4
 

Thomas Tanner, Josh Adams et Tom Willinger étaient assis et discutaient en haut de la butte lorsque Sean et Lewis arrivèrent. Plusieurs taches de peinture décoraient la chemise de Thomas.

– Je l’ai eu ! s’écria Tom en montrant Thomas du doigt, je l’ai eu et j’ai gagné, les mecs !

– Super, répondit Sean avec le même entrain que si on venait de lui proposer d’assister à un cours de maths un samedi après-midi. Si tu savais ce qui nous est arrivé !

Sean eut alors un petit regard complice pour Lewis qui se tenait fièrement à ses côtés. Thomas et Tom s’observèrent, qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir de plus important que de gagner la partie ?

Sean se laissa tomber sur la terre, et tout en souriant commença à leur raconter ses mésaventures avec Lewis. Il fallut toute la persuasion et tout le talent de narrateur de Sean pour que Tom, Josh et Thomas croient en l’histoire de leur ami. La cachette dans les ronces, Aaron et Lloyd qui débarquent, la course-poursuite entre les arbres, la fusillade à la peinture et le coup de maître de Lewis tirant en plein dans les couilles de Lloyd, c’était tout bonnement génial !

– Il vaudrait mieux ne pas traîner dans les parages maintenant, on a peut-être gagné cette bataille mais la guerre est loin d’être finie, avertit Sean. Pour être franc, je ne crois pas que c’était une si bonne idée, désormais ils vont vouloir nous massacrer Lewis et moi.

– Ouais, mais quel grand moment, voir Aaron à genoux en train de morfler ! gloussa Tom.

– Eh bien, t’iras t’expliquer avec lui s’il débarque. Moi j’y vais. Au fait il est où, Warren ?

– On sait pas, confia Josh, je crois qu’il m’a suivi dans l’usine, mais je suis passé par les passerelles du haut pour le semer.

Tom se leva et blagua :

– À mon avis il était tellement dégoûté que tu l’aies largué dans l’usine qu’il a dû rentrer chez lui.

– Ça ressemblerait bien à Warren ça ! lâcha Thomas. Ils rassemblèrent leurs quelques affaires et s’apprêtèrent à partir lorsque Sean demanda :

– On ne l’attend pas ?

– Laisse donc Warren vivre sa vie, tu peux être sûr qu’à l’heure qu’il est il est déjà chez lui à déguster un Mars king size devant l’écran géant de son salon, répondit Tom.

Sean passa la sangle de son arme sur son épaule, et se tourna une dernière fois vers le terrain vague et l’usine qu’il observa amèrement, et dévala la pente de l’autre côté pour rejoindre ses amis.

 

– Pourquoi tu leur as pas dit pour le serpent ? demanda Lewis une fois que les autres furent partis vers leurs logis respectifs.

Sean tapota le dos de Lewis.

– Parce qu’il est des fois où il vaut mieux ne pas dire toute la vérité. Sinon les gens ne te croiraient pas, aussi vrai que cela puisse être. C’est mon grand-père qui m’a appris ça.

– Tout de même, l’épisode du serpent c’était important ! protesta Lewis.

– Dans ma version, tu sortais de l’abri par courage, pour défier ces deux cons de Aaron et Lloyd, t’aurais préféré que je dise que tu t’es enfui en voyant un serpent ? Même s’il y avait de quoi avoir peur, je doute que Tom aurait compris la chose comme ça, il n’aurait retenu que ta fuite s’imaginant très bien que lui aurait tenu tête à un crotale.

Lewis approuva finalement cette version de l’histoire. Tom était gentil comme garçon, mais il n’avait que rarement les pieds sur terre quand il s’agissait de danger, également âgé de quinze ans il ne jurait que par les actes héroïques et par les jolies filles. Tom voulait s’engager dans l’armée, il voulait finir son lycée et intégrer la cellule des Navy Seals, coûte que coûte, quel qu’en soit le prix physique à payer il en ferait les sacrifices nécessaires. Alors il faisait les quatre cents coups, c’était sa manière à lui de s’entraîner.

Ils arrivèrent à l’angle de Lawson Street et de la 4e Rue, où ils devaient se séparer. Lewis eut un regard inquiet vers le centre-ville.

– J’espère que je ne vais pas tomber sur un des deux furieux, sinon je suis mort, avoua-t-il craintivement.

– Si tu veux tu peux venir dormir à la maison, on pourrait aller chez mon grand-père et jeter un petit coup d’œil au grenier, c’est une vraie caverne des mille merveilles.

– Mon père va être furieux si je ne rentre pas… Oh, et puis merde, un petit coup de téléphone et ça devrait passer…

Ils descendirent le quartier des Palissades par Lawson Street jusqu’à la 1re Rue où vivait Sean. En bifurquant vers la gauche ils passèrent devant la maison de Zachary Trent, le nouvel ami de Sean.

Sur le palier, se tenait un ange. Un ange aux cheveux de feu et à la poitrine envoûtante. C’était Eveana O’Herlihy, la fille la plus convoitée du lycée, grande, rousse, des yeux verts à faire chavirer le plus endurci des cœurs et, accessoirement, la fille du notaire d’Edgecombe. Fille de bonne famille, elle vivait à Bellevue, le quartier huppé de la ville. Face à elle se tenait Zach, une main sur la porte, l’autre sur la hanche, visiblement en grande conversation. Sean ne put s’empêcher d’esquisser un petit geste timide vers Zach. Celui-ci le vit immédiatement et héla les deux garçons.

– Salut, Sean, ça roule comme tu veux ?

Sean hocha la tête. Zach vint à leur rencontre délaissant quelques secondes la douce et belle Eveana.

– Alors, les mecs, qu’est-ce que vous faites ce soir ?

Sean et Lewis se regardèrent, Sean répondit en premier :

– On va prospecter.

– Prospecter ? répéta Zach. Qu’est-ce que vous allez prospecter ?

– Le grenier de mon grand-père. Ça fait des siècles qu’il y entasse des trucs, et on va vérifier s’il n’y a rien de bien à trouver.

– Il va rien dire ton grand-père que vous le dépouilliez comme ça ?

– En fait c’est lui qui m’a dit d’aller voir ce qui m’intéressait, lui il est à la maison de retraite, celle qu’est en face de la mer, alors il préfère que ce soit moi qui me serve plutôt que l’antiquaire du coin. J’ai les clefs de sa maison, y a plus qu’à y aller.

Zach se tourna pour vérifier qu’Eveana ne s’impatientait pas et proposa :

– Dis-moi, Sean, ça te dérangerait si je me mêlais à votre petite expédition avec la demoiselle ?

Sean haussa les épaules.

– Non, ça peut être amusant d’être avec une fille, le grenier est plutôt sombre, il y a des toiles d’araignée partout, on devrait se marrer.

– T’en fais pas, va, je saurai la protéger, dit Zach avec un sourire. On se voit tout à l’heure.

Lewis frissonna. Lui, avait en horreur les araignées.

Le vent siffla autour d’eux.

 

Il était déjà vingt-deux heures passées quand la sonnerie retentit. Sean et Lewis s’étaient gavés d’épis de maïs au beurre et au sel, et ils regardaient pour la centième fois Les Griffes de la nuit dont les cris de Heather Langenkamp envahissaient la pièce en prenant soin de faire vibrer le haut-parleur de la télévision. La sonnette résonna dans l’air comme un coup de tonnerre, sortant par la même occasion les deux adolescents de la torpeur dans laquelle ils commençaient à sombrer depuis quelques minutes. Sean alla ouvrir.

Zach, toutes dents dehors, et Eveana se tenaient sur le palier.

– On y va ? demanda-t-il en enfonçant ses mains dans son jeans et prenant bien soin de laisser les pouces hors des poches.

Sean voulut paraître décontracté, la présence d’une jeune fille le troublait en général, mais celle d’Eveana était encore plus gênante. Il acquiesça, fit un petit signe de la main à Zach – genre salut macho des cow-boys de vieux Westerns – et s’en alla prévenir Lewis.

Deux minutes plus tard Sean verrouillait la porte d’entrée de sa maison, une main dans la poche pour s’assurer l’air cool et ils partirent en direction de Twin Hills Street.

Dehors l’air était lourd, chargé d’électricité, il avait fait beau toute la journée, et la menace de l’orage était survenue tout d’un coup, à la grande surprise des anciens de la ville qui connaissaient bien les variations climatiques habituelles. Ils lisaient les signes. Les hirondelles qui volent bas, l’absence subite de moucherons ou encore les réactions du bétail, un cheval nerveux ou une vache qui rentre toute seule à l’étable bien avant l’heure coutumière. Et, curieusement, aujourd’hui aucun de ces signes n’était apparu alors que l’orage montrait bel et bien le bout de son nez. Il faudrait une chance inespérée pour qu’il n’éclate pas ou pour qu’il épargne Edgecombe.

Sean marchait étrangement, comme un balancier, et une main dans la poche revolver de son jean, il hochait la tête machinalement comme s’il écoutait une musique imaginaire.

– Ça va, Sean ? demanda Lewis.

– Ça roule.

Lewis écarquilla les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ? se demanda-t-il. Depuis quand Sean se baladait une main dans la poche en répondant « ça roule » et en marchant bizarrement. Sean se déhanchait légèrement en avançant, et Lewis ne sut résister :

– Tu vas bien ? Ça te fait mal à la jambe, ou tu le fais exprès ?

Sean s’arrêta, laissant Zach et Eveana prendre quelque distance, et gommant tout excès de « décontraction » il dit à Lewis d’un ton mal assuré :

– Tu trouves pas que ça me donne un genre ?

– Ah si, si, si ! s’empressa de répondre Lewis, ça te donne le genre débile, ça il y a pas de doute !

– Non, sincèrement, dis-moi.

– Sincèrement ?

Sean hocha la tête.

– Eh bien ça te donne le genre débile.

Lewis se remit à marcher, très fier de son petit effet. Lorsque Sean revint à son niveau, il marchait comme à son habitude, et c’en était apparemment fini de sa tentative de devenir cool.

 

La vieille maison qui siégeait au 221 Twin Hills Street n’était plus habitée depuis six mois. En avril dernier, Phil et Amanda Anderson décidèrent d’un commun accord qu’il était préférable et plus prudent pour sa santé de confier grand-père Anatole à la maison de retraite. Il ne serait pas loin, il serait bien traité, et il se sentirait moins seul, c’était donc à tous les points de vue la meilleure décision à prendre, aussi dure fût-elle à accepter pour Anatole. Il avait perdu sa femme – la mère d’Amanda – l’année précédente et souffrait de solitude aiguë depuis. Il errait comme une âme en peine dans la maison, et même s’il le niait, il vivait très mal la disparition de sa moitié. Parfois il restait assis dans un fauteuil – bien habillé, rasé et même parfumé – à attendre qu’elle revienne. Il guettait là son providentiel retour, s’imaginant qu’elle allait apparaître dans l’embrasure de la porte du salon, avec le verre de lait chaud qu’il adorait boire sur le coup des quatre heures. Certes, il savait pertinemment qu’elle n’apparaîtrait jamais, mais il se l’imaginait, c’était là tout ce qui lui restait. Et si une petite souris avait pu se glisser dans son salon à ces moments précis, certains jours elle aurait pu voir ses yeux pétiller et un large sourire se dessiner sur son visage, les rares moments où la réalité laissait suffisamment la bride sur le cou à la raison pour qu’il puisse voir sa femme surgir de sa pensée. Alors ses lèvres murmuraient lentement son nom : Lydia, Lydia. Lydia…

Six mois sans être entretenu, le jardin avait aussi quelque peu souffert, les friches s’étalaient jusqu’à la clôture de bois.

Sean, Lewis, Zach et Eveana longèrent la petite palissade et s’immobilisèrent devant le portail. Sean jeta un bref regard vers Zach et la jeune fille qui l’accompagnait, il se demanda s’ils sortaient ensemble, rien ne semblait le confirmer, ils étaient assez distants l’un de l’autre, et n’étaient pas particulièrement tendres l’un envers l’autre. Remarque elle est plutôt du genre réservé, elle n’a pas décroché un mot depuis qu’on est partis, songea-t-il, pour une fille de dix-sept ans, elle est plutôt timide.

– Sean ? demanda Zach, si c’est ça la baraque de ton grand-père, ça promet d’être sympa à l’intérieur pourvu qu’on puisse arriver un jour jusqu’à la porte ! C’est une vraie jungle ce jardin…

– Mon grand-père ne l’entretenait déjà plus avant de partir, ça fait près d’un an qu’il n’a pas été vraiment nettoyé. Mais on peut accéder au perron assez facilement.

Sur ces mots, il poussa la maigre porte de la clôture – entraînant dans son mouvement plusieurs lianes et branches qui s’étaient enroulées autour des traverses de bois – et pénétra dans le jardin. Zach, Eveana et Lewis (pas très rassuré à l’idée d’affronter des hordes d’araignées sanguinaires) lui emboîtèrent le pas.

Malgré la pénombre dominante – le seul lampadaire dont la lumière profitait au jardin se trouvait à plus de dix mètres – on pouvait distinguer que la végétation du jardin s’était développée à l’abri de toute influence extérieure. Elle s’était répandue horizontalement, bien qu’en certaines parties elle montait à un bon mètre.

À chacun de ses passages Sean y voyait comme la surface mouvementée d’un océan chlorophyllien, les lames de feuilles se soulevant sous la déferlante du vent, et Neptune en personne s’acharnant là-dessous pour animer le spectacle.

Sean en tête, ils se taillèrent un chemin à travers l’épaisse végétation qui leur barrait la route et atteignirent le seuil. C’était une haute maison dont le bois était blanc, bien que fortement passé. Les volets au rez-de-chaussée et à l’étage étaient clos. Sur le toit, la mansarde ne comportait pas de volet, et seul le pâle reflet d’un rideau blanc se distinguait derrière la fenêtre, on aurait dit un fantôme guettant les visiteurs potentiels. Sur la gauche dépassait légèrement une véranda en demi-cercle, là où Sean se rappelait avoir pris bon nombre de ses déjeuners du dimanche familial.

Le petit-fils du propriétaire des lieux tritura la serrure, juste à côté d’une plaque sur laquelle on pouvait lire : FAMILLE PRIORET.

– Quelqu’un a de la lumière ? Je n’y vois rien.

Zach poussa Lewis qui se collait à Sean, et alluma son briquet Zippo.

– Ça va mieux comme ça ?

Eveana s’approcha de la balustrade et contempla la petite terrasse qui s’étendait à droite de l’entrée. On avait dû y disposer un rocking-chair autrefois, quelques plantes dans des bacs pendus aux poutres dont les traces étaient encore visibles, et peut-être une petite table pour y prendre des collations. Le vent se leva d’un coup, projetant une rafale violente dans la chevelure touffue du jardin. Un grincement venant du flanc gauche de la maison intrigua la jeune femme. Comme la corde d’un pendu qui craque légèrement sous le poids de son fardeau, pensa-t-elle.

Zach posa sa main sur son épaule.

– Tu viens ? on rentre, dit-il.

Elle lui répondit d’un sourire, et se tourna pour les suivre.

Sean actionna le commutateur, mais aucune lumière électrique ne jaillit.

– Merde, c’est vrai que le courant a été coupé.

– On est marron pour se taper la visite au briquet je crois, intervint Zach.

Il ralluma son Zippo chromé.

Le hall projeta subitement des jeux d’ombres un peu partout. Ils se tenaient sur un gros paillasson usé, des vieilles lettres à moitié effacées proclamaient ce qui quelques années plus tôt, était : BIENVENUE DANS LA MAISON DU BONHEUR. Devant eux montait un grand escalier au milieu duquel courait un long tapis rouge, couvrant les marches du sommet au pied, et maintenu au bas des contremarches par des baguettes de cuivre. Sur leur droite s’ouvrait une vaste pièce, un salon à n’en pas douter, mais tous les meubles étaient recouverts d’un drap blanc, la faisant ressembler à une maison hantée.

– La porte de droite c’est pour la cuisine, expliqua Sean, et en face sous l’escalier c’est pour aller à la cave, mais ce qui nous intéresse est en haut, au grenier.

Il montra l’escalier à Zach, l’invitant à l’éclairer davantage pour qu’ils puissent tous s’y engouffrer. Les marches grinçaient affreusement. C’en était troublant, d’autant plus qu’il faisait tout de même assez noir, la flamme du briquet ne diffusait pas beaucoup de lumière, et dehors le vent commençait à souffler suffisamment fort pour faire claquer les volets mal accrochés du voisinage.

Ils arrivèrent sur le palier et suivirent Sean à travers un couloir étroit, dont les murs étaient recouverts d’un papier peint mauve ou tirant sur le violet – il était difficile de s’en faire une idée juste dans la pénombre – et sur lesquels reposaient de nombreux cadres. Eveana examina les photos. On y voyait des scènes de famille, souvent autour d’une bonne table, ou parfois dans des décors naturels, elle y reconnut Sean sur plusieurs d’entre elles, et y vit un homme lui ressemblant tant qu’elle supposa qu’il était son père. Sur une photo, elle reconnut ce qui devait être le jardin du côté de la véranda, sauf qu’il était très bien entretenu et parsemé de quelques rhododendrons ; deux personnes âgées et un couple plus jeune se tenaient à une table de jardin en bois sur laquelle reposait un plantureux repas. Au fond on pouvait voir un jeune enfant faisant de la balançoire sous un bel arbre. Elle reconnut les traits de Sean et sourit en voyant les cordes qui maintenaient la balançoire sous une branche, très certainement les mêmes cordes qu’elle avait entendues grincer avant de rentrer dans la maison. Sur un autre cadre était inscrit en lettres magnifiques et tout enluminé un texte faisant référence aux paroles prophétiques de la Bible. Ici en l’occurrence il s’agissait de donner tout le bonheur possible à son prochain pour que le monde vive dans la fraternité et la paix.

Sean ouvrit une petite porte et grimpa l’escalier abrupt qu’elle dissimulait, mieux valait n’être pas trop costaud pour l’emprunter car il était très étroit, et Lewis eut tôt fait de le remarquer.

– Dis donc, tes grands-parents ils étaient plutôt du genre maigrichon ! dit-il en rasant les murs des deux côtés.

– C’est surtout qu’ils ne montaient presque jamais ici.

Ils débouchèrent tous les quatre dans le grenier des Prioret.

Sean n’avait pas exagéré en parlant de caverne des mille merveilles. Partout s’empilaient des affaires de tout style, toute époque et de tout usage. Les murs pentus du toit étaient tous cachés derrière une montagne de bric-à-brac incommensurable. Le milieu de la pièce était encombré de hautes étagères remplies à craquer de babioles, et on se servait de ces mêmes étagères pour y appuyer des tableaux ou des meubles bancals. Des objets à perte de vue, une jungle indomptée d’articles en délire ; des malles pleines à ras bord d’antiquités au plancher grinçant jonché de bizarreries, en passant par les étagères s’affaissant sous le poids de ses bibelots, le grenier croulait sous les souvenirs entassés depuis bien longtemps.

– Il faisait quoi comme boulot ton grand-père ? Antiquaire ? ironisa Zach.

– Lui non, mais son père oui. Il était français et vivait à Paris. Une grande partie de ce qui est là provient d’Europe.

– Alors toi aussi t’es un mangeur de grenouilles ! gloussa Zach.

– Il doit y en avoir pour une fortune, s’exclama Lewis.

– Ne sois pas si vénal voyons ! répondit Zach avec pédanterie.

Lewis le regarda, surpris de l’entendre employer un mot pareil, Zach était célèbre pour son franc-parler, pas pour sa connaissance profonde du vocabulaire anglais. Lewis eut un regard vers Eveana. Elle avait une drôle d’influence sur le jeune homme.

Zach poussa un petit cri, et immédiatement la lumière s’éteignit.

– Aïe ! putain, c’est chaud !

Un violent flash de lumière inonda la pièce d’une lueur spectrale pendant une seconde et un énorme coup de tonnerre résonna à l’extérieur, faisant vibrer la vitre de l’unique fenêtre.

Lewis sursauta tandis qu’inconsciemment Zach, Sean et Eveana se rapprochèrent les uns des autres.

– C’est pas rassurant ici, dit Lewis d’une petite voix.

Zach ralluma son briquet en prenant soin de tenir ses doigts loin de la flamme et du bord brûlant du Zippo.

– Bon, on regarde ce qui pourrait nous intéresser, mais on ne détériore absolument rien, c’est clair ? Et s’il y a un truc qui vous plaît vous me le montrez avant de le prendre, il y a plein de choses qu’il ne faut pas emmener, prévint Sean.

Ils s’avancèrent dans la pièce et comme un avertissement, la pluie se mit à battre subitement contre la fenêtre.

Eveana la première se sépara du groupe pour aller vers une commode française du XVIIe siècle que la lumière bleutée de la nuit éclairait timidement. Entièrement marquetée, elle avait très certainement une grande valeur. Eveana se tourna vers Sean en montrant le meuble du doigt :

– Je peux regarder ? demanda-t-elle.

Sean acquiesça, lui faisant signe qu’elle pouvait toucher à tout ce qu’elle voulait.

Zach et Sean marchaient lentement en observant les richesses qui s’étendaient un peu partout, ne sachant par où commencer. En plus de surveiller là où ils mettaient leurs pieds, ils étaient même contraints de faire attention à leur tête car du plafond pendaient diverses choses. Un biplan peint aux couleurs de la Royal Air Force, un immense cerf-volant jaune et noir, et même une pendule murale ! Lewis resta à l’entrée, curieusement tenté par une maquette d’un superbe trois-mâts dont la proue se prenait dans une grosse toile d’araignée qui le faisait ressembler à un bateau affrontant une mer agitée.

Le ciel gronda lourdement, illuminant la pièce d’un autre flash blanc.

– Hé, regarde ça, Sean.

Zach souleva un pan de tissu et découvrit un miroir dont le cadre était sculpté dans un bois noir. Les motifs étaient très bien ciselés, représentant des diablotins armés de fourches se courant les uns sur les autres. Le haut du miroir était orné d’une tête de diable, un grand sourire plaqué au visage, les poils du bouc surgissant au-dessus du verre poli, et les cornes saillantes.

– C’est un truc de sataniste tu crois ? demanda Zach.

Sean l’examina de plus près. Il passa les mains sur le relief des visages démoniaques, et inspectant tous les recoins de l’ouvrage finit par découvrir des motifs en bas du miroir. Des lettres étaient gravées dans le bois : TIRPSE TNIAS UD TE SLIF UD EREP UD MON UA.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Zach. T’as une idée ? C’est peut-être une invocation diabolique.

Sean resta songeur, cherchant à comprendre la mystérieuse phrase.

Eveana posa son regard sur une lampe en cuivre début du siècle. Ça ferait très bien dans ma chambre, pensa-t-elle. Délaissant la commode massive, elle entreprit d’ouvrir un coffre dont la serrure rouillée n’était fermée par aucun cadenas. À l’intérieur elle découvrit de longues bandes d’étoffes de différentes couleurs, du velours, du lin, du satin et même de la soie.

Pendant qu’Eveana était en train de se parer d’étoffes sur tout le corps, Lewis prit son courage à deux mains et s’approcha du voilier. Il était comme les bateaux de pirates, ceux que l’on voyait souvent dans les films en noir et blanc avec Errol Flynn sur les chaînes du câble, un grand bateau prêt à tirer les salves de ses vingt canons de chaque bord. Lewis admira le navire comme s’il allait prendre vie sous ses yeux.

– J’ai trouvé ! s’exclama Sean. C’est tout simple.

– Et c’est quoi la soluce, Sherlock ? demanda Zach.

– En fait c’est écrit à l’envers. Si tu le lis de droite à gauche par contre ça donne : Au nom du père du fils et du Saint-Esprit. Tout simplement.

– Et alors ? Qu’est-ce qu’on doit en faire ? Le répéter trois fois en se regardant dans la glace ?

Sean haussa les épaules en signe d’ignorance.

– Bon, eh bien à défaut d’autre chose on va essayer ça, dit Zach. Au nom du père du fils et du Saint-Esprit, au nom du…

Il le répéta trois fois en se regardant dans la glace, il lui fallut un effort titanesque de résistance pour ne pas éclater de rire. Mais une fois fait, rien d’anormal ne se passa. Du moins dans un premier temps. Soudain il y eut un petit cri, et le bruit d’un choc. Des objets se renversèrent et heurtèrent le sol et puis d’un coup il y eut un grand crac de bois qui se casse. Et le seul son de la pluie frappant la vitre revint.

La voix de Lewis s’éleva dans l’air :

– Je suis désolé les mecs.

Lewis s’était contenté de regarder la maquette du trois-mâts, jusqu’au moment où il remarqua que le mât de misaine était un peu penché. Se rappelant une bande dessinée qu’il avait lue chez Marc Van Derlen où le personnage principal – Tintin le journaliste – trouvait une carte sous le mât branlant d’une maquette, il voulut vérifier cette hypothèse. Deux très minces fils de la toile d’araignée s’arrimaient justement à ce mât, et dans l’obscurité ambiante Lewis ne les vit pas. Lorsqu’il secoua délicatement le mât pour s’assurer qu’il n’était pas amovible, l’araignée sentant des vibrations dans sa toile, accourut vers l’extrémité de son domaine. Lewis vit le monstre se précipiter vers sa main, et se jeta en arrière, un cri de surprise lui échappant au moment où il percuta l’étagère dans son dos. Celle-ci tangua pendant une seconde, déversant sur le sol ses objets les moins stables, puis se pencha jusqu’à ce que la chute devienne inévitable.

Eveana qui croulait sous le poids des lourds linons, soieries et lainages, vit l’étagère s’écraser sur la commode marquetée, juste là où elle s’était tenue quelques minutes auparavant.

Sean se précipita pour constater l’étendue des dégâts pendant que Zach s’approcha de l’adolescente pour s’assurer qu’elle allait bien, l’attention du garçon ne manqua d’ailleurs pas de la surprendre.

– Oh merde ! dit Sean.

– Sinon, moi ça va, annonça Lewis.

– Viens plutôt voir ce que t’as fait, imbécile !

Lewis se releva tant bien que mal et fit le tour du fatras pour rejoindre Sean.

Tout le dessus de la commode était enfoncé par le haut de l’étagère. Le bois avait explosé en centaines d’éclisses et un trou béant formait à présent le dessus du meuble du XVIIe siècle.

– Tu sais, Sean, je suis désolé, mais j’ai eu une super frousse…, s’excusa Lewis.

– Je sais, Lewis, je sais. Heureusement qu’il n’y avait personne en dessous.

– Oui, eh bien ça s’est joué à pas grand-chose, dit Eveana. Il n’y a pas deux minutes j’aurais eu la tête dans le même état que la commode.

Ses yeux s’arrêtèrent sur ladite commode et changèrent d’expression, comme si elle était contrariée tout d’un coup.

– Regardez il y a quelque chose d’anormal, on dirait qu’il y a un faux fond.

Elle se pencha et mit les mains dans le meuble.

– Il y a quelque chose à l’intérieur.

Pendant qu’elle fourrageait dans le vieux meuble, Zach s’approcha et s’accroupit de sorte qu’il eût le visage à la même hauteur qu’elle, et lui demanda :

– Comment ça quelque chose ? Des bijoux ? de l’or ?

– Attends, dit-elle… je… l’ai.

Et tout doucement elle dégagea du trou un gros livre.

– Un livre ? s’étonna Zach.

Il était de grande taille, dans les trente centimètres de haut, sur environ cinq de profondeur. Le plus surprenant était sûrement sa texture toute en cuir, une grosse couverture en peau abîmée et jaunie, et une tranche marron. Le livre devait dater d’au moins quatre-vingts ans.

– Vous avez vu ça ? demanda Lewis. C’est quoi ? Un livre d’alchimiste ?

– Je ne sais pas mais il est drôlement vieux, répondit Eveana. Regardez !

Sur la couverture était manuscrit le mot KHANN à l’encre noire. De nouveau il y eut un violent coup de tonnerre et un éclair qui déchira le ciel. La pluie se mit à redoubler de force et le vent souffla si fort qu’il se mit à siffler tel un asthmatique en pleine crise.

– Bon, on l’ouvre ce livre et on regarde de quoi ça cause où on attend encore un peu pour fêter Thanksgiving ? lança Zach.

De nouveau la flamme de son briquet s’éteignit et la seule lueur bleutée de la nuit les baigna au travers de la fenêtre. Zach s’énerva et ralluma le Zippo.

Eveana ouvrit la page de garde. Elle tourna quelques pages vierges, toutes jaunies, et s’intéressa à une phrase mise en exergue qu’elle lut à haute voix :

– « Ce livre ne recèle pas la foi. Il ne contient pas la connaissance universelle. Mais ce livre est dangereux ; dans ses pages se cache le Savoir, la mort n’y est plus mystérieuse, et la vie le devient. Sache, ô lecteur, que ce livre t’est interdit. » Au-dessous venait la signature : La Confrérie des Arcanes.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Lewis. Sean, ton grand-père faisait partie d’une secte ?

– Non, ça m’étonnerait vraiment, c’est pas le genre, et puis dis pas « faisait », il est pas mort ! Vas-y, feuillette-le, dit-il à Eveana.

Elle tourna la page. La suite était une succession de mots écrits assez petits.

– Je vous lis le début, ça vaut le coup : « Ça y est, il est trop tard pour reculer. À présent, apprête-toi à bouleverser ta vie, tes croyances et tes espoirs. Car si la substance de cet ouvrage ne t’échappe pas, tu ne vivras plus jamais comme avant. » C’est bizarre, non ?

Le hurlement de plusieurs chiens perça l’orage, dépassant en intensité la pluie et le vent, ils hurlèrent ensemble, tout proches de la maison.

– Vous entendez ? C’est quoi ces chiens ? demanda Lewis, pas très rassuré.

– Je me demande surtout qui a laissé ses clébards dehors avec un temps pareil, lâcha Zach en allant à la fenêtre. Un type qui n’est pas foutu de s’occuper correctement de ses chiens, j’imagine qu’il prend aussi bien soin de ses enfants !

Il colla son nez à la vitre et inspecta l’extérieur. La pluie tombait drue et la nuit n’arrangeait pas la visibilité, mais un éclair permit à Zach de voir le jardin en friche (et de haut les plantes semblaient se livrer un combat sans merci), le portail, et la rue.

Et surtout les trois chiens hurlant devant la maison, assis sur le trottoir.

– Merde alors, venez voir ça.

Sean et Lewis s’approchèrent et collèrent également leur visage au carreau. Un roulement de tonnerre avala les gueulements canins et tout autre son pendant une seconde, et quand le grondement s’estompa, les hurlements avaient cessé. Comme un disque laser qu’on arrête en pleine chanson. Un éclair surgit à son tour, et les adolescents se pressèrent contre la vitre.

Rien. Pas de chien, pas même l’ombre d’un quadrupède s’enfuyant dans la tempête.

– Je vous jure qu’il y avait trois clébards ici, il n’y a pas dix secondes. C’était des gros boxers ou un truc comme ça, protesta Zach.

– Ouais, eh bien moi tout ce que je vois c’est qu’on va être trempés pour rentrer ! rétorqua Lewis.

– Mais vous les avez entendus ! continua Zach.

– Tu sais, ils se sont sûrement tirés au moment où on arrivait, intervint Sean.

Zach secoua la tête. Il avait distinctement entendu les chiens hurler sans discontinuer jusqu’au coup de tonnerre, ils n’étaient donc pas partis à ce moment. Et l’éclair avait surgi dans la foulée. Il chercha du regard Eveana pour jauger sa position dans cette affaire, mais elle continuait de feuilleter le livre.

Quelqu’un se mit à gratter au mur depuis l’extérieur. Comme des doigts crochus qui tapoteraient sur le bois du toit. En fait de grattements cela ressemblait plus à des frottements. Tous regardèrent vers la commode, et il s’écoula dix secondes pendant lesquelles ils retinrent leur souffle. Puis Sean intervint :

– Du calme, je sais ce que c’est. C’est juste le vieux chêne du jardin dont les branches s’agitent avec le vent.

L’arbre à la balançoire, songea Eveana, dont les cordes grincent comme celles des pendus.

– Je propose qu’on prenne le livre et qu’on rentre chez moi, dit Sean. On a suffisamment mis de bordel comme ça. Zach et Lewis, aidez-moi à remettre l’étagère.

Ils joignirent leurs forces et redressèrent le meuble, à présent vide.

– Laissez le reste par terre, je reviendrai un autre jour pour ranger. On file.

Le tonnerre résonna dans le ciel au-dessus d’Edgecombe. Personne ici ne s’imaginait qu’à cinquante kilomètres de là, à Providence, les gens dînaient dehors profitant de cette fin de soirée agréablement chaude pour un mois d’octobre.

 

Le bois crépitait dans l’âtre. Les vêtements posés sur le pare-feu s’égouttaient lentement pendant que Zach surveillait les flammes, s’assurant qu’elles étaient bien parties. Sean et Lewis étaient assis dans le canapé du salon et se remémoraient leur succès du jour face à Aaron et Lloyd, alors que Eveana lisait tranquillement le vieux livre dans un fauteuil. Tous étaient habillés avec les moyens du bord, jogging trop grand mais pas assez large de Sean pour Lewis et peignoir de Mrs Anderson pour la demoiselle. Seul Zach était resté torse nu, pour « se réchauffer la peau directement auprès du feu », avait-il dit.

– N’empêche que maintenant, Aaron et Lloyd vont vraiment vouloir nous tuer, déplora Lewis.

Sean hocha la tête songeusement, les yeux perdus dans le vague comme pour imaginer les odieuses tortures auxquelles on les exposerait.

– Vous savez, je les connais bien ces deux abrutis, avoua Zach sans quitter les flammes du regard. Il y a pas si longtemps je traînais avec eux.

– Toi ? s’étonna Sean.

– Eh oui, l’ami. Ça t’étonne ? J’étais plus jeune qu’eux mais au moins aussi con.

Lewis sauta sur l’occasion.

– Tu pourrais peut-être leur parler alors… leur expliquer qu’on faisait ça juste pour se défendre.

– Non, ça je crois pas. Ça fait plusieurs mois qu’on se voit plus, je dirais même qu’on s’évite.

Eveana leva les yeux du grimoire et regarda Zach.

– Pourquoi ? Vous vous êtes battus ? demanda Lewis.

– C’est une histoire débile, j’ai pas trop envie qu’on en parle. Je suis désolé mais je pourrai pas vous filer un coup de main dans vos emmerdements avec ces connards, reste que s’ils vous font chier un max, je pourrais toujours intervenir mais ça risque de mal tourner…

Sean l’observa se réchauffer les mains, et constata avec étonnement à quel point le souvenir des deux voyous d’Edgecombe troublait le jeune homme. Sa manière assez leste de parler dont il avait tenté de ne pas user en présence d’Eveana était subitement revenue au galop et, à présent, c’était la chair de poule qui lui parcourait les bras et le dos.

– Bon, reprit Zach, c’est pas tout ça mais qu’est-ce qu’on fait de ce bouquin ?

– Je suis en train de le lire un peu, dit Eveana, c’est étrange, pour l’instant il parle beaucoup d’esprit, de la force mentale. On dirait un livre ésotérique.

– Un livre quoi ? demanda Lewis.

– Ésotérique. Qui parle de choses secrètes, ou incompréhensibles pour celui qui n’est pas initié, si tu préfères.

– Ah oui, là c’est tout de suite plus clair, ironisa Lewis en attrapant un des chocolats qui traînaient sur la table basse.

Eveana claqua le livre qui était sur ses genoux nus. Sous le peignoir de bain de Mrs Anderson, les formes de la jeune fille fascinaient de plus en plus Sean. Cette fille a un corps de déesse, mon Dieu ! songea-t-il. Zach tentait au contraire de paraître le plus stoïque possible, même si à l’intérieur, il bouillait également. Seul Lewis restait absolument impassible, ne voyant même pas l’aspect esthétique du corps en question, lui n’avait d’intérêt que pour la boîte de chocolats qui trônait devant lui. Et y résister était autrement plus âpre que de simplement détourner les yeux…

– Si ça ne te pose pas de problème j’aimerais bien t’emprunter le livre le temps de le lire entièrement, évidemment compte tenu de l’écriture illisible qui le compose cela risque de prendre un moment, alors si ça te gêne tu…

– Vas-y, coupa Sean, prends-le et lis-le, après tu n’auras qu’à nous en faire une sorte de compte rendu. Un peu comme à l’école.

– Elle est volontaire pour faire une fiche de lecture sur un bouquin qu’on n’est même pas obligé de lire ! s’exclama Lewis. Mais elle est folle !

Tous partirent d’un rire sincère. Puis Eveana se leva.

– Je peux passer un coup de fil ?

– À cette heure-ci ? s’étonna Sean voyant que l’horloge digitale du magnétoscope indiquait 00 h 23.

– C’est à mon père que je téléphone, pour qu’il vienne me chercher. Je lui ai dit que j’allais à une soirée avec Martha Leister mais j’avais la permission de minuit et demi seulement. Mes vêtements doivent être secs.

Décidément ces gens de Bellevue sont vraiment bizarres, se dit Lewis.

– Moi aussi je vais vous laisser, les p’tits gars, annonça Zach. On se voit lundi au lycée.

Alors qu’Eveana disparaissait dans la salle de bains pour se rhabiller, Zach se contenta d’enfiler son T-shirt par-dessus son jean humide devant le feu.

Un quart d’heure plus tard il ne restait plus que Sean et Lewis affalés dans le sofa.

 

Une succession de traits lumineux rouges indiquait qu’il était 01 h 37. La chambre était noire : exceptionnellement Sean avait fermé les volets, car même si l’orage était passé, la pluie continuait à tomber en tambourinant sur les carreaux de la fenêtre. Lewis était allongé sur un lit improvisé à l’aide d’un vieux tatami de judo (qui servait autrefois aux entraînements de Sloane avant de devenir le tapis de jeu de Sean quand il était enfant), d’un matelas de mousse et d’un duvet. Sean, le corps emmitouflé dans sa couette, se tenait près du bord de son lit de manière à pouvoir parler à Lewis.

– Tu l’as déjà fait ? demanda-t-il d’une petite voix.

Lewis qui commençait à s’endormir marmonna plus qu’il ne parla :

– Fait quoi ?

– Tu sais bien… le sexe.

– Le sexe ? Mais qu’est-ce que tu veux que j’en fasse du sexe moi ? C’est encore un truc de gonzesse !

Sean soupira.

– Non, ça doit être… je sais pas comment dire…

Cette fois Lewis se réveilla complètement :

– Comment tu veux en parler si tu l’as jamais fait ? De toute façon mon père il dit toujours que c’est le sexe qui mène le monde, et que si tu arrives à être plus fort que tes hormones, alors tu es au-dessus du monde… il t’appartient.

– Ouais, mais ton père il t’a bien eu non ? Je veux dire qu’il a un fils et qu’en plus il est marié donc il est mal placé pour dire ça.

– De toute façon, je crois que mes parents ils le font plus… tu sais… ensemble.

– Tom dit que ses parents non plus le font plus, ajouta Sean. C’est la fin de l’amour tu crois ? Sloane a écrit un poème là-dessus une fois, ça s’appelait « L’amour péremptoire ».

– C’est quoi péremptoire ? demanda Lewis.

– Je lui ai posé la même question et il m’a dit que c’est quand quelque chose n’est plus consommable après une certaine date.

– Mouais… moi je crois surtout qu’après un certain âge t’as plus envie de te fatiguer pour si peu.

Un long silence suivit. Lewis ne voyait pas trop ce qu’il y avait de préoccupant à ne pas avoir eu de rapports sexuels, après tout il ne faisait pas la course, ça viendrait peut-être un jour, sinon… eh bien, sinon tant pis il aurait d’autres choses à faire et certainement plus divertissantes.

Sean enfonça sa tête dans l’oreiller et pensa aux courbes magnifiques d’Eveana, à la saveur que sa peau devait avoir, à la chaleur que son corps devait prodiguer, et il imagina ce à quoi elle pouvait bien ressembler nue, complètement nue. Sa seule expérience en matière de femme se résumait à ce qu’il avait vu dans les magazines pornographiques que Tom avait volés à son père, et concrètement son expérience la plus osée avait été d’embrasser Jenny Maclerd l’année dernière, Jenny les Boutons. Pas de quoi être fier.

Les deux garçons échangèrent encore quelques mots, mais les silences grandirent de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le souffle saccadé de leurs respirations endormies.