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Une odeur de café fort accueillit Gamache à son réveil. Après s’être douché, il se joignit à Émile pour le petit-déjeuner.
Le vieil homme lui versa une tasse et tous les deux s’assirent à la longue table de bois au centre de laquelle se trouvaient une assiette de croissants feuilletés, du miel, des confitures et des fruits en tranches.
— As-tu vu ça ? demanda Émile en posant Le Soleil devant Gamache.
Celui-ci prit une gorgée de café et lut :
AUGUSTIN RENAUD ASSASSINÉ PENDANT QU’IL CREUSAIT POUR TROUVER CHAMPLAIN
Il parcourut rapidement l’article. Son expérience lui conseillait de ne pas écarter d’emblée les reportages des médias. Souvent, les journalistes réussissaient à mettre la main sur des personnes et des informations qui pouvaient échapper à la police. Mais il n’y avait pas de nouveaux éléments. Il était question encore une fois de l’étrange passe-temps de Renaud : chercher où était enterré Champlain et, accessoirement, faire chier les gens. L’article rapportait également les paroles élogieuses de l’archéologue en chef, Serge Croix, à l’égard de Renaud et de son travail, qui, tout le monde le savait, se résumait à faire des trous dans la vieille ville, compromettant peut-être ainsi la réalisation de fouilles justifiées. Serge Croix et Augustin Renaud n’avaient aucun respect l’un pour l’autre, bien que personne ne l’eût deviné en lisant les propos louangeurs dans le quotidien.
Le journaliste, cependant, citait d’autres commentaires de Croix formulés précédemment au sujet de Renaud, quand celui-ci était en vie. Et pas uniquement les siens, mais ceux de quantité d’autres historiens, archéologues et experts sur Champlain. Tous banalisant le travail de Renaud, ridiculisant l’homme, se moquant de son amateurisme.
De son vivant, Augustin Renaud avait sans conteste été une sorte de bouffon. Pourtant, en lisant le journal, on avait l’impression de voir un autre Augustin Renaud. Pas seulement celui qui était mort. Quelqu’un pour qui on aurait de la tendresse, comme un oncle bien-aimé, mais un peu fou. Renaud se leurrait peut-être, mais c’était un être passionné. Un homme qui aimait sa ville, sa patrie, son pays. Le Québec. Qui adorait l’histoire et y consacrait sa vie, au risque de tout perdre, y compris, semblait-il, la raison.
Renaud était un excentrique inoffensif — un parmi bien d’autres au Québec —, et sa disparition laissait un vide.
Mort, Augustin Renaud obtenait enfin du respect.
Le quotidien, constata Gamache avec soulagement, révélait seulement où on avait découvert le corps. Il était simplement question d’une institution anglaise respectée. On n’insinuait pas que des anglophones avaient pu être impliqués dans le meurtre et il n’y avait aucune allusion à une conspiration, aucune mention de raisons politiques ou linguistiques ayant pu motiver le crime.
La presse à sensation, cependant, montrerait probablement moins de retenue, se disait Gamache.
— Il s’agit de la bibliothèque, n’est-ce pas ? L’endroit où tu fais ta recherche ? demanda Émile en séparant en deux un croissant dont les miettes tombèrent sur la table.
Comme il avait soupé avec des amis la veille, Gamache et lui ne s’étaient pas vus depuis le meurtre.
— Oui. La Lit and His.
Émile le fixa d’un air faussement inquiet.
— Tu peux me le dire, Armand. Tu n’as pas…
— Assassiné Renaud ? Je ne pourrais jamais tuer un étranger. Un ami, par contre…
Émile Comeau rit, puis redevint sérieux.
— Pauvre homme.
— Pauvre homme, oui. J’étais là, tu sais. L’inspecteur Langlois a eu la gentillesse de me laisser assister aux premiers interrogatoires.
Tout en mangeant, Gamache raconta sa journée à Émile, son mentor le bombardant de questions brèves.
Son petit-déjeuner terminé, Émile Comeau s’adossa contre le dossier de sa chaise. Sa curiosité avait été piquée.
— Que crois-tu, Armand ? Les Anglais cachent-ils quelque chose ? S’ils n’ont rien à craindre, pourquoi t’ont-ils demandé de les aider ?
— Tu as raison, ils ont peur. Pas de la vérité, mais plutôt de l’impression que la situation pourrait donner.
— Et leur crainte est justifiée. Qu’est-ce que Renaud faisait là ?
Voilà la question, se dit Gamache. Presque aussi importante que : Qui est l’assassin ? Pourquoi, en effet, Renaud se trouvait-il à la Literary and Historical Society ?
Gamache se pencha en avant, ses larges mains entourant sa tasse, et dit :
— Émile, tu es membre de la Société Champlain. Tu connais beaucoup plus de choses que moi sur Samuel de Champlain. Renaud aurait-il pu être sur une piste ? Champlain pourrait-il être enterré à cet endroit ?
— Viens me rejoindre au bar Le Saint-Laurent à l’heure du lunch, répondit son ami en se levant. Je serai en compagnie de gens qui seront plus en mesure de répondre à cette question.
Gamache laissa Henri à la maison — ce qui arrivait rarement —, car les chiens n’étaient pas admis là où il se rendait, même si, à son avis, ils devraient l’être. Aussi les chats, les hamsters, les chevaux, les tamias, les oiseaux…
Or il n’y avait que des êtres humains à l’église presbytérienne St. Andrew pour le service du dimanche. Et ils étaient nombreux. Les bancs se remplissaient rapidement. Il reconnut quelques journalistes. La plupart des autres personnes s’intéressaient probablement davantage aux commérages qu’à Dieu. L’assemblée, supposa-t-il, était majoritairement composée de gens qui n’avaient jamais mis les pieds dans cette église, qui avaient peut-être même ignoré jusqu’à son existence. Elle avait été découverte en même temps que le corps.
Le Québec anglais était exposé, comme dans une vitrine.
Tous les bancs étaient disposés en demi-cercle face à la chaire. Gamache trouva une place sur le côté. Pendant quelques minutes, il regarda autour de lui, émerveillé par la beauté du lieu.
L’église semblait inondée de lumière. Elle entrait à flots par les vitraux aux couleurs vives et gaies. Les murs épais, en plâtre, étaient crème, mais c’était le plafond qui retenait toute son attention. Peint en bleu « œuf de merle », il s’élevait au-dessus de l’élégante galerie semi-circulaire.
Un détail frappa l’inspecteur-chef : il n’y avait aucun crucifix dans l’église.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
Gamache tourna la tête et vit Elizabeth MacWhirter assise à côté de lui.
— En effet, chuchota-t-il. L’église existe-t-elle depuis longtemps ?
— Les origines de la congrégation remontent à deux cent cinquante ans. Nous venons de fêter l’anniversaire. Bien sûr, l’église anglicane Holy Trinity est la plus importante. La grande majorité de la communauté anglophone la fréquente, mais nous réussissons à survivre.
— L’église St. Andrew est-elle affiliée à la Literary and Historical Society ? Elle semble située sur le même terrain.
— Pas officiellement. Ce n’est qu’une coïncidence si le pasteur est un administrateur de la Lit and His. Avant de déménager il y a quelques années, l’archevêque anglican était membre du conseil. À son départ, nous avons demandé au révérend presbytérien de se joindre à nous.
— Avez-vous toujours autant de monde ? demanda Gamache en indiquant d’un geste de la tête les gens qui devaient maintenant rester debout à l’arrière.
Elizabeth sourit.
— Non. D’habitude, nous pourrions nous étendre sur les bancs et dormir. Et certains l’ont déjà fait, je peux vous l’assurer.
— Le panier de quête se remplira, aujourd’hui.
— Je l’espère. L’église a besoin d’un nouveau toit. Mais, selon moi, ces gens sont ici uniquement à titre de curieux. Avez-vous lu l’article dans Le Journaliste, ce matin ?
Il s’agissait du torchon local. Gamache secoua la tête.
— Seulement Le Soleil. Pourquoi ? Que disait-il ?
— L’auteur de l’article n’affirmait rien, mais insinuait que c’étaient les Anglais qui avaient tué Renaud afin de protéger leur lourd secret.
— Qui est… ?
— Que Champlain est enterré sous la Lit and His, bien sûr.
— Et l’est-il ?
Il eut l’impression qu’Elizabeth MacWhirter avait été décontenancée par sa question. Mais l’orgue se mit à jouer et l’assemblée se leva, et elle n’eut pas à répondre. Il savait, cependant, ce qu’elle dirait.
« Bien sûr que non. »
Prenant le livre de cantiques, il entonna Lord of All Hopefulness tout en observant les gens. La plupart ne semblaient rien comprendre et n’essayaient même pas de chanter. Certains bougeaient les lèvres, mais Gamache aurait été surpris d’entendre des sons sortir de leur bouche. Selon lui, seules une dizaine de personnes chantaient.
Un jeune homme monta dans la chaire et le service commença.
Gamache se concentra sur le pasteur. Thomas Hancock. Il paraissait âgé d’environ vingt ans, avait des cheveux blond foncé et un visage poupin, joli, mais pas d’une beauté classique. Plutôt le genre de beauté que l’on associe à une santé robuste. À la vitalité. Il était impossible, avait remarqué Gamache, d’être à la fois plein de vie et laid. Avec son regard intelligent et son charme, l’homme ressemblait un peu à Matt Damon, trouvait-il.
L’assemblée pria pour Augustin Renaud.
Puis Thomas Hancock fit quelque chose qui étonna grandement Gamache. Bien qu’il mentionnât que le meurtre avait été commis à seulement quelques mètres de l’église, il ne s’étendit pas sur le sujet ni ne discourut des voies impénétrables du Seigneur.
Le révérend Hancock, dans sa longue soutane bleue, parla plutôt de passion et de ténacité. Du bonheur évident que Renaud tirait de la vie. Cela venait de Dieu, disait le pasteur. C’était un magnifique cadeau de la part du Seigneur tout-puissant.
Le reste du sermon porta sur la joie.
Le pari était risqué, selon Gamache. Les bancs étaient remplis de francophones curieux d’en apprendre davantage sur cette sous-culture — anglaise — mise au jour au cœur même de leur ville. La plupart des habitants de Québec n’avaient probablement jamais su qu’il existait une communauté anglophone ici et encore moins qu’elle était si solidement enracinée.
Les anglophones étaient considérés comme des oiseaux rares et la plupart des personnes dans l’église étaient venues pour les voir, et les juger. Parmi elles figuraient un bon nombre de journalistes, carnet à la main, impatients de faire part à leurs lecteurs de la réaction officielle de la communauté anglaise. En se concentrant sur la joie et non le drame, le pasteur et, par ricochet, les Anglais pouvaient donner l’impression d’être indifférents, de banaliser un crime commis à deux pas de là : le meurtre d’un homme.
Malgré tout, au lieu de dire ce que l’assemblée s’attendait à entendre, de présenter de banales excuses, de citer des passages pertinents de la Bible où il était question de regrets, ce pasteur parlait de joie.
Armand Gamache ne savait pas comment ses paroles seraient rapportées dans Le Journaliste, le lendemain. Il admirait Thomas Hancock de ne pas s’abaisser à plaire aux gens et d’offrir, en fait, une autre perspective, plus positive. Si dans sa paroisse on parlait davantage de joie et moins de péché et de culpabilité, se disait Gamache, il songerait peut-être à retourner à l’église.
L’office se termina par un cantique, suivi de la quête et d’une prière silencieuse, au cours de laquelle l’agent Morin raconta à Gamache comment feu sa grand-mère avait toujours une cigarette vissée dans la bouche.
— À cause de la fumée, son œil droit clignait constamment, expliquait Morin. Elle laissait brûler la cigarette, ne la tapotait pas pour faire tomber la cendre, qui formait alors un long tube gris. Je pouvais la regarder pendant des heures. Ma sœur la trouvait dégoûtante, mais moi, je l’aimais bien. Elle buvait, aussi. Elle pouvait manger et boire sans jamais enlever sa cigarette.
Morin semblait impressionné.
— Un jour qu’elle nous préparait le petit-déjeuner, toute la cendre est tombée dans le gruau. Elle a simplement continué de brasser. Dieu sait quelle quantité de cendre et de saloperies ma sœur et moi avons pu avaler !
— La cigarette l’a-t-elle finalement tuée ? demanda Gamache.
— Non. Elle s’est étouffée avec un morceau de chou de Bruxelles.
La voix de Morin se tut et Gamache, malgré lui, rit doucement.
Elizabeth le regarda.
— Vous pensez à la joie ? chuchota-t-elle.
— D’une certaine façon, oui, répondit Gamache en sentant sa poitrine se comprimer si fort qu’il faillit manquer d’air.
Après l’office, l’assemblée fut invitée à la salle paroissiale où on offrait du café et des biscuits, mais Gamache resta dans l’église. Le révérend Hancock serra la main de chaque personne, puis remarqua l’homme imposant assis sur un banc et s’approcha de lui.
— Puis-je vous aider ?
Ses yeux étaient bleu pâle. Quand le pasteur fut près de lui, Gamache se rendit compte qu’il paraissait plus vieux. Il devait approcher de la mi-trentaine plutôt que de la mi-vingtaine.
— Je ne veux pas vous retenir, mon révérend, mais je me demandais s’il y avait un moment où nous pourrions parler, aujourd’hui.
— Pourquoi pas maintenant ? dit le pasteur en s’assoyant. Et, s’il vous plaît, ne m’appelez pas révérend. Appelez-moi Tom.
— Je regrette, je ne peux pas.
Hancock l’examina attentivement.
— Alors vous pouvez vous adresser à moi en disant Votre Excellence.
Gamache fixa le jeune homme et sourit.
— Je pourrais peut-être vous appeler Tom, après tout.
Hancock rit.
— Pour dire la vérité, dans des circonstances très officielles, on m’appelle monsieur le révérend Hancock, mais un simple monsieur Hancock suffirait, si ça vous met plus à l’aise.
— C’est le cas. Thank you, répondit Gamache en tendant la main. Je suis Armand Gamache.
La main du révérend resta suspendue un instant.
— Inspecteur-chef, finit-il par dire. J’ai pensé que ce pouvait être vous. Elizabeth m’a dit que vous aviez été d’une grande aide hier. Je participais à une séance d’entraînement pour une course de canots, d’où mon absence. Nous n’avons aucune chance de remporter la victoire, mais nous nous amusons beaucoup.
En effet, l’équipe du pasteur n’avait aucune chance, Gamache le savait. Cela faisait des années qu’il regardait la célèbre course de canots sur le Saint-Laurent et, chaque fois, il se demandait ce qui pouvait pousser quelqu’un à y participer. Il fallait une constitution physique incroyable et plus qu’un brin de folie. Le jeune pasteur paraissait en forme, mais, selon les notes de Gamache, son coéquipier Ken Haslam était dans la soixantaine. Pour être franc, c’était comme traîner une enclume à travers le fleuve. De toute évidence, sa présence constituait un sérieux handicap pour l’équipe.
Un jour, il demanderait peut-être à l’homme devant lui pourquoi il prenait part à une telle course — pourquoi quiconque voudrait y participer. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il voulait parler d’un autre sujet.
— Je suis heureux d’avoir pu aider un peu, dit Gamache. Mais c’est loin d’être fini, j’en ai bien peur. Malgré votre sermon.
— Mon intention n’était pas de banaliser ce qui s’est produit, mais de l’accepter et de convier l’assemblée à une célébration de la vie de cet homme. Il y a suffisamment de personnes là-bas qui nous condamneront, dit-il en montrant d’un geste du bras les magnifiques vitraux derrière lesquels se trouvait la ville respectable, alors j’ai essayé de trouver des paroles inspirantes. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Mon opinion aurait-elle de l’importance ?
— Les opinions sont toujours importantes. Rassurez-vous, je ne suis pas en train de prêcher, vous savez.
— Eh bien, j’ai trouvé votre sermon très beau. À mon avis, vous avez visé juste.
Le révérend Hancock regarda Gamache.
— Merci. C’était risqué. J’espère ne pas avoir fait de tort. Nous verrons.
— Êtes-vous né au Québec ?
— Non, je suis né au Nouveau-Brunswick. À Shediac, capitale mondiale du homard. Je dois ajouter ça, c’est obligatoire. Chaque fois qu’on dit Shediac, il faut immédiatement ajouter…
— Capitale mondiale du homard.
— Merci, dit Hancock en souriant.
Gamache comprit pourquoi il avait parlé de joie. Parce qu’il connaissait ce sentiment.
— C’est ma première affectation. Je suis arrivé ici il y a trois ans.
— Depuis combien de temps siégez-vous au conseil de la Lit and His ?
— Environ dix-huit mois, je pense. Ce n’est pas très difficile. Ma plus grande tâche consiste à me souvenir… de ne pas faire de suggestions. Arrêter le temps exige beaucoup d’efforts, mais, dans l’ensemble, les autres membres y ont réussi.
Gamache sourit.
— L’histoire vivante ?
— Plus ou moins. Ils sont peut-être vieux et grincheux, mais ils aiment le Québec et la Literary and Historical Society. Depuis des années, ils essaient de ne pas se faire remarquer. En fait, ils veulent simplement qu’on les laisse en paix. Et maintenant, il y a cette histoire.
— Le meurtre d’Augustin Renaud.
Hancock secouait la tête.
— Il est venu pour nous parler, vous savez. Vendredi matin. Mais le conseil a refusé de le recevoir. Avec raison. Il n’avait qu’à passer par les voies habituelles, comme tout le monde. Il semblait déplaisant.
— Vous l’avez vu ?
Hancock hésita avant de répondre.
— Non.
— Pourquoi la visite de Renaud n’est-elle pas consignée au procès-verbal ?
La question parut déconcerter le pasteur.
— Nous avons simplement décidé que ce n’était pas important.
Gamache, cependant, eut l’impression que le pasteur n’était pas au courant.
— M. Haslam et vous êtes partis avant la fin de la réunion ?
— En effet. Nous avions une séance d’entraînement à midi.
— Augustin Renaud attendait-il encore dehors ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Qui avait accès à la cave ?
Hancock réfléchit un instant.
— Winnie serait la mieux placée pour répondre. Elle est la bibliothécaire en chef, vous savez. Selon moi, les portes menant au sous-sol n’ont jamais été verrouillées. Mais encore faut-il les trouver. Êtes-vous descendu ?
Gamache hocha la tête.
— Vous savez donc qu’on doit passer par une trappe et descendre une échelle. Ce n’est pas ce qu’on appellerait un escalier d’honneur. Un visiteur de passage ne trouverait jamais le sous-sol.
— Mais des travaux de rénovation étaient en cours, y compris là où le corps a été découvert. D’après ce que j’ai compris, on doit y couler du béton dans les prochains jours.
— Dans quelques jours ? Je savais que c’était prévu, mais pas quand. Maintenant ça ne se fera pas, je suppose.
— Pas avant un certain temps, j’en ai bien peur.
L’inspecteur-chef se demanda si le révérend Hancock s’était rendu compte qu’il avait pratiquement admis que seul un membre de la Literary and Historical Society pouvait avoir tué Renaud. Et pas seulement quelqu’un qui fréquentait à l’occasion la belle bibliothèque, mais une personne qui connaissait très bien le vieil édifice. Gamache se souvenait du dédale de corridors, de pièces et d’escaliers qu’il avait parcouru — un vrai labyrinthe.
Augustin Renaud aurait-il pu trouver la trappe ?
C’était peu probable.
Quelqu’un l’avait conduit dans la cave, puis tué.
Quelqu’un qui connaissait très bien la Lit and His.
Quelqu’un qui savait que le sol était sur le point d’être bétonné.
Le révérend Hancock s’était levé.
— Je suis désolé, mais je dois me rendre à côté pour prendre le café. On s’attend à ce que je sois présent.
Il marqua une pause et examina attentivement l’homme barbu.
Comme tous les autres Québécois, il connaissait l’inspecteur-chef Gamache. Le responsable du service des homicides expliquait parfois, dans des talk-shows ou aux bulletins de nouvelles, les décisions prises par la Sûreté et donnait souvent de l’information sur une enquête.
Il était toujours patient, réfléchi, répondait de façon claire aux questions qui lui étaient criées, et pas nécessairement d’un ton poli. Jamais il ne perdait son calme, même lorsque la provocation était flagrante, comme l’avait remarqué Hancock.
Or l’homme maintenant devant lui était différent de celui qu’il avait vu au cours des trois dernières années, et pas seulement à cause de la barbe ou de la cicatrice. Il paraissait toujours réfléchi, poli, et doux, pourrait-on presque dire.
Mais il semblait fatigué.
— Le café attendra, dit Hancock en se rassoyant.
L’église était calme et silencieuse.
— Aimeriez-vous qu’on parle ?
Le révérend ne voulait pas dire parler de l’enquête, Gamache le savait bien, et il fut tenté d’accepter l’offre, tenté de tout lui raconter. Mais Thomas Hancock était un suspect dans une affaire de meurtre, et même si Gamache rêvait de confier ses péchés à ce jeune pasteur, il résista à la tentation.
— Allez rejoindre les autres, je vous en prie. Nous parlerons à un autre moment.
— Je l’espère, répondit Hancock en se levant. La joie ne disparaît pas à jamais, vous savez. Elle demeure toujours en nous. Et un jour vous la retrouverez.
— Thank you.
Gamache resta assis dans l’église jusqu’à ce que les pas de l’homme cessent de résonner sur le sol et qu’il soit seul avec le chuchotement dans sa tête.
La bibliothèque de la Literary and Historical Society était de nouveau ouverte, ainsi que les bureaux. Toutefois, un ruban jaune de la police bloquait l’accès à la porte qui menait à la trappe, qui elle menait à l’échelle, qui elle menait à la cave.
Là où se trouvait l’inspecteur Langlois.
Son équipe avait passé au peigne fin chaque centimètre du sol, recueilli tous les indices, y compris tous les cheveux, tous les restes de rats, tous les morceaux de tissu. Les techniciens de scènes de crime avaient mis des échantillons de terre dans des fioles et pris des photos sous une lumière ultraviolette, infrarouge, fluorescente. Ils avaient fait leur travail.
Près du corps, ils avaient trouvé une pelle tachée de sang, la sacoche contenant le plan et des empreintes de pas. Beaucoup d’empreintes. Trop, supposa Langlois, pour pouvoir en identifier quelques-unes avec précision.
Il avait envoyé des enquêteurs interroger l’ex-femme de Renaud, ses amis — peu nombreux — et ses voisins. D’autres fouillaient son appartement de fond en comble, mais étant donné la quantité incroyable de livres, de papiers et le fouillis indescriptible, cela pourrait leur prendre des semaines.
La police ne négligeait aucun détail, car, comme Gamache, Langlois savait qu’une tempête médiatique venait à peine de commencer, soulevée par les tabloïds populaires et que la presse de qualité ne tarderait pas à alimenter, elle aussi. On assistait à un détournement d’enquête. Il n’était plus seulement question du corps de Renaud, mais d’un autre corps, plus vieux. D’un autre mystère.
Champlain.
Où était-il enterré ?
C’est pourquoi Langlois se trouvait dans la cave faiblement éclairée, fixant un seau rempli de pommes de terre — du moins espérait-il qu’il s’agissait de ce tubercule —, plutôt que dans l’appartement de Renaud à la recherche d’indices.
À côté de lui, Serge Croix, l’archéologue en chef, se pencha au-dessus du seau.
Ni l’un ni l’autre n’était heureux d’être là. C’était une vraie perte de temps, tous les deux le savaient.
— Eh bien, inspecteur, je peux vous l’affirmer : ce n’est pas Champlain.
Les deux hommes continuèrent de fixer les pommes de terre.
Un fouilleur expérimenté, venu avec l’archéologue en chef, était appuyé sur sa pelle. Une femme tenait un instrument et avançait lentement sur le sol en terre battue. Ils avaient déjà creusé à trois endroits et déterré chaque fois une boîte métallique ou un seau contenant des pommes de terre ou des légumes-racines — des navets, des panais — datant probablement de centaines d’années. Mais pas de Samuel de Champlain.
— Bon, ça suffit, dit Serge Croix. Nous savons tous qu’il n’est pas ici. En fait, si Augustin Renaud le croyait enterré ici, alors Champlain se trouve presque certainement ailleurs.
— Attendez, il y a quelque chose ici, dit la femme qui tenait l’instrument.
Croix soupira, mais, comme toutes les autres personnes présentes, il se rendit dans le coin sombre. Le fouilleur dirigea la lumière des lampes industrielles sur l’endroit indiqué par la femme.
L’inspecteur Langlois sentit son cœur battre plus fort et lut de l’espoir dans le regard des autres. Y compris dans celui de Croix.
Même s’il était impossible que Champlain soit enterré là, l’archéologue en chef pouvait toujours entretenir un espoir. Comme les enquêteurs de l’escouade des homicides, se dit Langlois, les archéologues creusaient et creusaient, convaincus que ce n’était pas en vain. Quelque chose d’important se cachait peut-être juste sous la surface.
Le fouilleur remua doucement la terre dure avec sa pelle, l’enfonçant de un centimètre à la fois de façon à ne rien détruire.
Puis ils entendirent un bruit sec suivi d’un léger raclement. L’homme avait trouvé quelque chose.
Encore une fois, l’archéologue en chef se pencha. Il sortit ses outils, plus délicats que ceux des autres, et doucement, en faisant très attention, enleva la terre, mettant au jour une boîte.
Il l’ouvrit et éclaira l’intérieur.
Des navets. Dont un, faut-il cependant préciser, ressemblait un peu au premier ministre.