11

Il n’était pas encore dix-sept heures et déjà le soleil était couché. Elizabeth MacWhirter regarda par la fenêtre. Pendant toute la journée, de petits groupes de gens avaient fourmillé devant l’édifice de la Literary and Historical Society. Quelques personnes, plus hardies, y étaient entrées, mettant presque les membres au défi de les jeter dehors. Winnie leur avait plutôt souhaité la bienvenue, remis des dépliants bilingues et les avait invitées à adhérer à l’association.

À certaines parmi les plus effrontées, elle avait même fait faire une courte visite de la bibliothèque, attirant leur attention sur les jolis coussins sur les murs, leur montrant la collection de figues sur les étagères et demandant si elles aimeraient devenir trémas.

Comme on pouvait s’y attendre, peu de gens le souhaitaient. Trois personnes, cependant, s’étaient laissé convaincre de débourser vingt dollars pour devenir membres, s’y sentant obligées par le sentiment de honte qu’avaient suscité en elles la gentillesse évidente de Winnie et son handicap langagier.

— As-tu mentionné que la nuit est une fraise ? demanda Elizabeth lorsque Winnie revint avec l’argent d’une inscription.

— Oui, et on ne m’a pas contredite. Tu es prête ?

Avant d’éteindre les lumières et de fermer à clé, elles allèrent jeter un coup d’œil dans la bibliothèque principale. Plus d’une fois elles y avaient enfermé le pauvre M. Blake, mais son fauteuil était vide. Il avait déjà quitté les lieux pour se rendre au presbytère, à côté.

La petite foule de badauds avait disparu, l’obscurité et le froid ayant eu raison de la curiosité. Les deux femmes avancèrent prudemment sur le sentier de neige durcie, posant solidement les pieds sur le sol. Chacune surveillait ses pas et ceux de l’autre.

En hiver, le sol même semblait se soulever pour attraper les personnes âgées et les faire tomber — comme s’il était affamé de vieux —, leur cassant une hanche, un poignet ou le cou. Mieux valait prendre son temps.

L’endroit où elles allaient n’était pas loin. Elles voyaient la lumière dans les fenêtres du presbytère, un bel édifice en pierre aux proportions élégantes et percé de grandes fenêtres pour laisser pénétrer le moindre rayon du pâle soleil hivernal. Marchant lentement à côté de Winnie, Elizabeth sentait déjà ses joues commencer à geler malgré la courte distance franchie. La neige crissait sous leurs pas, un son qu’elle entendait depuis presque quatre-vingts ans, et que jamais elle n’échangerait contre le ressac des vagues sur une plage de la Floride.

Des lumières commençaient à apparaître dans les maisons et les restaurants et se reflétaient sur la neige blanche. Le Vieux-Québec se prêtait à l’hiver et à l’obscurité. L’ambiance y devenait encore plus intime, plus invitante, plus magique, comme dans un royaume de conte de fées. « Et nous sommes les paysans », pensa Elizabeth en esquissant un sourire ironique.

Tandis qu’elles avançaient à pas de tortue sur le trottoir, les deux femmes pouvaient voir le feu dans l’âtre et Tom qui distribuait des boissons. M. Blake et Porter étaient déjà arrivés, et Ken Haslam, assis dans un fauteuil, lisait un journal.

Rien n’échappait à Ken, Elizabeth le savait. C’était une erreur de le sous-estimer, comme les gens l’avaient fait toute sa vie. Les gens rejetaient toujours les êtres tranquilles et du genre silencieux, ce qui, comme le savait Elizabeth, était ironique dans le cas de Ken. Elle savait pourquoi il était tranquille et silencieux, mais ne le dirait jamais à personne.

Elizabeth MacWhirter savait tout, et n’oubliait rien.

Les deux femmes entrèrent dans le presbytère sans frapper, puis retirèrent leur manteau et leurs bottes. Peu après, elles aussi se trouvaient devant la belle flambée dans le vaste salon. Porter tendit un verre de scotch à Winnie et du xérès à Elizabeth, et celles-ci s’assirent côte à côte sur le canapé.

Elles connaissaient bien la pièce, où avaient lieu des concerts intimes de musique de chambre, des thés, des cocktails, des dîners, des parties de bridge et des soupers. Les activités communautaires plus importantes se déroulaient dans la salle paroissiale en face, mais cette demeure était devenue le centre de leurs rencontres plus intimes.

Elizabeth remarqua que les lèvres de Ken bougeaient. Il sourit, et elle sourit à son tour.

Être avec Ken, c’était comme se trouver avec un ami qui demeurait en permanence un étranger. Il était impossible de le comprendre, mais il suffisait de lui renvoyer l’expression affichée sur son visage. Si Ken avait l’air triste, les autres prenaient un air triste ; lorsqu’il semblait heureux, ils souriaient. Être à côté de lui était en fait très relaxant. Il y avait peu d’attentes.

— Eh bien, j’ai eu toute une journée ! dit Porter en se balançant sur ses pieds devant le feu. J’ai passé la plus grande partie à accorder des interviews. Une a été enregistrée pour l’émission de Jacquie Czernin à CBC Radio, qui doit commencer d’une minute à l’autre. Voulez-vous l’écouter ?

Il se dirigea vers la chaîne stéréo et alluma la radio.

— J’ai dû donner une dizaine d’entrevues, aujourd’hui, ajouta-t-il, debout à côté de l’appareil comme s’il montait la garde.

— Moi, j’ai fait les mots croisés, dit M. Blake. C’est très gratifiant de les réussir. Quelqu’un connaît-il un mot de six lettres signifiant « idiot » ?

— Est-ce que les noms propres comptent ? demanda Tom avec un sourire.

— Oh, ça va commencer, dit Porter.

Il augmenta le volume et ils entendirent la voix mélodieuse d’une femme.

— Comme nous l’avons appris aux nouvelles, hier matin l’archéologue amateur Augustin Renaud a été trouvé mort dans l’édifice de la Literary and Historical Society. La police a confirmé qu’il s’agissait d’un meurtre, mais n’a procédé à aucune arrestation jusqu’à maintenant. Porter Wilson, le président de la Lit and His, se joint maintenant à moi. Hello, Mr Wilson.

— Hello, Jacquie.

Porter parcourut du regard le salon du presbytère, s’attendant à des applaudissements pour l’excellence de ce début d’entrevue.

— Que pouvez-vous nous dire au sujet de la mort de M. Renaud ?

— Je peux vous dire que je ne l’ai pas tué.

À la radio, Porter rit. Dans le presbytère, Porter rit. Mais personne d’autre.

— Mais pourquoi se trouvait-il là ?

— Honnêtement, nous ne le savons pas. Comme vous vous en doutez sûrement, nous sommes sous le choc. C’est un événement tragique. Un membre de la communauté si respecté…

Porter, dans le presbytère, approuvait ses propos d’un hochement de tête.

— Pour l’amour du ciel, Porter, éteins ça, dit M. Blake en se levant avec difficulté de son fauteuil. Ne fais pas l’imbécile.

— Non, attendez, répondit Porter en se plaçant devant la chaîne stéréo pour bloquer l’accès à l’appareil. Ça devient plus intéressant. Écoutez.

— Pouvez-vous nous décrire ce qui s’est produit ?

— Eh bien, Jacquie, j’étais dans le bureau de la Lit and His lorsque le réparateur de la compagnie de téléphone est arrivé. Je l’avais appelé parce que les téléphones ne fonctionnaient pas. Ils auraient dû, car, comme vous le savez, nous avons entrepris de grands travaux pour rénover la bibliothèque. En fait, vous nous avez aidés avec les collectes de fonds.

Durant les cinq pénibles minutes suivantes, Porter fit la promotion de la campagne de financement pendant que l’intervieweuse essayait désespérément de l’amener sur un autre sujet que lui-même.

Finalement, elle interrompit l’entrevue et fit jouer de la musique.

— Est-ce terminé ? demanda Tom. Est-ce que je peux arrêter de prier, maintenant ?

— Mais à quoi pensais-tu ? demanda Winnie à Porter.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Je pensais profiter de cette chance unique pour demander des dons pour la bibliothèque.

— Un homme a été assassiné, répliqua sèchement Winnie. Franchement, Porter, l’entrevue ne représentait pas une occasion de faire de la publicité.

Pendant qu’ils se disputaient, Elizabeth se plongea dans la lecture des journaux. Tous consacraient de longs articles au meurtre de Renaud. Il y avait des photos de l’homme à l’apparence si étonnante, des hommages, des panégyriques, des éditoriaux. Il était à peine froid et déjà il avait ressuscité d’entre les morts, transformé en un autre homme. Un homme respecté, estimé, brillant et sur le point de trouver Champlain.

Dans le bâtiment de la Literary and Historical Society, apparemment.

Un des quotidiens, La Presse, avait découvert que, peu avant sa mort, Renaud avait voulu s’adresser au conseil d’administration, mais que sa demande avait été rejetée. Une décision qui avait semblé si raisonnable, adoptée en vue de respecter les règles établies, paraissait maintenant suspecte et ne présageait rien de bon.

Le plus déconcertant, cependant, c’était la surprise exprimée dans les journaux de langue française. Aussi stupéfiante que fût la découverte du corps mort d’Augustin Renaud, la découverte de l’existence de tant d’Anglos vivant à Québec l’était tout autant.

La ville semblait s’apercevoir seulement maintenant que les Anglais étaient toujours là.

— Comment pouvaient-ils ignorer notre présence ici ? demanda Winnie qui lisait par-dessus l’épaule d’Elizabeth.

Elizabeth aussi avait été piquée au vif. Que les anglophones soient vilipendés, considérés comme des suspects, perçus comme une menace, c’était une chose. Elle était préparée à tout ça, et même à ce qu’on les voie comme l’ennemi. Par contre, elle n’était pas préparée à ce qu’on ne les voie tout simplement pas.

Quand cela s’était-il produit ? Quand étaient-ils disparus, devenus des fantômes dans leur ville natale ? Elizabeth se tourna vers M. Blake qui avait abaissé son journal et regardait fixement devant lui.

— À quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle.

— Que ce doit être l’heure du souper.

Oui, pensa Elizabeth en se remettant à lire, mieux valait ne pas sous-estimer les anglophones.

— Je me remémorais aussi l’année 1966.

Elizabeth abaissa son journal.

— Que veux-tu dire ?

— Mais tu t’en souviens, Elizabeth. Tu étais là. J’en parlais justement à Tom il y a environ une semaine.

Elizabeth regarda leur pasteur, si jeune et dynamique. Il riait avec Porter, charmait le vieil homme ombrageux. Il n’était même pas né en 1966, mais Elizabeth se souvenait de cette année comme si c’était hier.

L’arrivée des casseurs. Les drapeaux du Québec que les gens agitaient. Les insultes : « maudits Anglais », « têtes carrées » et pire encore. La chanson entonnée devant le bâtiment de la Literary and Historical Society. Gens du pays, l’hymne des séparatistes, aux paroles belles à pleurer, lancé comme une insulte contre l’édifice et aux Anglos effrayés à l’intérieur.

Puis l’attaque. Les séparatistes qui entraient en trombe, se précipitaient dans le majestueux escalier et pénétraient dans la bibliothèque, dans le cœur même de la Lit and His. Et ensuite la fumée, les livres qui brûlaient. Elle avait couru pour essayer de les arrêter, pour essayer d’éteindre les feux. Dans son français parfait, elle les avait suppliés, implorés d’arrêter. Porter, M. Blake, Winnie et d’autres avaient aussi essayé de faire cesser la destruction. Elle voyait encore la fumée, entendait les cris, le fracas de vitres se brisant.

En se tournant, elle avait vu Porter casser les magnifiques fenêtres à carreaux sertis de plomb, des fenêtres qui avaient été là depuis des siècles et qui maintenant volaient en éclats. Puis elle l’avait vu prendre des livres au hasard et les jeter dehors. Des tas et des tas de livres. M. Blake aussi s’y était mis. Pendant que les séparatistes brûlaient des livres, les Anglos en lançaient d’autres par les fenêtres, et leurs couvertures s’ouvraient comme s’ils essayaient de s’envoler.

Winnie, Porter, Ken, M. Blake et d’autres qui cherchaient à préserver leur histoire avant de sauver leur propre peau.

Oui, elle s’en souvenait.

 

Armand Gamache revint chez Émile juste à temps pour le souper d’Henri, puis ils sortirent se promener. Les rues de Québec étaient sombres, mais aussi encombrées de fêtards venus pour le carnaval. La rue Saint-Jean avait été fermée à la circulation et remplie de divertissements de tous genres. Des chorales, des jongleurs, des violoneux.

L’homme et son chien se faufilèrent parmi la foule, en s’arrêtant de temps en temps pour écouter la musique, ou observer les gens. C’était l’une des choses préférées d’Henri, après le Lance-moi. Et les bananes. Et l’heure des repas. Beaucoup de personnes s’arrêtèrent pour caresser le jeune berger allemand aux oreilles anormalement grandes. Henri se délectait de toute cette attention. Gamache, debout à côté de lui, aurait aussi bien pu être un lampadaire.

Lorsqu’ils furent revenus à la maison, l’inspecteur-chef jeta un coup d’œil à la pendule : dix-sept heures passées. Il fit un appel téléphonique.

— Oui allô ?

— Inspecteur Langlois ?

— Ah ! inspecteur-chef. J’allais justement vous appeler.

— Y a-t-il du nouveau ?

— Pas grand-chose, malheureusement. Vous savez bien comment ça se passe dans une enquête. Si on ne trouve pas le coupable immédiatement, notre travail devient une corvée pénible. Eh bien, nous en sommes là. Je suis présentement dans l’appartement d’Augustin Renaud.

Il s’interrompit un instant.

— Vous ne voudriez pas venir ? Ce n’est pas loin d’où vous êtes.

— J’aimerais bien le voir.

— Apportez vos lunettes de lecture et un sandwich. Et quelques bières.

— C’est si terrible ?

— C’est incroyable. Je ne sais pas comment des gens peuvent vivre comme ça.

Gamache nota l’adresse, joua avec Henri durant quelques minutes, écrivit un mot pour Émile, puis s’en alla. En chemin, il s’arrêta chez Paillard, la merveilleuse boulangerie de la rue Saint-Jean, et dans un dépanneur pour acheter de la bière. Après avoir commencé à monter la rue Sainte-Ursule, il vérifia l’adresse que lui avait donnée l’inspecteur Langlois, n’étant pas convaincu d’avoir le bon numéro.

Mais non, le voilà : 9 ¾, rue Sainte-Ursule. Il secoua la tête. 9 ¾.

Qu’Augustin Renaud ait habité à cette adresse paraissait logique. Il avait vécu une vie de marginal, alors pourquoi pas dans une maison fractionnaire ? Gamache traversa l’étroit tunnel menant à une petite cour. Il frappa à la porte, attendit un moment, puis entra.

Au cours des trente dernières années, il était entré dans toutes sortes de demeures à titre d’enquêteur. Des taudis, des maisons luxueuses tout en verre et en marbre, et même des cavernes. Il avait vu d’horribles conditions de logement, et découvert d’horribles choses, et pourtant la façon dont les gens vivaient ne cessait de le surprendre.

L’appartement d’Augustin Renaud, cependant, correspondait exactement à ce que Gamache avait imaginé. Il était petit et encombré de papiers, de revues et de livres empilés un peu partout. Il représentait certainement un risque d’incendie. Malgré tout, le chef dut admettre qu’il s’y sentait plus à l’aise que dans les chefs-d’œuvre architecturaux en verre et en marbre.

— Il y a quelqu’un ?

— Par ici. Dans la salle de séjour. Ou peut-être est-ce la salle à manger. Difficile à dire.

Gamache suivit le chemin qui avait été déblayé — comme les rues enneigées — entre les piles de papiers et trouva l’inspecteur Langlois en train de lire penché au-dessus d’un bureau. Celui-ci leva la tête et sourit.

— Champlain. Chaque petit bout de papier concerne Champlain. Je ne savais pas que tant de choses avaient été écrites sur cet homme.

Gamache prit un magazine sur le dessus d’une pile, un vieux numéro de National Geographic décrivant les premières explorations de ce qui était aujourd’hui la Nouvelle-Angleterre. On y faisait référence à Champlain, dont le nom avait été donné à un lac au Vermont.

— Mes collaborateurs passent tout au peigne fin, dit Langlois. Mais à mon avis ça prendra une éternité.

— Aimeriez-vous de l’aide ?

Langlois parut soulagé.

— Oui, s’il vous plaît. Vous accepteriez ?

Gamache sourit et déposa deux sacs sur le bureau, desquels il sortit des sandwichs et deux bières.

— Parfait. Je n’ai même pas mangé à midi.

— Journée très chargée, dit Gamache.

Langlois hocha la tête et prit une grosse bouchée d’un sandwich au rosbif et à la tomate servi sur du pain baguette avec de la moutarde forte, puis avala une longue gorgée de bière.

— Jusqu’à maintenant, ici, nous avons seulement eu le temps de relever des empreintes digitales et de recueillir des échantillons d’ADN. Et même ça a pris deux jours. Maintenant que le travail de l’équipe médicolégale est terminé, le nôtre commence.

Il jeta un coup d’œil autour de lui.

Gamache approcha une chaise et prit une baguette remplie avec d’épaisses tranches de jambon fumé à l’érable, du brie et de la roquette, puis une bière. Durant les quelques heures qui suivirent, les deux hommes firent le tour de l’appartement d’Augustin Renaud pour mettre un peu d’ordre dans le fouillis et séparer ses propres écrits des photocopies de ceux d’autres personnes.

Gamache trouva des reproductions des journaux personnels de Champlain et les parcourut. Comme l’avait affirmé le père Sébastien, ils ne constituaient guère plus que des listes de choses à faire. Ils offraient un aperçu fascinant de la vie quotidienne au début des années 1600, mais auraient pu être écrits par n’importe qui. Ils ne contenaient pas d’informations de nature personnelle. Gamache ne put se faire une opinion sur la personnalité de l’homme.

Langlois passa une main lasse sur son visage et leva la tête.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Des copies du journal de Champlain, mais rien d’autre.

— À votre avis, Renaud n’aurait-il pas lui aussi tenu un journal ?

Balayant la pièce du regard, et la suivante, Gamache vit des papiers empilés un peu partout. Les bibliothèques débordaient de livres ; les penderies étaient remplies de magazines.

— Nous finirons peut-être par tomber sur des cahiers. Avez-vous trouvé des papiers personnels ?

Gamache retira ses demi-lunes et regarda Langlois de l’autre côté du bureau.

— Quelques lettres de personnes répondant à Renaud. J’ai constitué un dossier, mais la plupart de ces personnes semblent simplement lui dire, en des termes plus ou moins polis, qu’il se trompait.

— À quel sujet ?

— Oh, à propos de diverses théories qu’il avançait concernant Champlain. Qu’il était un espion, ou le fils du roi, ou même qu’il était protestant. S’il était un huguenot, pourquoi a-t-il légué presque tout son argent à l’Église catholique ? lui a objecté un de ses correspondants. Toutes les hypothèses de Renaud se ressemblaient : plausibles, mais un peu loufoques.

Langlois se montrait charitable en qualifiant d’« un peu » loufoques les suppositions de Renaud, pensa Gamache. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était dix-neuf heures cinquante.

— Avez-vous toujours faim ?

— Je suis affamé.

— Parfait. Laissez-moi vous inviter à souper. Un peu plus bas dans la rue, il y a un restaurant que je meurs d’envie d’essayer.

En chemin, ils s’arrêtèrent à un magasin pour que Langlois puisse acheter une bonne bouteille de vin rouge, puis ils descendirent prudemment la glissoire qu’était devenue la rue Sainte-Ursule, jusqu’à un minuscule restaurant installé au sous-sol.

Dès qu’ils entrèrent, ils furent accueillis par la chaleur, par l’odeur d’épices richement aromatiques du Maroc et par le propriétaire qui se présenta, prit leurs manteaux et le vin, puis les mena à une table dans un coin tranquille, près d’un mur de pierre.

Il revint un instant plus tard avec la bouteille débouchée, deux verres et le menu. Après avoir commandé, les deux hommes échangèrent leurs impressions à propos de l’affaire. Gamache résuma sa journée et ses conversations avec les membres de la Société Champlain et le père Sébastien.

— Eh bien, cela cadre parfaitement avec ma journée. Entre autres choses, j’ai passé de nombreuses heures dans le sous-sol de la Literary and Historical Society en compagnie d’un archéologue très contrarié.

— Serge Croix ?

— Oui. Il n’était pas content d’avoir été appelé un dimanche. Il a cependant admis que ça arrivait souvent. Les archéologues sont comme des médecins, j’imagine. Ils doivent rester de garde au cas où quelqu’un déterrerait de vieux os, ou un vieux mur, ou un fragment de poterie. Apparemment, ça se produit assez régulièrement à Québec.

On leur apporta leurs plats, des tajines d’agneau fumants aux délicieux arômes, servis avec du couscous et des légumes mijotés.

— Croix est venu avec deux techniciens et un détecteur de métaux, un appareil beaucoup plus sensible que ceux que j’avais déjà vus.

Gamache rompit la baguette de pain et trempa un morceau dans la sauce du tajine.

— Pensait-il que Renaud pouvait avoir eu raison ? Que Champlain était enterré là ?

— Pas une seconde, mais il a estimé qu’il devait au moins vérifier, ne serait-ce que pour pouvoir dire aux journalistes que Renaud était dans l’erreur, encore une fois.

— Ce qui ne se produira plus jamais.

— Mmm !

Langlois, comme Gamache, se régalait de son plat.

— Alors vous n’avez rien trouvé ?

— Des pommes de terre et quelques navets.

— Je suppose que c’est logique, puisque la cave servait autrefois à entreposer des légumes-racines.

Bien que Gamache fût soulagé pour les anglophones, il était un peu déçu. Il avait secrètement espéré que Renaud avait finalement eu raison.

Alors pourquoi avait-il été tué ? Et pourquoi se trouvait-il dans l’édifice de la Lit and His ?

De quoi voulait-il parler aux membres du conseil ?

Mais, se disait Gamache, que Champlain soit enterré là ou non n’avait aucune importance. Tout ce qui comptait, c’était ce que Renaud croyait. Et ce qu’il pouvait faire croire à d’autres, ce qui semblait être à peu près n’importe quoi.

Le repas terminé, Langlois et Gamache partirent chacun de leur côté, l’inspecteur pour rentrer chez lui auprès de sa femme et de ses enfants, et l’inspecteur-chef pour retourner à l’appartement de Renaud et continuer à examiner des papiers.

Une heure plus tard, il les trouva, cachés derrière deux rangées de livres sur une étagère. Les cahiers du journal d’Augustin Renaud.