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En milieu d’après-midi, le mardi 11 octobre, alors que Sean était en train de travailler sur un problème d’arithmétique, la sonnette retentit dans la maison. Ses parents ne rentrant pas avant dix-neuf heures voire dix-neuf heures trente, il dut se résoudre à abandonner ses calculs pour aller ouvrir lui-même.
Meredith, l’air gênée, se tenait sur le paillasson. Les lunettes aux carreaux sales sur le nez, et un chiffon noir dans les mains. Elle esquissa un petit signe de tête en guise de salut.
– En fait je passais pour savoir si… si t’avais rien à faire et que tu voulais t’occuper, eh bien dans ce cas j’ai ma moto side-car qu’il faut repeindre et toute seule c’est un peu chiant, et puis j’ai pensé qu’on pourrait discuter un peu ensemble, si ça te branche…
Sean leva la main comme pour lui demander d’attendre, et il disparut dans la maison. Il revint quelques secondes plus tard, sa veste en jean à la main et les clefs dans l’autre.
– Je bossais sur un problème de maths, la vache ce que c’est emmerdant ! expliqua-t-il.
Ils commencèrent à marcher en direction de la 4e Rue où vivait Meredith.
– T’aimes pas les maths ? interrogea Meredith.
– Non pas trop. Je crois que c’est de famille, mon frère Sloane déteste lui aussi.
– C’est ton frère qui fait de la télé des fois, n’est-ce pas ?
Sean soupira.
– Et Zach ? demanda-t-elle, qu’est-ce qu’il faisait aujourd’hui ?
– Il devait aller à Kingston pour voir un oto-rhino pour un problème d’oreille.
– Eh bien on se passera de son aide. Tu vas voir, depuis la dernière fois j’ai pas mal bricolé, j’ai renforcé le side-car et après la peinture il sera presque en état, encore deux trois modifs sur le moteur.
– Quel genre de modifs ?
– Je voudrais booster le moteur parce que tel quel il va se traîner si on est deux, surtout au démarrage.
En cinq minutes ils arrivèrent dans le garage de Meredith, et lorsqu’elle souleva la bâche, Sean découvrit avec stupeur la nacelle du side-car retapée à neuf, tout comme la moto ; le moteur, lui, attendait sagement dans un coin qu’on daigne le greffer à son squelette.
Ils passèrent les trois heures suivantes à peindre en se racontant des histoires drôles, Meredith se montrait beaucoup plus sociable que de prime abord, son arrogance et son côté garçon manqué qu’il-faut-pas-faire-chier ne sont que du vernis, se dit Sean, en fait elle est vraiment sympa ! tandis que Meredith dans son coin songeait que Sean était un mec agréable et pas casse-bonbons malgré son plus jeune âge. Ils s’appliquèrent dans la finition, et quand ils eurent fini, ils se lavèrent les mains et les chaussures au tuyau d’arrosage dans le jardin, évidemment cela tourna bien vite à la guerre de l’eau, c’était à qui aspergera le plus l’autre.
Vers 19 h 30, Sean reprit sa veste en jean pour rentrer, il commençait à attraper froid avec la température assez fraîche et son T-shirt encore mouillé. Il approcha de Meredith :
– Je dois t’avouer que je ne te connaissais pas aussi… cool, enfin je veux dire que t’es chouette et que tu peux venir traîner avec nous quand tu veux…
– Te casse pas la tête va, j’ai bien compris et j’hésiterai pas.
Sean se tâta pendant quelques secondes, il n’était pas sûr que cela puisse lui plaire et puis finalement il se jeta à l’eau et dit :
– D’ailleurs si ça te branche, demain soir on se retrouve devant la maison de mon grand-père avec les autres, on va faire une séance de spiritisme.
Le visage de la jeune fille se ferma dès que le mot spiritisme fut prononcé.
– Vous devriez faire gaffe avec ça, dit-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu, c’est malsain, il s’agit de forces occultes qui peuvent être très puissantes, on ne sait jamais comment ça peut finir.
Sean acquiesça, elle avait raison et ça rendait la soirée du lendemain encore plus piquante.
– Mais je viendrai. Oui, je voudrai voir ça.
Ils se saluèrent et Sean partit en direction de son domicile. Meredith contempla le garage largement encombré de pièces de mécanique, reboucha les pots de peinture qu’elle avait achetés avec son propre argent. Après avoir nettoyé un peu le sol, elle ferma le garage et pénétra la maison par la petite porte qui donnait dans la cuisine.
Une odeur terrifiante lui envahit les narines.
Un parfum pourtant doux de toast, du pain en train de griller peu à peu. De viande qui cuit dans son jus sous une peau qui commence à se couvrir de cloques, pensa Meredith.
Deux ans plus tôt, alors qu’elle vivait encore à Stovington dans le Vermont, elle était rentrée de l’école comme à l’accoutumée, s’attendant à trouver son goûter sur la table de la cuisine, et son père devant son bureau à potasser ses dossiers. Elle avait débouché sur Michigan Avenue où elle vivait, et une odeur de toast qui grille tout doucement avait empli l’air. Un savoureux fumet de pain qui se dore progressivement, répandant dans l’air une très légère senteur sucrée – y avait-il du beurre sur le pain ? Elle avait accéléré, par appétit (la salive lui montait dans la bouche) ou par un curieux pressentiment – elle ne le sut jamais. Lorsqu’elle arriva à la hauteur de sa maison, le petit espace de gazon qui s’étendait devant l’entrée n’était plus vert mais noirci et encombré de nombreux éclats de bois fumants. La fumée sortait du toit sans qu’aucune flamme ne soit visible. Le feu se cachait derrière l’épaisse fumée qu’il produisait pour lécher goulûment et tranquillement l’intérieur de la bâtisse. Un camion de pompiers était dans la contre-allée et des hommes en tenue d’intervention tentaient de se frayer un chemin vers la cuisine par la porte de derrière. Et toujours cette odeur de pain grillé.
Meredith était restée là à attendre, au milieu de l’herbe qui jaunissait pour virer au marron puis au noir. La maison couinait lâchement, elle suppliait que cela s’arrête, qu’on l’achève, des sifflements comme un violent jet d’air dans l’eau se mêlaient aux crépitements, aux craquements et au souffle ininterrompu de l’air nourrissant le brasier. Par moments on entendait comme un pneu qui se dégonfle d’un coup et le bruit de verre qui casse, et puis il y eut au loin la sirène d’un autre camion de pompiers. Une sirène stridente qui hurlait à la réalité, qui criait à plein régime « tu ne rêves pas c’est bien vrai, ta maison est en feu et… et OÙ CROIS-TU QUE TON PÈRE SOIT, PETITE SOTTE ! ». Meredith avait hurlé.
Elle avait hurlé à pleins poumons alors que les flammes commençaient à prendre de l’assurance et à montrer le bout de leur nez, caressant les murs extérieurs et passant leurs longues langues sur le bas du toit.
Les pompiers sortirent rapidement de l’habitation, le cuir fumant, et étendirent sur le sol le grand paquet noir qu’ils tenaient. De la bâche glissa une main toute cloquée, la peau orange-rouge et noir suppurant par toutes ses boursouflures sur laquelle s’était fondu le métal d’une chevalière. Meredith contempla ce qui avait été l’anneau de famille des Slovanich et son visage se contracta si fort que ses yeux devinrent deux minuscules fentes. Des larmes bouillonnantes coulèrent tandis que des centaines de volutes carbonisées montaient vers les cieux dans un arôme de pain grillé.
Meredith se précipita dans la cuisine et, éteignant le toaster, elle cria d’une voix étranglée :
– Maman ! tu sais que je ne supporte pas cette odeur !
Et les larmes coulèrent de nouveau sur ses joues.