12
Le vendredi matin qui suivit fut d’un froid à faire pousser les plaques de glace sur le Pocomac. Subitement la température avait chuté de quinze degrés en une nuit. C’était la mi-octobre et le climat n’arrivait pas à se stabiliser.
Ce matin-là, Tom Willinger n’avait cure de quelque rumeur de tempête approchante. Il s’était levé à sept heures, et trois quarts d’heure plus tard, il marchait dans le sentier qui prolongeait l’impasse Tucson, bordé de hautes herbes encore toutes humides de la rosée matinale. Il habitait Longway Street, pas tout au bout dans les quartiers pauvres, mais à mi-chemin, dans une petite maison de plain-pied, avec une véranda derrière où son père passait ses soirées à écouter les matchs de base-ball à la radio en buvant ses boîtes de Budweiser. Une petite maison pas très propre mais pas non plus insalubre, comme l’étaient celles qui jalonnent Longway Street.
Quand il allait en cours, presque tous les matins, Tom prenait invariablement le même chemin, passant par l’impasse Tucson pratiquement en face de chez lui et empruntant le sentier qui la prolongeait, il arrivait au vieux pont en bois qui enjambait le Pocomac. C’était un raccourci qui lui faisait gagner dix minutes, mais qui le contraignait à passer par le pont couvert qui avait été construit au siècle dernier. On ne l’empruntait plus guère depuis au moins soixante ou soixante-dix ans et, n’ayant pas eu droit à un réel entretien, il s’effondrait progressivement. Il faisait vingt mètres de long, avec un sol où chaque pas risquait de perforer une planche et d’expédier le promeneur six mètres plus bas, dans les eaux glaciales du Pocomac. Avec sa charpente vermoulue qui faisait tenir le toit par l’opération du Saint-Esprit on pouvait se demander pourquoi il n’avait jamais été détruit. Quand on contemplait le pont de loin, on aurait pu croire à une grange abandonnée en équilibre au-dessus des eaux, un vestige d’Autant en emporte le vent qui aurait miraculeusement échappé à l’incendie, luttant pour survivre encore quelques années.
La plupart des habitants d’Edgecombe ne l’empruntaient jamais – si tant est qu’ils en connussent l’existence –, il n’y avait plus guère que les jeunes pour oser y passer, ceux qui vivaient dans la communauté de caravanes qui achevait Longway Street, et les casse-cou du coin. Tom faisait partie du deuxième groupe.
Il voulait s’engager dans l’armée et c’était là un bon exercice matinal pour garder la forme. Reste que l’hiver approchant, il devait passer dans le tunnel noir du pont sans l’aide du soleil qui dormait encore à cette heure-là.
Le sac sur les épaules, et les mains profondément enfouies dans les poches pour les préserver du froid mordant, Tom approchait du pont. Si cela avait été Lewis, il aurait marché dix minutes de plus sans rechigner en voyant la masse obscure jaillir au-dessus de la rivière. Mais pas Tom, pas lui qui avait un réel esprit pratique et un rationalisme excessif. Comme il le faisait tous les matins depuis un mois et demi, il s’apprêta à entrer dans les ténèbres du pont alors que l’aube commençait à peine à faire miroiter ses scintillements au-dessus du port.
Il ne remarqua pas les deux ombres qui bougèrent dans le noir.
Tom songeait à l’autre soir, à ce frisson venu de nulle part qui l’avait envahi, à cet étrange goût dans la bouche qu’il avait eu après s’être cogné, mais s’était-il cogné ? Ou bien avait-il eu un malaise ? Tom avait passé la journée du lendemain à se poser des questions sur son état de santé, il avait même failli en parler à sa mère. À présent qu’il marchait sous ce toit croulant il revoyait la tête de ses amis. Il revoyait l’attention qu’ils lui avaient portée, sincère et inquiète. Ils se sont fait du mouron pour moi, faut l’admettre, mais même si ça implique qu’ils ont vraiment cru voir ce qu’ils disent, ça ne veut pas forcément dire que c’est vrai. Et puis ils n’ont…
Une planche craqua sous son pied.
– Fais gaffe, soldat ! dit-il à voix haute, encore une connerie de ce genre et t’es bon pour la flotte, ce sont les Viêts qui seront contents !
Il décida de se concentrer davantage sur le sol et, enjambant une poutre affalée au milieu du passage, il poursuivit sa progression.
Une autre planche grinça, mais derrière lui cette fois.
Relax, c’est juste le vieux pont qui s’étire avec l’aube.
Il se remit en marche jusqu’à ce que…
– Salut, trouduc !
Tom identifia immédiatement la voix, c’était sans nul doute celle de Aaron Chandler.
Une ombre se détacha du mur sur sa droite. Il devina la présence d’une autre personne dans son dos, certainement Lloyd Venutz.
– Alors on se prend pour un G.I., trouduc ?
La voix de Aaron n’était pas tout à fait normale, il articulait déjà peu d’habitude mais là c’était pire que tout et puis il empestait… la bière. Pour que ces deux cons soient debout à huit heures moins dix le matin, c’est qu’ils ne se sont pas couchés, ils se sont bourré la gueule et rentrent cuver chez Lloyd ! Un Aaron sobre était un personnage dangereux qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, alors un Aaron ivre c’était une rencontre qu’il valait mieux éviter. Tom était assez costaud, pas autant que Zach, il n’avait tout de même que quinze ans, il était assez bien bâti de sa personne. Mais là encore c’était pure folie que de vouloir se frotter à Aaron surtout s’ils étaient deux.
– Dis-moi, le merdeux, tu les connais toi le petit gros et le frangin de l’acteur Sloane Anderson ? dit Aaron d’une voix pâteuse.
– Je ne vois pas de qui tu veux parler ! Je vais être à la bourre, faut que je file en cours…
– Voyez-moi ça ! Ça se prend pour un mec de l’armée et ça va encore à l’école ! Tapette ! Et en plus t’es un enculé de menteur ! Les deux babouins dont je te cause ils sont avec toi au lycée et je suis certain de vous avoir déjà vus traîner ensemble.
De la buée due au froid sortait de la bouche de Aaron, son haleine sentait la bière rance ou peut-être le vomi.
– Tu veux jouer les durs ? O.K., de toute façon je vais les cueillir les deux connards. En attendant, toi tu vas sacrément le sentir passer !
Aaron tendit la main vers Lloyd qui se tenait derrière Tom, et il y eut un déclic mécanique. Aaron prit des mains de Lloyd un couteau à cran d’arrêt avec une lame de quinze centimètres.
– Maintenant on va voir ce que ça fait comme bruit quand elle couine une tapette qui veut faire l’armée !
Tom vit le sourire pervers de Aaron dans l’obscurité, et il entendit derrière lui la voix de Lloyd :
– Vas-y, Aaron, plante-le ce fils de pute !
Tom sentit la tension monter, soudainement l’air n’était plus si glacial, et le pont ne paraissait plus si banal à traverser. Pour la première fois il lui fit peur, le pont ressemblait étrangement à une dernière demeure, à une tombe. Un lieu assez reculé de la civilisation et assez sombre pour s’étendre et perdre tout son sang. Il devint évident que ces planches moisies apprécieraient de se gorger d’hémoglobine pendant que lui, Tom Willinger, quinze ans, mourrait lentement d’une blessure au couteau qui lui ferait sentir des picotements dans les jambes et les bras puis dans tout le corps avant qu’il frissonne de froid et meure.
Aaron leva la lame devant son visage, toutes dents dehors. Son haleine empestait décidément plus qu’une fosse commune. Ses dents jaunes et couvertes de tartre pâteux luisaient faiblement dans l’obscurité.
Tom sentit ses genoux qui allaient se dérober sous lui s’il n’agissait pas tout de suite.
Et il lança sa jambe dans les testicules de Aaron. Celui-ci se plia en deux en hurlant et Tom démarra immédiatement, il se jeta en avant en espérant courir plus vite que Lloyd. Il n’avait pas fait un mètre qu’il sentit une poigne d’acier le retenir par le sac à dos dans lequel il avait ses affaires de cours. C’était un sac en toile aux couleurs kaki de l’armée avec le sigle U.S. peint en noir sur le dessus. Sans perdre de temps, il dégagea son bras de la bandoulière qui le retenait et abandonna le paquet aux mains de Lloyd, puis s’enfuit en bondissant de planche en planche, sans s’inquiéter de tomber sur une traverse trop vieille qui le propulserait dans l’eau.
Il ne cessa de courir qu’en arrivant au bout de Lawson Street et s’engagea dans la 5e Rue. Il n’avait plus qu’une idée en tête : prévenir Sean et Lewis que Aaron et son compère allaient les attendre à la sortie des classes pour les tuer. Car c’était bien de cela dont il s’agissait, Tom en était à présent sûr, Aaron viendrait pour les battre si fort qu’il les tuerait.
Josie Scott tenait la pension sur Narragansetts Road, à l’entrée nord de la ville, depuis presque vingt-cinq ans. Elle avait connu une foule de clients, de tout genre et de tout horizon. En général ceux qui décidaient de venir chez elle étaient des gens courtois, cherchant le contact humain, sinon ils préféraient l’anonymat du Holiday Inn sur la route nationale qui partait au sud vers Scarborough Hills. Le gérant de celui-ci avait eu la désagréable surprise d’être arrêté la semaine dernière pour une sombre histoire de drogue, laissant à Edgecombe pour seul lieu d’hospitalité à ses visiteurs, la pension de famille de Josie Scott. Josie en avait vu des clients, de tous les styles, de toutes les époques, mais ces derniers temps l’étrangeté devenait presque systématique.
Si ce monsieur du FBI était un peu singulier, ça n’était rien en comparaison des deux individus qui venaient d’arriver.
Un grand type tout en costume, très musclé et assez effrayant, il n’avait rien dit et était resté en retrait lors de leur arrivée. Il faisait penser à une espèce de chauffeur-garde du corps des cheveux coupés très court et sa façon de toujours serrer les maxillaires d’un air menaçant. L’autre, apparemment le patron, était tout simplement terrifiant. Josie avait eu peu souvent l’occasion d’avoir peur des personnes qu’elle logeait, mais lorsqu’il était entré alors que son acolyte lui tenait la porte, un vent de panique l’avait submergée. Elle fut incapable d’en expliquer la raison, et elle fut encore plus incapable de la maîtriser. On ne domestique pas ce qu’on ne comprend pas.
La veille au soir, elle pliait les draps propres quand elle s’était promis qu’elle refuserait tout nouveau client, après tout elle pouvait s’en passer pour vivre et elle n’avait plus vingt ans ! Mieux valait s’économiser un peu et garder ses forces pour les sept autres clients, c’était déjà bien assez éprouvant comme ça. Mais quand cet homme avait surgi dans la véranda où elle préparait le déjeuner, elle s’était sentie défaillir. Son grand manteau en cuir virevolta avec le vent jusqu’à ce que la porte soit refermée. Il était tout en noir, avec des gants en cuir qui grinçaient à chaque mouvement de ses doigts, comme du polystyrène que l’on frotte. Il était d’assez haute taille, complètement chauve et une longue cicatrice lui entaillait une partie du visage. Et le pire était dans ses yeux.
Des yeux qui vous glaçaient le sang, si intenses que lorsque vous les fixiez, vous pouviez sentir leur puissance descendre dans votre corps, parcourir votre âme et quand vous finissiez par ne plus en pouvoir et que vous détourniez enfin le regard, vous vous sentiez subitement violé. Vous perceviez leur indiscrétion qui s’extrayait de votre corps sondé, et comme un membre profondément enfoncé dans votre intimité, le regard sortait son avidité des chairs et cellules et retournait à son point d’origine : les yeux malveillants qui vous fixaient sournoisement à plus de deux mètres.
Voilà ce que Josie avait ressenti en cette fin de matinée. Et au fond des yeux, tout au fond, là ou brillait une lueur de folie, il y avait eu un message pour Josie Scott, et ce message était clair : SOYEZ DOCILE, ET VOUS NE REPLONGEREZ PLUS JAMAIS DANS CE REGARD. Et Josie avait été docile. Elle avait donné à cet homme la clef de sa dernière chambre et il avait disparu avec son compagnon.
En fin d’après-midi, Zach avait proposé à Sean et Lewis de les raccompagner jusque chez eux au cas où Aaron se serait montré. Non pas qu’il aurait pu mettre à mal le jeune caïd mais il espérait pouvoir le dissuader de s’en prendre à plus jeune et plus faible que lui. Lorsque Zach avait parlé de Aaron ses yeux semblèrent partir au loin, avec ce brillant et cette immobilité qui caractérisent tant les rêveries ou les souvenirs profonds.
Ils étaient tous au courant pour l’agression de Tom et heureusement Aaron ne se montra pas à la sortie des cours comme l’avait craint le jeune garçon.
Les quatre garçons continuèrent en direction du port où vivait Lewis. Tom et Sean escortaient leur ami en observant tout autour des fois qu’ils puissent tomber dans une embuscade. Ils ne remarquèrent aucun signe suspect. Zach traînait les pieds à côté, les yeux perdus dans le vague quand soudain il dit :
– Vous êtes prêts pour notre mission de ce soir ?
– Justement, moi j’ai un petit problème… commença Lewis.
– Ah non tu vas pas nous lâcher maintenant ! s’exclama Zach.
Tom qui ne comprenait rien à ce qui se tramait demanda :
– De quelle mission vous causez là ?
Sean et Zach se regardèrent, et Sean fit un résumé des dernières péripéties, le vol du livre chez Eveana, et leur décision d’aller le rechercher par les mêmes moyens.
Tom fut grandement surpris d’apprendre l’intrusion chez Eveana de nuit, mais la volonté de s’introduire illégitimement chez le vieux O’Clenn l’étonna encore plus.
– Quoi ? Encore ce bouquin qui vous obnubile, les mecs il s’agirait de décrocher vous êtes pires que des camés !
– Écoute ! dit fermement Zach. Libre à toi de prendre les événements de mercredi soir comme un phénomène explicable et quotidien, nous autres on sait ce qu’on a vu et on connaît l’importance de ce livre désormais. Alors respecte notre décision, si tu veux pas venir, c’est pas un problème, mais ne critique pas nos agissements dans ce cas-là.
Zach avait clairement cité la séance de spiritisme. Sean et Lewis en furent mal à l’aise, c’était comme de briser un tabou. Il semblait à Sean que ce fût comme s’ils s’étaient mis à parler de sexe dans un restaurant, ça n’avait rien de mal en soi, mais cela dérangeait.
– J’ai pas dit que je ne venais pas, dans l’armée on ne laisse jamais ses compagnons dans la merde et même si on n’approuve pas la mission on y va ! lança Tom qui cherchait un prétexte pour passer la soirée avec ses amis, surtout s’il s’agissait de faire quelque chose qui leur apporterait de quoi parler pendant tout l’hiver.
– Ouais, sauf qu’on est pas à l’armée ici, objecta Lewis.
Tom lui décrocha un regard qui disait « laisse tomber, me fais pas chier ! » ou quelque chose du même registre.
– On se retrouve devant chez Sean à vingt-trois heures ce soir, c’est bon ? demanda Zach.
– Je passerai par-derrière chez moi pour être sûr de ne pas tomber sur le dingue de service, marmonna Lewis.
Ils raccompagnèrent Lewis à son domicile sans déceler la moindre trace de Aaron ou de Lloyd puis retournèrent aux Palissades où vivaient Sean et Zach et d’où Tom partit rejoindre le pont en bois qui l’emmenait jusque chez lui.
Il poussa une branche qui barrait le passage et déboucha sur un sentier. Il avait faim. Lorsque cet enculé de flic l’avait surpris Il s’apprêtait à manger quelques restes glanés de-ci de-là, mais Il avait dû fuir, fuir la tanière de la Bête. Ça n’était pas si grave, depuis deux nuits les cauchemars avaient changé. Ils Lui faisaient comprendre que la Bête n’était pas seulement l’usine, mais toute la ville, que c’était la ville entière qui l’avait appelé et que c’était pour elle qu’il revenait. Revenait.
L’homme aux yeux bleus se prit la tête dans les mains et son visage se contracta sous l’effet de la douleur.
Revenir, mais quand était-il venu ? Qu’avait-il fait ?
La douleur devint encore plus forte, elle lui serrait la tête dans un étau puissant.
Il abandonna toute tentative de se souvenir, c’était mieux ainsi, moins douloureux. À présent Il errait dans la forêt, Il devait continuer son Œuvre pour servir la Bête, et bientôt les cauchemars cesseraient, et bientôt Il pourrait reprendre la route vers le sud, vers la mer chaude et bleue de la Floride, Il redeviendrait comme les autres, un homme tranquille. Mais, pour conquérir sa liberté il fallait donner à la Bête, et elle avait très faim, elle L’avait appelé pour qu’il lui donne les enfants de la ville à manger, tous ceux qu’il trouverait jusqu’à ce qu’elle ait eu ce qu’elle voulait.
Ceux qu’elle voulait ?
La nuit commençait à tomber, et le froid devenait plus glacial, il Lui fallait d’abord s’abriter.
Il déboucha alors devant une passerelle en acier rouillé qui traversait une large étendue d’eau. Sur sa gauche rugissait le bruit d’une cascade rageuse, déversant avec force et écume ses hectolitres d’eau. Il emprunta la passerelle et se figea quelques mètres avant d’atteindre l’autre rive. Sous ses pieds, il y avait une petite île, une île recouverte d’un épais tapis de végétation. Une île qui ferait parfaitement l’affaire pour la nuit et qui…
… Ô miracle ! Une île qui sentait bon les enfants.