sais pas pour vous, mais moi je le sens pas ce coup-là ! Je serais d’avis qu’on prévienne Meredith et ton pote, Sean…

– Tom.

– Ouais, Tom, et qu’on leur dise de faire gaffe à ce vieux bonhomme.

– Mais pour le livre, qu’est-ce qu’on fait ? protesta Sean, dépité.

– T’en fais pas, j’ai mon idée là-dessus. J’ai pas l’intention de laisser n’importe qui s’approprier ce qui était à nous. S’il veut s’introduire chez les gens et leur piquer leurs biens, pas de problème ! On va jouer à ce jeu.

– Tu ne vas pas t’introduire illicitement chez lui ? s’inquiéta Eveana en fronçant les sourcils.

– Je vais me gêner.

Dans les petits haut-parleurs de l’installation hi-fi les enchaînements de notes s’accéléraient, le piano livrant ses accords et ses mélodies de manière frénétique.

– Pas sans moi ! clama Sean. Je viens avec toi.

Lewis regarda son copain comme s’il venait de se faire piquer par une guêpe. Ils allaient s’introduire illégalement chez le vieux O’Clenn ! D’ailleurs en y songeant, Lewis était incapable de coller un visage précis sur ce nom. Certes, il savait de qui on parlait, mais il demeurait impossible de situer avec exactitude le personnage. Et ils voulaient se jeter dans la gueule du loup ? Si ça se trouve c’est même lui le tueur dont on n’arrêtait pas de parler !

– Lewis ? Tu es des nôtres ? demanda Sean.

– Hein ? Ah oui, dit-il sans prêter réellement attention à ce qu’on lui disait.

– C’est cool, comme ça on sera trois !

Lewis comprit alors que sa rêverie venait de lui coûter cher. Mais devant la joie et le sérieux des deux autres adolescents il n’eut pas le courage de protester.

– Vous êtes complètement dingues, s’indigna Eveana. En tout cas ne comptez pas sur moi pour approuver votre décision et encore moins pour vous supporter si ça foire ! Vous courez au-devant de gros problèmes.

– On ne fait que rééquilibrer la balance ! contesta Zach.

– Tu as mieux à proposer ? demanda Sean en regardant Eveana droit dans les yeux.

– Écoutez, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, cet homme est bizarre, il est différent, personne ne le connaît. Il doit vivre ici depuis plusieurs dizaines d’années et pourtant personne ne sait qui il est, pas même les anciens de la ville ! Et puis n’oubliez pas ce qui nous est arrivé hier soir, si Tom préfère occulter cet événement de son esprit ne faites pas comme lui !

La soirée extraordinaire revint à l’esprit de tous avec une réalité et une précision surprenantes. Ils avaient tous passé une mauvaise nuit, tous sans exception avaient fait d’odieux cauchemars. Au réveil ils avaient eu le même réflexe de garder le souvenir de cette folle soirée dans un coin embrumé de leur mémoire, tous sauf Eveana. C’était trop gros, c’était trop fort pour être compris ou même accepté si rapidement et si simplement. Maintenant qu’Eveana en reparlait, toutes leurs émotions de la veille surgissaient nettement et éclaboussaient l’eau bien quiète de leurs pensées. L’impossible était arrivé. Eveana pesait l’entièreté de cette révélation, elle voulait qu’on en parle, il fallait analyser le phénomène, il fallait le comprendre. Il fallait lutter contre sa peur.

– Je crois que personne ici n’a oublié, dit Sean d’un ton qu’il voulait calme et rassurant, et c’est justement pour ça que je veux remettre la main sur ce livre, c’est une porte vers un royaume inconnu, je ne vais pas laisser le premier venu s’en emparer et oublier toute l’affaire.

Eveana soupira profondément. Sean n’avait pas tort. Mais de là à aller le voler chez le vieux O’Clenn…

Les publicités radiophoniques s’interrompirent et la voix de l’animateur reprit le contrôle du programme :

« Vous êtes sur WWK la radio de Kingston et ses environs et il est onze heures, l’heure de notre flash d’infos ! On vient d’apprendre qu’une opération spéciale de police a été organisée ce matin très tôt dans la petite bourgade d’Edgecombe, afin de débusquer le tueur qui frappe les enfants depuis maintenant plus de deux mois et que l’on a surnommé l’Ogre de la côte Est. Selon les premières informations, il semblerait qu’aucune interpellation n’ait été effectuée, mais la police ne s’est livrée à aucune déclaration officielle, et la prudence est toujours conseillée aux parents. Ah ! Une dépêche de dernière minute… Apparemment on déplorerait une victime du côté des forces de police ; en effet un… »

– Vous avez entendu ? s’exclama Lewis. En venant on a croisé Thomas Tanner et Willy Clay qui allaient à vélo à l’usine, paraît qu’il y a des voitures de police ! Je suis sûr que c’est là-bas que ça s’est passé ! Vous vous rendez compte, le tueur se planque dans l’usine…

Lewis réalisa aussitôt qu’ils avaient été tout proches de l’usine pas plus tard que samedi dernier et que ce même jour, Warren King était entré dedans pour suivre Josh Adams, et qu’il n’en était jamais ressorti vivant. Tom, qui avait été longuement interrogé par le shérif, lui avait fait à peu de chose près la même déclaration.

– En fait… ça fait froid dans le dos, dit-il d’une petite voix.

– Je sais pas ce qui se passe à Edgecombe depuis quelque temps mais ça ne me dit rien qui vaille ! murmura Sean.

Zach se leva en invitant Eveana à faire de même, il dit aux deux garçons :

– Moi je prépare ce qu’il faut pour aller chercher le bouquin, demain soir, c’est correct pour vous ?

– Je devrai faire le mur quoi qu’il arrive, alors c’est pas un problème, grogna Sean.

Lewis fit signe de la tête qu’il se débrouillerait, en fait, il songeait surtout à trouver une excuse pour ne pas venir.

– Alors on se voit demain au lycée pour régler tout ça et préparez-vous bien pour la soirée ! Essayez de voir Meredith et Tom pour leur dire de rester sur leurs gardes, on ne sait jamais.

Zach et Eveana disparurent dans la rue et descendirent Main Street en direction du parc municipal. Le cœur de Sean se serra et il eut du mal à respirer en les voyant s’éloigner ensemble.

 

Benjamin jeta plus qu’il ne posa son chapeau sur son bureau et se retourna vers l’agent Fergusson.

– Je n’arrive pas à croire que vous saviez qui nous cherchions et que vous me l’ayez caché ! C’est de la rétention d’information. Et Howard Leech est mort à cause de cet enfoiré ! Howard est mort !

Le flegmatique Glenn Fergusson tira la chaise en face du bureau, épousseta son pantalon à cinq cents dollars et s’assit avec un détachement agaçant.

– Je n’avais pas encore confirmation de mes suppositions jusqu’à ce matin. Il ne s’agissait que de doutes.

– Des doutes ? Pourquoi ne m’en avez-vous pas fait part, bordel ! Qui sait ? cela aurait peut-être pu nous aider !

L’agent du FBI afficha une moue clairement sceptique.

– Je ne pense pas.

Le shérif Hannibal préféra s’asseoir, le stoïcisme de cet homme devenait insupportable.

– Comprenez-moi, articula Glenn, ça n’est pas si simple que ça ! Je vais tout vous expliquer, vous allez comprendre que c’est bien plus étrange que vous ne l’imaginez…

Étrange ? Qu’est-ce qui est étrange ? Qu’un type totalement fou vous sourie alors qu’un fusil à pompe est braqué sur lui ? Ou bien est-ce quand les coups vous tombent dessus mais que personne ne les porte ? Non, non ; pour si bizarre que son histoire soit, Benjamin Hannibal avait déjà eu sa dose d’étrangeté pour la journée !

– Le type que nous recherchons n’a pas de nom. Il n’a pas de fichier où que ce soit dans le monde, du moins que nous ayons trouvé, et lui-même semble ne pas savoir qui il est. (Glenn marqua une pause.) Mais le département de police de Reston en Virginie l’a surnommé le « Magicien ».

Benjamin abandonna la vue du parc et observa l’agent Fergusson.

– À Reston, dans la banlieue de Washington D. C., il y a une petite communauté de sans-logis qui s’est installée. Ils ne sont pas bien méchants, ils dorment, mendient et tentent de trouver à bouffer à longueur de journée, des clodos quoi. Mais il y a quelques années de ça les flics du coin ont reçu des plaintes du voisinage, d’abord c’était pour des cris ou des hurlements en pleine nuit, et puis ça s’est transformé en agressions. Des habitants se sont fait attaquer par un clochard, un fou avec de longs cheveux blonds, un dingue au regard menaçant bleu…

Cette fois, Benjamin leva la tête de sa main et haussa les sourcils en signe d’intérêt.

– Quand les flics de la ville l’ont finalement appréhendé, il a été impossible d’établir l’identité exacte de ce type. Les autres clochards qui le connaissaient vaguement de vue semblaient vouloir l’éviter au maximum, ils l’appelaient le « Sorcier » ou « Magicien ». Certains parlaient même de lui comme du diable, et plusieurs d’entre eux certifièrent qu’ils avaient vu le Sorcier allumer un feu rien qu’avec ses yeux, ou encore qu’il pouvait déplacer des objets sans même les toucher. Évidemment les flics ne prirent rien de tout cela au sérieux, se contentant de placer toutes ces remarques entre de larges guillemets dans le dossier au côté de ses photos d’identification.

L’agent Fergusson tendit au shérif une photocopie de bonne qualité sur laquelle on voyait deux photos, l’une de face l’autre de profil. En bas des deux se trouvait une série de chiffres. Benjamin y reconnut immédiatement son agresseur, yeux-bleus. Glenn Fergusson sortit de son veston une paire de lunettes de soleil très fine et entreprit de les nettoyer.

– Là où les choses se corsent, c’est quand un des flics affirme qu’il a vu les clefs des cellules lui passer devant les yeux dans les airs avant de sentir une décharge dans tout le corps et de s’effondrer inconscient quelques minutes avant que le Magicien ne disparaisse de sa cellule. Ce flic était de garde au deuxième sous-sol du commissariat, il lisait lorsqu’il a vu le trousseau de clefs qui volait à un mètre cinquante du sol. La suite n’est qu’un grand trou noir.

Glenn Fergusson se racla la gorge avec toute la politesse qui seyait et ajouta :

– Évidemment, ce flic a eu droit à tous les tests possibles et imaginables d’où il en est ressorti qu’il ne se droguait pas, qu’il ne buvait pas, il ne fumait pas non plus, pour un peu qu’il était presque parfait. En tout cas, tout corrobora la version du flic. La perte des clefs, l’absence du Magicien sans sa cellule…

– Vous voulez dire que notre homme s’est volatilisé dans la nature après avoir fait voler des clefs et assommé un garde à distance ? interrogea Benjamin sans attendre de réelle réponse.

– Apparemment, oui.

Benjamin soupira bruyamment.

– Admettons. Mais vous voulez bien m’expliquer comment vous saviez que c’était lui qui sévissait dans cette affaire ? demanda le shérif qui commençait à être excédé par tout ce mystère.

– Lorsque le dossier de l’Ogre de la côte Est m’a été confié j’ai aussitôt eu recours à mon meilleur indic : Ezekiel Arzabahal.

– Pardon ?

– Ça n’est sûrement pas son vrai nom et peu importe, mais c’est en tout cas mon plus précieux recours pour me lancer sur des pistes intéressantes quand je n’ai pas d’indice. (Glenn Fergusson souffla sur les verres de ses lunettes de soleil.) Ezekiel est médium. Je sais que cela vous paraîtra surréaliste, et insensé, je vous demande juste de m’écouter et nous en parlerons ensuite, d’accord ?

Benjamin acquiesça.

– Bien. J’ai exposé toute l’affaire à Ezekiel, bien sûr le dossier était assez maigre, la localité des meurtres, à l’époque deux, le détail des procédés pour donner la mort, des renseignements sur les victimes… enfin bref, tout le dossier. Ezekiel a tiré les cartes, un vieux jeu de tarot divinatoire, des cartes si vieilles et si cornées qu’on se demande à chaque fois comment il se fait qu’elles ne se désagrègent pas entre ses mains. C’est là qu’il m’a parlé d’un « Magicien puissant, un homme dément aux yeux bleus » et vous le croirez ou non mais j’ai vu de mes propres yeux les cartes s’enflammer sur la table. Ezekiel s’est mis à hurler et à proférer des incantations à la limite de l’hystérie et tout s’est arrêté. Il m’a regardé et avec sa voix si rauque il m’a dit : « Glenn, celui que tu cherches est très fort, il est pernicieux, tu dois t’en méfier ! En lui brûle le feu des corrompus ! » Il a pris une carte routière de la côte Est et a entrepris de passer son pendule au-dessus du papier. Le pendentif s’est balancé régulièrement au bout de sa chaîne jusqu’à ce qu’il approche Washington, où il s’est mis à tourner plus vite, et il s’est subitement figé, d’un seul coup il s’est stabilisé au-dessus du nom de Reston. C’est là que j’ai commencé mon enquête et glané les informations concernant le Magicien.

Glenn Fergusson marqua une pause pour faire craquer ses doigts tout en fixant le shérif.

– Ça n’est pas tout. En partant de là j’ai lancé une enquête auprès de tous les bureaux de police de la côte Est au nord de Washington, et vous savez ce qu’il en est ressorti ? Tenez-vous bien, en 1981 à Newark, près de New York, un clodo a été appréhendé, suite à plusieurs plaintes. Le type en question s’adonnait à des rites étranges, sacrifiant les animaux familiers du quartier, il avait de longs cheveux blonds, et des yeux aussi bleus qu’un saphir. Il a mystérieusement disparu de sa cellule, les deux malfrats avec qui il était enfermé ont été retrouvés dans les vapes, ils ne se souvenaient plus de rien. Ensuite on m’a faxé un rapport de 1970 venant de Bridgeport dans le Connecticut, où ils ont eu le même problème, ils ont conclu à une erreur du gardien qui aurait mal fermé la porte de sa cellule, mais nous savons tous deux que c’est peu probable. Enfin, en 1959, à Wakefield, à moins de quinze kilomètres d’ici seulement, la police de la ville a procédé à une arrestation du même genre et encore une fois notre homme – toujours avec ses longs cheveux blonds et ses yeux bleus – s’est évaporé. J’ai glané ces informations rapidement car c’est un cas qui a fait parler de lui à chaque fois et qui a laissé des traces dans la mémoire des flics, mais je suis sûr que bon nombre de bureaux plus petits que le vôtre ont vu passer ce type !

Fergusson se passa la main sur la bouche et reprit :

– En 1959 il était tout près d’ici, vous imaginez ? Il y a trente-six ans, ce dingue avait la même apparence qu’aujourd’hui, « la trentaine » selon les rapports de police. Ce « Magicien » n’aurait pas loin de soixante-dix ans et il ressemble encore à un jeune homme fringant ! Et puis il y a sa mobilité, il lui a fallu quarante ans pour descendre pas moins de cinq cents kilomètres pour subitement revenir quasiment à son point de départ en quelques semaines, vous m’expliquez ? Qu’est-ce que ce mec prépare ?

Benjamin restait à observer l’agent du FBI sans savoir quoi dire et, surtout, par où commencer. Il avait été confronté quelques heures plus tôt à un phénomène qu’il n’arrivait pas à s’expliquer logiquement et voilà qu’on lui en remettait une couche avec ces histoires de médium et de type qui traverserait le temps aussi facilement que les États !

– J’imagine à quel point cela peut vous paraître incroyable, voire débile ; mais, shérif, n’oubliez pas les événements de ce matin, c’est vous-même qui me l’avez dit : « Ce sont des trucs impossibles, que vous avez néanmoins vus ! » Vous comprendrez cependant pourquoi je ne vous ai pas mis au parfum dès mon arrivée, le Bureau n’apprécierait pas que ses agents aient recours à des moyens paranormaux pour faire progresser leurs enquêtes, et la seule piste que j’avais m’a été soufflée par des cartes et un pendule ! Je ne peux en aucun cas expliquer rationnellement mes déductions devant un tribunal.

Benjamin prit un stylo et se mit à le faire tourner machinalement entre ses doigts.

– Vous êtes en train de me dire que nous sommes à la recherche d’une sorte de magicien ? dit-il lentement. Un mec qui tuerait pour servir le diable ou un démon du même acabit ?

– Je ne sais quelles sont ses motivations, mais j’ai trouvé à l’usine un pentagramme tracé à la craie, avec des bougies et tout un tas d’ustensiles dont les types du labo nous en diront plus. Le même genre de pentagramme que les flics de Reston ont trouvé dans la zone occupée par les clodos. Cela fait au moins un élément en commun.

– On n’a pas retrouvé le même genre de dessin à proximité des corps des précédentes victimes ?

– Non, ni dans l’État de New York, ni dans le Connecticut. Mais chaque victime a ces étranges symboles ésotériques gravés dans la chair, et pour la première fois notre tueur semble s’être sédentarisé. Deux victimes dans la même ville et lorsque nous l’avons débusqué il ne semblait pas sur le point de partir. C’est donc à Edgecombe qu’il veut faire quelque chose. Reste à trouver quoi. J’aimerais que vous regardiez dans vos archives, cherchez dans les années 50 tous les phénomènes qui pourraient avoir un lien avec notre bonhomme.

– Ça ne va pas être bien difficile, à Edgecombe il ne s’est pas passé grand-chose. En admettant que notre intervention de ce matin ne le fasse pas fuir ailleurs, corrigea Benjamin, il manigance peut-être quelque chose…

Il se massa les tempes avant d’ajouter :

– Attendez un peu, depuis cinq minutes on parle de magie, de diable ou je ne sais quoi et vous le faites aussi naturellement que si vous étiez né dedans ! Je veux bien admettre que j’ai vécu une expérience très étrange aujourd’hui, que nous sommes face à un fou furieux qui s’imagine servir le diable s’il ne croit pas en être l’incarnation, mais de là à admettre l’existence de force mystérieuse et pourquoi pas de la magie elle-même, il ne faudrait pas pousser de trop ! Enfin c’est…

– La Magie existe, shérif, tout n’est qu’une question de perception.

Pendant les dix secondes qui suivirent on n’entendit plus que le son d’une voiture passant plus bas dans la rue et le bourdonnement de la chaudière dans la pièce d’à côté. Le shérif se leva et regardant un peu partout dans la pièce il dit :

– Je crois que je vais faire un peu de café… vous aimez les doughnuts ?