5
Une fois rendu au bas de l’échelle, Gamache regarda autour de lui. On avait descendu des lampes industrielles et il voyait de la lumière provenant d’une des pièces. Comme tout le monde, il était attiré par elle, mais il résista et fixa plutôt l’obscurité, laissant ses yeux s’y habituer.
Après un moment, il vit ce que des hommes et des femmes avaient vu des centaines d’années auparavant. Une cave aux murs de pierre, basse de plafond et voûtée. Jamais le soleil n’avait pénétré jusque-là. Ce lieu avait toujours été plongé dans la noirceur, uniquement percée au fil des siècles par la flamme de bougies ou de lampes à l’huile de baleine, par la lueur de lampes à gaz et, enfin, par des lampes électriques produisant un éclairage aveuglant, plus éblouissant que celui du soleil, et qui avaient été apportées ici pour qu’on puisse voir le plus sombre des crimes.
Un meurtre.
Et pas celui de n’importe qui, mais d’Augustin Renaud.
Porter Wilson, malgré sa paranoïa, avait raison, pensa Gamache. Les gens qui voulaient que le Québec se sépare du Canada allaient s’en donner à cœur joie. Tout incident qui faisait peser des soupçons sur la population anglophone servait la cause indépendantiste. Les factions les plus radicales, du moins, n’hésitaient pas à en faire leurs choux gras. Gamache savait que la vaste majorité des séparatistes étaient des gens réfléchis, raisonnables, respectables. Mais quelques-uns étaient plutôt fous.
Gamache et son jeune guide se trouvaient dans une antichambre. Le plafond était bas, mais peut-être pas pour les personnes qui avaient construit cette pièce. À l’époque, à cause des carences alimentaires et des conditions de vie extrêmement difficiles, les gens étaient de taille plus petite. Malgré tout, soupçonnait Gamache, la plupart d’entre eux étaient probablement obligés de courber le dos, comme lui-même le faisait maintenant. Le sol était en terre battue et il faisait frais — mais pas froid — dans la cave. À cet endroit, on se trouvait bien en dessous du seuil de gel, loin du soleil, mais sous la terre gelée. Dans une sorte de purgatoire sombre, jamais chaud, ni froid.
L’inspecteur-chef toucha la pierre rugueuse du mur et se demanda combien d’hommes et de femmes, morts depuis longtemps, l’avaient eux aussi touchée lorsqu’ils venaient chercher des légumes-racines dans les celliers. Pour garder des prisonniers en vie assez longtemps pour pouvoir ensuite les exécuter.
Après l’antichambre, il y avait la pièce éclairée.
— Après vous, dit Gamache au policier avec un geste du bras.
Quand il entra à son tour dans la pièce, ses yeux durent encore une fois s’adapter, ce qu’ils firent assez rapidement. De grosses lampes industrielles avaient été placées de sorte que la lumière se réverbère sur le plafond voûté en pierre, mais la plupart dardaient leur lumière dans un coin de la pièce, où travaillaient une poignée d’hommes et de femmes. Certains prenaient des photos, d’autres prélevaient des échantillons, et les autres étaient regroupés autour de quelque chose que Gamache ne voyait pas, mais pouvait imaginer.
Un corps.
L’inspecteur Langlois se leva et s’approcha en se frottant les genoux pour enlever la terre.
— Je suis heureux que vous ayez changé d’idée.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— J’avais besoin de réfléchir. Mme MacWhirter m’a aussi demandé de venir, pour agir comme une sorte de médiateur entre eux et vous.
Langlois sourit.
— Elle pense qu’ils ont besoin d’un médiateur ?
— Eh bien, c’est plus ou moins ce que vous vouliez, non ?
— C’est vrai, répondit l’inspecteur en hochant la tête. Et je vous suis reconnaissant d’être là, mais, si vous êtes d’accord, j’aimerais que votre participation garde un caractère officieux. Nous pourrions vous considérer comme un consultant, disons.
Puis, regardant derrière lui, Langlois ajouta :
— Voulez-vous voir le corps ?
— S’il vous plaît.
Pour l’inspecteur-chef, c’était une scène familière. Une équipe, à la première étape de l’enquête, recueillait des éléments de preuve qui serviraient un jour à déclarer un homme — ou une femme — coupable de meurtre. Le médecin légiste était toujours là et était justement en train de se relever. Il était venu de l’Hôtel-Dieu, où le médecin légiste en chef de Québec avait un bureau. Ce jeune homme n’était pas le médecin légiste en chef, que Gamache connaissait, mais c’était un médecin et, à en juger par son attitude, il avait de l’expérience.
— Il a été frappé par-derrière avec cette pelle, là.
Le médecin pointait le doigt vers un outil partiellement enterré près du corps. Il s’adressait à l’inspecteur Langlois, mais jetait des coups d’œil furtifs à Gamache.
— C’est un cas assez simple. Il a été frappé à quelques reprises. J’ai prélevé des échantillons et devrai procéder à une autopsie, mais il ne semble pas y avoir d’autres traumatismes.
— La mort remonte à quand ? demanda Langlois.
— Environ douze heures. Nous avons de la chance en ce qui concerne les conditions atmosphériques. Elles sont stables : pas de pluie, pas de neige, aucune fluctuation de température. Je vous donnerai une réponse plus précise plus tard.
Il se tourna, prit son matériel, puis salua Langlois et Gamache de la tête. Mais au lieu de s’en aller immédiatement, le médecin légiste hésita un moment, parcourant le cellier du regard.
Il paraissait réticent à partir. Lorsque Langlois le regarda d’un air interrogateur, le jeune médecin sembla perdre quelque peu sa contenance, mais se ressaisit.
— Aimeriez-vous que je reste ?
— Pourquoi ? demanda Langlois d’un ton peu engageant.
Malgré tout, le médecin n’abandonna pas.
— Vous le savez, pourquoi.
L’inspecteur Langlois se tourna alors complètement pour lui faire face, le mettant au défi de poursuivre.
— Dites-le-moi.
— Eh bien, bredouilla le médecin, au cas où vous découvririez autre chose.
Sentant l’inspecteur se crisper, Gamache se pencha vers lui et murmura :
— Il devrait peut-être rester.
Langlois, le regard dur, répondit d’une simple inclinaison de la tête, et le médecin légiste s’éloigna du cercle de lumière pour s’avancer dans l’obscurité. Où il attendit.
Au cas où.
Tout le monde dans la pièce savait à quelle éventualité « au cas où » faisait allusion.
L’inspecteur-chef Gamache s’approcha du corps. La lumière crue ne laissait rien à l’imagination. Elle se réverbérait sur les vêtements sales de l’homme, sur ses longs cheveux blancs et secs, sur son visage, contorsionné. Sur ses mains, jointes, qui reposaient sur la terre. Sur les horribles blessures à la tête.
Gamache s’agenouilla.
L’identité de l’homme était incontestable. Impossible de ne pas reconnaître l’excentrique moustache noire, qui contrastait avec la chevelure blanche. Les longs sourcils broussailleux que les caricaturistes aimaient tant dessiner en les exagérant. Le nez bulbeux et les yeux bleus féroces, presque fous, qui gardaient leur regard intense même dans la mort.
— Augustin Renaud, dit Langlois. Aucun doute possible.
— Et Samuel de Champlain ?
Gamache avait formulé à voix haute ce à quoi pensait tout le monde dans le sous-sol, tout le monde dans l’édifice, mais sans oser l’exprimer. C’était ça, le « au cas où ».
— Avez-vous découvert des traces de lui ?
— Pas encore, répondit Langlois, l’air déçu.
Car là où se trouvait Augustin Renaud, il y avait toujours quelqu’un d’autre.
Samuel de Champlain. Bien que mort depuis près de quatre cents ans, il restait accroché à Augustin Renaud.
Champlain, qui avait fondé Québec en 1608, était mort et enterré depuis longtemps.
Mais où ?
Ce grand mystère hantait les Québécois, qui, au fil des siècles, avaient réussi à perdre le fondateur de cette ville.
Ils savaient où étaient enterrés des fonctionnaires subalternes du début des années 1600, des lieutenants et des capitaines de la brigade de Champlain. Ils avaient exhumé, puis enterré de nouveau, de nombreux missionnaires. On savait où reposaient les pionniers, les fermiers, les religieuses, les premiers habitants, grâce aux pierres tombales et aux magnifiques tombeaux érigés pour eux et que venaient visiter des écoliers, des prêtres à l’occasion de fêtes religieuses, des touristes et des guides touristiques. Des noms comme Hébert, Frontenac et Marie de l’Incarnation éveillaient des résonances dans le cœur des Québécois, et on aimait raconter des histoires décrivant la bravoure et le dévouement de tels personnages.
Mais il en manquait un. Il manquait la dépouille mortelle du père du Québec : le premier Québécois, le plus vénéré, le plus renommé, le plus courageux.
Samuel de Champlain.
Et un homme avait consacré sa vie entière d’adulte à essayer de le trouver. Augustin Renaud avait creusé des tunnels à grands coups de pelle et de pioche dans presque tout le Vieux-Québec, poursuivant ses recherches dès qu’apparaissait le moindre indice farfelu.
Et maintenant il était là, sous la Literary and Historical Society, ce bastion du Québec anglophone. Avec une pelle.
Mort lui-même. Assassiné.
Pourquoi se trouvait-il là ? Il ne semblait y avoir qu’une réponse à cette question.
— Devrais-je informer le premier ministre ? demanda Langlois à Gamache.
— Oui. Le premier ministre et le ministre de la Sécurité publique. Ainsi que l’archéologue en chef, l’organisme The Voice of English-speaking Quebec, la Société Saint-Jean-Baptiste et le Parti québécois. Ensuite, ajouta Gamache en regardant Langlois d’un air grave, vous devez tenir une conférence de presse pour informer également la population.
Visiblement, cette suggestion étonnait Langlois.
— Ne serait-il pas préférable de minimiser l’incident ? C’est seulement Augustin Renaud, après tout, pas le premier ministre. L’homme était un peu ridicule, une sorte de pauvre bouffon. Personne ne le prenait au sérieux.
— Mais les gens prenaient ses recherches au sérieux.
L’inspecteur Langlois fixa Gamache, mais demeura silencieux.
— Vous ferez ce que vous voudrez, bien sûr, dit l’inspecteur-chef, qui comprenait le policier. À titre de consultant, cependant, c’est le conseil que je vous donne. Révélez tout, et rapidement avant que les factions militantes commencent à propager des rumeurs.
Gamache regarda, à l’extérieur du cercle de lumière intense, les cavernes sombres au-delà de la pièce principale.
Samuel de Champlain se trouvait-il dans l’une d’elles ? Gamache, qui se passionnait pour l’histoire du Québec, ressentit un frisson d’excitation.
« Et si moi, je ressens cela, se dit-il, qu’est-ce que d’autres personnes ressentiront ? »
Elizabeth MacWhirter ne se sentait pas bien. Elle tourna le dos à la fenêtre, qui donnait sur ce qui avait toujours représenté une source de plaisir pour elle, jusqu’à maintenant. En regardant dehors, elle avait vu, comme d’habitude, les toitures métalliques, les cheminées, les solides bâtiments en pierres des champs, et la neige qui tombait maintenant à gros flocons, mais elle avait aussi vu les camions de télévision et des autos sur les portes desquelles étaient peints les logos de stations de radio. Elle avait remarqué des hommes et des femmes qu’elle avait reconnus pour les avoir vus à la télévision ou sur des photos dans Le Soleil ou La Presse. Des journalistes. Et ceux-ci n’appartenaient pas à la presse à scandale — bien qu’Allô Police fût là aussi. Non, il s’agissait de chefs d’antenne respectés.
Debout devant l’édifice sous l’éclairage artificiel, avec des caméras braquées sur eux, tous alignés comme s’ils participaient à un jeu, ils présentaient leurs reportages à la province. Elizabeth se demandait ce qu’ils disaient.
Rien de bon, certainement, seulement des choses mauvaises, à divers degrés.
Elle avait appelé les membres de la bibliothèque pour leur donner le peu d’information disponible. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps, le message était court : « Augustin Renaud a été trouvé assassiné dans le sous-sol. Faites circuler la nouvelle. »
Elle jeta de nouveau un coup d’œil aux reporters qui accouraient de plus en plus nombreux et à la neige qui tombait de plus en plus abondante. Dans les deux cas, cela lui fit l’impression d’une tempête s’abattant sur la ville. Puis elle poussa un gémissement.
— Qu’y a-t-il ? demanda Winnie en venant rejoindre son amie près de la fenêtre. Oh…
Ensemble, elles regardèrent Porter descendre les marches, s’approcher de la nuée de reporters et donner ce qui équivalait à une conférence de presse.
— Seigneur, soupira Winnie. Crois-tu que je pourrais l’atteindre avec ça ? demanda-t-elle en soulevant le premier tome du Shorter Dictionary.
— Tu veux lui lancer un livre ? dit Elizabeth avec un sourire.
— Dommage que personne n’ait fait don d’une barre de fer à la bibliothèque.
L’inspecteur Langlois était assis à une extrémité de la table polie dans la bibliothèque de la Literary and Historical Society. La pièce était magnifique, impressionnante, mais il y régnait aussi une atmosphère d’intimité. L’odeur qui s’en dégageait évoquait le passé, une époque révolue, avant les ordinateurs et les informations googlées ou glanées sur des blogues. Avant les portables, les BlackBerry et tous les autres outils qui confondaient renseignements et connaissances. C’était une vieille bibliothèque, remplie de vieux livres et de vieilles pensées poussiéreuses.
L’ambiance était sereine et relaxante.
L’inspecteur Langlois n’avait pas mis les pieds dans une bibliothèque depuis longtemps. Pas depuis l’époque où il allait à l’école. Une période remplie de nouvelles expériences et d’odeurs qui demeureraient à jamais associées à elles. Celles de chaussettes de gym, de bananes pourrissant dans les cases, de transpiration, d’eau de Cologne Old Spice. Du shampoing Herbal Essence dans les cheveux de filles qu’il avait embrassées — et plus encore. Un parfum si suave, si empreint de désir, qu’encore aujourd’hui il avait une réaction physique chaque fois qu’il le sentait.
Et puis il y avait les bibliothèques, silencieuses, calmes. Un havre pour un adolescent tourmenté. Quand les filles aux cheveux Herbal Essence se reculaient, et se moquaient de lui, quand les garçons aux chaussettes de gym le bousculaient et qu’il les bousculait à son tour, en riant, se bagarrait en cachant sa peur derrière un regard féroce.
Il se souvenait de ce qu’il ressentait lorsqu’il se trouvait dans la bibliothèque, à l’abri d’attaques possibles, mais entouré de choses encore plus dangereuses que ce qui traînait dans les corridors de l’école.
Car une bibliothèque abritait des pensées.
Le jeune Langlois s’était donc assis dans la bibliothèque et avait fait sien ce pouvoir, le pouvoir lié au fait d’avoir de l’information, des connaissances, des pensées, et un endroit calme où les rassembler.
L’inspecteur Langlois, de l’escouade des homicides de la ville de Québec, parcourut du regard la bibliothèque, avec sa mezzanine, ses boiseries et ses vieux livres, et songea aux personnes qu’il s’apprêtait à interroger. Des personnes qui avaient accès à tous ces livres, tout ce calme, tout ce pouvoir.
Des anglophones.
À sa droite se trouvait son adjoint, qui prenait des notes. À sa gauche était assis un homme qu’il avait seulement vu de loin jusqu’à aujourd’hui. À des conférences qu’il avait prononcées, ou encore à la télévision, à l’occasion de procès, de commissions d’enquête ou dans des talk-shows. Et aux funérailles, six semaines auparavant. De près, l’inspecteur-chef Gamache paraissait différent. Langlois l’avait uniquement vu en costume, avec sa fine moustache. Maintenant, il portait non seulement un cardigan et un pantalon en velours côtelé, mais aussi une barbe poivre et sel. Et il avait une cicatrice au-dessus de la tempe gauche.
— Alors, commença Langlois. Avant que la première personne arrive, j’aimerais faire une récapitulation de ce que nous savons.
— La victime, dit son adjoint en lisant ses notes, est Augustin Renaud, soixante-douze ans. Son plus proche parent, son ex-femme, a été prévenu. Pas d’enfants. Sa femme viendra l’identifier formellement plus tard, mais il n’y a aucun doute. Son permis de conduire et sa carte d’assurance maladie confirment son identité. Son portefeuille contenait aussi quarante-cinq dollars, et il y avait trois dollars et vingt-deux cents dans ses poches. Lorsque le corps a été emporté, on a également trouvé vingt-huit cents sur le sol, probablement tombés de ses poches. Il s’agit de pièces modernes. Toutes canadiennes.
— Très bien, dit Langlois. Continuez.
À côté de lui, Gamache écoutait, les mains sur la table, l’une tenant l’autre.
— Il y avait une sacoche sous le corps et, à l’intérieur, un plan de Québec, dessiné à la main par lui.
Le plan était devant eux sur la table. Il montrait les endroits de la ville où Renaud avait creusé à la recherche de Champlain ; les dates correspondantes, couvrant plusieurs décennies, étaient également indiquées. Les trois hommes étudièrent la feuille.
— Des idées ? demanda Langlois en s’adressant à Gamache.
— Ceci me semble significatif.
Le chef pointait le doigt vers un espace vide sur la carte. Une carte où étaient seulement représentés les rues et les bâtiments ayant un rapport avec les recherches de Renaud. Des endroits où Champlain aurait pu être enterré. On y voyait la basilique, le Café Buade et un certain nombre d’autres restaurants et des maisons ayant eu la malchance d’intéresser Augustin Renaud.
C’était comme si le reste de la magnifique vieille ville n’existait pas pour lui.
Et l’endroit qu’indiquait Gamache correspondait à l’emplacement de la Literary and Historical Society. Celle-ci ne figurait pas sur le plan, n’existait pas dans l’univers de Renaud centré sur Champlain.
Langlois hocha la tête.
— Moi aussi, j’avais remarqué l’absence de cet édifice. Peut-être n’a-t-il tout simplement pas eu le temps de l’ajouter.
— C’est possible, dit Gamache.
— À quoi pensez-vous ?
— Je me dis que ce serait une erreur de laisser la passion de Renaud nous aveugler. Son meurtre n’a peut-être rien à voir avec Champlain.
— Alors pourquoi creusait-il ? demanda le jeune adjoint.
— Excellente question, dit Gamache avec un sourire contrit. Cela semble en effet un indice.
— Oui, peut-être, dit Langlois.
Il prit le plan et le remit dans la sacoche. En le regardant faire, Gamache se demanda pourquoi Renaud avait eu besoin d’un si grand sac pour transporter une seule feuille de papier.
— Il n’y avait rien d’autre là-dedans ? Uniquement le plan ?
— Oui. Pourquoi ?
— Il aurait pu mettre le plan dans sa poche. Pourquoi avait-il une sacoche ?
— Par habitude, dit l’adjoint. Il l’apportait peut-être toujours avec lui au cas où il trouverait quelque chose.
Gamache hocha la tête. C’était fort plausible.
— Selon le médecin légiste, Renaud a été tué avec la pelle vers vingt-trois heures hier soir, dit Langlois. Il est tombé face contre terre et on a essayé de l’enterrer.
— Pas profondément, dit l’adjoint. Ni très bien. Le meurtrier voulait peut-être qu’on le découvre.
— Je me demande si on se sert souvent de cette cave, dit Langlois en réfléchissant à voix haute. Il faudra poser la question. Bon, maintenant, faites entrer la première personne, le président du conseil, un certain… Porter Wilson, ajouta-t-il en consultant ses notes.
Porter entra. Il s’efforça de ne pas le montrer, mais il était profondément choqué de voir cette bibliothèque, sa bibliothèque, occupée par la police.
Il n’éprouvait aucune rancune à l’égard des francophones. Il était impossible de vivre à Québec et d’entretenir un tel sentiment. La vie serait compliquée et ce serait un tourment inutile. Non, Porter savait que les francophones étaient affables et ouverts d’esprit, réfléchis et équilibrés. La plupart d’entre eux, du moins. Il y avait des extrémistes de chaque côté.
Et là résidait son problème, comme le lui répétait sans cesse Tom Hancock, le pasteur. Pour Porter, il y avait des « côtés ». C’est ainsi qu’il percevait la situation, même après toutes les années écoulées, même s’il avait de nombreux amis de langue française. Même si sa fille avait épousé un francophone et que ses petits-enfants fréquentaient des écoles françaises, et que lui-même parlait un excellent français.
Malgré tout cela, il voyait encore des « côtés », et lui se trouvait du côté à l’extérieur. Parce qu’il était anglophone. Cependant, il se savait aussi québécois que toutes les autres personnes présentes dans cette pièce élégante. En fait, sa famille était au Québec depuis des centaines d’années, et lui y vivait depuis plus longtemps que le jeune policier, ou l’homme au bout de la table, ou l’inspecteur-chef Gamache.
Il était né dans la ville de Québec, y avait eu une vie bien remplie, y serait enterré. Pourtant, malgré toute leur gentillesse, jamais les francophones ne le considéreraient comme un Québécois. Il ne serait jamais totalement à sa place.
Sauf ici, entre les murs de la Literary and Historical Society, au cœur de la vieille ville. Il se sentait chez lui, ici, dans un univers anglais créé avec des mots anglais, entouré par les bustes de remarquables Anglos qui l’avaient précédé.
Mais aujourd’hui, alors que c’était à son tour de monter la garde, les forces françaises avaient envahi les lieux et occupaient la Lit and His.
— Please, dit l’inspecteur Langlois, en se levant rapidement et en indiquant un siège. Join us, ajouta-t-il, avec un accent à couper au couteau.
Comme si M. Wilson avait le choix de se joindre à eux. Ces hommes étaient les hôtes et lui l’invité. Non sans mal, il ravala une réplique et s’assit, mais pas à l’endroit indiqué.
— Nous avons des questions, dit l’inspecteur, passant aux choses sérieuses.
Au cours de l’heure suivante, les policiers interrogèrent toutes les personnes qui se trouvaient dans l’édifice.
Porter Wilson leur apprit qu’on fermait la bibliothèque à clé tous les soirs à dix-huit heures et qu’elle était verrouillée à son arrivée ce matin-là. Rien n’avait été déplacé. L’équipe de Langlois avait examiné la grosse serrure ancienne de la porte d’entrée et n’avait relevé aucune trace d’effraction, mais un enfant de six ans le moindrement futé aurait pu l’ouvrir sans clé.
Il n’y avait aucun système d’alarme.
— Pourquoi aurions-nous une alarme ? demanda Porter. Personne ne vient quand la bibliothèque est ouverte, alors pourquoi viendrait-il quelqu’un quand elle est fermée ?
Les policiers apprirent également que cet endroit était le seul où l’on pouvait trouver des livres en anglais dans le Vieux-Québec.
— Et vous semblez en avoir beaucoup, dit Gamache. Quand je traversais les couloirs et les pièces du fond, je n’ai pu m’empêcher de remarquer un certain nombre de livres non disposés sur des étagères.
C’était un euphémisme, pensa-t-il en se rappelant les quantités de boîtes de livres empilées un peu partout.
— Que voulez-vous insinuer ?
— Je faisais simplement une observation.
— C’est vrai, reconnut Porter à contrecœur. Et nous en recevons d’autres tous les jours. Chaque fois que quelqu’un décède, on nous fait don de ses livres. C’est ainsi que nous sommes informés d’un décès. Une boîte de livres sans aucune valeur apparaît. C’est plus fiable que la rubrique nécrologique du Chronicle-Telegraph.
— Il n’y en a jamais qui présente un certain intérêt ? demanda Langlois.
— Eh bien, une fois, nous avons trouvé un beau livre de dessins.
— Et c’était quand ?
— En 1926.
— Ne pouvez-vous pas en vendre ? demanda Gamache.
Porter dévisagea l’inspecteur-chef, qui le fixa à son tour, sans trop comprendre la raison de son regard soudain venimeux.
— Vous plaisantez ?
— No, sir.
— Eh bien non, nous ne pouvons pas. Nous avons essayé, une fois, mais les membres n’ont pas aimé ça.
— En 1926 ? demanda Langlois.
Wilson ne répondit pas.
Puis ce fut le tour de Winnie Manning. Celle-ci confirma que la nuit était bel et bien une fraise, mais ajouta que les anglophones étaient de bonnes citrouilles et que la bibliothèque comprenait une section particulièrement impressionnante sur les matelas et les guerres de matelas.
— Si je ne me trompe pas, dit-elle en s’adressant à Gamache, c’est un sujet auquel vous vous intéressez.
— En effet, reconnut-il, au grand étonnement de Langlois et de son adjoint.
Après que Winnie eut quitté la pièce, en disant qu’elle devait lancer une nouvelle collection de poignées de porte, Gamache expliqua :
— Elle voulait dire « navales », pas « matelas ».
— Vraiment ? demanda l’adjoint, qui prenait des notes mais avait décidé de les brûler au cas où quelqu’un penserait qu’il était beurré lorsqu’il les avait écrites.
Winnie fut remplacée par M. Blake.
— Stuart Blake, dit le vieil homme en s’assoyant à la place indiquée.
Il regarda les trois hommes avec un intérêt poli. Il était impeccablement vêtu et rasé de frais. Ses joues étaient lisses et roses, et ses yeux brillants. Se tournant vers Gamache, il sourit et inclina la tête.
— Monsieur l’inspecteur. Désolé, je n’avais aucune idée de qui vous étiez.
— Vous saviez ce qui importait, répondit Gamache. Que j’étais un homme ayant besoin de cette magnifique bibliothèque. C’était suffisant.
M. Blake sourit de nouveau, se croisa les mains et attendit, parfaitement à l’aise.
— Vous passez beaucoup de temps ici, n’est-ce pas ? dit l’inspecteur Langlois.
— C’est exact. Depuis que j’ai pris ma retraite, il y a de nombreuses années.
— Et quelle était votre profession ?
— J’étais avocat.
— C’est donc Maître Blake, dit Langlois.
— Non, s’il vous plaît. Je ne pratique plus depuis des années. Un simple « monsieur » suffit.
— Depuis combien de temps participez-vous aux activités de la Literary and Historical Society ?
— À vrai dire depuis toujours, d’une façon ou d’une autre, et mes parents et grands-parents avant ça. Ce fut la première société historique du pays, vous savez. Elle fut fondée avant les Archives nationales. Elle existe depuis 1824, mais n’a pas toujours occupé cet édifice.
— Cet édifice, dit Gamache, profitant de la brèche ouverte. Il a une histoire intéressante ?
— Très, répondit M. Blake en se tournant vers l’inspecteur-chef. La Literary and Historical Society ne s’y est installée qu’en 1868. À l’origine, c’était la Redoute royale, une caserne militaire, où on gardait aussi des prisonniers, surtout des Américains. Le bâtiment est ensuite devenu une simple prison. Il y a eu des pendaisons publiques, vous savez.
Gamache ne dit rien, même s’il lui parut curieux que cet homme raffiné, cultivé, semblât prendre plaisir à leur parler d’une telle barbarie.
— Ici même, à l’extérieur, ajouta M. Blake avec un geste du bras vers la porte d’entrée. Si vous croyez aux fantômes, vous êtes au bon endroit.
— En avez-vous vu ? demanda Gamache, à la surprise de Langlois et du jeune policier.
Après un moment d’hésitation, Blake secoua la tête.
— Non. Mais je sens parfois leur présence, quand personne d’autre n’est ici.
— Êtes-vous souvent ici, quand il n’y a personne d’autre ? demanda Gamache d’un ton plaisant.
— De temps en temps. Je trouve ce lieu paisible. Comme vous, je pense.
— C’est vrai, reconnut l’inspecteur-chef. Mais je n’ai pas de clé pour entrer après les heures d’ouverture. Vous, oui, et je présume que vous l’utilisez.
Encore une fois, M. Blake hésita.
— En effet, mais pas souvent. Seulement lorsque je n’arrive pas à dormir et qu’une question me taraude l’esprit.
— Comme quoi ?
— Comme quels types de graminées poussent sur Rum Island, ou quand a été pêché le dernier cœlacanthe.
— Et de telles questions vous taraudaient-elles l’esprit hier soir ?
Les deux hommes se dévisagèrent. Finalement, M. Blake sourit et secoua la tête.
— Non. La nuit dernière, j’ai dormi comme un bébé. Comme l’a dit Shakespeare, la meilleure façon de connaître la paix intérieure est d’avoir une conscience calme et tranquille.
« Ou de n’avoir aucune conscience », se dit Gamache en regardant M. Blake avec beaucoup d’intérêt.
— Quelqu’un peut-il confirmer vos dires ? demanda l’inspecteur Langlois.
— Je suis veuf. J’ai perdu ma femme il y a huit ans, alors non, je n’ai pas de témoins.
— Désolé, dit Langlois. À votre avis, monsieur Blake, pourquoi Augustin Renaud se trouvait-il ici hier soir ?
— N’est-ce pas évident ? Il devait penser que Champlain est enterré ici.
Et voilà, la réponse évidente avait été formulée ouvertement.
— Et l’est-il ?
Blake sourit.
— J’ai bien peur de vous décevoir, mais non.
— Pourquoi Augustin Renaud a-t-il pu penser que Champlain était ici ? demanda Langlois.
— Comment savoir pourquoi il pensait quoi que ce soit ? Quelqu’un a-t-il jamais réussi à comprendre sa logique ? Ses fouilles étaient peut-être davantage alphabétiques qu’archéologiques et il était arrivé à la lettre L. Un tel raisonnement a autant de bon sens que n’importe lequel des siens. Pauvre homme, ajouta Blake. J’imagine que vous allez creuser, n’est-ce pas ?
— Pour l’instant, l’endroit est une scène de crime.
— Incroyable, dit M. Blake, presque pour lui-même. Pourquoi Augustin Renaud se trouvait-il dans le bâtiment de la Lit and His ?
— Et pourquoi l’a-t-on assassiné ? dit Langlois.
— Ici, ajouta Gamache.
Finalement, Elizabeth MacWhirter entra dans la pièce et s’assit à la table.
— Quel est votre travail, exactement ? demanda Langlois.
— Eh bien, « travail » n’est pas tout à fait le terme approprié. Nous sommes tous des bénévoles. Auparavant, nous recevions un salaire, mais le gouvernement a réduit le financement des bibliothèques, alors tout l’argent que nous recevons sert maintenant à l’entretien. À lui seul, le coût du chauffage est exorbitant, et nous venons de faire refaire l’installation électrique. En fait, si ces travaux n’avaient pas été effectués, nous n’aurions peut-être jamais découvert M. Renaud.
— Que voulez-vous dire ? demanda Langlois.
— Quand nous avons refait l’électricité, nous avons décidé de remplacer aussi les câbles du téléphone et de les enterrer dans le sous-sol. Si l’un d’eux n’avait pas été coupé, jamais nous n’aurions trouvé le corps, et il aurait été recouvert de béton.
— Pardon ? dit Langlois.
— La semaine prochaine. Des ouvriers sont censés venir lundi pour installer le coffrage à béton.
Les trois hommes se regardèrent.
— En d’autres mots, si Renaud ou son meurtrier n’avait pas coupé un câble téléphonique en creusant hier soir, le sol aurait été entièrement recouvert de béton, scellé ? demanda l’inspecteur.
Elizabeth répondit d’un hochement de tête.
— Qui était au courant ?
— Tout le monde.
Elizabeth se dirigea vers une autre table et revint avec trois dépliants. Sur la couverture se trouvait l’annonce des travaux prévus concernant l’électricité, les téléphones et le sous-sol.
L’inspecteur-chef Gamache referma le dépliant et le déposa devant lui, puis il regarda la vieille dame mince.
— On décrit les travaux, mais sans préciser quand ils seront exécutés. Le facteur temps me semble une donnée significative.
— Vous avez peut-être raison, inspecteur-chef, mais nous n’avons pas gardé le calendrier des travaux secret. Beaucoup de personnes le connaissaient. Les membres du conseil, les bénévoles, les ouvriers.
— Comment avez-vous obtenu l’argent nécessaire ? Tout ça doit coûter une fortune.
— Oui, reconnut-elle, ces travaux coûtent cher. Nous avons reçu des subventions et des dons, et nous avons vendu des livres.
— La vente a donc eu lieu récemment, dit Langlois. Mais d’après M. Wilson, ce ne fut pas un grand succès.
— C’est ce qu’on pourrait appeler un euphémisme ! Ce fut un désastre. Nous n’avons vendu que quelques boîtes de livres qui accumulaient la poussière depuis des décennies. C’est vraiment dommage. Ils devraient appartenir à quelqu’un, être appréciés, et non s’entasser ici. Et Dieu sait à quel point nous avons besoin d’argent. C’était une solution parfaite : transformer des livres en câbles électriques.
— Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? demanda Gamache.
— À cause de la communauté. La Lit and His, a-t-elle décidé, n’est pas seulement une bibliothèque, mais aussi un musée, et chaque objet jamais légué un trésor. Les livres ont alors pris l’aspect de symboles, j’en ai bien peur.
— Des symboles de quoi ?
— De la valeur de la langue anglaise, de la culture anglaise. Si la Lit and His elle-même attachait peu d’importance à la langue anglaise, aux ouvrages écrits dans cette langue, semblaient penser les gens, eh bien tout espoir était perdu. Les livres sont donc devenus des symboles de la communauté anglophone. Il fallait les préserver. Une fois cette décision prise, il n’y a plus eu de disputes, de discussions. Et, bien sûr, plus aucun livre n’a été acheté.
Gamache hocha la tête. Elle avait raison. À ce moment-là, la bataille était perdue. Mieux valait battre en retraite.
— Vous avez donc mis fin à la vente ?
— Oui. Voilà pourquoi vous voyez tant de boîtes empilées dans les couloirs. Si un autre vieil Anglais meurt, la Literary and Historical Society va exploser.
Elle rit, mais sans joie.
— Selon vous, pourquoi Augustin Renaud se trouvait-il ici ? demanda Langlois.
— Pour la raison à laquelle vous pensez. Il devait croire que Champlain était ici.
— Pourquoi aurait-il cru cela ?
Elizabeth haussa les épaules, un geste banal qu’elle réussit à faire paraître élégant.
— Pourquoi a-t-il cru que Champlain était enterré sous un restaurant chinois ? Ou une école primaire ? Comment savoir pourquoi il pensait quoi que ce soit ?
— Est-il déjà venu ici ?
— Eh bien, il est venu hier soir, n’est-ce pas ?
— Ce que je veux dire, c’est : l’a-t-on déjà vu ici auparavant ?
Elizabeth MacWhirter hésita un moment, puis répondit :
— Jamais à l’intérieur, que je sache. Mais je l’ai vu devant la porte d’entrée. Hier matin.
Sidéré d’entendre enfin une information réellement utile, le jeune adjoint faillit oublier de la noter. Mais rapidement son stylo se mit à l’œuvre.
— Continuez, dit Langlois.
— Il voulait parler aux membres du conseil.
— Quelle heure était-il ?
— Environ onze heures et demie. Nous avions fermé la porte à clé, comme chaque fois que le conseil se réunit.
— Il s’est tout simplement présenté à la porte ?
— C’est exact.
— Comment pouvait-il savoir que vous étiez en réunion ?
— Nous publions un avis dans le journal.
— Le Soleil ?
— Le Chronicle-Telegraph de Québec.
— Le quoi ?
— Le Chronicle-Telegraph, répéta Elizabeth, en épelant ensuite le nom. C’est le plus ancien journal d’Amérique du Nord, ajouta-t-elle par habitude.
— Continuez. Il s’est présenté à la porte, avez-vous dit. Que s’est-il passé ensuite ? demanda l’inspecteur.
— Il a sonné et Winnie est allée répondre, puis elle est revenue ici nous transmettre sa demande, en le laissant dehors.
— Et qu’avez-vous dit ?
— Nous avons procédé à un vote et décidé de ne pas le recevoir. C’était une décision unanime.
— Pourquoi avez-vous refusé de le voir ?
Elizabeth réfléchit un moment à la question.
— Nous ne réagissons pas très bien à ce qui est différent, je dois l’avouer. Moi comprise. Nous nous sommes créé une petite vie tranquille, mais très agréable. Une vie ancrée dans la tradition. Nous savons que le club de bridge se réunit tous les mardis et qu’il y aura des biscuits au gingembre et du thé Orange Pekoe. Nous savons que la femme de ménage vient le jeudi, et nous savons où sont rangées les serviettes en papier, c’est-à-dire au même endroit où les rangeait ma grand-mère quand elle occupait le poste de secrétaire de la Lit and His. Ce n’est pas une vie palpitante, mais, pour nous, elle est très importante, elle a un sens.
Elle s’interrompit et sembla demander l’aide de l’inspecteur-chef Gamache.
— La visite d’Augustin Renaud a bouleversé tout ça, dit-il.
Elizabeth hocha la tête.
— Comment a-t-il réagi en apprenant que le conseil ne le recevrait pas ?
— Je suis descendue l’informer de la décision. Il n’était pas content, mais il l’a acceptée, en disant qu’il reviendrait. Je ne pensais pas qu’il voulait dire aussi rapidement.
Elle se revit derrière l’épaisse porte en bois, à peine entrouverte, comme si elle était cloîtrée et que Renaud était un pécheur. Ses cheveux blancs dépassaient de son chapeau de fourrure et des glaçons pendaient à sa moustache noire, d’où s’échappait un souffle rageur. Son regard bleu n’était pas seulement fou, mais furibond.
— Vous ne pouvez pas m’arrêter, madame, avait-il dit.
— Je n’ai nullement envie de le faire, monsieur Renaud, avait-elle répondu d’un ton qui, espérait-elle, lui paraîtrait raisonnable, amical même.
Tous deux savaient néanmoins qu’elle mentait. Elle voulait lui barrer le passage presque autant que lui voulait entrer.
Une fois tous les interrogatoires terminés, Gamache retourna dans le bureau, où il trouva Winnie, Elizabeth et Porter rassemblés autour d’une théière.
— Bienvenue dans notre bateau de sauvetage, dit Elizabeth en se levant pour l’inviter à se joindre à eux. Et ceci est notre carburant, ajouta-t-elle avec un sourire en indiquant la théière.
Henri se précipita à la rencontre de son maître.
— J’espère que vous n’avez pas eu trop de problèmes avec lui, dit Gamache en lui tapotant le flanc.
Il vint ensuite s’asseoir et accepta une tasse de thé fort.
— Absolument aucun, dit Winnie. Que se passera-t-il maintenant ?
— En ce qui concerne l’enquête ? Après avoir reçu le rapport du médecin légiste, les enquêteurs vont vérifier les déplacements d’Augustin Renaud, interroger ses amis, sa famille. Chercher à déterminer qui aurait pu vouloir sa mort.
Tous assis autour de la table, ils donnaient presque l’impression d’un petit groupe réuni en conciliabule.
— Vous avez dit que M. Renaud a demandé à parler aux membres du conseil, dit Gamache en se tournant vers Elizabeth.
— Tu leur as dit ça ? demanda Porter d’un ton plus sec que d’habitude. C’est malin !
— Elle n’avait pas le choix. Vous auriez tous dû nous le dire. Vous deviez savoir qu’il s’agissait d’une information importante.
Gamache regarda les deux autres d’un air sévère.
— Vous avez refusé de le recevoir, mais auriez-vous écouté ce qu’il avait à dire à un moment donné ?
Il s’adressait maintenant à Porter Wilson, mais, remarqua-t-il, celui-ci et Winnie avaient les yeux fixés sur Elizabeth, qui demeura silencieuse.
— À un moment donné, peut-être. Mais il n’y aurait eu aucun avantage pour nous, seulement beaucoup de…
Porter sembla chercher un mot.
— … désagréments.
— M. Renaud pouvait se montrer très persuasif.
Gamache se rappelait les campagnes virulentes que menait l’archéologue amateur contre quiconque lui refusait la permission de creuser.
— C’est vrai, reconnut Porter.
Celui-ci paraissait fatigué, maintenant, comme s’il avait soudain pleinement conscience de la gravité de ce qui venait de se produire. Ç’aurait été épouvantable d’avoir Augustin Renaud creusant le sol sous la Lit and His à la recherche de Champlain, mais il y avait pire : le drame qui venait de survenir.
— Puis-je voir le procès-verbal de la réunion ?
— Je ne l’ai pas encore rédigé, répondit Elizabeth.
— Votre carnet de notes fera l’affaire.
Gamache attendit. Quand Elizabeth lui eut finalement tendu ses notes, il mit ses lunettes de lecture pour les parcourir et remarqua le nom des personnes présentes.
— Je vois que Tom Hancock et Ken Haslam assistaient à la réunion, mais sont partis tôt. Étaient-ils toujours ici quand Augustin Renaud s’est présenté à la porte ?
— Oui, répondit Porter. Ils sont partis peu après. Nous étions tous là.
Gamache continua de parcourir les notes, puis il regarda Elizabeth par-dessus ses demi-lunes.
— Il n’y a aucune mention de la visite de M. Renaud.
Elizabeth MacWhirter le fixa du regard. Il était évident que, lorsqu’elle avait demandé son aide, elle ne s’attendait pas à ce qu’il pose autant de questions, et encore moins des questions aussi embarrassantes.
— J’ai décidé de ne pas y faire allusion. Après tout, il ne nous a pas parlé. Il ne s’est rien passé.
— Au contraire, madame, il s’est passé quelque chose.
Il remarqua qu’elle avait dit « je » et non « nous ». Cherchait-elle à protéger les autres ? En assumant l’entière responsabilité de l’omission ? Ou avait-elle vraiment pris une décision unilatérale ?
Ces gens se trouvaient peut-être dans un bateau de sauvetage, mais, aux yeux de Gamache, il était maintenant clair qui en était le capitaine.