6
Ce n’était que le début de l’après-midi et déjà, se rendit compte Jean-Guy Beauvoir, il avait commis une erreur. Pas très grave, cependant. Il s’agissait plutôt d’une contrariété.
Il devait retourner à Montréal interroger Olivier Brûlé. C’est ce qu’il aurait dû faire en premier, avant de venir à Three Pines, mais il avait plutôt passé la dernière heure dans le bistro, dans le calme. Tout le monde était parti, en s’assurant, toutefois, qu’il était assis dans le meilleur fauteuil : celui en cuir usé près de la cheminée. Il trempa un biscotti à l’orange dans son café au lait et, jetant un coup d’œil par la fenêtre givrée, vit la neige qui tombait doucement, mais de façon continue. Billy Williams était passé une fois avec le chasse-neige, et le chemin déblayé était de nouveau enneigé.
Beauvoir baissa les yeux sur le dossier dans sa main et, confortablement installé et bien au chaud, poursuivit sa lecture. Une demi-heure plus tard, il regarda l’horloge marine sur le manteau de la cheminée. Treize heures vingt. L’heure de partir.
Pas pour aller à Montréal, cependant. Pas par ce temps.
Beauvoir regagna sa chambre au gîte, mit son long caleçon de soie et enfila des vêtements, une couche par-dessus l’autre, dans un ordre savamment étudié, finissant avec l’habit de neige. Il le portait rarement, car il préférait le look mannequin, et ce vêtement lui donnait l’aspect du robot dans Perdus dans l’espace. En hiver, le Québec ressemblait à une aire de lancement pour extraterrestres s’apprêtant à envahir une planète.
Heureusement, il risquait peu de tomber sur le rédacteur en chef du magazine Vogue Hommes dans la forêt.
En montant la colline, il entendait le bruissement de ses cuisses frottant l’une contre l’autre et avait de la difficulté à garder ses bras à la verticale le long du corps. Maintenant, il se sentait un peu comme un zombie marchant d’un pas lourd vers l’auberge et spa.
— Oui ? dit Carole Gilbert en ouvrant la porte.
La dame âgée regarda le zombie couvert de neige, mais ne sembla nullement effrayée ni même surprise. Toujours aussi affable, elle recula de deux pas et laissa entrer l’extraterrestre dans l’auberge tenue par son fils et sa belle-fille.
— Puis-je vous aider ?
Beauvoir déroula et retira son écharpe. Il avait maintenant l’impression d’être la momie dans le film bien connu. À lui seul, il était un festival de films de série B. Il enleva finalement son chapeau et Carole Gilbert se fendit d’un sourire chaleureux.
— Vous êtes l’inspecteur Beauvoir, n’est-ce pas ?
— Oui, madame. Comment allez-vous ?
— Bien, merci. Venez-vous séjourner à l’auberge ? Je n’ai pas vu votre nom dans le cahier des réservations.
Elle se tourna vers le grand hall au carrelage noir et blanc, où se trouvaient un bureau en bois lustré et un bouquet de vraies fleurs, même si on était au milieu de l’hiver. L’endroit était si invitant que, pour un instant, Beauvoir regretta de ne pas y avoir réservé une chambre. Puis il se souvint des prix, et de la raison qui l’amenait ici.
Il n’était pas venu pour des massages ni des repas gastronomiques, mais pour découvrir si Olivier avait effectivement tué l’Ermite.
« Pourquoi Olivier a-t-il déplacé le corps ? »
Il se trouvait à l’endroit même où Olivier avait laissé l’Ermite. Olivier avait reconnu avoir transporté le mort à travers les bois, en pleine nuit, pendant le week-end de la fête du Travail. La porte de l’auberge n’étant pas verrouillée, il avait simplement déposé son sinistre paquet ici. Exactement là où se tenait Beauvoir.
Beauvoir baissa les yeux. Il était en train de fondre, comme la méchante Sorcière de l’Ouest. Sous ses bottes, l’eau s’accumulait en flaques sur le carrelage. Mais Carole Gilbert ne semblait pas s’en soucier ; elle paraissait plus préoccupée par son bien-être à lui.
— Non. Je suis descendu au gîte.
— Bien sûr.
Il scruta son visage pour y déceler un signe de jalousie professionnelle, mais n’en vit aucun. D’ailleurs, pourquoi y en aurait-il ? Selon lui, il était inconcevable que les propriétaires de cette magnifique auberge puissent être jaloux d’un autre établissement, surtout du gîte au décor un peu terne de Gabri.
— Qu’est-ce qui vous ramène chez nous ? demanda-t-elle d’un ton léger, neutre. L’inspecteur-chef est-il avec vous ?
— Non. Je suis seul, en vacances. En arrêt de travail, en fait.
— Bien sûr, suis-je bête. Je suis désolée.
Elle paraissait sincère, son visage soudain empreint de sollicitude.
— Comment allez-vous ?
— Je vais bien. Mieux.
— Et M. Gamache ?
— Mieux, aussi.
Il était un peu fatigué, cependant, de répondre à ce genre de questions.
— Je suis heureuse de l’apprendre.
D’un geste, elle l’invita à s’avancer, mais Beauvoir ne bougea pas. Il était pressé, et ça se voyait. C’était dans son caractère de le montrer. Il fit un effort pour se calmer. Après tout, il était censé être en vacances.
— Comment puis-je vous aider ? demanda Carole Gilbert. Vous n’êtes pas venu pour un traitement à la boue chaude, n’est-ce pas ? Pour le cours de taï-chi, peut-être ?
Il remarqua son air perplexe. Se moquait-elle de lui ? Non, se dit-il. Elle semblait plutôt rire gentiment d’elle-même et des services offerts au spa. Environ un an auparavant, son fils, Marc, et sa femme, Dominique, avaient acheté la maison en ruine pour la transformer en une splendide auberge avec une section spa. Et ils avaient invité la mère de Marc, Carole Gilbert, à déménager de Québec à Three Pines pour les aider à s’en occuper.
— Je comprends que vous puissiez penser que je m’intéresse à ce genre d’exercices, étant donné que je porte ma tenue de taï-chi.
Il ouvrit les bras pour qu’elle puisse admirer son habit de neige dans toute sa splendeur. Carole Gilbert rit.
— Je suis en fait venu vous demander une faveur. Pourrais-je emprunter une de vos motoneiges ? Vous en mettez à la disposition de vos clients, je crois.
— En effet. Je vais dire à Roar Parra de vous aider.
— Merci. Je pensais aller dans la forêt, jusqu’à la cabane.
Il l’observa attentivement, espérant une réaction, et en obtint une. La femme douce et charmante adopta soudain une attitude glaciale. Pourtant, un instant plus tôt, elle paraissait calme, heureuse, détendue. Et voilà que maintenant, bien que pratiquement aucun changement physique ne fût apparent, elle semblait faite de glace. Il sentit le froid irradier d’elle.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Seulement pour la revoir. Pour faire quelque chose.
Elle le fixa avec des yeux de serpent. Puis son expression changea et elle redevint l’aimable châtelaine du manoir.
— Par ce temps ? dit-elle en jetant un coup d’œil à la neige qui tombait.
— Si je me laissais arrêter par la neige, je ne ferais rien de tout l’hiver, répondit Beauvoir.
— Vous avez raison, reconnut-elle.
Le ton manquait-il de sincérité ? se demanda Beauvoir.
— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais mon mari habite là-bas, maintenant.
— Ah oui ?
Non, il n’était pas au courant. Cependant, il venait d’entendre quelque chose d’intéressant : elle avait dit « mari » et non « ex-mari ». Les Gilbert étaient séparés depuis des années, et Vincent Gilbert était soudainement apparu à l’auberge, sans y avoir été invité, presque au même moment où le corps de l’Ermite avait été découvert.
— Vous n’aimeriez pas plutôt un enveloppement de boue ? demanda-t-elle. L’effet est à peu près le même que si vous passez une heure avec Vincent, je trouve.
Beauvoir rit.
— Non, madame. Merci. Cela le dérangera-t-il si je me présente à la cabane ?
— Vincent ? Écoutez, j’ai cessé d’essayer de comprendre comment fonctionne son cerveau.
Se radoucissant, elle sourit et ajouta :
— Il sera très heureux d’avoir de la compagnie, j’en suis persuadée. Mais vous devriez partir bientôt, avant la tombée de la nuit.
Il était déjà quatorze heures et à seize heures il ferait noir.
Et lorsque le soleil hivernal se couchait sur une forêt, au Québec, des monstres émergeaient de l’ombre. Pas ceux des films de série B. Pas des zombies, ni des momies, ni des extraterrestres, mais des spectres plus anciens et plus sournois. Des créatures invisibles qui sortaient par des températures glaciales. On pouvait mourir de froid, d’hypothermie ou encore parce qu’on s’était écarté du sentier et perdu. La mort, vieille comme le monde et patiente, attendait dans les forêts québécoises que le soleil se couche.
— Venez avez moi.
Carole Gilbert, menue et élégante, mit son manteau gonflé et fit partie elle aussi de l’armée d’extraterrestres. Marchant sous de gros flocons légers, Beauvoir et elle se rendirent derrière l’auberge. Pas très loin devant, l’inspecteur pouvait voir des fondeurs glisser à travers les champs sur des pistes bien balisées. Dans quelques minutes, ces skieurs seraient à l’intérieur et boiraient un bon grog onctueux ou un chocolat chaud près du feu. Ils auraient les joues roses, le nez qui coule et se frotteraient les pieds pour activer la circulation sanguine.
S’ils étaient des clients de l’auberge, ils étaient riches et en santé, et seraient au chaud.
Alors que lui serait en train de s’enfoncer dans la forêt, en espérant arriver avant le coucher du soleil, jusqu’à une cabane où un meurtre avait été commis et où habitait maintenant un trou de cul.
— Roar, appela Carole Gilbert.
L’homme râblé et costaud dans la remise se redressa. Ses cheveux et ses yeux étaient presque noirs.
— Madame Gilbert, dit-il en inclinant la tête.
Ce n’était pas un salut obséquieux, mais respectueux. Cette femme, comprit alors l’inspecteur Beauvoir, forçait naturellement le respect, car elle-même se montrait respectueuse envers les gens. Comme, maintenant, avec l’homme des bois.
— Vous vous souvenez de l’inspecteur Beauvoir, je suppose.
Après un moment d’hésitation embarrassant, Roar tendit la main. Beauvoir ne fut pas surpris. Les autres enquêteurs et lui avaient pourri la vie à cet homme en considérant sa femme, son fils et lui comme les principaux suspects dans l’affaire du meurtre de l’Ermite.
Beauvoir regarda celui sur qui avaient pesé des soupçons. Un homme à l’aise dans les bois, qui avait été en train de dégager un sentier menant droit à la cabane du reclus. Il était tchèque. L’homme mort était tchèque. Havoc, le fils de Roar, travaillait pour Olivier et aurait pu le suivre dans la forêt, une nuit, et trouver la cabane et le trésor.
L’Ermite avait fort probablement amassé ses objets précieux en les volant à des gens du bloc de l’Est qui cherchaient désespérément à fuir à l’Ouest quand les murs et le communisme avaient commencé à s’effondrer.
Ils avaient confié leur trésor familial — des biens cachés au régime communiste pendant des générations — au mauvais homme. Ils l’avaient remis à l’Ermite quand il n’était pas encore un reclus, seulement un homme qui avait un plan. Celui de les voler. Mais plus que leurs antiquités et œuvres d’art, il avait volé l’espoir de ces gens, trahi leur confiance.
Avait-il pris quelque chose appartenant à Roar et Hanna Parra ? Ceux-ci avaient-ils trouvé l’Ermite ?
L’avaient-ils tué ?
Carole Gilbert était partie, laissant les deux hommes seuls dans la remise.
— Pourquoi retournez-vous à la cabane ?
La subtilité n’était pas le fort de cet homme trapu et robuste.
— Simple curiosité. Ça vous pose un problème ?
Les deux hommes se dévisagèrent.
— Êtes-vous ici pour causer des ennuis ?
— Je suis ici pour me détendre. Pour faire une belle randonnée dans les bois, c’est tout. Si vous ne vous dépêchez pas, il fera bientôt trop sombre.
Était-ce là le but de Parra ? se demanda Beauvoir tandis qu’il mettait le casque par-dessus sa tuque, enfourchait l’engin et faisait rugir le moteur. Prenait-il délibérément son temps dans l’espoir que Beauvoir se fasse surprendre dans la forêt par l’obscurité ?
Non, finit-il par se dire. C’était un plan trop subtil. Cet homme était plutôt du genre à asséner un coup sur la tête de ses ennemis. L’Ermite était mort d’un coup à la tête…
Beauvoir salua d’un geste de la main et partit. Il sentit la puissante machine vibrer sous lui. Il avait conduit des dizaines de motoneiges au cours de la dernière décennie, depuis qu’il s’était joint au service des homicides. Il les adorait. Adorait le bruit, la puissance, la liberté. Le froid mordant, la neige sur sa figure. Le corps bien protégé par l’habit de neige, il avait chaud, presque trop, en fait. Il transpirait.
Tenant fermement les poignées, il s’inclina d’un côté pour prendre un virage. La machine obéit. Mais quelque chose n’était pas normal.
Quelque chose n’allait pas.
Pas avec la motoneige, mais avec lui. Il ressentit une douleur familière à l’abdomen.
« Non. Ça ne peut pas être ça », se dit-il. Il était seulement assis sur la motoneige. Ce n’était pas comme s’il effectuait un travail forçant.
Glissant sur le sentier étroit, il s’enfonça encore plus loin dans la forêt. Les ombres, allongées, étaient bien nettes, et les arbres dénudés paraissaient transis par le froid aigu. Aussi aigu que sa douleur à l’estomac, au côté, qui irradiait jusqu’à l’aine.
Beauvoir respira profondément, mais la douleur ne cessait d’augmenter.
Finalement, il dut s’arrêter.
Se tenant le ventre d’un bras, il tomba doucement vers l’avant de la motoneige dont le moteur tournait au ralenti. Sa tête s’affaissa sur l’autre bras qui reposait sur les poignées. Il essaya de se concentrer sur la vibration, sur le grondement, ce son grave, apaisant, prévisible, qui appartenait au monde civilisé. Mais le monde de Beauvoir s’était effondré ; seule subsistait une sensation.
La douleur.
Une douleur atroce, qu’il connaissait bien. Il l’avait crue à jamais disparue, mais elle l’avait retrouvé, en hiver, dans ces bois qui s’assombrissaient.
Fermant les yeux, il se focalisa sur sa respiration — une lente et profonde inspiration suivie d’une lente et profonde expiration —, sur son bruit et l’effet qu’elle produisait sur lui.
Avait-il commis une grave erreur ? Il restait environ une heure, peut-être un peu plus, avant la tombée de la nuit. Quelqu’un donnerait-il l’alarme ? S’inquiéterait-on à son sujet ? Roar Parra s’en irait-il simplement chez lui ? Carole Gilbert verrouillerait-elle la porte et jetterait-elle une autre bûche dans le feu ?
Soudain, il sentit une main sur sa figure et voulut relever la tête. Mais la main l’en empêcha. Pas d’une manière violente, mais avec fermeté. Beauvoir ouvrit rapidement les yeux. Deux yeux d’un bleu intense le regardaient.
— Ne bougez pas. Restez immobile.
Beauvoir vit un homme âgé au visage hâve, mais au regard vif. Sa main nue, qui s’était d’abord posée sur la figure de Beauvoir, se glissa maintenant sous son écharpe et le pull à col roulé jusqu’à son cœur.
— Chut ! fit l’homme.
Beauvoir garda le silence.
Il savait qui était cet homme. C’était Vincent Gilbert. Le Dr Gilbert.
Le trou de cul.
Mais Gamache, Myrna, Old Mundin et d’autres encore prétendaient qu’il était aussi un saint.
Beauvoir n’arrivait pas à le voir ainsi. L’homme lui avait paru un vrai trou de cul quand l’équipe de la Sûreté avait enquêté sur le meurtre de l’Ermite.
— Venez avec moi.
Vincent Gilbert se pencha au-dessus de Beauvoir et arrêta le moteur. Puis il l’aida à se lever en l’entourant de ses grands bras. Ils se mirent à marcher lentement dans le sentier, en s’arrêtant de temps en temps pour permettre à Beauvoir de reprendre son souffle. Celui-ci vomit une fois et Gilbert prit sa propre écharpe pour lui essuyer la bouche. Et il attendit patiemment, dans le froid et la neige, que Beauvoir puisse de nouveau marcher. Sans dire un mot, ils avancèrent prudemment, péniblement, dans la forêt, Beauvoir s’appuyant de tout son poids sur le grand et vieux trou de cul.
Les yeux fermés, il se concentra sur ses pas, posant lourdement un pied devant l’autre. Il sentait la douleur qui irradiait, mais également les flocons sur sa figure, et essaya de fixer son attention sur cette douce caresse. Soudain, il se rendit compte que quelque chose avait changé. Il ne sentait plus la neige sur son visage et il entendait ses pas résonner sur du bois.
Ils étaient arrivés à la cabane. Beauvoir faillit pleurer d’épuisement et de soulagement.
Après avoir franchi la porte, il ouvrit les yeux et vit à l’autre bout de l’unique pièce, à ce qui lui semblait des milliers de kilomètres, un grand lit recouvert d’une couette chaude et des oreillers moelleux.
Beauvoir n’avait qu’une idée en tête : traverser la pièce — beaucoup plus grande que dans son souvenir — pour se rendre au lit tout au fond.
— Vous y êtes presque, murmura le Dr Gilbert.
Beauvoir fixait le lit dans l’espoir de le faire venir jusqu’à lui par la pensée. Ils avançaient à très petits pas sur le plancher de bois et arrivèrent, enfin, au lit. Enfin.
Le Dr Gilbert le fit asseoir sur le bord du lit. Beauvoir s’affaissa sur lui-même, la tête penchée vers l’oreiller, mais Gilbert le redressa et le déshabilla.
Il le laissa ensuite tomber doucement sur le lit jusqu’à ce que sa tête lourde de fatigue s’enfonce dans l’oreiller, puis le couvrit avec le drap en douce flanelle et la couette.
Beauvoir s’abandonna au sommeil avec, dans les narines, l’arôme sucré de fumée de bois d’érable provenant de l’âtre et l’odeur d’une soupe maison. Et, tandis que par la fenêtre il regardait la neige s’accumuler et la noirceur s’installer, il sentit la chaleur l’envelopper peu à peu.
Il se réveilla quelques heures plus tard, reprenant tranquillement connaissance. Il avait une douleur au côté, comme s’il avait reçu un gros coup de pied, mais la nausée avait disparu. Une bouillotte d’eau chaude avait été glissée dans son lit et il se rendit compte qu’il l’enlaçait, se pelotonnait contre elle.
Les yeux lourds de sommeil, il resta allongé encore un moment jusqu’à ce que, petit à petit, la pièce lui apparaisse clairement.
Vincent Gilbert était assis dans un large fauteuil près du foyer, ses pieds chaussés de pantoufles posés sur un coussin, et lisait un livre. Sur la table à côté de lui se trouvait un verre de vin rouge.
La cabane semblait à la fois familière et différente.
Les murs étaient toujours en rondins ; les fenêtres et la cheminée n’avaient pas changé. Des tapis étaient encore disposés çà et là sur le plancher, mais il ne s’agissait plus des tapis d’Orient, tissés à la main, de l’Ermite. C’étaient des carpettes en chutes de tissu, elles aussi faites à la main, mais qui correspondaient davantage à la réalité de Beauvoir.
Quelques tableaux étaient accrochés aux murs. Pas les chefs-d’œuvre accumulés et cachés ici par l’Ermite, mais des peintures d’artistes québécois. De belles toiles, quoique peut-être pas extraordinaires.
Le verre du Dr Gilbert semblait être en verre ordinaire et non en cristal finement taillé comme ceux trouvés dans la cabane après le meurtre.
Un changement, cependant, sautait aux yeux. Alors que l’Ermite s’éclairait à l’aide de candélabres en argent, en or et en porcelaine fine, le Dr Gilbert se servait d’une lampe. Électrique. Et, sur la table à côté du médecin, Beauvoir aperçut un téléphone.
On avait fait venir l’électricité jusqu’à cette petite cabane rustique au cœur de la forêt.
Puis Beauvoir se souvint de la raison pour laquelle il s’était aventuré dans les bois.
Il voulait voir, encore une fois, le lieu où le meurtre avait été commis. Jetant un coup d’œil vers la porte, il vit une carpette à l’endroit où la tache de sang s’était trouvée. Où elle se trouvait peut-être encore.
La Mort était venue dans cette petite cabane paisible, mais sous quelle forme ? Avait-elle pris l’apparence d’Olivier, ou de quelqu’un d’autre ? Et pourquoi avait-elle frappé ? Comme l’inspecteur-chef Gamache ne cessait de le répéter à son équipe, ce n’était ni un fusil, ni un coup de couteau, ni un coup à la tête qui tuait, mais l’intention qui guidait le geste fatal.
Qu’est-ce qui avait tué l’Ermite ? La cupidité, comme le procureur et Gamache le prétendaient ? Ou était-ce autre chose ? La peur ? Une rage folle ? La vengeance ? La jalousie ?
Ils avaient découvert des trésors fabuleux dans la cabane, mais aussi quelque chose de plus extraordinaire encore. Et de plus troublant.
Un mot, tissé dans une toile d’araignée accrochée dans le coin le plus sombre du plafond.
Woo.
Le mot avait également été trouvé taillé — maladroitement — dans un morceau de bois taché de sang. Il était tombé de la main du mort et avait roulé sous le lit, comme s’il s’était réfugié là. Un petit mot en bois : Woo.
Mais que signifiait-il ?
Avait-il été sculpté par l’Ermite ?
Cela semblait peu probable, car le reclus était un grand artiste et le Woo en bois une sculpture assez grossière, naïve.
Selon le procureur, Olivier avait placé le mot dans la toile et l’avait taillé dans le bois pour terroriser l’Ermite, l’empêcher de quitter la cabane. Et Olivier avait fini par admettre que ç’avait effectivement été son but. Il voulait convaincre le vieil homme fou que le monde extérieur était dangereux, plein de démons, de Furies et d’êtres horribles.
« Le Chaos approche, old son. Il s’en vient, mon garçon », avait chuchoté l’Ermite à Olivier la nuit où il était mort. Le plan d’Olivier avait très bien fonctionné. L’Ermite avait été terrorisé.
Olivier avait reconnu tous les faits, mais niait deux choses.
Avoir tué l’Ermite.
Et avoir sculpté le mot Woo.
Le jury ne l’avait pas cru et Olivier avait été condamné à la prison. L’inspecteur-chef Gamache avait mené l’enquête, méticuleusement amassé des preuves contre son ami, une tâche douloureuse pour lui. Et l’inspecteur Jean-Guy Beauvoir avait participé à cette affaire et avait été d’accord avec la conclusion.
Maintenant, le chef lui demandait de rouvrir le dossier pour vérifier cette fois si les mêmes éléments de preuve ne serviraient pas à innocenter Olivier et à désigner un autre coupable.
Peut-être cet homme dans la cabane avec lui.
Le Dr Gilbert leva la tête et sourit.
— Bonjour, dit-il en fermant le livre.
Il se mit debout très lentement. Cela n’étonna pas Beauvoir. Ce grand vieillard élancé, aux cheveux blancs et au regard inquisiteur, avait, après tout, près de quatre-vingts ans.
Vincent Gilbert s’assit sur le bord du lit et lui fit un sourire rassurant.
— Vous permettez ? demanda-t-il avant de le toucher.
Beauvoir fit oui de la tête.
— J’ai parlé à Carole et lui ai dit que vous passeriez la nuit ici, ajouta-t-il en tirant la couette vers le bas. Elle téléphonera au gîte pour prévenir Gabri. Ne vous inquiétez pas.
— Merci.
Les mains expertes et chaudes de Gilbert appuyaient sur l’abdomen de Beauvoir.
On l’avait palpé des centaines de fois au cours des derniers mois, surtout dans les premiers jours après l’événement. Ces examens avaient joué le rôle d’un réveil. Environ toutes les deux heures, il se réveillait, encore drogué par les médicaments, en sentant quelqu’un tâter son ventre avec des mains froides.
Aucune d’elles n’avait eu l’effet que produisaient sur lui celles du Dr Gilbert. Beauvoir grimaça à quelques reprises, même s’il s’était juré de ne pas le faire. La douleur le prenait par surprise. Dès qu’il montrait des signes de douleur, le médecin arrêtait de le palper et lui laissait le temps de reprendre son souffle avant de continuer son examen.
— Vous n’auriez probablement pas dû prendre la motoneige, dit Gilbert en souriant. Mais je suppose que vous le savez déjà, ajouta-t-il en remontant le drap et la couette. La balle a causé des dommages, mais c’est une sorte d’onde de choc provoquée par l’impact qui entraîne des effets à plus long terme. Vos médecins vous ont-ils expliqué ça ?
Beauvoir secoua la tête.
— Ils étaient peut-être trop occupés. La balle vous a traversé le corps. Vous avez sans doute perdu beaucoup de sang.
Beauvoir hocha la tête, et essaya de repousser les terribles images.
— Elle n’a touché aucun organe, poursuivit le Dr Gilbert, mais l’onde de choc a endommagé les tissus, d’où la douleur. Vous la ressentirez chaque fois que vous irez au-delà de vos forces, comme cet après-midi. Mais vous vous rétablissez bien.
— Merci, dit Beauvoir.
Cela aidait de comprendre.
L’homme était un saint, comprit-il alors. Beauvoir avait été examiné par un grand nombre de médecins, hommes et femmes. Tous des guérisseurs, tous bien intentionnés. Certains avaient des manières douces, d’autres non. Tous, manifestement, voulaient qu’il vive, mais aucun ne lui avait donné l’impression que sa vie était précieuse, qu’elle valait la peine d’être sauvée. Qu’elle valait quelque chose.
Mais Vincent Gilbert oui. Il ne soignait pas seulement la chair et les os, ne voyait pas seulement le sang.
Il tapota la couette et s’apprêta à se lever, mais sembla hésiter. Prenant un petit flacon de pilules sur la table de chevet, il dit :
— J’ai trouvé ça dans votre poche.
Beauvoir tendit la main, mais le Dr Gilbert ferma la sienne sur la bouteille et scruta le visage de Beauvoir. Un bon moment passa avant que Gilbert ouvre son poing.
— Il faut faire attention avec ce médicament.
Beauvoir prit le flacon et le secoua pour faire sortir une pilule.
— Peut-être la moitié, dit le Dr Gilbert en la prenant.
Beauvoir le regarda casser facilement en deux le petit comprimé d’OxyContin.
— Je les garde au cas où, expliqua Beauvoir en avalant le demi-comprimé.
Gilbert lui tendit un pyjama propre.
— Au cas où vous songeriez à commettre une bêtise ? demanda Gilbert en souriant. Un flacon ne vous suffirait sans doute pas.
— Ha, ha, très drôle, répondit Beauvoir.
Déjà il sentait la chaleur se répandre dans son corps et la douleur s’atténuer. Et si le Dr Gilbert venait de lui lancer une pique, Beauvoir l’avait déjà oubliée.
En se changeant, il observa le médecin dans la cuisine qui versait de la soupe dans deux bols et tranchait du pain tout juste sorti du four.
— Les Canadiens jouent ce soir, n’est-ce pas ? demanda Gilbert en revenant avec la nourriture et en faisant asseoir confortablement Beauvoir dans le lit. Voulez-vous voir le match ?
— Oui, s’il vous plaît.
Quelques instants plus tard, devant un repas composé de soupe et de tranches de baguette, ils regardèrent les Canadiens infliger une cuisante défaite à l’équipe de New York.
— Trop salée, grommela Vincent Gilbert. J’ai dit à Carole de ne pas mettre autant de sel dans la nourriture.
— La soupe a bon goût, je trouve.
— Vous n’avez aucun goût, alors. Toutes ces poutines et tous ces hamburgers…
Beauvoir regarda le Dr Gilbert, s’attendant à le voir sourire. Mais son beau visage reflétait plutôt le dépit et la colère. Et aussi l’arrogance, la mauvaise humeur et la mesquinerie.
Le trou de cul était de retour. En fait, il avait probablement toujours été là, vivant en parfaite symbiose avec le saint, du moins en apparence.