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Quelques curieux, attirés par le macabre, traînaient encore devant la Lit and His. Qu’espéraient-ils voir ?
En les entendant parler d’Augustin Renaud et de Champlain, de thèses de complot et des Anglais, Gamache se dit que la nature humaine n’avait pas beaucoup changé au cours des siècles. Deux cents ans auparavant, une foule semblable se serait rassemblée au même endroit, agglutinée pour combattre le froid glacial, attendant de voir le prisonnier être mené vers la large ouverture au-dessus de la porte, monter sur un petit balcon, une corde autour du cou, être poussé dans le vide et osciller, mort ou mourant, devant elle.
La seule différence entre les deux cas était que, aujourd’hui, la mort était déjà survenue.
S’agissait-il aussi d’une exécution ?
Comme le savait l’inspecteur-chef Gamache, la plupart des meurtriers ne considéraient pas leur acte comme un crime. À leurs yeux, la victime devait mourir, était responsable de ce qui lui arrivait, méritait de mourir. C’était une exécution privée.
Était-ce ce que l’assassin de Renaud avait pensé ? Il ne fallait pas sous-estimer le pouvoir de l’esprit, savait Gamache. Un meurtre n’était pas une question de force physique. Le crime débutait et finissait dans la tête, et la tête réussissait à justifier n’importe quel acte.
Gamache regarda les gens autour de lui. Des hommes et des femmes de tous âges fixaient l’édifice comme s’ils s’attendaient à ce qu’il se lève et fasse quelque chose d’intéressant.
Mais valait-il mieux qu’eux ? Après avoir quitté Émile, il était parti marcher avec Henri dans les rues étroites et enneigées pour réfléchir à l’enquête et aussi aux raisons pour lesquelles il s’y intéressait toujours. Ne s’était-il pas acquitté de ses engagements ? L’inspecteur Langlois était un homme compétent, sérieux. Il résoudrait l’affaire, Gamache en était persuadé, et s’assurerait que les Anglais ne seraient pas injustement pris pour cible.
Alors pourquoi Gamache enquêtait-il encore sur le meurtre d’Augustin Renaud ?
« Désormais, vous ne sentirez plus la solitude. Désormais vous êtes deux. »
— Suzanne et moi avons un chien, vous savez.
— Vraiment ? De quelle race ?
— Oh, c’est un bâtard, répondit l’agent Morin.
Tout en parlant et en écoutant, l’inspecteur-chef Gamache, assis devant son ordinateur, suivait les progrès réalisés — ou plutôt l’absence de progrès — pour trouver le jeune homme.
Six heures s’étaient déjà écoulées et les agents n’avaient toujours pas réussi à établir l’origine de l’appel. On avait fait venir d’autre équipement, plus perfectionné, et d’autres experts, mais toujours rien.
Une équipe s’efforçait d’établir la provenance de l’appel, une autre analysait la voix du fermier, d’autres encore sillonnaient la campagne et suivaient des pistes. Toutes étaient dirigées par le directeur général Francœur.
Gamache n’aimait pas beaucoup Francœur — et c’était réciproque —, mais il lui était reconnaissant. Quelqu’un devait prendre les commandes et, visiblement, Gamache n’était pas en mesure de le faire.
Quand il parlait avec Morin, la voix du chef était calme, presque joviale, mais son cerveau fonctionnait à toute vitesse.
Quelque chose clochait. Ça n’avait aucun sens, rien dans toute cette histoire n’en avait. Tandis que Morin parlait de son chiot, Gamache essayait d’assembler tous les éléments.
Puis il comprit. Il se pencha vers l’ordinateur et envoya un message.
L’homme n’est pas un fermier. Il nous berne. Demandez aux analyseurs de voix de vérifier son accent.
L’agente Isabelle Lacoste répondit.
Ils l’ont fait. L’accent est authentique.
Elle se trouvait à Sainte-Agathe pour recueillir des indices à l’endroit où les coups de feu avaient été tirés.
Dites-leur de pousser plus loin leur analyse. Il n’est pas le plouc pour lequel il se fait passer. C’est impossible. Alors qui est-il ?
Dans son oreille, il entendait Morin parler de nourriture pour chien.
À quoi pensez-vous ?
Beauvoir venait de se joindre aux échanges entre l’agente Lacoste et Gamache. Il était dans la grande salle et aidait les autres enquêteurs.
Et si ce n’était pas arrivé par hasard ? écrivit le chef.
Il tapait furieusement et à toute vitesse sur le clavier tandis que les idées se bousculaient dans sa tête.
Supposons qu’il voulait tuer un agent et en kidnapper un autre. Supposons que c’était son intention dès le début.
Pourquoi ? demanda Beauvoir.
Morin avait cessé de parler.
— Comment s’appelle votre chien ? demanda Gamache.
— C’est une chienne, en fait. Nous l’appelons Bois parce qu’elle a l’air d’une bûche.
Morin rit, et Gamache aussi.
— Parlez-moi d’elle.
Je ne sais pas, tapa-t-il.
Morin racontait comment il avait trouvé la chienne à la Société protectrice des animaux et l’avait ramenée à la maison, à Suzanne.
Disons qu’il a un plan. L’heure — 11 h 18 — en fait partie. Il veut nous tenir occupés jusque-là. Il essaie de nous orienter dans une mauvaise voie. Il veut que nous regardions dans une direction tandis qu’il fait quelque chose ailleurs.
Quelque chose doit se produire à 11 h 18 demain matin ? écrivirent Beauvoir et Lacoste en même temps.
Ou quelque chose doit se terminer à cette heure, répondit le chef. Quelque chose qui est présentement en cours.
Aucun message n’apparut sur l’ordinateur de Gamache. Seul le curseur clignotait. Dans son oreille, Morin parlait de la manie qu’avait Bois de manger des chaussettes — qu’on trouvait ensuite dans ses crottes.
Alors que faisons-nous ? demanda finalement Beauvoir.
Gamache fixa le curseur sur son écran. Que devaient-ils faire ?
Vous ne faites rien.
Qui a écrit ça ? tapa vite Gamache.
La réponse arriva tout aussi rapidement.
Directeur général Francœur.
Gamache leva les yeux et vit le directeur assis devant un ordinateur dans la grande salle et qui le regardait par la vitre.
Vous, inspecteur-chef, continuerez de parler avec votre agent. C’est votre seule et unique tâche. L’inspecteur Beauvoir et l’agente Lacoste continueront de suivre mes ordres. Une seule personne doit diriger cette enquête, et vous le savez. Nous retrouverons votre agent, mais vous devez vous concentrer et respecter la voie hiérarchique. L’équipe ne doit pas se fragmenter. Cela ne fait qu’aider les criminels.
Je suis d’accord, écrivit Gamache. Mais nous devons considérer d’autres possibilités, monsieur. Y compris que tout ceci fasse partie d’un plan soigneusement élaboré.
Un plan ? Pour mettre tous les policiers de l’Amérique du Nord en état d’alerte ? Un agent a été tué, un autre kidnappé. Pas mal foireux, comme plan, non ?
Gamache garda les yeux fixés sur l’écran, puis tapa :
Ce fermier n’est pas ce qu’il semble être, car nous l’aurions déjà repéré. Et nous aurions trouvé l’agent Morin. Il y a quelque chose qui se trame.
Cela n’aidera pas si vous cédez à la panique, inspecteur-chef. Suivez les ordres.
Il ne panique pas, écrivit Beauvoir. Ce qu’il dit a du sens.
Ça suffit. Inspecteur-chef Gamache, concentrez-vous sur la conversation téléphonique. Nous trouverons l’agent Morin.
Gamache regarda le curseur qui clignotait, puis leva les yeux au-dessus de l’écran. Francœur le fixait, mais son visage n’exprimait aucune colère. En fait, il semblait éprouver de l’empathie, comme s’il avait une idée de ce que Gamache ressentait.
C’était peut-être le cas. Si seulement le directeur général pouvait savoir ce qu’il pensait…
Non, ça n’allait pas du tout. Il restait dix-huit heures pour trouver l’agent Morin, et la police n’était toujours pas plus avancée. Aucun fermier ordinaire ne réussirait à paralyser toutes les ressources humaines et technologiques de la Sûreté. L’homme n’était donc pas un fermier ordinaire.
Gamache inclina la tête pour signifier son accord à Francœur et celui-ci le remercia d’un sourire. Ce n’était pas le moment pour les deux hommes de s’affronter. Le directeur général était peut-être le supérieur hiérarchique de Gamache, mais l’inspecteur-chef était le plus respecté des deux.
Non. Ce serait désastreux si une dissension se produisait maintenant.
Mais ne pas tenir compte de ce qui, selon Gamache, paraissait évident le serait tout autant. On tentait de les éloigner de la vérité. Et chaque minute qui passait les en éloignait toujours plus. De l’agent Morin aussi, et du plan plus vaste en cours.
Gamache sourit à son tour. Devait-il aller de l’avant ? Si oui, il franchirait le point de non-retour. Des carrières et des vies pourraient être ruinées. Il regarda par la vitre.
— Vous avez un chien, n’est-ce pas, monsieur ?
— Oui. Henri. C’est aussi un animal trouvé, comme Bois.
— C’est curieux à quel point on peut s’attacher à ces animaux. À mon avis, ceux qu’on adopte ont quelque chose de spécial.
— Je suis tout à fait d’accord, dit Gamache avec conviction.
S’avançant sur la chaise, il griffonna quelques mots, puis réussit à accrocher le regard de Beauvoir, qui se leva, remplit un pot d’eau fraîche et entra dans le bureau du chef sous les yeux du directeur Francœur.
Jean-Guy Beauvoir prit la note et ferma sa main sur elle.
Debout devant la Literary and Historical Society, Gamache ne sentait plus ses pieds engourdis par le froid. À côté de lui, Henri levait tantôt une patte, tantôt une autre. La neige et la glace étaient si froides qu’elles produisaient, assez ironiquement, une sensation de brûlure.
Pourquoi enquêtait-il encore dans l’affaire Renaud ? Essayait-il de s’aiguiller dans une fausse direction ? Essayait-il d’éviter de penser à des choses que, sinon, il serait obligé de voir ? D’entendre ? De ressentir ? Avait-il agi ainsi pendant toute sa carrière ? Remplaçant un fantôme par un autre, plus récent ? Cherchant à avoir une longueur d’avance sur sa mémoire ?
Il ouvrit la porte d’un coup sec et entra dans la Literary and Historical Society, là où les anglophones conservaient, classaient et cataloguaient tous leurs fantômes.
Dans la bibliothèque, M. Blake venait de se verser une tasse de thé et il prit un biscuit sur une assiette en porcelaine bleu et blanc posée sur la longue table en bois. Il regarda Gamache et d’un geste indiqua la théière. Gamache fit oui de la tête. Le temps qu’il enlève son manteau, frotte les pattes d’Henri pour les réchauffer et les essuie, il y avait une tasse de thé et un biscuit qui l’attendaient.
M. Blake avait repris son livre et Gamache décida de se plonger lui aussi dans la lecture. Dans l’heure qui suivit, il alla chercher des livres, but son thé, grignota le biscuit et lut en prenant de temps en temps des notes.
— Que lisez-vous ? demanda M. Blake en abaissant son livre, un ouvrage peu épais sur les graminées des Hébrides extérieures. Est-ce au sujet de l’affaire Renaud ?
Armand Gamache prit un bout de papier pour marquer sa page et regarda le vieil homme en face de lui. Élégamment vêtu, celui-ci portait un pantalon gris en flanelle, une chemise, une cravate, un chandail et un veston.
— Non. J’ai décidé de ne pas y penser pendant quelques heures. Ça, dit Gamache en levant le livre, porte sur un sujet auquel je m’intéresse personnellement. C’est sur Bougainville.
M. Blake se pencha en avant.
— Comme dans bougainvillée ? La plante ?
— Oui.
Tous deux virent la plante luxuriante aux bractées colorées qui poussait à profusion sous les tropiques.
— La botanique vous intéresse, vous aussi ?
— Non. Je m’intéresse aux plaines d’Abraham.
— Il n’y a pas beaucoup de bougainvillées à cet endroit.
Gamache rit.
— Vous avez bien raison. Mais Bougainville y était.
— Sur les Plaines ?
— À la bataille des Plaines d’Abraham.
— Parlons-nous du même homme ? Le navigateur ? Celui qui a rapporté des plants de bougainvillées d’un de ses voyages ?
— Celui-là même. La plupart des gens ne savent pas qu’il était un des aides de camp du général Montcalm.
— Un instant. Un des plus importants cartographes et navigateurs de son époque a combattu sur les plaines d’Abraham ?
— Eh bien, nous ne savons pas avec certitude s’il a combattu. C’est ce que j’essaie d’établir.
« Encore des fantômes, se dit Gamache. Ma vie en est remplie. »
M. Blake le regardait, abasourdi. Et avec raison. Il s’agissait d’un fait historique peu connu et, curieusement, peu reconnu.
— Ce n’est pas tout, dit Gamache en se penchant à son tour. Les Français, sous le commandement de Montcalm, ont perdu la bataille des Plaines d’Abraham. Savez-vous pourquoi ?
— Parce que les Anglais, sous le commandement de Wolfe, ont escaladé les falaises. Aujourd’hui, on parle d’une brillante stratégie.
L’homme âgé baissa la voix pour que les fantômes et la statue en bois au-dessus d’eux ne puissent entendre.
— Entre vous et moi ? À mon avis, Wolfe était sous l’effet de médicaments et n’avait aucune idée de ce qu’il faisait.
Surpris, Gamache rit. Le général Wolfe, le héros anglais de la bataille, avait effectivement été malade au cours des jours précédant l’affrontement.
— Vous ne croyez pas qu’il s’agissait d’une stratégie éblouissante ? demanda-t-il.
— Je crois qu’il était fou et qu’il a simplement eu de la chance.
Après un bref instant, Gamache dit :
— Peut-être. Mais, vous savez, un autre facteur a joué dans la victoire des Anglais.
— Vraiment ? Montcalm était lui aussi drogué ?
— Il a commis des erreurs. Mais prendre des médicaments n’était pas l’une d’elles. Non, je pensais à autre chose. Quand Montcalm a compris d’où venait l’attaque, il a fait deux choses. Il s’est rapidement rendu sur les Plaines pour affronter l’armée britannique et a envoyé un message à Bougainville, son aide de camp, lui disant de le rejoindre immédiatement. Puis il a lancé ses troupes contre les Anglais.
— Trop tôt, si je me rappelle bien. Ne dit-on pas qu’il aurait dû attendre les renforts ?
— Oui. Voilà une de ses erreurs. Il s’est précipité dans la bataille avec un nombre insuffisant de soldats.
Gamache s’interrompit un moment, comme s’il essayait de dominer ses émotions. M. Blake, qui l’observait, se demanda pourquoi cette bataille, perdue il y avait des siècles, perturberait à ce point son compagnon. Mais c’était le cas.
— Et sa décision lui a coûté la vie, dit Blake.
— Il est mort, en effet, mais pas sur le champ de bataille. Le général Wolfe oui, mais pas Montcalm. Il a été touché plusieurs fois et a été emmené au couvent des Ursulines à l’intérieur des murs, pas très loin d’ici, d’ailleurs. Les religieuses ont essayé de le sauver, mais il est mort le lendemain matin et a été enterré avec certains de ses hommes, dans le sous-sol du couvent.
M. Blake réfléchit un moment.
— Et l’aide de camp, Bougainville, où était-il ?
— Bonne question. Où se trouvait-il ? En amont du fleuve, où il attendait les Anglais. Tout le monde croyait que la première vague d’attaques viendrait de là. Mais quand Montcalm, qui avait désespérément besoin de renforts, a envoyé le message à Bougainville, pourquoi celui-ci n’est-il pas venu ?
— Oui, pourquoi ?
— Je ne sais pas. Personne ne le sait. Il est venu, mais sans se presser. Et quand il est arrivé sur les Plaines, il ne s’est pas lancé dans la bataille. Selon l’explication officielle donnée par Bougainville, il avait alors estimé qu’elle était déjà perdue. Il ne voulait pas voir ses troupes décimées pour rien.
— C’est logique.
— En effet, mais est-ce probable ? Son général lui avait ordonné de venir et il voyait le massacre qui avait lieu. N’aurait-il réellement rien fait ? D’après certains historiens, si le colonel Bougainville avait attaqué l’ennemi, il aurait presque certainement remporté la victoire. Les troupes anglaises étaient en déroute, la plupart de leurs officiers morts ou blessés.
— Quelle est votre théorie ? Car vous en avez une, n’est-ce pas ?
M. Blake regarda Gamache avec des yeux perçants.
— Elle ne sera probablement pas très bien accueillie et n’est peut-être pas tout à fait juste, non plus. Il y avait quelqu’un d’autre qui combattait du côté anglais, quelqu’un dont on ne parle pas souvent dans les récits historiques, et pourtant il est le plus célèbre de tous les soldats présents sur le champ de bataille. Célèbre dans le monde entier.
— Qui ?
— James Cook.
— Le capitaine Cook ?
— Celui-là même, qui allait ensuite dessiner les cartes de la majeure partie de l’Amérique du Sud, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de la région du Pacifique. De son vivant, il était le cartographe le plus renommé et il l’est encore aujourd’hui. Mais avant de réaliser tout ça, il a commandé un des navires sur lesquels se trouvaient les soldats qui escaladèrent les falaises et firent passer le Québec une fois pour toutes aux mains des Anglais. Le Québec n’appartiendrait plus jamais à la France.
— Alors, quelle est votre théorie ?
— Dans mon travail, on se méfie des coïncidences. Il s’en produit, mais pas souvent. Et quand il en survient une, on pose des questions.
— Et celle-ci en est toute une, reconnut M. Blake. Deux cartographes, célèbres dans le monde entier, se trouvent dans des camps opposés au cours d’une même bataille dans une lointaine colonie.
— Et l’un d’eux hésite à s’engager dans la bataille, avec des conséquences désastreuses.
— C’était délibéré, selon vous.
Ce n’était pas une question.
— Selon moi, c’est possible qu’ils se soient connus, aient communiqué entre eux. À mon avis, le capitaine Cook — le plus âgé des deux — a pu promettre quelque chose à Bougainville, qui en retour devait lui accorder une faveur.
— Celle de ne pas lancer ses troupes, d’attendre. C’était peu de chose peut-être, mais le prix en a été la perte de la colonie.
— Et la perte de nombreuses vies, dont celle du général Montcalm.
— Et qu’obtiendrait Bougainville en échange ?
— Cook l’a peut-être orienté vers les Antilles. Il a peut-être fermé les yeux et laissé Bougainville explorer des endroits importants et en dessiner les cartes. Je ne sais pas. C’est pourquoi je suis ici, dit Gamache en levant son livre. Mais je dois me tromper, cela n’était probablement qu’une coïncidence.
— Mais de réfléchir à tout ça fait passer le temps. Et, parfois, c’est une bénédiction.
« Avec le temps », pensa Gamache.
— Et vous ? demanda-t-il.
M. Blake lui tendit le livre sur les graminées anciennes d’Écosse.
— Maintenant que je suis si près de la fin de ma vie, on dirait que j’ai beaucoup de temps. Quelle ironie !
Gamache regarda l’ouvrage traitant d’une matière aride et feignit de s’y intéresser. Une heure passée à le lire lui paraîtrait certainement une éternité. Le temps passerait peut-être, mais ce serait du temps pour ainsi dire perdu. Il l’ouvrit et vit qu’il s’agissait d’une première édition. Mais, endommagé par l’eau et portant sur un sujet si obscur, le livre ne valait sans doute rien. Il avait été imprimé en 1845.
Gamache remarqua autre chose, un autre numéro partiellement caché par la pochette de la bibliothèque.
— Savez-vous ce que ça veut dire ?
Il se leva et montra les chiffres à M. Blake, qui haussa les épaules.
— Ils ne sont pas importants. Ce sont ceux-ci qui comptent, répondit-il en indiquant la cote du système de classification décimale Dewey.
— Peut-être, mais j’aimerais les voir, dit Gamache en regardant autour de lui à la recherche de quelqu’un qui pourrait l’aider.
— Nous pourrions faire venir Winnie, suggéra M. Blake.
— Bonne idée.
Blake prit le téléphone et quelques minutes plus tard la bibliothécaire, menue et l’air méfiant, arriva. Après qu’ils lui eurent expliqué pourquoi ils l’avaient fait venir, elle se tourna vers Gamache et dit :
— D’accord. Venez avec moi.
Tous les trois enfilèrent des corridors, tournant à gauche, à droite, montèrent et descendirent des escaliers, et arrivèrent enfin dans le grand bureau à l’arrière, où se trouvaient Porter Wilson et Elizabeth MacWhirter.
— Hello, inspecteur-chef.
Elizabeth s’avança et lui serra la main. Porter fit de même.
Puis, telle une chirurgienne, Winnie se pencha au-dessus du livre et, à l’aide d’un couteau de précision, souleva délicatement la partie supérieure de la pochette qui avait été collée une centaine d’années auparavant.
Des chiffres apparurent, intacts et aussi nets que lorsqu’ils avaient été inscrits dans le livre ennuyeux : 6-5923.
— Que signifient ces chiffres ? demanda Gamache.
Il y eut un silence pendant que les quatre autres les regardèrent chacun leur tour. Ce fut finalement Winnie qui lui répondit.
— À mon avis, il s’agit d’un numéro de l’ancien système de classification. Es-tu d’accord, Elizabeth ?
— Je crois que tu as raison, dit Porter qui, visiblement, n’en avait aucune idée.
— Quel ancien système ? demanda l’inspecteur-chef.
— Un système qui remonte aux années 1800, expliqua Elizabeth. Nous ne l’utilisons plus aujourd’hui, mais à cette époque, au début de l’existence de la Literary and Historical Society, c’est ainsi qu’on classifiait les livres.
— Continuez, dit Gamache.
Elizabeth rit d’un air embarrassé.
— En fait, c’était plutôt rudimentaire comme système. La Literary and Historical Society a été fondée en 1820…
— En 1824, précisa M. Blake. Il y a une charte quelque part ici.
Il se mit à la chercher tandis qu’Elizabeth poursuivait son explication.
— La Société avait lancé un appel à la communauté anglophone et demandé aux gens d’envoyer des objets qu’ils estimaient avoir une valeur historique, dit-elle en riant. Les gens, apparemment, se sont servis de cette invitation comme excuse pour vider greniers, caves et granges. La Société a reçu des lézards empaillés, des robes de bal, des armoires, des lettres, des listes d’épicerie. Finalement, elle a dû se résoudre à restreindre son mandat et à devenir principalement une bibliothèque. Et encore là, elle a été submergée de dons.
Gamache imaginait des montagnes de vieux livres reliés en cuir, de même que des piles et des piles de feuilles détachées.
— À mesure que les livres arrivaient à la bibliothèque, les responsables inscrivaient l’année où ils avaient été reçus, ajouta-t-elle.
Elle prit l’ouvrage sur les graminées d’Écosse et pointa le doigt vers les chiffres.
— Le 6 indique donc l’année, et les chiffres qui suivent constituent le numéro donné au livre. Celui-ci était le cinq mille neuf cent vingt-troisième.
Gamache était plus que stupéfié.
— Alors, le premier chiffre, 6, représente l’année. Mais de quelle décennie ? Et s’agissait-il du cinq millième ouvrage arrivé cette année-là, ou depuis le début ? Je regrette, mais je ne comprends pas.
— C’est un système ridicule, dit Winnie en grimaçant. Épouvantable. De toute évidence, les responsables de la bibliothèque ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
— Ils étaient probablement dépassés par la situation, dit Elizabeth.
— Et un tel système ne pouvait qu’ajouter à la confusion, ajouta Winnie en se tournant vers l’inspecteur-chef. Cela demande beaucoup d’efforts et un peu de chance pour déchiffrer le code. Puisque ce livre a été publié en 1845, on peut présumer qu’on en a fait don en 1846. Ou 56 ou 66, et ainsi de suite.
— Et le nombre 5923, que signifie-t-il ? demanda Gamache.
— Ça, c’est pire encore, reconnut Winnie. Ils ont commencé le numérotage à 1 et ont simplement continué.
— Donc, il s’agirait du cinq mille neuf cent vingt-troisième livre ?
— Ce serait trop facile, inspecteur-chef. Non, vous n’y êtes pas. Quand ils sont arrivés à 10 000, ils ont recommencé à 1, dit-elle en soupirant.
Cette révélation semblait avoir exigé de douloureux efforts à la bibliothécaire.
— Ils ont catalogué tous les livres. Parmi ceux qui ont abouti sur les étagères, certains ont fini par recevoir une cote Dewey, d’autres non, dit Elizabeth. C’était un vrai gâchis, et ce l’est encore.
— Je l’ai trouvée, dit M. Blake, qui tenait une chemise usée. Voici l’énoncé du mandat d’origine. « De découvrir et de soustraire à la main destructive du temps les fastes qui peuvent encore exister de l’histoire des premiers temps du Canada, de préserver, tandis que c’est encore en notre pouvoir, tous les documents qui peuvent se trouver dans la poussière de dépôts qui n’ont pas encore été visités, et être importants à l’histoire en général et à cette Province en particulier », lut-il.
Gamache écouta la vieille voix lire les vieux mots et fut profondément touché par leur simplicité et leur noblesse. Il fut soudain submergé par le désir d’aider ces gens, de les préserver de la main destructive du temps.
— Que pourraient signifier ces numéros ? demanda-t-il en leur montrant ceux trouvés dans le journal de Renaud.
9-8499 et 9-8572.
— Y avait-il aussi une cote Dewey ? demanda Winnie.
Gamache avait l’impression que si elle pouvait sniffer des indices Dewey elle planerait. Il dut cependant la décevoir.
— Non, il n’y avait que ces chiffres. Vous disent-ils quelque chose ?
— Nous pourrions regarder dans le catalogue.
Gamache se tourna et fixa M. Blake.
— Il existe un catalogue ?
— Heu, oui. C’est à ça que servent les numéros : à répertorier les livres dans un catalogue, répondit M. Blake avec un sourire. Il est ici.
Le catalogue se révéla être constitué de huit énormes cahiers, aux inscriptions écrites à la main, classés par décennies. Gamache et les autres en prirent chacun un et commencèrent à chercher.
C’est dans le cahier de l’année 1839 qu’ils trouvèrent la première occurrence. Porter découvrit à la fois 9-8499 et 9-8572.
— La première série de chiffres correspond à un journal, tenu par un certain colonel Ephram Hoskins, qui raconte une expédition dans la Corne de l’Afrique, et 9-8572 est un livre de sermons offert par Kathleen Williams.
Ça ne semblait pas très prometteur.
Gamache ferma un cahier, en prit un autre et fit glisser son doigt sur les longues pages couvertes d’une écriture appliquée.
— J’ai trouvé quelque chose, dit Elizabeth quelques minutes plus tard, 9-8466 à 9-8594. Un don de Mme Claude Marchand de Montréal.
— Aucune autre précision ? demanda Gamache, découragé.
C’étaient les seules entrées correspondant à ce qui aurait pu intéresser Renaud, mais il avait peine à croire qu’une expédition en Afrique dans les années 1830 ou un sermonnaire ait pu retenir l’attention de l’expert sur Champlain. Et encore moins un lot de plus de cent livres donné par une femme de Montréal. Pourtant, c’était la seule piste.
— Ces livres se trouvent-ils toujours dans la bibliothèque ?
— Voyons voir, répondit Winnie.
Elle se rendit avec l’information à leur système « moderne » : un classeur avec des fiches. Après quelques minutes, elle leva la tête.
— Le recueil de sermons est dans la bibliothèque, mais on ne lui a pas encore donné de cote Dewey. Le livre sur la Corne de l’Afrique doit toujours se trouver dans une boîte quelque part.
— Et le lot venant de Montréal ? demanda Gamache.
— Je ne sais pas. Tout ce que nous avons est le numéro du lot. Ça ne nous dit pas ce qui est arrivé aux livres.
— Puis-je avoir le recueil de sermons, s’il vous plaît ?
Winnie le trouva dans la bibliothèque et le lui remit contre une signature. Il était le premier à l’emprunter. Gamache remercia les quatre anglophones et partit. Henri et lui descendirent la rue en pente, en laissant des empreintes côte à côte dans la neige floconneuse.
Une fois à la maison, Gamache ouvrit son portable et lança une recherche. Émile arriva à son tour et servit un simple repas de poulet et de légumes préparé dans une cocotte en terre cuite. Après le souper, Gamache se remit au travail pour essayer de trouver le colonel Ephram Hoskins et Kathleen Williams. Le colonel Hoskins avait succombé à la malaria et était enterré au Congo. Son livre avait connu un certain succès à l’époque, mais était rapidement tombé dans l’oubli.
Il n’y avait aucun lien avec Champlain, Québec ou Renaud.
Kathleen Williams, semblait-il, avait été une généreuse bienfaitrice de la cathédrale anglicane Holy Trinity dans le Vieux-Québec. Son mari avait été un marchand de tissus et d’articles de mercerie prospère et son fils était devenu capitaine de navire. Gamache regarda fixement le peu d’information obtenue en souhaitant ardemment voir quelque chose lui sauter aux yeux, un lien quelconque qui lui aurait échappé.
Toujours assis au bureau, il parcourut le sermonnaire, un recueil de prêches arides de l’époque victorienne. Rien sur Québec, Champlain, ni même Dieu, d’après ce qu’il pouvait constater.
Il chercha ensuite des informations sur Mme Claude Marchand de Montréal. Il lui fallut un peu de temps, même avec l’aide du système informatique de la Sûreté, mais il finit par en trouver.
— Tu montes te coucher ? demanda Émile.
Gamache leva la tête. Il était près de minuit.
— Pas tout de suite. Bientôt.
— Ne te fatigue pas les yeux.
Gamache sourit et d’un geste lui souhaita bonne nuit, puis se replongea dans sa lecture.
Mme Marchand était mariée à Claude Marchand. Lui était mort en 1925, elle en 1937. Alors pourquoi avaient-ils fait don de plus de cent livres en 1899 ? Ceux-ci faisaient-ils partie d’une succession ? L’un de leurs parents était-il décédé ?
Mais pourquoi envoyer les livres à Québec ? Cela avait dû être compliqué. Et pourquoi à cette petite bibliothèque ? Une bibliothèque anglophone alors que, selon toute vraisemblance, les Marchand étaient francophones.
C’était curieux, devait-il admettre.
D’après ses recherches dans des fichiers généalogiques, ni les parents de M. Marchand ni ceux de son épouse n’étaient décédés autour de 1899. Alors, d’où provenaient ces livres ?
L’inspecteur-chef n’avait pas effectué ce genre de recherches depuis longtemps. Il confiait habituellement cette tâche à des agents ou à des inspecteurs, à l’inspecteur Beauvoir, par exemple, qui excellait dans ce travail, car il aimait procéder avec ordre et trouver des faits.
Ces agents lui apportaient ensuite les informations éparses, souvent incohérentes, et il tentait de trouver un sens, un fil conducteur, un rapport quelconque entre elles. Essayait de mettre de l’ordre dans les faits.
L’inspecteur-chef avait presque oublié l’excitation de la chasse aux informations. Mais à mesure qu’il explorait tantôt une piste, tantôt une autre, il s’absorba totalement dans cette tâche, au point d’oublier tout le reste.
Comment ce couple avait-il obtenu les livres ? Pourquoi se donner du mal et engager des dépenses pour les envoyer à Québec ?
Gamache se cala contre le dossier de la chaise, fixa l’écran et réfléchit.
C’était la femme qui avait fait le don, pas le mari, mais celui-ci était en vie à ce moment-là. Qu’est-ce que cela signifiait ? Gamache se frotta la barbe — à laquelle il n’était pas encore habitué — et regarda droit devant lui.
Qu’est-ce que cela signifiait ?
Cela signifiait que la décision de donner les livres revenait à la femme, car ils appartenaient non pas au couple mais à elle. D’après les données d’un recensement, elle était femme de ménage ; le nom de son employeur n’était pas indiqué, mais l’adresse de Mme Marchand, oui.
« Une femme de ménage, se dit Gamache, à la fin des années 1800. À cette époque, il ne devait pas y en avoir beaucoup qui savaient lire, et encore moins qui possédaient une centaine de livres ou plus. »
Il s’avança et tapa des mots sur le clavier, puis d’autres, essayant d’obtenir de l’information remontant à plus de cent ans sur des gens qui n’avaient fort probablement rien fait d’extraordinaire. Il n’y avait aucune raison qu’il y ait des renseignements sur eux.
Il suivit une piste, puis une autre. L’adresse ne lui fut d’aucune utilité. Il n’y avait pas d’annuaires téléphoniques dans ce temps-là, pas de factures d’électricité. Presque aucune trace écrite, sauf, peut-être…
Il tapa de nouveau au clavier. Cette fois, il cherchait des archives de compagnies d’assurances. Il trouva le nom du propriétaire de la maison dont l’adresse correspondait à celle qu’avait indiquée Mme Claude Marchand, femme de ménage, sur le questionnaire de recensement.
Chiniquy. Charles Paschal Télesphore Chiniquy.
Mort en 1899.
Gamache se rejeta en arrière et se fendit d’un large sourire.
Il avait réussi, il avait trouvé le lien.
Mais qu’est-ce que ça voulait dire ?