13

Armand Gamache poussa le journal de l’autre côté de la table en bois, vers Émile assis en face de lui.

— Regarde ce que j’ai trouvé hier soir.

Émile mit ses lunettes de lecture. Pendant qu’il examinait le petit livre, Gamache regarda par la fenêtre et flatta Henri, couché sous la table. Ils prenaient le petit-déjeuner au Petit Coin latin, un restaurant minuscule installé dans la rue Sainte-Ursule depuis pour ainsi dire toujours. Avec son intérieur en bois foncé, le foyer et les tables toutes simples, il était très apprécié de la clientèle locale. Il était situé suffisamment loin des rues passantes pour qu’on ne le découvre pas par hasard. Les gens y venaient parce qu’ils le voulaient.

Le propriétaire apporta deux bols de café au lait, puis se retira. Gamache prit quelques gorgées en regardant la neige tomber. Il semblait toujours neiger à Québec, comme si le Nouveau Monde était une boule à neige particulièrement belle.

Finalement, Émile déposa le journal et enleva ses lunettes.

— Pauvre homme.

— Très peu d’amis, dit Gamache en hochant la tête.

— Aucun, d’après ce que je peux voir. C’est le prix de la grandeur.

— La grandeur ? Tu considères Augustin Renaud comme un grand homme ? J’avais l’impression que pour toi et les autres membres de la Société Champlain il n’était qu’un cinglé excentrique.

— Tous les grands hommes ne le sont-ils pas ? En fait, à mon avis, la plupart sont à la fois brillants et fous, et presque certainement inaptes à la vie en bonne société. Contrairement à nous.

Gamache remua son café et observa son mentor.

Il le considérait comme un grand homme, l’un des rares qu’il ait rencontrés. Pas en raison de la singularité de son but dans la vie, mais de la multiplicité de ses centres d’intérêt. Il avait enseigné à son protégé comment enquêter sur des meurtres, mais il lui avait aussi appris beaucoup d’autres choses.

Gamache se souvenait d’avoir été convoqué dans le bureau de l’inspecteur-chef Comeau dès sa première semaine au travail, s’attendant à être congédié pour une mystérieuse faute qu’il aurait commise. L’homme maigre et réservé l’avait plutôt dévisagé pendant quelques secondes, puis, après l’avoir invité à s’asseoir, lui avait dit les quatre phrases qui menaient à la sagesse. Il les avait dites une seule fois, ne les avait jamais répétées. Mais une fois avait été suffisante pour Gamache.

Je m’excuse. Je me suis trompé. J’ai besoin d’aide. Je ne sais pas.

Jamais Gamache ne les avait oubliées et, lorsqu’il avait à son tour assumé la fonction d’inspecteur-chef, il les avait transmises à tous ses agents. Certains les prenaient au sérieux, d’autres les oubliaient immédiatement. Chacun pouvait en faire ce qu’il voulait.

Mais ces quatre énoncés avaient changé la vie d’Armand Gamache. Émile Comeau avait changé sa vie.

Émile Comeau était un grand homme parce qu’il était bon, peu importait ce qui se passait autour de lui. Gamache avait vu des affaires faire scandale et des accusations pleuvoir sur son supérieur, avait été témoin de tactiques de luttes de pouvoir intestines qui auraient stupéfié Machiavel. Il avait vu son chef enterrer sa femme bien-aimée, cinq ans auparavant. Et se montrer assez fort pour la pleurer.

Et quand, quelques semaines plus tôt, Gamache avait marché dans le cortège douloureusement lent derrière les cercueils recouverts de drapeaux, à chacun de ses pas hésitants il avait pensé à ses agents, à chaque pas il avait pensé à son premier chef. Son supérieur alors ; son supérieur maintenant et toujours.

Puis, lorsqu’il n’avait pu endurer la douleur davantage, il était venu ici avec Reine-Marie. Pas pour être guéri, mais pour obtenir de l’aide.

« J’ai besoin d’aide. »

Le propriétaire du bistro apporta leurs plats, des omelettes accompagnées de fruits frais et de croissants.

— J’ai énormément de respect pour des gens aussi passionnés, dit Émile, ce qui n’est pas mon cas. Je m’intéresse à beaucoup de choses, et me passionne pour certaines, mais pas à l’exclusion de tout le reste. Parfois, je me demande si les génies, pour pouvoir réussir ce qu’ils entreprennent, ne doivent pas justement se consacrer en exclusivité à un seul but, un seul objectif. Nous, simples mortels, ne représentons que des obstacles. Les relations humaines peuvent être compliquées, dérangeantes.

— « Il voyage plus vite celui qui voyage seul », cita Gamache.

— Tu ne sembles pas trop y croire.

— Ça dépend de la destination, mais non, je n’y crois pas. À mon avis, on peut peut-être se rendre loin rapidement, mais à un moment donné on tombe en panne. On a besoin des autres.

— Pour quoi ?

— De l’aide. N’est-ce pas ce que Champlain a trouvé ? Aucun autre explorateur n’a réussi à créer une colonie, mais lui oui. Pourquoi ? Qu’est-ce qui était différent ? Le père Sébastien me l’a dit. Champlain a eu de l’aide. La raison pour laquelle sa colonie a prospéré, la raison pour laquelle nous sommes assis ici aujourd’hui, c’est précisément parce qu’il n’était pas seul. Il a demandé aux indigènes de l’aider et a réussi à fonder une colonie.

— Les autochtones le regrettent, maintenant, tu peux en être certain.

Gamache hocha la tête. Pour les Amérindiens, il s’agissait d’une perte énorme, d’une erreur de jugement. Les Hurons, les Algonquins et les Cris s’étaient rendu compte trop tard que le Nouveau Monde de Champlain était leur ancien monde.

— Oui, reprit Émile en hochant lentement la tête lui aussi, tout en faisant tourner la salière et la poivrière entre ses doigts fins. Nous avons tous besoin d’aide.

Il observa son compagnon. Il s’était réjoui de voir Gamache s’intéresser à l’affaire Renaud. Ça lui permettait de se concentrer sur autre chose que cette brûlure au cœur. Mais tôt ce matin-là, à une heure où tout le monde dormait, il avait entendu Armand et Henri sortir discrètement. Encore une fois.

— Ce n’est pas de ta faute, tu sais. Tant de vies ont été sauvées.

— Et perdues. J’ai fait trop d’erreurs, Émile.

C’était la première fois qu’il parlait des événements à son mentor.

— Dès le début.

— Comme quoi ?

Dans sa tête, Gamache entendit la voix du fermier, avec son fort accent de la campagne. Tous les indices étaient là, dès le début.

— Je n’ai pas assemblé tous les éléments assez rapidement.

— Personne d’autre n’a même soupçonné ce qui se tramait. Seigneur, Armand, quand je pense à ce qui aurait pu arriver si tu n’avais pas fait ce que tu as fait…

Gamache respira à fond et baissa la tête, les lèvres serrées.

Après un moment de silence, Émile demanda :

— Aimerais-tu en parler ?

Armand Gamache releva la tête.

— Je ne peux pas. Pas encore. Mais merci.

— Quand tu seras prêt.

Émile sourit, but une gorgée du café fort et parfumé, puis reprit le journal de Renaud.

— Je ne l’ai évidemment pas tout lu, mais j’ai immédiatement remarqué qu’il ne semble contenir rien de nouveau. Rien, en tout cas, qu’on n’a pas déjà entendu un million de fois. Les endroits qu’il indique comme étant des emplacements possibles du tombeau de Champlain ne nous sont pas inconnus. Le Café Buade, la rue du Trésor. Mais ils ont été vérifiés et rien n’a été découvert.

— Alors pourquoi croyait-il que Champlain pouvait se trouver là ?

— Il pensait aussi que Champlain était dans la cave de la Lit and His, ne l’oublions pas. Il voyait Champlain partout.

Gamache réfléchit un moment.

— Des morts sont enterrés un peu partout dans Québec depuis des siècles. Si on déterre un corps, comment savoir si c’est Champlain ?

— Voilà une bonne question, qui nous a longtemps tracassés. Y aurait-il sur le cercueil une plaque disant Samuel de Champlain ? Y aurait-il une date, un insigne peut-être ? Les vêtements permettraient peut-être de l’identifier. Apparemment, il portait un casque de fer assez particulier. Renaud était persuadé que c’est à ça qu’il le reconnaîtrait.

— Quand il ouvrirait le cercueil, il verrait un squelette coiffé d’un casque de métal et en déduirait que c’était le père du Québec ?

— Le génie peut avoir ses limites, admit Émile. Les spécialistes croient cependant qu’il y aurait des indices. À l’époque, tous les cercueils étaient en bois, sauf quelques rares exceptions. Selon les experts, celui de Champlain compterait parmi les exceptions. Il était presque certainement doublé de plomb à l’intérieur. Et de nos jours il est plus facile de dater des restes humains.

Gamache ne paraissait pas convaincu.

— Le père Sébastien, à la basilique, m’a parlé de mystères entourant Champlain et sa naissance. Il a dit que Champlain était peut-être un huguenot, ou un espion du roi, ou même son fils illégitime. S’agit-il seulement d’une version romancée ou y a-t-il du vrai dans de telles suppositions ?

— C’est en partie une vision romantique : le bâtard noble. Toutefois, certains éléments alimentent cette rumeur, dont la manie presque obsessionnelle de Champlain pour le secret. Par exemple, il ne fait allusion que de rares fois à sa femme, avec qui il a été marié durant vingt-cinq ans ; et même dans ces cas il ne la nomme pas.

— Ils n’ont pas eu d’enfants, n’est-ce pas ?

Émile secoua la tête.

— Mais d’autres, aussi, ont fait preuve d’une extrême discrétion à propos de Champlain. Quelques jésuites et un frère convers chez les Récollets le mentionnent dans leurs journaux, mais il n’est question de rien de personnel, seulement de la vie quotidienne. Pourquoi tout ce mystère ?

— Quelle est ton hypothèse ? Tu as étudié cet homme presque toute ta vie.

— Je crois que c’est en partie un reflet de l’époque. On mettait moins l’accent sur l’individu, contrairement à aujourd’hui où la culture du « moi » est très répandue. Mais je pense aussi qu’il tenait peut-être à cacher quelque chose, ce qui en faisait un homme très secret.

— Cacher le fait qu’il était le fils non reconnu d’un roi ?

Après un moment d’hésitation, Émile répondit :

— Il a beaucoup écrit, tu sais. Des milliers de pages. Et enfouie au milieu de tous ces mots, de toutes ces pages, se trouve une phrase intéressante.

Gamache écoutait attentivement, imaginant Champlain, quatre cents ans auparavant, penché sur une feuille à la lueur d’une bougie, une plume à la main et un encrier devant lui, dans une maison au confort spartiate située à quelques centaines de mètres de l’endroit où Émile et lui étaient maintenant assis.

— « Je suis obligé de naissance à Sa Majesté », dit Émile. Les historiens ont essayé pendant des siècles de comprendre ce que cela pouvait vouloir dire.

Gamache répéta la phrase quelques fois dans sa tête. « Je suis obligé de naissance à Sa Majesté. » Elle avait certainement une grande puissance suggestive. Puis une idée lui vint à l’esprit.

— Si on trouvait le corps de Champlain, et qu’il n’y avait aucun doute que c’était lui, des tests d’ADN pourraient être effectués.

Tout en parlant, il observa Émile. Son mentor avait les yeux braqués sur la table. Les avait-il baissés délibérément, pour éviter de croiser les siens ? Était-ce possible ?

— Mais le résultat aurait-il de l’importance ? poursuivit Gamache d’un ton songeur. Supposons que les tests prouvent qu’il était le fils d’Henri IV. Qui cela intéresse-t-il aujourd’hui ?

Émile releva les yeux.

— D’un point de vue pratique, ça ne signifierait rien, mais symboliquement ?

Émile haussa les épaules.

— Ce serait une révélation extraordinaire. Surtout pour les séparatistes qui voient déjà en Champlain un symbole puissant de l’indépendance du Québec. Son prestige et l’aura romantique qui l’entoure n’en seraient qu’accrus. Il serait un personnage à la fois héroïque et tragique. Comme se perçoivent eux-mêmes les séparatistes.

Gamache demeura silencieux un moment.

— Tu es séparatiste, n’est-ce pas, Émile ?

Ils n’en avaient jamais parlé auparavant. Il ne s’agissait pas d’un petit secret honteux, seulement un sujet de nature privée qu’ils n’avaient jamais abordé. Au Québec, la politique représentait toujours un terrain miné.

Émile leva les yeux de son omelette.

— Oui, je le suis.

Il n’y avait aucun ton de défi dans sa réponse ; il reconnaissait simplement un fait.

— Alors, tu pourrais peut-être jeter un peu de lumière sur l’affaire du meurtre, dit Gamache. Le mouvement indépendantiste pourrait-il s’en servir ?

Émile garda le silence pendant un moment, puis déposa sa fourchette.

— C’est un peu plus qu’un « mouvement », Armand. C’est une force politique. Plus de la moitié de la population québécoise se dit nationaliste. Les séparatistes ont formé le gouvernement plusieurs fois.

— Mon intention n’était pas de le déprécier, dit Gamache avec un sourire. Excuse-moi. Et je suis au courant de la situation politique.

— Oui, bien sûr. Je n’ai pas voulu insinuer que tu ne l’étais pas.

Déjà l’atmosphère devenait tendue.

— J’ai été un séparatiste pendant toute ma vie adulte. De la fin des années soixante jusqu’à aujourd’hui. Ça ne signifie pas que je n’aime pas le Canada. Au contraire. Qui n’aimerait pas un pays qui permet une telle diversité de pensée, d’expression ? Mais je veux mon propre pays.

— Comme tu le dis, beaucoup de monde partage ton opinion, mais il y a des fanatiques de chaque côté. De fervents fédéralistes qui craignent les aspirations des francophones, s’en méfient…

— Et des séparatistes enragés qui feraient n’importe quoi pour se séparer du Canada. Y compris recourir à la violence.

Les deux hommes se rappelèrent la crise d’Octobre, quarante ans auparavant, quand des bombes sautaient et que les francophones refusaient de parler anglais ; quand un diplomate britannique avait été kidnappé et un ministre du gouvernement québécois assassiné.

Tout cela, au nom de l’indépendance du Québec.

— Personne ne souhaite un retour à cette époque, dit Émile en regardant son compagnon droit dans les yeux.

— En es-tu certain ? demanda l’inspecteur-chef, d’un ton calme mais ferme.

Pendant quelques instants, l’air fut chargé d’électricité, puis Émile sourit et reprit sa fourchette.

— Qui sait ce qui se cache sous la surface, mais à mon avis ce temps passé est mort et enterré.

— « Je me souviens », dit Gamache. Quelle expression René Dallaire a-t-il utilisée pour décrire le Québec ? Une société de chaloupiers ? Qui avance droit devant, mais regarde vers l’arrière. Ici, on ne semble jamais vraiment perdre de vue le passé.

Émile le dévisagea un moment, puis sourit et se remit à manger, pendant que Gamache regardait par la fenêtre en laissant son esprit vagabonder.

Si Samuel de Champlain représentait un si puissant symbole du nationalisme québécois, les membres de la Société Champlain étaient-ils tous indépendantistes ? Peut-être. Mais cela avait-il de l’importance ? Au Québec, comme l’affirmait Émile, il était plus courant d’être séparatiste que le contraire, surtout parmi l’intelligentsia. Les séparatistes avaient formé le gouvernement plus d’une fois.

Une autre pensée lui vint ensuite à l’esprit. Si, après avoir trouvé Champlain, on prouvait qu’il n’était pas le fils du roi ? Il deviendrait alors un personnage moins romantique, moins héroïque ; un symbole moins puissant.

Les indépendantistes préféreraient-ils un Champlain manquant plutôt qu’un Champlain trouvé mais au prestige diminué ? Peut-être voulaient-ils eux aussi empêcher Augustin Renaud de le chercher.

— As-tu remarqué la note de la semaine dernière ?

Gamache avait décidé de changer de sujet. Il ouvrit le journal de Renaud et pointa le doigt. Émile lut la note, puis leva la tête.

— La Literary and Historical Society ? Vendredi dernier n’était donc pas la première fois qu’il y allait. Et à côté il a écrit 1800. L’heure de la rencontre ?

— Je me suis posé la même question, mais la bibliothèque aurait été fermée.

Émile regarda de nouveau la page. Les quatre noms, les chiffres griffonnés, imprécis. 18… Il se rapprocha pour mieux voir.

— Ce n’est peut-être pas 1800.

— Peut-être pas. Je n’ai pas trouvé les autres personnes, mais il y a un S. Patrick au 1809 de la rue des Jardins.

— Eh bien voilà ta réponse.

Émile fit signe qu’on leur apporte l’addition, puis se leva.

— On y va ?

Gamache avala la dernière gorgée de son café au lait et se leva à son tour.

— J’ai laissé un message sur le répondeur de M. Patrick, disant que nous passerions vers midi. Avant, je veux aller à la Lit and His pour poser des questions au sujet de cette note dans le journal de Renaud. Pendant ce temps, pourrais-tu faire quelque chose pour moi ?

— Bien sûr.

Gamache fit un signe de tête en direction de la fenêtre.

— Tu vois ce bâtiment ?

— 9 ¾, rue Sainte-Ursule ? dit Émile en plissant les yeux. À quoi ressemble une fraction d’appartement ?

— Tu veux voir ? C’est celui d’Augustin Renaud.

Après l’addition réglée, les deux hommes et Henri traversèrent la rue enneigée et entrèrent dans l’appartement.

— Mon Dieu Seigneur ! s’exclama Émile. On dirait qu’on a fait sauter une bombe.

— L’inspecteur Langlois et moi avons passé une bonne partie de la soirée d’hier à tout remettre en ordre. Tu aurais dû voir l’état des lieux avant.

Gamache se faufila entre les piles de papiers et de documents de recherche.

— Tout ça concerne Champlain ?

Émile prit une feuille au hasard et la parcourut.

— Tout ce que j’ai trouvé jusqu’à maintenant, oui. Ses journaux personnels étaient coincés au fond de cette étagère.

— Cachés ?

— Apparemment, mais il ne faut peut-être pas en tirer une conclusion particulière. Il était assez paranoïaque. Pourrais-tu jeter un coup d’œil à ses papiers pendant que je vais voir les gens de la Lit and His ?

— Tu me poses la question ?

Émile avait l’air d’un enfant laissé libre dans un magasin de jouets. Lorsque Gamache le quitta, son mentor était assis à la table de la salle à manger et tendait la main vers une pile de papiers.

Quelques minutes plus tard, l’inspecteur-chef arriva à la vieille bibliothèque et entra dans le hall désert.

— Puis-je vous saumoner ? demanda Winnie du haut de l’escalier en chêne.

— Je me demandais si je pouvais vous parler, ainsi qu’à toute autre personne qui est ici en ce moment.

Il avait répondu en anglais dans l’espoir que la bibliothécaire s’adresse ensuite à lui dans sa langue maternelle.

— Rencontrez-moi peut-être dans la réunion de librairie ?

Elle n’avait pas compris le message.

— Bonne idée, dit Gamache.

— Lapin jour, approuva Winnie avant de disparaître.

Gamache trouva M. Blake dans la bibliothèque, et peu de temps après Winnie, Elizabeth et Porter vinrent les rejoindre.

— J’ai seulement quelques questions à vous poser, dit l’inspecteur-chef. Selon des documents que nous avons découverts, Augustin Renaud est venu ici une semaine avant sa mort.

Tout en parlant, il observa les personnes devant lui. Elles semblaient toutes surprises, curieuses, un peu déconcertées, mais aucune n’affichait un air coupable. Pourtant, l’une d’elles lui avait presque certainement menti. L’une d’elles avait fort probablement vu — et peut-être même rencontré — Renaud ici. L’avait laissé entrer.

Mais pourquoi ? Pourquoi Renaud avait-il voulu venir ici ? Pourquoi avait-il amené quatre autres personnes avec lui ?

— Que faisait-il ici ? demanda Gamache en regardant attentivement les membres de la Lit and His, qui le fixèrent d’abord, puis se dévisagèrent les uns les autres.

— Augustin Renaud est venu à la bibliothèque ? demanda M. Blake. Mais je ne l’ai pas vu.

— Moi non plus, dit Winnie qui, si surprise de l’apprendre, s’exprima en anglais.

Elizabeth et Porter secouèrent tous les deux la tête.

— Il est peut-être venu après la fermeture, dit Gamache. À dix-huit heures.

— Mais dans ce cas il n’aurait pas pu entrer, répondit Porter. L’édifice aurait été fermé à clé. Vous le savez.

— Je sais que vous avez tous des clés. Et que n’importe lequel d’entre vous aurait facilement pu le laisser entrer.

— Mais pourquoi l’aurions-nous fait ? demanda M. Blake.

— Les noms Chin, JD, Patrick et O’Mara vous disent-ils quelque chose ?

Encore une fois ils réfléchirent, et encore une fois ils secouèrent la tête. Comme l’Hydre : un corps, plusieurs têtes. Mais un même cerveau.

— Des membres, peut-être ? insista Gamache.

— Je ne sais pas pour JD, mais les autres ne sont pas des membres, dit Winnie. Nous en avons si peu que je connais le nom de tous par cœur.

Pour la première fois, Gamache fut frappé par cette expression. Mémoriser quelque chose signifiait l’apprendre par cœur. Les souvenirs étaient conservés dans le cœur, pas dans la tête.

— Puis-je avoir une liste de vos membres ? demanda-t-il.

Winnie se hérissa et Porter intervint aussitôt.

— C’est de l’information confidentielle.

— La liste des membres d’une bibliothèque ? Secrète ?

— Pas secrète, inspecteur-chef. Confidentielle.

— Je dois malgré tout la voir.

Porter ouvrit la bouche, mais Elizabeth le devança.

— Nous vous la donnerons. Winnie ?

Sans hésiter une seconde, Winnie fit ce que lui demandait Elizabeth.

En quittant les lieux, avec la liste pliée dans sa poche de poitrine, Gamache s’arrêta un moment sur la marche du haut pour enfiler ses gants épais et jeta un coup d’œil à l’église presbytérienne St. Andrew et au presbytère faisant face à la vieille bibliothèque.

Qui aurait pu le plus facilement faire entrer quelqu’un dans le bâtiment de la Lit and His sans être vu ? Et si les lumières avaient été allumées après la fermeture, qui l’aurait fort probablement remarqué ?

Le pasteur, Tom Hancock.

Après être d’abord passé par la demeure en pierre, Gamache trouva le pasteur dans son bureau à l’église, une pièce encombrée et confortable.

— Je suis désolé de vous déranger, mais j’aimerais savoir si vous avez vu Augustin Renaud à la Lit and His une semaine avant sa mort.

Si Tom Hancock était celui qui avait fait entrer Renaud et les autres, il le nierait presque certainement. Gamache ne s’attendait pas à la vérité, espérant seulement surprendre un petit air coupable.

Mais il n’en décela pas sur le visage du pasteur.

— Renaud était là-bas une semaine avant sa mort ? Je ne le savais pas. Comment l’avez-vous appris ?

De tous les administrateurs de la Lit and His, Hancock était le seul à ne pas avoir essayé de discuter. Comme le chef, il était simplement déconcerté.

— Grâce à son journal. Il devait rencontrer quatre autres personnes, après l’heure de la fermeture, croyons-nous.

Gamache lui donna les noms, mais le pasteur secoua la tête.

— Désolé, ils ne me disent rien. Si vous voulez, je peux interroger les gens autour de moi.

Il s’interrompit et observa attentivement Gamache.

— Puis-je vous aider avec autre chose ?

« De l’aide. J’ai besoin d’aide. »

Gamache secoua la tête, le remercia et s’en alla.

Lorsqu’il fut revenu au 9 ¾ de la rue Sainte-Ursule, Émile lisait toujours. Levant les yeux, il demanda :

— Alors, tu as obtenu des réponses ?

Armand secoua la tête, puis retira son manteau en faisant tomber la neige.

— Et toi, tu as trouvé quelque chose ?

— Eh bien, je me demandais ce que signifiaient ces numéros. Les avais-tu remarqués ?

Gamache s’approcha de la table et regarda la page du journal que lui indiquait Émile, celle où était mentionnée la rencontre à la Lit and His avec les quatre hommes. Au bas de la page étaient écrits, en très petits caractères mais lisiblement, deux numéros.

9-8499 et 9-8572.

— Un compte bancaire ? Une plaque d’immatriculation, peut-être ? Ce ne sont pas des numéros de référence, dit Gamache. Du moins, pas des numéros du système de classification décimale Dewey. Oui, je les avais remarqués, mais Renaud a gribouillé tellement de numéros un peu partout. Son journal en est rempli.

Ils ne semblaient pas correspondre à des numéros de téléphone, certainement pas du Québec, en tout cas. Des coordonnées géographiques ? Elles ne ressemblaient pourtant pas à celles que Gamache avait déjà vues.

Il jeta un coup d’œil à sa montre.

— C’est l’heure d’aller rendre visite à M. Patrick. Aimerais-tu m’accompagner ?

Émile ferma le journal d’un coup sec, se leva et s’étira.

— C’est incroyable : tous ces papiers, et pourtant rien de nouveau. Renaud avait accès à toutes les recherches effectuées par d’autres avant lui. On penserait qu’après tant d’années il aurait trouvé quelque chose de nouveau.

— Il a peut-être découvert quelque chose. Habituellement, les gens ne se font pas assassiner parce que rien ne s’est produit. Quelque chose s’est produit dans sa vie.

Gamache ferma à clé et les deux hommes se mirent en route dans les rues étroites avec Henri.

— À l’époque de Champlain, tout ça était de la forêt ? demanda Gamache tandis qu’ils remontaient la rue Sainte-Ursule.

Émile confirma d’un hochement de tête.

— Le site principal de la colonie ne s’étendait pas au-delà de la rue des Jardins. Mais pas très longtemps après la mort de Champlain, la colonie a commencé à s’agrandir. Les Ursulines ont fait construire un couvent et de nouveaux colons sont venus lorsqu’il fut clair que la petite ville était là pour rester.

— Et qu’on pouvait faire fortune.

— C’est vrai.

Ils s’arrêtèrent à la rue des Jardins. Comme la plupart des rues du Vieux-Québec, celle-ci faisait une courbe et semblait disparaître. La ville avait été construite un peu n’importe comment, sans le moindre système de quadrillage. C’était un labyrinthe tortueux de petites rues pavées et de vieilles maisons.

— De quel côté faut-il aller maintenant ? demanda Émile.

Gamache resta figé sur place. Il lui fallut un moment avant de se rappeler à quoi cette question lui faisait penser, de se remémorer la dernière fois que quelqu’un la lui avait posée. Jean-Guy. Qui avait scruté le long corridor dans une direction, puis l’autre, et avait ensuite braqué ses yeux sur lui, voulant savoir de quel côté il fallait se diriger.

— Par là.

Il s’était fié à son intuition à ce moment-là, comme il venait de le faire. Gamache sentait son cœur cogner dans sa poitrine au souvenir de cette journée et dut se rappeler que c’était seulement cela, un souvenir. Des événements du passé, terminés. Morts et enterrés.

— Tu as raison, dit Émile en pointant le doigt vers un bâtiment en pierres grises avec une porte en bois admirablement sculptée, au-dessus de laquelle on voyait le numéro 1809.

Gamache appuya sur la sonnette et ils attendirent. Deux hommes et un chien. Un homme d’âge moyen vint ouvrir.

— Oui ?

— Mr Patrick, I’m Armand Gamache. J’ai laissé un message sur votre répondeur ce matin, continua-t-il en anglais. Voici mon collègue, Émile Comeau. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais vous poser quelques questions.

— Pardon ?

— Some questions, répéta Gamache un peu plus fort, étant donné que l’homme semblait avoir mal entendu.

— Je ne comprends pas.

Irrité, l’homme commença à refermer la porte.

— Non, attendez, dit rapidement Gamache, en français cette fois. Excusez-moi, j’ai pensé que vous étiez peut-être anglophone.

— Tout le monde pense ça, répondit l’homme d’un ton exaspéré. Je m’appelle Sean Patrick, ajouta-t-il en prononçant son nom à la française. Et je ne parle pas un mot d’anglais. Désolé.

Encore une fois, il s’apprêta à fermer la porte.

— Ce n’était pas ma question, monsieur, se hâta de préciser Gamache. Je suis venu à la recherche d’informations concernant la mort d’Augustin Renaud.

L’homme interrompit son geste, puis rouvrit lentement la porte et laissa entrer Gamache, Émile et Henri.

M. Patrick leur indiqua une pièce. Gamache ordonna à Henri de rester couché près de la porte d’entrée, puis Émile et lui retirèrent leurs bottes et suivirent M. Patrick jusqu’à un boudoir — un terme archaïque, mais approprié. La pièce ne donnait certainement pas l’impression d’être une salle de séjour. En regardant les canapés, Gamache ne vit aucun signe qu’un corps avait jamais touché les coussins. Et ça ne se produirait pas non plus maintenant. M. Patrick ne les invita pas à s’asseoir. Les trois hommes restèrent plutôt debout au milieu de la pièce à l’atmosphère compassée.

— Beaux meubles, dit Émile en jetant un regard autour de lui.

— Ils appartenaient à mes grands-parents.

— Ce sont eux ? demanda Gamache en s’approchant de photos sur le mur.

— Oui. Et ceux-là, mes parents. Mes arrière-grands-parents aussi vivaient à Québec. Ce sont eux, là-bas.

D’un mouvement du bras, il indiqua une autre série de photos et Gamache vit deux personnes à l’air sévère. Gamache s’était toujours demandé ce qui se produisait immédiatement après la prise de la photo. Les gens laissaient-ils échapper un long soupir de soulagement, contents que ce soit terminé ? Se tournaient-ils l’un vers l’autre en souriant ? Leur image reflète-t-elle leur vraie personnalité, ou était-ce une fonction d’une technologie encore à l’état embryonnaire qui les obligeait à rester immobiles et à fixer l’appareil photo d’un air austère ?

Bien que…

Gamache fut attiré par une autre photographie sur le mur. Elle montrait un groupe d’hommes aux vêtements sales devant un énorme trou, une pelle à la main. Derrière eux, on voyait un bâtiment en pierre. La plupart des ouvriers avaient un regard sombre, mais deux d’entre eux affichaient un large sourire.

— Comme c’est merveilleux d’avoir ces souvenirs ! dit Gamache.

Patrick, cependant, ne paraissait pas trouver que c’était merveilleux, ou terrible, ou quoi que ce soit. Selon Gamache, il n’avait probablement pas jeté un coup d’œil à ces photos sépia depuis des décennies. Peut-être même jamais.

— Connaissiez-vous bien Augustin Renaud ? demanda l’inspecteur-chef en se retournant vers le centre de la pièce.

— Je ne le connaissais pas du tout.

— Alors pourquoi l’avez-vous rencontré ?

— Pardon ? Moi, le rencontrer ? Quand ?

— Une semaine avant sa mort. Il avait organisé une rencontre avec vous, un M. O’Mara et deux autres personnes : Chin et JD.

— Jamais entendu parler de ces gens.

— Mais vous connaissiez Augustin Renaud, n’est-ce pas ? dit Émile.

— Je savais qui il était, mais, non, je ne le connaissais pas personnellement.

— Alors vous dites qu’il n’a jamais pris contact avec vous ?

— Êtes-vous de la police ? voulut savoir Patrick, soudain méfiant.

— Nous participons à l’enquête, répondit Gamache évasivement.

Heureusement, M. Patrick ne semblait ni très observateur ni curieux, sinon il aurait pu se demander pourquoi Gamache était accompagné d’un vieil homme et d’un chien. Même s’il s’agissait d’un chien policier, c’était plutôt inhabituel. Mais, apparemment, Sean Patrick s’en fichait. Comme la plupart des Québécois, il faisait une fixation sur Augustin Renaud et rien d’autre ne l’intéressait.

— Les Anglais l’ont tué, paraît-il, et enterré dans la cave de cet édifice, pas loin d’ici.

— Qui vous l’a dit ? demanda Émile.

— Ça.

Il fit un geste du bras pour indiquer Le Journaliste sur la table dans l’entrée.

— Nous ne savons pas qui l’a tué, dit Gamache avec fermeté.

— Allons, qui d’autre aurait pu le faire, à part les Anglos ? Ils l’ont assassiné pour garder leur secret.

— Champlain ? demanda Émile.

Se tournant vers lui, Patrick hocha la tête.

— Exactement. L’archéologue en chef affirme que Champlain n’est pas là, mais à mon avis il ment. Il tait la vérité.

— Pourquoi ferait-il ça ?

— Les Anglos l’ont acheté, répondit Patrick en se frottant l’index contre le pouce.

— Ils n’ont rien fait de la sorte, monsieur, dit Gamache. Vous pouvez me croire, Samuel de Champlain n’est pas enterré dans l’édifice de la Literary and Historical Society.

— Mais Augustin Renaud, lui, l’était. Ne venez pas me dire que les Anglais n’ont rien à voir avec ça.

— Pourquoi votre nom se trouvait-il dans le journal de M. Renaud ?

Après avoir posé la question, Gamache vit la stupéfaction sur le visage de Patrick.

— Mon nom ? s’exclama Patrick en faisant maintenant une grimace exprimant à la fois le mépris et l’impatience. Vous vous moquez de moi ? Puis-je voir une pièce d’identité ?

Gamache plongea la main dans sa poche de poitrine et sortit sa carte. L’homme la prit, la lut, regarda longuement le nom, la photo, puis leva la tête vers Gamache. Abasourdi.

— C’est vous ? Vous êtes ce policier de la Sûreté ? Mon Dieu ! Je ne vous ai pas reconnu, avec la barbe. Vous êtes vraiment l’inspecteur-chef Gamache ?

Celui-ci hocha la tête.

Patrick se pencha plus près de lui. Gamache ne bougea pas, ne recula pas, resta parfaitement immobile, figé. Quelqu’un de plus observateur que Patrick aurait peut-être perçu une mise en garde.

— Je vous ai vu à la télévision, bien sûr. Le jour des funérailles.

Il examinait Gamache comme s’il était une pièce exposée dans un musée.

— Monsieur…, dit Émile, essayant de le faire taire.

— Ç’a dû être horrible.

Pourtant, il avait les yeux brillants d’excitation.

Gamache gardait toujours le silence.

— J’ai conservé le numéro du magazine L’actualité où on vous voit sur la couverture. Vous savez, la photo ? Vous pourriez me signer un autographe ?

— Il n’en est pas question.

Gamache avait parlé à voix basse, mais son ton contenait un avertissement que même Sean Patrick, enfin, put saisir. L’homme, qui s’était dirigé vers la porte, se retourna brusquement, une réplique cinglante sur les lèvres, mais resta cloué sur place. L’inspecteur-chef Gamache le fixait d’un regard dur, méprisant.

Patrick hésita un instant, puis, rougissant, dit :

— Excusez-moi. Je n’aurais pas dû vous demander ça. C’était une erreur.

Le silence emplit la pièce. Après un long moment, Gamache finit par hocher la tête.

— J’ai encore quelques questions, dit-il, et Patrick, plus docile maintenant, revint. Est-ce que quelqu’un vous a déjà parlé de Champlain ou a voulu connaître l’histoire de votre maison ?

— Ça intéresse toujours les gens. Elle a été construite en 1751. Mes arrière-grands-parents s’y sont installés vers la fin des années 1800.

— Savez-vous ce qu’il y avait ici avant ? demanda Émile.

Patrick secoua la tête.

— Et ces numéros, signifient-ils quelque chose pour vous ?

Gamache lui montra les deux numéros figurant dans la page du journal de Renaud, 9-8499 et 9-8572.

Encore une fois, Patrick secoua la tête. Gamache le regarda longuement, en se demandant pourquoi son nom apparaissait dans le journal d’un homme mort. Il était prêt à parier que, bien qu’insensible, Sean Patrick ne mentait pas. Il avait réellement paru déconcerté quand Gamache lui avait dit qu’Augustin Renaud avait rendez-vous avec lui.

— Quelle est ton opinion ? demanda Gamache à Émile lorsqu’ils furent sortis de la maison. Mentait-il ?

— Non, je ne crois pas. Ou bien Renaud faisait référence à un autre S. Patrick, ou bien il avait l’intention de rencontrer ces quatre personnes, mais n’a pas pris rendez-vous avec elles.

— Pourtant, il paraissait tout excité à l’idée de cette rencontre. Pourquoi, alors, ne pas l’organiser ?

Ils marchèrent en silence pendant quelques minutes, puis Émile s’arrêta.

— Des amis m’attendent au restaurant. Aimerais-tu dîner avec nous ?

— Non, merci. Je crois que je vais retourner à la Literary and Historical Society.

— Pour creuser un peu plus ?

— D’une certaine façon, oui.