7
Armand Gamache se réveilla au milieu de la nuit, alluma sa lampe de chevet et, sans faire de bruit, s’habilla chaudement. Henri le regarda faire, la queue fouettant l’air et sa balle de tennis dans la gueule. Ils descendirent tous les deux silencieusement l’étroit escalier tournant en bois, qui semblait taillé dans le centre de la vieille demeure. Émile avait installé Gamache au dernier étage, dans ce qui avait été la chambre principale. Il s’agissait d’un superbe grenier avec des poutres en bois et des lucarnes de chaque côté du toit. Émile avait expliqué qu’il préférait ne plus monter l’escalier étroit et raide, aux marches usées par tant de pieds au cours des siècles.
— Est-ce que ça t’ennuie, Armand ? avait-il demandé.
— Pas du tout, avait répondu Gamache, qui avait ainsi eu la preuve de ce qu’il savait déjà : son mentor commençait à ressentir les effets de l’âge.
Après avoir descendu deux étages, il arriva dans le séjour, où le poêle à bois chauffait toujours. Il alluma une seule lampe, puis enfila ses vêtements les plus chauds — manteau, chapeau, écharpe et mitaines — et sortit, sans oublier l’élément le plus important, le Lance-moi pour Henri. Henri adorait le Lance-moi. Tout comme Gamache.
Ils marchèrent dans les rues désertes du Vieux-Québec, remontèrent Saint-Stanislas et passèrent à côté de l’édifice de la Literary and Historical Society, où ils s’arrêtèrent un moment. Vingt-quatre heures auparavant, Augustin Renaud gisait caché dans le sous-sol. Assassiné. Si un câble téléphonique n’avait pas été coupé pendant le creusage de la tombe peu profonde, le sol de la cave aurait été recouvert de béton et il aurait compté parmi la quantité d’autres cadavres cachés dans Québec et les environs. Il n’y avait pas si longtemps, des archéologues avaient découvert des squelettes à l’intérieur même des murs de pierre ceinturant la vieille ville : les corps de soldats américains capturés après un raid en 1803. Les autorités avaient rapidement précisé que les hommes étaient déjà morts lorsqu’on les avait emmurés, mais Gamache avait toujours entretenu des doutes. Après tout, pourquoi emprisonner des corps dans un mur, si ce n’est pour infliger un châtiment barbare, ou pour dissimuler un crime ? Puisque la ville avait été construite sur des os et avec une certaine dose d’ironie, les soldats ennemis étaient devenus partie intégrante de ses fortifications.
Augustin Renaud avait presque subi le même sort que les soldats. Emprisonné dans le béton sous la Literary and Historical Society, il aurait fait partie de Québec pour toujours, et contribué à soutenir la vénérable institution anglophone. Toute la vie de Renaud avait été une source intarissable de ce genre d’ironie. Une fois, par exemple, il avait creusé en direct à la télévision, persuadé de trouver Champlain, mais avait abouti dans le sous-sol d’un restaurant chinois. Étant donné que Champlain avait consacré une bonne partie de sa vie à chercher la Chine, la situation semblait… ironique. Une autre fois, de nouveau convaincu de trouver Champlain, il avait ouvert un cercueil scellé, mais le contenu pressurisé avait explosé dans l’atmosphère, comme un exemple extrême de ferveur missionnaire. Redevenu poussière, le jésuite enseveli à l’intérieur avait été envoyé dans le ciel, immortel. Il ne s’agissait cependant pas du type d’immortalité qu’il avait espérée, à laquelle il s’était attendu. Le religieux était retombé sur terre dans des gouttes de pluie, pour entrer ainsi dans la chaîne alimentaire et se retrouver dans le lait maternel des Amérindiennes qu’il avait essayé d’exterminer.
Renaud avait échappé de justesse à un destin semblable. En effet, il s’en était fallu de peu qu’il ne fasse partie des fondations sur lesquelles reposait la Literary and Historical Society.
Armand Gamache avait espéré qu’après sa participation aux premiers interrogatoires il en aurait terminé avec son engagement envers Elizabeth MacWhirter et les autres membres de la Lit and His. Maintenant, cependant, il savait que ce n’était pas le cas. Renaud avait demandé à rencontrer les administrateurs, ceux-ci avaient refusé, puis l’incident avait été exclu du procès-verbal de la réunion. Lorsque ce détail serait connu, ça allait barder, et ce seraient les Anglos qui écoperaient.
Non, se dit Gamache tandis qu’Henri et lui ressortaient par les grilles, il ne pouvait pas les quitter. Pas encore.
La neige avait pratiquement cessé et la température se refroidissait. Il n’y avait aucune voiture dans les rues, aucun son à l’exception du crissement des pas de Gamache.
Il était trois heures vingt du matin.
Tous les jours, Gamache se réveillait à peu près à cette heure. Au début, il avait essayé de se rendormir ; il restait couché, luttait contre l’insomnie. Mais après plusieurs semaines d’une telle situation, il avait décidé de l’accepter, du moins pour le moment. Au lieu de lutter, Henri et lui se levaient en silence et sortaient se promener, d’abord dans leur quartier, à Montréal, et maintenant ici, à Québec.
Gamache savait que, pour pouvoir passer au travers de la journée, il avait besoin de ce moment de tranquillité dans la nuit, seul avec ses pensées.
Il avait besoin de ce moment de tranquillité avec la voix dans sa tête.
— C’est mon père qui m’a appris à jouer du violon, avait dit l’agent Paul Morin en réponse à la question de Gamache. J’avais environ quatre ans. Nous avons une vidéo de ça quelque part : mon père et mon grand-père jouant du violon derrière moi, et moi, devant, flottant dans un short beaucoup trop grand. On dirait une couche, avait-il ajouté en riant. Ma grand-mère était au piano et ma sœur jouait au chef d’orchestre. Elle avait à peu près trois ans. Elle est maintenant mariée, vous savez, et attend un bébé.
Gamache tourna à gauche et traversa le site du carnaval au pied des plaines d’Abraham. Quelques gardiens l’observèrent, mais ne s’approchèrent pas — trop froid pour un affrontement. Poursuivant leur promenade le long de l’allée piétonne, Gamache et Henri passèrent à côté d’attractions qui, dans quelques heures seulement, seraient remplies d’enfants excités et de parents gelés. Puis les stands, les constructions temporaires et les manèges se firent plus rares, et ils marchèrent dans le petit bois en direction du champ tristement célèbre et du monument érigé à l’endroit où le général Wolfe était tombé, mortellement atteint, le 13 septembre 1759.
Gamache ramassa une poignée de neige et la tassa pour former une boule. Immédiatement, Henri laissa tomber la balle de tennis et se mit à sautiller. Le chef leva le bras en souriant à son chien, qui, soudain, se tapit, muscles tendus, attendant.
Puis Gamache lança la boule de neige. Henri se précipita à sa poursuite et l’attrapa au vol. Il fut fou de joie l’espace d’un instant, puis ses mâchoires se refermèrent, la balle se désintégra et il retomba sur ses pattes, perplexe comme toujours.
Gamache prit la balle de tennis recouverte de salive gelée, la mit dans le Lance-moi et la lança. La balle d’un jaune vif fila dans l’obscurité, poursuivie par le berger allemand.
L’inspecteur-chef connaissait le parc des Champs-de-Bataille comme sa poche, en toutes saisons. Il en connaissait la face changeante. Il s’y était trouvé au printemps et avait vu les jonquilles ; il s’y était trouvé en été et avait vu les pique-niqueurs ; il s’y était trouvé en hiver et avait regardé des familles s’y promener en skis de fond ou en raquettes ; et il s’y était trouvé au début de l’automne. Le 13 septembre. La date même de la bataille, au cours de laquelle, en une heure, plus de mille hommes avaient été tués ou blessés. À ce moment-là, il avait presque cru entendre les cris et les coups de feu, sentir la poudre à canon, voir les hommes charger. Il s’était trouvé à l’endroit où, pensait-il, le général Montcalm se trouvait lorsqu’il avait pris pleinement conscience de son erreur.
Montcalm avait sous-estimé les Anglais. Sous-estimé leur courage et leur ruse.
À quel moment avait-il su que la bataille était perdue ?
La veille, un messager était arrivé à la course au camp de Montcalm, en amont. Épuisé, presque incohérent, il avait affirmé que les Anglais étaient en train d’escalader les falaises de cinquante mètres et d’avancer dans le champ appartenant au fermier Abraham, à l’extérieur de la ville.
Personne ne l’avait cru. L’homme était certainement fou. Aucun commandant ne donnerait un tel ordre ; aucune armée n’y obéirait. Il aurait fallu que les Britanniques soient dotés d’ailes, avait dit Montcalm à ses généraux en riant avant de retourner se coucher.
À l’aube, les troupes britanniques étaient sur les plaines d’Abraham, prêtes pour la bataille.
Est-ce à ce moment-là que Montcalm avait compris que tout était perdu ? Quand les Anglais, munis d’ailes, avaient réussi l’impossible ? Le général s’était précipité jusqu’à l’endroit même où se tenait maintenant Gamache et, en regardant les champs, avait vu l’ennemi.
Montcalm avait-il su, alors ?
Pourtant, la bataille aurait encore pu être gagnée. Montcalm aurait pu l’emporter sur les Britanniques. Mais le brillant stratège allait commettre d’autres erreurs.
Gamache se rappela le moment où lui-même avait pris conscience de sa dernière et fatale erreur. De l’énormité de cette erreur. Il lui avait cependant fallu quelques instants pour bien saisir ce qui se passait, pendant que l’opération échouait, que tout s’était mis à mal tourner. Si rapidement, mais aussi, lui semblait-il maintenant, si lentement.
— Homicides, avait dit sa secrétaire en répondant au téléphone.
À ce moment-là, Beauvoir était avec lui dans son bureau, discutant d’une affaire en Gaspésie. La secrétaire avait passé la tête par la porte.
— C’est l’inspecteur Norman, à Sainte-Agathe.
Gamache avait levé les yeux. Elle l’interrompait très rarement. Ils travaillaient ensemble depuis des années et elle savait quand elle pouvait s’occuper elle-même d’un appel, et quand elle ne devait pas le faire.
— Passez-le-moi, avait dit le chef. Oui, inspecteur. Que puis-je faire pour vous ?
Et c’était ainsi que la bataille avait commencé.
« Je me souviens », pensa Gamache, faisant siennes les paroles de la devise du Québec, des Québécois.
— Une fois, je suis allé au Carnaval de Québec, avait dit l’agent Morin. C’était formidable. Mon père nous y a emmenés. Nous avons même joué du violon à la patinoire. Maman a essayé de nous en empêcher. Elle était gênée, et ma sœur était morte de honte, mais mon père et moi avons sorti nos instruments et commencé à jouer, et tout le monde semblait vraiment aimer ça.
— Était-ce le morceau que vous aviez joué pour nous ? Colm Quigley.
— Non, ça, c’est une complainte. Le tempo s’accélère à un moment donné, mais le début est trop lent pour des patineurs. Les gens voulaient de la musique plus entraînante, alors nous avons joué des gigues et des reels.
— Quel âge aviez-vous ?
— Treize ou quatorze ans. Cela remonte à environ dix ans. Je ne suis plus retourné depuis.
— Peut-être cette année.
— Oui. J’emmènerai Suzanne. Elle adorerait ça. Je pourrais peut-être même apporter mon violon.
« Je me souviens », pensa Gamache.
C’était ça, le problème ; toujours ça. Il se souvenait. De tout.
Dans la cabane au fond des bois, Beauvoir ne réussissait pas à fermer l’œil. Habituellement, il dormait profondément, même après ce qui s’était produit. Mais maintenant, dans l’obscurité, il fixait les chevrons au-dessus de lui ou le rougeoiement du feu dans l’âtre. Il voyait le Dr Gilbert endormi dans les deux fauteuils qu’il avait rapprochés. Le saint trou de cul lui avait offert le lit. Beauvoir se sentait honteux de laisser un homme âgé, qui s’était montré si gentil, dormir sur ce lit de fortune. Pendant un bref instant, il se demanda si le but recherché n’était pas justement de souffrir. Pourquoi être un saint à moins de pouvoir aussi être un martyr ?
Peut-être était-ce dû à l’atmosphère paisible de la cabane, ou à l’épuisement après s’être surmené, ou au demi-comprimé qu’il avait avalé, mais Beauvoir avait baissé sa garde, et les souvenirs affluèrent dans sa tête.
— Homicides, avait dit la secrétaire du chef.
Gamache avait répondu à l’appel téléphonique.
La pendule indiquait 11 h 18. Pendant que le chef parlait avec un inspecteur du poste de Sainte-Agathe, Beauvoir avait parcouru la pièce du regard, laissant son esprit vagabonder.
Quelques instants plus tard, la secrétaire de Gamache réapparut dans l’encadrement de la porte.
— J’ai l’agent Morin au téléphone.
Le chef couvrit le microphone de l’appareil avec sa main et dit :
— Demandez-lui de rappeler dans quelques minutes.
En entendant sa voix dure, Beauvoir se tourna immédiatement pour le regarder et le vit prendre des notes pendant que l’inspecteur Norman parlait.
— Et c’est arrivé quand ?
Le ton de Gamache était sec. Il venait de se passer quelque chose.
— Il dit qu’il ne peut pas.
La secrétaire était toujours là, mal à l’aise, mais sa voix était insistante.
D’un signe de tête, Gamache demanda à Beauvoir de répondre à Morin, mais la secrétaire tint bon.
— Il dit qu’il doit absolument vous parler, monsieur. Maintenant.
L’inspecteur-chef Gamache et l’inspecteur Beauvoir la dévisagèrent tous les deux, stupéfaits qu’elle conteste l’autorité du patron. Puis Gamache prit une décision.
— Désolé, dit-il à l’inspecteur Norman, je dois vous passer à l’inspecteur Beauvoir. Mais avant, j’ai une question. Votre agent était-il seul ?
Beauvoir vit le visage du chef changer. Celui-ci lui fit signe d’utiliser l’autre téléphone qui se trouvait dans le bureau. Lorsque Beauvoir souleva le combiné, il vit Gamache répondre à Morin sur l’autre ligne.
— Oui, Norman, qu’est-ce qui est arrivé ?
Beauvoir se souvenait d’avoir posé la question. Car il était arrivé quelque chose, quelque chose de grave. La pire chose, en fait.
— On a tiré sur un de nos agents, répondit Norman, qui utilisait de toute évidence un cellulaire.
Il semblait très loin, pourtant il n’était qu’à environ une heure de Montréal, dans les Laurentides, au nord.
— Il s’était approché d’un véhicule arrêté sur le bord d’une route secondaire.
— Est-il… ?
— Il est inconscient, en route pour l’hôpital de Sainte-Agathe. Mais les rapports que j’ai reçus ne sont pas encourageants. Je me dirige en ce moment même vers le lieu où ça s’est produit.
— Où est-ce, exactement ? Nous arriverons dès que possible.
Le temps était un facteur de la plus haute importance, Beauvoir le savait, mais également la coordination. Dans un cas comme celui-là, tous les flics et tous les services de police risquaient d’accourir sur les lieux et, alors, ce serait le chaos.
À l’autre extrémité de la pièce, il voyait Gamache debout à côté de son bureau, le téléphone collé sur l’oreille, qui faisait de la main des gestes appelant au calme. Ceux-ci ne s’adressaient pas aux gens dans la pièce, mais plutôt à la personne à laquelle il parlait, vraisemblablement l’agent Morin.
— Il n’était pas seul, précisa Norman.
La réception était mauvaise, la transmission s’interrompant parfois tandis qu’il filait vers la scène du crime à travers les montagnes.
— Nous cherchons l’autre agent.
Pas besoin d’être un enquêteur aux homicides pour savoir ce que cela signifiait. Un agent atteint par balle, l’autre manquant ? Gisant mort ou grièvement blessé dans un fossé. Voilà ce que pensait l’inspecteur Norman, de même que Beauvoir.
— Qui est l’autre agent ?
— Morin. Un des vôtres. Il a été détaché ici pour une semaine. Je suis désolé.
— Paul Morin ?
— Oui.
— Il est toujours en vie, dit Beauvoir, soulagé. Il est au téléphone avec l’inspecteur-chef.
— Voilà au moins une bonne nouvelle, Dieu merci. Où est-il ?
— Je ne sais pas.
Gamache prit l’appel de Morin en réfléchissant à toute vitesse à ce que l’inspecteur Norman venait de lui apprendre. Un agent était grièvement blessé et un autre manquait.
— Agent Morin ? Qu’y a-t-il ?
— Chef ?
La voix était caverneuse, hésitante.
— Je suis désolé. Avez-vous trouvé…
— Êtes-vous l’inspecteur-chef Gamache ?
Le téléphone venait de changer de main, c’était évident.
— Qui parle ? demanda le chef.
Il fit signe à sa secrétaire de faire établir la provenance de l’appel et de s’assurer qu’on l’enregistrait.
— Je ne peux pas vous le dire.
La voix semblait celle d’un homme d’âge mûr, avec un fort accent de la campagne, d’un patelin perdu. Gamache devait faire un effort pour comprendre les mots.
— Je ne l’ai pas fait exprès. J’ai paniqué.
L’homme paraissait effrayé, en effet ; son ton devenait de plus en plus hystérique.
— Doucement… Calmez-vous. Expliquez-moi ce qui est arrivé.
Mais dans son for intérieur, il savait ce qui était arrivé.
Un agent était blessé, un autre manquait.
Paul Morin avait été envoyé au poste de Sainte-Agathe la veille, pour remplacer quelqu’un durant une semaine. Morin était l’agent manquant.
Au moins, il était vivant.
— Je ne voulais pas lui tirer dessus, mais il m’a surpris. Il s’est arrêté derrière mon camion.
L’homme semblait sur le point de craquer. Gamache s’appliqua à parler lentement, d’une voix posée.
— L’agent Morin est-il blessé ?
— Non. Je ne savais pas quoi faire, alors je l’ai emmené avec moi.
— Vous devez le laisser partir, maintenant. Et vous devez vous livrer à la police.
— Êtes-vous fou ? hurla l’homme. Me livrer à la police ? Vous allez me tuer. Et si vous ne le faites pas, je passerais le reste de ma vie en prison. Pas question.
La secrétaire de Gamache apparut à la porte et lui fit signe d’étirer la conversation.
— Je comprends. Vous voulez vous en aller, disparaître, n’est-ce pas ?
— Oui, dit l’homme d’une voix hésitante, surpris de la réponse de Gamache. Je peux ?
— Eh bien, parlons-en. Racontez-moi ce qui s’est passé.
— Je m’étais arrêté sur le bord de la route. Pour réparer une crevaison. Je venais juste de remplacer le pneu quand l’auto de police est arrivée.
— Pourquoi cela serait-il inquiétant ?
Gamache continuait de parler sur le ton de la conversation et il sentit le stress, la panique à l’autre bout du fil diminuer un peu. Il fixait aussi sa secrétaire qui regardait du côté de la vaste pièce où régnait soudain une activité frénétique.
L’origine de l’appel n’avait toujours pas été établie.
— C’est pas vos oignons. Ce l’était, c’est tout.
— Je comprends, dit Gamache.
Et c’était vrai. Dans les campagnes éloignées du Québec, on s’adonnait à la culture de deux produits importants : le sirop d’érable et la marijuana. Il était peu probable que le camion soit chargé de sirop.
— Continuez.
— Mon revolver était sur le siège, et je savais ce qui arriverait. Il verrait l’arme, m’arrêterait, et vous découvririez… ce que je transportais dans le camion.
L’homme, pensa Gamache, venait de tirer sur un policier de la Sûreté — et l’avait peut-être tué —, en avait kidnappé un autre, et pourtant sa préoccupation principale semblait être de dissimuler le fait qu’il possédait une plantation de marijuana ou travaillait pour quelqu’un qui en cultivait. Mais ce réflexe de dissimuler, de faire des mystères, de mentir était instinctif. Des centaines de milliers de dollars pouvaient être en jeu.
La liberté était en jeu.
Pour un homme des bois, l’idée de passer des années derrière les barreaux devait être insupportable.
— Que s’est-il passé ?
On n’avait toujours pas réussi à localiser l’endroit de l’appel ? Il était inconcevable que cela prenne autant de temps.
— Je ne voulais pas lui tirer dessus.
L’homme avait de nouveau haussé la voix ; il couinait presque. Son ton était implorant, maintenant.
— C’était une erreur. Mais c’est arrivé, puis j’ai vu qu’il y avait un autre flic, alors j’ai pointé mon arme sur lui. Mais ensuite je ne savais plus quoi faire. Je ne pouvais pas l’abattre, pas comme ça, froidement. Je ne pouvais pas non plus le laisser partir. Alors je l’ai emmené ici.
— Vous devez le laisser partir, vous savez. Détachez-le et laissez-le là. Vous pouvez monter dans votre camion et vous en aller, disparaître. Je vous demande seulement de ne pas faire de mal à Paul Morin.
Une pensée traversa l’esprit de Gamache : pourquoi le kidnappeur ne s’était-il pas informé de l’état du policier sur lequel il avait tiré ? Il avait paru si bouleversé, pourtant il n’avait posé aucune question à son sujet. Peut-être préférait-il ne pas savoir. Cet homme semblait refuser de voir la vérité en face.
Il y eut un silence, et Gamache pensa que l’homme allait peut-être faire ce qu’il lui avait demandé. S’il pouvait seulement réussir à faire libérer l’agent Morin, les policiers de la Sûreté traqueraient cet homme et le trouveraient. Gamache en était absolument certain.
Mais Armand Gamache avait déjà commis sa première erreur.
Beauvoir finit par s’endormir et, dans son sommeil, il raccrocha le combiné, monta dans la voiture avec le chef et fila vers Sainte-Agathe. Ils trouvèrent l’endroit où était retenu l’agent Morin et le délivrèrent. Sain et sauf. Personne n’avait été blessé, personne n’avait été tué.
C’était un rêve. Le même qu’il faisait toujours.
Armand Gamache ramassa la balle et la lança pour Henri. Son chien jouerait volontiers à ce jeu toute la journée et toute la nuit, Gamache le savait. Et lui aussi trouvait son compte dans cette activité simple et répétitive.
Ses pas crissaient sur le sentier et son souffle s’échappait en bouffées dans l’air froid et sec de la nuit. Dans l’obscurité, il voyait seulement Henri, un peu plus loin devant, et entendait le vent léger qui faisait s’entrechoquer les branches nues, tels des doigts de squelettes. Et il entendait la jeune voix qui parlait, parlait toujours.
Il entendit Paul Morin lui raconter comment, lorsqu’il apprenait à nager dans les eaux froides de la rivière Yamaska, de petites brutes lui avaient arraché son maillot. Il l’entendit parler de l’été où la famille était allée voir les baleines à Tadoussac et du plaisir qu’il avait à pêcher, de la mort de sa grand-mère, du nouvel appartement que Suzanne et lui avaient loué à Granby et des couleurs que Suzanne avait choisies pour le peindre. Il entendit le jeune agent lui raconter tous les petits détails de sa vie.
Et pendant que Morin parlait, Gamache revoyait ce qui était arrivé. La nuit, il laissait sortir toutes les images qu’il gardait enfermées le jour. Il n’avait pas le choix. Il avait essayé de les garder à l’intérieur, derrière la porte gémissante, mais elles la poussaient, la frappaient, la martelaient jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.
Alors, chaque nuit, Henri, l’agent Morin et lui allaient se promener. Henri courait après sa balle, et les images pourchassaient Gamache. Après une heure, Gamache, Henri, le Lance-moi et l’agent Morin revenaient par la Grande Allée, où tous les bars et les restaurants étaient fermés. Même les jeunes gens soûls étaient partis. Il n’y avait plus personne. Le silence régnait.
Et Gamache priait, implorait, suppliait l’agent Morin de garder le silence, lui aussi. « Maintenant. S’il vous plaît. » Mais, bien que la jeune voix se réduisît à un murmure, jamais elle ne se taisait complètement.