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À dix-sept ans Billy Harrisson avait toujours rêvé d’être célèbre et ce lundi matin lui permit d’exaucer son vœu.

Billy jouait au football dans la modeste équipe d’Edgecombe, il était quarterback, et se devait de montrer l’exemple au reste de l’équipe. Tous les matins il allait faire son jogging avant d’aller au lycée. Il courait sur la 4e Rue et montait la butte qui lui permettait d’accéder au terrain vague, en faisait le tour et retrouvait la 5e Rue qu’il empruntait et ainsi de suite jusque chez lui à Dover Street. Ce matin-là vers sept heures, le soleil n’était toujours pas levé, et il hésita à passer par le terrain vague, le chemin étant chaotique il risquait de se tordre une cheville. Mais l’habitude fut trop forte et ses pieds le guidèrent le long du parcours quotidien.

Lorsqu’il passa à l’orée de la forêt, une ombre sortit des frondaisons épaisses et bondit sur Billy.

Billy était sportif, il se débattit rageusement, et pendant une seconde il crut même avoir le dessus jusqu’à ce qu’il sente le couteau s’enfoncer dans la chair de son abdomen.

Billy Harrisson avait toujours rêvé d’être célèbre, et il le devint. En effet, la découverte du corps d’une nouvelle victime de « l’Ogre de la côte Est » attira bon nombre de journalistes. Les chaînes de télé diffusèrent la photo du jeune garçon comme celle d’un martyr pour la mémoire duquel l’information devait se battre. Mais personne dans tout le pays ne vit les visages des cinq précédentes victimes.

 

Sean et Zach posèrent leur plateau-repas sur la table et s’assirent au côté de Tom et Lewis. La cafétéria du lycée résonnait des coups de couteaux et de fourchettes en inox et des multiples conversations des étudiants.

– Je me demandais, commença Lewis, si vous saviez pourquoi on fabrique les châteaux d’eau en hauteur alors qu’ils sont laids à mourir ? On ferait mieux de les enterrer !

– Tu nous l’as déjà demandé, remarqua Zach, et on ne savait pas.

– Ah bon…

Lewis afficha un air très déçu. Sean qui le connaissait bien savait qu’il en était souvent ainsi avec lui. Lewis se prenait de passion pour des petites choses pas vitales, mais qui atteignaient chez lui une importance capitale.

Meredith arriva derrière Sean et posa son plateau et son sac à dos plein de livres et de classeurs à côté de Tom.

– Je vous dérange pas ?

Tous l’invitèrent à se joindre à eux. Elle s’assit et retira ses lunettes pour se masser les paupières.

– Fait chier, je viens de me taper un D en expression écrite. J’en ai plein le cul de ces cours, gronda-t-elle.

Elle avait des poches sous les yeux, de lourds cernes violets.

– Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais si tu dormais un peu plus ça pourrait t’aider à te sentir mieux, dit Sean.

Elle remit ses lunettes, se servit un verre d’eau à l’aide du broc en métal émaillé et avoua d’un ton las :

– J’aimerais bien, mais je fais des cauchemars presque toutes les nuits.

Tom lui mit la main sur l’épaule et elle se contracta aussitôt.

– Hé, je ne te veux pas de mal, ma petite poupée ! dit-il en imitant la voix de Robert Mitchum.

– Désolée, je suis trop nerveuse, ça va me passer.

Zach eut un regard compatissant pour la jeune fille.

– Je sais ce que c’est, le soir tu finis par ne plus oser t’endormir. Ça m’est arrivé l’année dernière.

Il y eut un silence gêné, et les cinq adolescents se mirent à manger. Puis Tom, qui n’aimait pas trop les silences, lâcha :

– Vous avez entendu parler du type bizarre qui se balade à Edgecombe ?

– Je sais pas si c’est un sujet adéquat pour plaisanter. Ce salopard a fait assez de victimes comme ça ! rétorqua Meredith.

– Non pas le tueur mais le mec qui se balade dans les rues en posant des questions aux ados de mon quartier.

Zach leva le nez de son assiette.

– C’est quoi cette histoire ? demanda-t-il.

– Je sais pas trop, mais je suis sorti après avoir mangé hier soir et j’ai discuté avec Doug Ryan. Il m’a dit qu’un type flippant est venu lui poser des questions alors qu’il s’amusait devant chez lui.

– Quel genre de questions ? demandèrent en même temps Sean et Lewis.

– Apparemment il cherchait des jeunes qui « font des choses insolites », c’est l’expression qu’il a employée avec Doug.

– Il a dit pourquoi il les cherchait ? interrogea Zach, méfiant.

– Non, reprit Tom, il a juste dit qu’il souhaiterait les voir. Doug m’a dit qu’il ne voyait pas où le bonhomme voulait en venir, mais à la façon dont Doug parlait, je crois que le type lui a flanqué une sacrée frousse.

Zach soupira.

– Ça ne me dit rien qui vaille cette histoire, fit-il. Comme par hasard au moment où on fait les cons avec une force… occulte, un mec erre dans la ville en cherchant des jeunes qui se vanteraient de voir ou faire des choses extraordinaires.

– Personne n’a parlé de ce qu’on a fait à quiconque ? demanda Tom.

Lewis bredouilla.

– Quoi ? T’as parlé de ça avec du monde ? s’écria Tom.

– Juste avec Gregor, mais… il a l’air sympa, s’excusa le garçon.

– Gregor n’a pas le profil de la balance. Il a l’air intéressé par ce qu’on a fait, mais j’ai confiance en lui, confia Sean.

– Moi aussi ce petit mec m’inspire, avoua Tom, Gregor-la-Tête a un bon karma, plaisanta-t-il en prenant la voix d’un moine tibétain.

– On peut savoir ce que tu as pour avoir une telle pêche aujourd’hui ? demanda Meredith.

– Je crois que je préfère rire de tout ce qui nous arrive plutôt que d’en pleurer.

– Que les choses soient claires, prévint Zach, à partir de maintenant pas un mot de tout ça, pas même aux bons amis, on le garde comme un secret vital !

Tous approuvèrent. Tom allait ajouter quelque chose lorsque le haut-parleur cracha une flopée de parasites et que la voix du proviseur emplit le grand réfectoire et tous les couloirs et salles du lycée :

« C’est Mr Dasher qui vous parle. Mes enfants (c’est ainsi qu’il s’adressait toujours à ses “ouailles” comme il les appelait en son for intérieur), un implacable drame marche dans les pas du précédent… Tous ensemble nous allons devoir nous serrer les coudes dans cette nouvelle mise à l’épreuve. La vie a décidé de nous ôter le jeune Billy Harrisson, très probablement victime du meurtrier qui sévit dans notre ville. Le maire et moi avons donc conclu qu’il était préférable de suspendre exceptionnellement les cours et ce pour une période indéterminée. »

Une clameur mitigée de joie et de bouleversement envahit la cafétéria.

« Je vous demande de bien m’écouter, vous êtes tous des proies faciles pour ce maniaque, par conséquent soyez vigilants. Vous n’avez plus à sortir de chez vous tôt le matin pour venir au lycée, alors restez chez vous, formez des groupes de travail en pleine journée pour ne pas prendre de retard sur le programme. Un courrier vous parviendra très rapidement pour établir clairement la situation. D’autre part, je réclame une minute de silence à la mémoire de votre camarade et ami Billy Harrisson. »

Tout le monde se tut et il n’y eut plus que quelques murmures fugitifs. Lorsque la minute fut écoulée, le haut-parleur grésilla une dernière fois :

« Merci de votre attention. »

Sean connaissait Billy, tout comme ses compagnons. C’était un garçon qu’ils avaient vu à certains matchs, une sorte de coqueluche pour les élèves et les professeurs. C’était lui aussi qui avait appris à Sean le rituel du tapis et du verre pour le spiritisme. Quelqu’un d’apprécié et d’envié.

Sean et ses compagnons se regardèrent et ils n’osèrent plus rien dire, pas même Tom, jusqu’à ce que leur repas soit fini.

 

Le soir, Sean dîna vers dix-neuf heures trente et monta dans sa chambre aussi vite que possible, faisant l’impasse sur le dessert pour ne pas rester cinq minutes de plus à table. L’ambiance familiale s’était très largement dégradée depuis six jours, depuis que son père l’avait surpris à rentrer en pleine nuit par la fenêtre. Phil Anderson se faisait du souci pour son fils, il ne pouvait s’empêcher de penser que cela faisait peut-être des années que son fils le bernait ainsi, et toute cette confiance (si prestigieuse à ses yeux) qu’il avait mise en Sean menaçait de s’évaporer.

Du coup les repas s’effectuaient en grande partie dans l’absence de conversation, avec la télé pour meubler tout cela. Sur la chaîne régionale, on parlait beaucoup d’Edgecombe, montrant des images de la petite ville. Philip L. Peckard, le maire, avait même fait une déclaration aux journalistes, annonçant qu’il était confiant sur l’avancée de l’enquête.

Sean referma la porte de sa chambre et alluma la lumière. Il faisait déjà bien nuit. À présent le soleil se couchait aux environs de dix-huit heures, laissant à la nuit sa grande part hivernale. Il mit la radio et s’allongea sur son lit, feuilletant un magazine de bandes dessinées.

Sean se leva pour éteindre sa radio. Malgré son jeune âge il avait eu du mal à se remettre de ses folles nuits de la semaine dernière, et il préféra se coucher tôt. De toute façon mieux valait dormir que de rester à se morfondre au fond de sa chambre.

Vers vingt et une heures il éteignit sa lampe, et les ombres de la chambre s’allongèrent jusqu’à la couvrir de leurs manteaux sombres. Il commença à s’endormir, enfoncé sous la couette. Depuis qu’il était petit, Sean avait l’habitude de se plonger entièrement sous les draps, y compris la tête. Ainsi, si quelques monstres venaient à passer par là, avec un peu de chance ils ne verraient qu’un lit et pas d’enfant à dévorer. Sean se laissait un petit trou pour respirer et accessoirement pour voir.

Heureusement, cette situation ne s’était jamais présentée.

Mais à présent c’était différent. Sean avait vu de ses propres yeux chez le vieux O’Clenn ce qu’on ne pouvait qualifier autrement que de monstre, et cela changeait tout.

 

Quelque chose tomba dans le dressing. Comme une peluche ou un manteau qui se détache de son cintre.

Sean rouvrit les yeux. Il s’était endormi. À travers la mince fente qu’il s’était laissée pour respirer, il regarda vers la porte coulissante de sa penderie. Il ne vit rien.

De nouveau, il y eut un frottement, comme si quelqu’un s’amusait à passer entre les chemises qui pendaient sur les cintres. Sean voulut se lever pour aller voir, mais aussi vite il se souvint de ses expériences extraordinaires de ces derniers jours et se ravisa. Et si c’était un esprit démoniaque ?

Cette fois un objet plus lourd tomba derrière la porte coulissante. Au bruit, Sean l’identifia comme étant le carton entreposé au-dessus des étagères, celui dans lequel on rangeait les vêtements chauds pour l’hiver. Puis Sean entendit distinctement que l’on traînait le carton en arrière comme pour dégager la porte.

Quelqu’un se trouvait dans son dressing, à peine à quatre mètres de lui !

Sean eut un frisson d’angoisse. Il remonta ses jambes tout contre lui, et recula dans le lit jusqu’à se trouver avec le dos contre le mur. Sa conscience lui criait de se lever en un bond et de s’enfuir de la chambre en courant. Mais quelque chose au fond de son âme lui conseillait de rester sans bouger, que peut-être s’il ne bougeait pas, ce qui était dans le dressing ne le remarquerait pas.

Sean enfonça bien sa tête dans son oreiller, et pressa la couette tout autour de son corps afin d’être sûr qu’il n’y avait pas de trou par lequel la chose pourrait le repérer et s’infiltrer. Enveloppé dans son cocon protecteur, il était prêt.

Il y eut du mouvement dans la grande penderie, on gratta le morceau de moquette qui ornait le sol, comme le ferait un taureau avant de charger, et il y eut un grognement sourd, un grondement rauque d’animal sauvage. Mais Sean fut certain en une demi-seconde qu’aucun animal sur terre ne grognait de la sorte.

À ce moment, deux yeux rouges épouvantables apparurent dans l’interstice des lattes de la porte coulissante.