25
Quelques heures plus tard, la tempête s’abattait sur Québec et, vers les deux heures du matin, la capitale fut fouettée par des vents violents et de la poudrerie. Les autoroutes furent fermées à cause de la visibilité nulle.
Dans la mansarde de la vieille maison en pierre de la rue Saint-Stanislas, Armand Gamache était couché et fixait le plafond aux poutres apparentes. Sur le plancher à côté de lui, Henri ronflait, sans avoir conscience de la neige qui frappait les vitres.
Doucement, Gamache se leva et regarda par la fenêtre. Il ne voyait pas le bâtiment de l’autre côté de la rue étroite et réussissait tout juste à discerner les lampadaires, dont la lumière était presque obscurcie par la neige soufflée.
Il s’habilla rapidement, puis descendit sans faire de bruit. Derrière lui, il entendait le cliquetis des griffes d’Henri sur les marches en bois. Gamache enfila ses bottes, son parka, mit sa tuque, ses mitaines épaisses et enroula une longue écharpe autour de son cou. Se penchant, il flatta son chien et dit :
— Tu n’es pas obligé de venir, tu sais.
Non, Henri ne savait pas. D’ailleurs, ce n’était pas une question de savoir. Si son maître sortait, il sortait aussi.
Dès qu’il mit les pieds dehors, Gamache eut le souffle coupé par le vent. Il se tourna et le sentit qui le poussait.
S’aventurer dehors par ce temps était peut-être une erreur, se dit-il.
Mais il avait besoin de cette tempête, la désirait. Il voulait quelque chose de bruyant, de dramatique, qui représentait un défi. Quelque chose qui l’empêcherait d’avoir des pensées, les ferait disparaître.
Henri et lui avançaient péniblement en marchant dans le centre des rues désertes. Même les chasse-neige ne circulaient pas. C’était inutile d’essayer de déblayer la neige lorsqu’un blizzard soufflait.
Gamache avait l’impression que la ville leur appartenait, comme s’ils avaient dormi pendant que retentissait une alarme ordonnant l’évacuation de la population. Ils étaient tout seuls.
Ils remontèrent la rue Sainte-Ursule, longèrent le couvent où le général Montcalm était mort, puis franchirent la porte Saint-Louis. À l’extérieur de la vieille ville, la tempête semblait plus déchaînée — si cela était possible. Sans murs pour l’arrêter, le vent prenait de la vitesse et plaquait violemment la neige sur tout ce qu’il rencontrait : les arbres, les autos garées, les bâtiments. Y compris sur l’inspecteur-chef.
Mais cela ne dérangeait pas Gamache. Il sentait le grésil heurter son manteau, sa tuque, sa figure. L’entendait également. Le bruit était presque assourdissant.
— J’adore les tempêtes, dit Morin. Toutes les tempêtes. Il n’y a rien comme être assis sur une galerie entourée d’une moustiquaire en été quand un orage éclate. Mais je préfère les grosses tempêtes de neige, à condition de ne pas avoir à conduire. Si tout le monde est en sécurité à la maison, eh bien, amenez-en, des tempêtes !
— Sortez-vous lorsque le blizzard souffle ? demanda Gamache.
— Toujours. Même si je ne vais nulle part. J’adore ça. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que c’est spectaculaire. Ensuite, je rentre et bois un chocolat chaud devant un feu de foyer. Il n’y a rien de tel…
Tête baissée et regardant ses pieds, Gamache avançait avec difficulté dans la neige qui lui arrivait aux genoux. Tout excité, Henri bondissait dans le chemin tracé par son maître.
Ils finirent par arriver au parc. Relevant la tête, l’inspecteur-chef fut aveuglé un instant. Puis, plissant les yeux, il réussit tout juste à distinguer la silhouette d’arbres fantomatiques battus par le vent.
Les plaines d’Abraham.
Se retournant, Gamache vit les empreintes profondes laissées par ses pas se remplir de neige et disparaître presque aussitôt. Il ne s’était pas égaré, pas encore, mais, il le savait, cela pouvait arriver s’il s’aventurait trop loin.
Henri cessa brusquement de sautiller. Puis il se mit à grogner et se glissa derrière les jambes de Gamache.
Quand Henri agissait ainsi, c’était toujours pareil, il n’y avait jamais rien ni personne.
— Allons-nous-en.
Pivotant sur lui-même, il se trouva face à face avec quelqu’un dans un parka foncé, avec un capuchon sur la tête. Une grande personne, elle aussi couverte de neige, immobile, à environ un mètre de lui.
— Inspecteur-chef Gamache, dit la silhouette d’une voix claire, en anglais.
— Yes.
— Je ne m’attendais pas à vous trouver ici.
— Moi non plus, je ne m’attendais pas à vous trouver ici, cria Gamache en s’efforçant de se faire entendre par-dessus le mugissement du vent.
— Me cherchiez-vous ? demanda l’homme.
Gamache ne répondit pas immédiatement.
— Non. Je comptais aller vous voir demain. Pour parler.
— C’est bien ce que je me disais.
— Est-ce pour ça que vous êtes ici maintenant ?
Il y eut un silence. La silhouette sombre ne bougea pas. S’enhardissant, Henri s’avança lentement.
— Henri, lança sèchement Gamache. Viens ici.
Le chien retourna auprès de son maître.
— La tempête me semblait un heureux hasard, dit l’homme. D’une certaine façon, elle me facilite la tâche.
— Nous devons parler, dit Gamache.
— Pourquoi ?
— J’ai besoin de parler. S’il vous plaît.
Ce fut au tour de l’homme de ne pas répondre immédiatement. Puis il indiqua un bâtiment, une tourelle en pierre sur un tertre, qui ressemblait à une minuscule forteresse. Les deux hommes et le chien s’y rendirent en montant péniblement la petite colline. Gamache tourna la poignée et constata avec surprise que la porte n’était pas verrouillée. Une fois à l’intérieur, cependant, il comprit pourquoi.
Il n’y avait rien à voler. C’était une simple construction en pierre, ronde et vide.
Gamache actionna un interrupteur et une ampoule nue s’alluma au plafond. Il observa son compagnon tandis que celui-ci baissait son capuchon.
— Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un dans cette tempête, dit Tom Hancock en se frappant la jambe avec son chapeau couvert de neige. J’adore me promener dans une tempête.
Gamache leva la tête et fixa le jeune pasteur. C’était presque exactement ce que l’agent Morin avait dit.
Voyant qu’il n’y avait pas de sièges, l’inspecteur-chef indiqua le sol, et les deux hommes s’y installèrent aussi confortablement que possible, le dos appuyé contre le mur épais en pierre.
Ils demeurèrent silencieux pendant un moment. Sans fenêtres ni ouvertures par où regarder, ils auraient pu se croire n’importe où, à n’importe quelle époque, peut-être deux cents ans auparavant, et au milieu d’une guerre plutôt que d’une tempête.
— J’ai vu la vidéo, dit Tom Hancock.
Ses joues étaient rouge vif ; son visage, mouillé par la neige fondante. C’était le même homme, sauf qu’il paraissait un peu moins jeune et moins énergique.
— Moi aussi.
— C’était terrible. Je suis désolé.
— Merci. Ce n’est pas tout à fait fidèle à la réalité, vous savez. Je…
Gamache ne put continuer.
— Vous… ?
— Le montage me fait paraître comme un héros, mais je n’ai rien fait d’héroïque. C’est ma faute si les agents sont morts.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— J’ai commis des erreurs. Je n’ai pas compris l’ampleur de ce qui se tramait avant qu’il soit presque trop tard. Et même là, j’ai fait des erreurs.
— Que voulez-vous dire ?
Gamache regarda le jeune homme, le pasteur qui aimait tant les âmes blessées. « Voilà quelqu’un qui sait écouter, se dit Gamache. C’est une qualité rare, précieuse. »
Il inspira profondément. L’air sentait le renfermé, comme s’il n’était pas destiné à être respiré, à maintenir la vie.
Puis l’inspecteur-chef raconta tout à ce jeune pasteur. Lui parla du kidnapping, du plan longuement et patiemment élaboré. De l’orgueil démesuré des enquêteurs, qui leur avait fait croire que la technologie leur permettrait de détecter toute menace.
Ils avaient eu tort.
Leurs adversaires étaient intelligents. Ils avaient su s’adapter.
— Les responsables de la sécurité donnent le nom d’« approche asymétrique » au mode d’action des terroristes, ai-je appris depuis.
Gamache sourit et ajouta :
— L’expression fait penser à la géométrie. À la logique. Et d’une certaine façon, je suppose, leur plan était logique. Trop, en fait, et certainement trop simple pour des gens comme nous. Les comploteurs voulaient détruire le barrage La Grande. De quelle façon ? Pas en lançant une bombe nucléaire, pas à l’aide de dispositifs savamment cachés. Pas non plus en infiltrant les services de sécurité ni en se servant d’équipement de télécommunication ou d’autres appareils qui laissent un signal pouvant être décelé. Non. Ils ont adopté une autre approche et préparé leur plan là où nous n’aurions jamais pensé regarder.
— Où ?
— Dans le passé. Sachant qu’ils ne pourraient jamais rivaliser avec nous sur le plan de la technologie moderne, ils ont donc imaginé un moyen simple, si simple que nous n’avons rien vu. Ils ont compté sur notre orgueil, notre conviction que la technologie de pointe nous protégerait.
Les deux hommes parlaient à voix basse, comme des conspirateurs, ou des raconteurs. Ils devaient ressembler à ces personnes qui, des millénaires auparavant, s’assoyaient autour d’un feu pour conter des histoires.
— Quel était leur plan ?
— Utiliser deux camions bourrés d’explosifs. Et deux jeunes hommes prêts à les conduire. Des Cris.
Tom Hancock, qui était penché vers le raconteur, se recula lentement et sentit le mur froid contre son dos. Un mur construit avant que les Cris se rendent compte de la calamité qui allait s’abattre sur eux, et à laquelle ils contribueraient en faisant découvrir les voies navigables aux Européens. En les aidant à obtenir des fourrures.
Les Cris avaient compris trop tard leur terrible erreur.
Et aujourd’hui, des centaines d’années plus tard, deux de leurs descendants avaient accepté de conduire d’énormes camions remplis d’explosifs le long d’une route parfaitement bitumée, à travers une forêt qui leur avait déjà appartenu, en direction d’un barrage d’une hauteur de trente étages.
Ils le détruiraient, et mourraient par la même occasion. Ils feraient disparaître leurs familles, leurs villages. Les forêts, les animaux. Les dieux. Tout. Ils libéreraient un torrent qui emporterait tout sur son passage.
Dans l’espoir qu’on entende enfin leurs appels à l’aide.
— Du moins, c’est ce qu’on leur avait dit.
Soudain fatigué, l’inspecteur-chef aurait voulu pouvoir dormir.
— Qu’est-il arrivé ? chuchota Tom Hancock.
— Le directeur général Francœur est arrivé à temps et les a empêchés d’exécuter le plan.
— Ont-ils été… ?
— Tués ? Oui. Par balle, tous les deux. Mais le barrage n’a pas été détruit.
Tom Hancock était presque désolé de l’entendre.
— Vous avez dit qu’on s’était servi de ces jeunes. L’idée ne venait pas d’eux ?
— Non. Ce n’était pas plus leur idée que celle des camions. Les gens derrière ce plan ont utilisé des choses et des personnes prêtes à exploser : les bombes créées par eux et les Cris créés par nous.
— Mais qui étaient ces gens ? Si les deux jeunes ont été manipulés par les terroristes, qui étaient ces derniers ? Qui était derrière tout ça ?
— Nous ne sommes pas certains. La plupart des terroristes sont morts dans le raid mené contre l’usine. L’un d’eux a survécu et subit des interrogatoires, mais je n’ai pas de nouvelles.
— Mais vous avez des soupçons. Étaient-ils des autochtones ?
Gamache secoua la tête.
— Non. Ils étaient de race blanche. Des anglophones. Très bien entraînés. Peut-être des mercenaires. Ils visaient le barrage, mais la vraie cible, semble-t-il, était la côte Est des États-Unis.
— Pas le Canada ? Pas le Québec ?
— Non. En faisant exploser La Grande, ils auraient privé d’électricité tout le territoire situé entre Boston, New York et Washington. Et pas seulement pour une heure, mais des mois. L’explosion aurait détruit tout le réseau électrique.
— Et l’hiver arrivait.
Les deux hommes se turent et imaginèrent New York, des millions d’habitants effrayés, en colère, gelant dans l’obscurité.
— Des terroristes d’ici ? demanda Hancock.
— Nous le pensons.
— Vous ne pouviez pas voir ça venir, finit par dire Hancock. Vous parlez d’orgueil, inspecteur-chef. Peut-être devriez-vous vous regarder.
Il avait prononcé cette phrase d’un ton léger, mais les mots n’en étaient pas moins incisifs.
Gamache garda le silence un moment, puis émit un petit rire.
— Vous avez bien raison. Mais vous m’avez mal compris, monsieur Hancock. Ce n’est pas la menace que j’aurais dû voir. Une fois que l’opération a été mise en branle, cependant, j’aurais dû me rendre compte bien plus vite que le kidnapping n’était pas un enlèvement ordinaire. J’aurais dû savoir que le fermier n’était pas un plouc. Et…
— Oui ?
— J’étais dépassé par la situation. Nous l’étions tous. Le temps nous manquait et il était évident qu’un grand coup se préparait. Quand l’agente Nichol a isolé les mots « La Grande », j’ai su que c’était ça, la cible. Le barrage est situé en territoire cri, alors j’ai envoyé une agente poser des questions là-bas.
— Seulement une personne ? N’auriez-vous pas dû envoyer tous vos agents ?
Hancock s’interrompit alors, puis ajouta en souriant :
— Si vous voulez d’autres conseils sur la stratégie, n’hésitez pas à me le demander. Au séminaire, on nous enseigne à être de bons tacticiens, vous savez.
Il entendit un petit rire, suivi d’une profonde inspiration.
— Les Cris ne portent pas la Sûreté dans leur cœur. Avec raison, dit Gamache. J’ai pensé qu’une agente intelligente suffisait. Nous connaissons quelques personnes là-bas, parmi les anciens. L’agente Lacoste est allée les voir en premier.
Après quelques heures, les rapports de l’agente avaient commencé à arriver. Lacoste se déplaçait d’un petit village à un autre, toujours accompagnée de la même femme âgée que l’inspecteur-chef avait rencontrée des années auparavant, assise sur un banc devant le Château Frontenac. Tout le monde la prenant pour une mendiante, personne d’autre n’avait prêté attention à elle.
Il l’avait aidée à ce moment-là. C’était maintenant à son tour de l’aider.
Les rapports de l’agente Lacoste commencèrent à dessiner un tableau. Celui d’une génération d’autochtones vivant dans des réserves et dépourvus d’espoir. Soûls, drogués, perdus. Ils n’avaient rien à attendre de la vie, n’avaient pas d’avenir, n’avaient rien à perdre. On leur avait tout enlevé. Ça, Gamache le savait déjà. Quiconque avait le courage de regarder pouvait le voir.
Mais Gamache ignorait quelque chose. Dans ses rapports, l’agente Lacoste parlait d’étrangers venus dans les villages. Des enseignants. Blancs. Anglophones. Qui s’étaient intégrés aux communautés des années auparavant. La plupart de ces personnes avaient de bonnes intentions, mais quelques-unes avaient autre chose en tête que d’apprendre aux jeunes à mémoriser l’alphabet ou les tables de multiplication. Leur programme d’enseignement s’étalait sur de nombreuses années. Le plan avait été mis en place quand les jeunes hommes étaient encore seulement des garçons, des enfants impressionnables, apeurés, sans but. En quête d’approbation, d’acceptation, de gentillesse, de modèles à suivre. Et les enseignants leur avaient donné tout ça. Il leur avait fallu des années pour gagner la confiance de ces jeunes. Pendant ce temps, ils leur avaient montré à lire et à écrire, à additionner et à soustraire. À haïr, aussi. Ils leur avaient également appris qu’ils pouvaient être autre chose que des victimes, qu’ils pourraient de nouveau être des guerriers.
De nombreux jeunes Cris avaient trouvé l’idée attrayante, mais l’avaient finalement rejetée, pressentant que ces enseignants étaient simplement d’autres Blancs voyant à leurs propres intérêts. Deux d’entre eux, cependant, s’étaient laissé séduire par leurs propos. Deux jeunes qui, de toute façon, avaient décidé d’en finir avec la vie.
Ils s’en iraient donc dans un coup d’éclat. Convaincus qu’ils attireraient, enfin, l’attention du monde entier.
À 11 h 18.
Le barrage La Grande serait détruit. Deux jeunes Cris mourraient. Et, à des kilomètres et des kilomètres de là, un jeune agent de la Sûreté serait exécuté.
Armé des rapports de l’agente Lacoste, Gamache avait présenté les preuves au directeur général Francœur, qui, encore une fois, avait refusé de le croire. Mais au lieu d’essayer de le raisonner, Gamache avait laissé éclater sa colère et affiché son mépris pour cet homme arrogant et dangereux.
Ç’avait été une erreur. Elle lui avait coûté du temps. Et peut-être plus.
— Qu’est-il arrivé ?
Armand Gamache tourna la tête, presque surpris de constater qu’il n’était pas seul avec ses pensées.
— Il fallait prendre une décision. Et nous savions tous laquelle ce serait. Si les informations recueillies par l’agente Lacoste étaient vraies, nous devions abandonner l’agent Morin et concentrer nos efforts pour empêcher l’attentat à la bombe. Si nous essayions de délivrer Morin, les terroristes le sauraient et mettraient peut-être leur plan à exécution plus vite. Personne ne voulait courir ce risque.
— Pas même vous ?
Gamache resta immobile durant un long moment. Il n’entendait aucun son, ni à l’extérieur ni à l’intérieur. Combien de personnes s’étaient cachées ici pour échapper à un monde violent ? Un monde qui n’était pas aussi gentil, aussi bon, aussi accueillant qu’elles le souhaitaient. Combien de personnes apeurées s’étaient serrées les unes contre les autres, réfugiées là où le pasteur et lui étaient assis ? En se demandant quand elles pourraient sortir sans danger. Et aller dans le monde.
— Que Dieu me pardonne, pas même moi.
— Vous étiez prêt à le laisser mourir ?
— S’il le fallait.
Gamache fixa Hancock, mais pas avec un air de défi. Dans son regard se lisait seulement une sorte d’étonnement que de telles décisions devaient être prises. Par lui. Chaque jour.
— Mais pas avant d’avoir tout essayé pour ne pas en arriver là, ajouta-t-il.
— Vous avez finalement réussi à convaincre le directeur général ?
Gamache hocha la tête.
— Un peu moins de deux heures avant la fin du compte à rebours.
— Mon Dieu ! s’exclama Hancock dans un souffle. Si peu de temps avant. C’est vraiment très peu.
Gamache garda le silence durant un moment, puis dit :
— Nous savions alors que l’agent Morin était retenu prisonnier dans une usine abandonnée. L’agente Nichol et l’inspecteur Beauvoir l’avaient trouvé en écoutant les sons ambiants et en établissant des recoupements entre les horaires de trains et d’avions. Ils ont effectué un travail d’enquête magistral. Le bâtiment dans lequel on retenait Morin était situé à des centaines de kilomètres du barrage. Les terroristes se tenaient loin du danger. Dans une ville appelée Magog.
— Magog ?
— Oui. Pourquoi ?
Le pasteur paraissait perplexe, mais également un peu déconcerté.
— Gog et Magog ?
Gamache sourit. Il n’avait pas pensé à cette référence biblique.
— « Tu formeras de mauvais desseins », cita le pasteur.
Encore une fois, Gamache vit Paul Morin au fond de la pièce, ligoté à la chaise, les yeux braqués sur le mur devant lui, sur une pendule.
Plus que cinq secondes.
— Vous m’avez trouvé, dit Morin.
Gamache se précipita vers le jeune agent, qui redressa le dos.
Trois secondes. Tout semblait tourner au ralenti. Gamache voyait tout très nettement. Voyait la pendule, entendait le tic-tac de l’aiguille des secondes qui avançait vers l’heure zéro. Voyait la chaise en métal et la corde avec laquelle les terroristes avaient ligoté Paul Morin.
Mais il n’y avait pas de bombe. Pas de bombe.
Puis, Beauvoir et son équipe étaient arrivés. Des coups de feu avaient retenti tout autour d’eux. Le chef avait bondi vers le jeune Morin qui se tenait si droit.
Une seconde.
Gamache se ressaisit.
— J’ai commis une dernière erreur. J’ai tourné à gauche alors qu’il fallait aller à droite. Paul Morin venait de parler de la chaleur du soleil sur son visage, mais au lieu de me diriger vers la porte où filtrait de la lumière, j’ai été vers celle qui était sombre.
Hancock demeura silencieux. Il avait vu la vidéo. Il regarda l’homme barbu à l’air grave assis à côté de lui sur le sol froid, la tête de son chien aux oreilles surdimensionnées reposant sur sa cuisse.
— Ce n’est pas votre faute.
— Bien sûr que c’est ma faute, répondit Gamache d’un ton où perçait la colère.
— Pourquoi insistez-vous sur votre culpabilité ? Voulez-vous passer pour un martyr ? Est-ce pour cette raison que vous êtes sorti dans la tempête ? Parce que vous vous complaisez dans la souffrance ? Ce doit être le cas, puisque vous vous accrochez à elle.
— Faites attention.
— À quoi ? À ne pas blesser les sentiments du grand inspecteur-chef ? Si votre héroïsme ne vous place pas au-dessus de nous, simples mortels, alors votre souffrance, elle, oui ? C’est ça ? Oui, c’était tragique. Oui, c’était terrible, mais ce qui s’est produit leur est arrivé à eux, pas à vous. Vous êtes en vie. Voilà la vérité. Les faits ne changeront pas. Vous devez lâcher prise. Des policiers sont morts. C’est affreux, mais ça s’est produit.
Hancock avait haussé le ton. Henri leva la tête, fixa le jeune pasteur et grogna légèrement. Gamache posa une main sur la tête de son chien et celui-ci se calma.
— Est-il doux et beau de mourir pour sa patrie ? demanda l’inspecteur-chef.
— Parfois.
— Et pas seulement de mourir, mais de tuer, également ?
— Qu’insinuez-vous ?
— Vous feriez pratiquement n’importe quoi pour aider vos paroissiens, n’est-ce pas ? Les voir souffrir vous fait mal. Vous éprouvez presque une douleur physique. Je l’ai remarqué. Oui, je suis sorti dans la tempête dans l’espoir d’apaiser ma conscience, mais n’est-ce pas pour cette même raison que vous vous êtes inscrit à la course de canots ? Pour ne pas penser à vos faiblesses ? La souffrance des anglophones vous était insupportable. Leur mort aussi. Celle d’hommes et de femmes comme celle de la communauté. C’était votre tâche de les réconforter, mais vous ne saviez pas comment. Vous ne saviez pas si des paroles suffiraient. Alors, vous avez décidé d’agir.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez. Augustin Renaud s’était aliéné beaucoup de gens dans cette ville, mais seulement six personnes pouvaient l’avoir assassiné : les membres du conseil de la Literary and Historical Society. Pas mal de bénévoles possèdent une clé de l’édifice, bon nombre d’entre eux connaissaient le calendrier des travaux, savaient quel jour on allait couler le béton et auraient pu mener Renaud jusqu’au second sous-sol. Mais uniquement les six administrateurs savaient qu’il était venu à la bibliothèque et avait demandé à leur parler. Et savaient pourquoi.
Sous la lumière crue de l’unique ampoule nue, le révérend Hancock regardait fixement l’inspecteur-chef.
— Vous avez tué Augustin Renaud, dit Gamache.
Ce fut le silence total. Le monde extérieur n’existait pas. Il n’y avait ni tempête, ni champ de bataille, ni murs, ni ville fortifiée. Rien.
Seule existait la forteresse silencieuse.
— C’est vrai.
— Vous ne le niez pas ?
— De toute évidence, ou vous le saviez déjà, ou vous alliez le découvrir bientôt. Quand vous nous avez montré la bible et les journaux, j’ai su que c’était fini. C’est moi qui les avais cachés parmi les autres livres. Je ne pouvais pas les détruire ni prendre le risque qu’on les trouve chez moi. La bibliothèque me semblait l’endroit idéal. Après tout, pendant une centaine d’années, personne de la Literary and Historical Society ne les avait trouvés.
Il examina attentivement Gamache.
— L’avez-vous toujours su ?
— J’avais des soupçons. L’assassin ne pouvait être que l’une de deux personnes : vous ou Ken Haslam. Les autres membres du conseil étaient restés jusqu’à la fin de la réunion, mais vous deux étiez partis à la séance d’entraînement.
— J’ai quitté les lieux avant Ken, j’ai trouvé Renaud et lui ai dit que je le ferais entrer ce soir-là. Je lui ai demandé d’apporter ses preuves. Si elles réussissaient à me convaincre, je le laisserais creuser.
— Et, bien sûr, il est venu.
Hancock hocha la tête.
— Ç’a été simple. Il a commencé à creuser pendant que je parcourais les journaux de Chiniquy et la bible. L’information qu’ils contenaient était accablante.
— Ou éclairante, selon le point de vue. Que s’est-il passé ?
— Il a creusé un trou, puis m’a tendu la pelle. Je l’ai levée et lui ai asséné un coup.
— Aussi simple que ça ?
— Non, ce n’était pas aussi simple que ça, répliqua sèchement Hancock. C’était affreux, mais il fallait le faire.
— Pourquoi ?
— Vous ne devinez pas ?
Gamache réfléchit un moment, puis dit :
— Parce que vous en étiez capable.
Hancock sourit faiblement.
— On peut dire ça. Personne d’autre ne pouvait le faire, c’est plutôt comme ça que je vois les choses. Elizabeth n’aurait jamais pu. M. Blake ? Peut-être, lorsqu’il était plus jeune, mais pas maintenant. Porter Wilson n’arriverait même pas à se donner un coup sur la tête. Et Ken ? Il a renoncé à s’exprimer il y a de nombreuses années. Non, seul moi en étais capable.
— Mais pourquoi Renaud devait-il mourir ?
— Parce que la découverte de Champlain dans notre cave aurait tué la communauté anglophone. Ç’aurait été le coup de grâce.
— La plupart des Québécois ne vous auraient pas tenus pour responsables.
— C’est ce que vous croyez ? Ça ne prend pas grand-chose pour susciter des sentiments antianglophones, même chez les personnes les plus raisonnables. On nous soupçonne toujours d’être des fauteurs de trouble.
— Je ne suis pas d’accord. Mais ce que je pense n’a pas d’importance, n’est-ce pas ? C’est ce que vous croyez qui compte.
— Quelqu’un devait protéger la communauté anglophone.
— Vous. C’était votre travail.
C’était une affirmation, pas une question. Dès leur première rencontre, Gamache avait compris que le pasteur s’était donné cette mission. Ce n’était pas du fanatisme, mais il avait la ferme conviction d’être le berger et que les anglophones constituaient son troupeau. Et si les francophones croyaient secrètement que les anglophones manigançaient de mauvais coups, ces derniers avaient la certitude que les francophones voulaient leur peau. De bien des façons, les deux communautés formaient une parfaite petite société cloisonnée.
Et le travail du révérend Tom Hancock consistait à protéger les siens, une responsabilité que Gamache pouvait comprendre.
Mais de là à tuer ?
Il se vit s’avançant, l’arme braquée sur l’homme. Et tirant.
Il avait tué pour protéger les siens. Et il le referait, au besoin.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Hancock en se mettant debout.
— Ça dépend de ce que vous allez faire.
Péniblement, Gamache se leva et réveilla Henri par la même occasion.
— Vous savez, je crois, pourquoi je suis venu sur les plaines d’Abraham ce soir, dit Hancock.
En effet, Gamache le savait. Il l’avait su dès le moment où il avait compris que c’était Tom Hancock dans le parka.
— La boucle serait bouclée, en quelque sorte. Deux cent cinquante ans plus tard, un Anglais redescendrait la falaise.
— Vous savez que je ne vous laisserai pas faire ça.
— Je sais que vous n’avez aucune chance de m’en empêcher.
— C’est probablement vrai, et, je dois l’admettre, celui-ci ne me sera d’aucune aide, dit Gamache en indiquant Henri. À moins que la vue d’un chien qui gémit vous effraie suffisamment pour vous pousser à vous rendre.
Hancock sourit.
— Il me reste ce dernier amas de glaces flottantes à franchir. Je n’ai plus le choix. C’est le sort qui m’est échu.
— Non, ce ne l’est pas. Pourquoi pensez-vous que je suis ici ?
— Parce que vous êtes si profondément plongé dans votre propre chagrin que vous n’arrivez pas à réfléchir clairement. Parce que vous ne pouvez pas dormir et que vous êtes venu pour fuir, pour échapper à vous-même.
— Eh bien, peut-être, en effet, répondit Gamache en souriant. Mais quelle était la probabilité que nous nous rencontrions en pleine tempête ? Si j’étais arrivé dix minutes plus tôt ou plus tard, si nous avions marché à une distance de quelques mètres l’un de l’autre, nous nous serions manqués. Nous nous serions croisés sans nous voir, aveuglés par la poudrerie.
— Que voulez-vous dire ?
— Les chances que nous nous rencontrions étaient quasi inexistantes.
— Cela a-t-il de l’importance ? C’est arrivé. Nous nous sommes rencontrés.
— Vous avez visionné la vidéo, dit Gamache en baissant la voix. Vous avez vu ce qui s’est produit. Comment j’ai été à deux doigts de…
— Mourir ? Oui.
— C’est peut-être la raison pour laquelle je ne suis pas mort. Je devais vous rencontrer.
Hancock regarda Gamache.
— Êtes-vous en train de dire que vous avez échappé à la mort pour m’empêcher de sauter de la falaise ?
— Peut-être. Je sais combien la vie est précieuse. Vous n’aviez pas le droit de tuer Renaud, et vous n’avez pas le droit de vous enlever la vie. Pas à cause de ça. Trop de gens sont morts. Il faut que ça cesse.
Gamache observa le jeune pasteur à côté de lui. Un homme attiré par les digues et les falaises escarpées, et par les anglophones du Québec, debout sur la glace à quelques mètres du rivage, là où elle était la plus mince.
— Vous avez tort, poursuivit Gamache après un moment. Les anglophones du Québec ne sont ni faibles ni frêles. Elizabeth MacWhirter, Winnie, Ken, M. Blake et, oui, même Porter n’auraient pas pu tuer Augustin Renaud, pas parce qu’ils sont des êtres faibles, mais parce qu’ils savaient qu’il n’y avait aucune raison de le faire. Renaud ne représentait pas une menace. Pas vraiment. Les autres membres du conseil se sont adaptés à la nouvelle réalité, au nouveau monde. Seul vous n’y arrivez pas. Il y aura encore des anglophones ici pendant des siècles, comme il est normal qu’il y en ait. C’est leur patrie. Vous auriez dû avoir plus confiance.
Hancock s’avança vers Gamache.
— Je pourrais passer à côté de vous et m’en aller.
— Probablement. J’essaierais de vous en empêcher, quoique je pense que vous réussiriez à passer. Mais je vous suivrais, comme vous le savez. Il le faudrait. Que se produirait-il alors ? Un jeune anglophone et un francophone dans la cinquantaine, égarés, erreraient dans une tempête sur les plaines d’Abraham, l’un à la recherche d’une falaise, l’autre à la recherche du jeune homme. Je me demande quand on nous trouverait. Au printemps, croyez-vous ? Gelés ? Deux cadavres de plus, pas enterrés ? Est-ce ainsi que ça se terminerait ?
Les deux hommes se dévisagèrent. Après un moment, Tom Hancock soupira.
— Connaissant ma chance, c’est vous qui tomberiez de la falaise.
— Ce serait dommage.
Hancock sourit d’un air las.
— J’abandonne, je n’ai plus la force de me battre.
— Thank you, dit Gamache.
À la porte, Hancock se tourna vers l’inspecteur-chef, qui tendait une main tremblotante pour l’ouvrir.
— Je n’aurais pas dû vous accuser d’exploiter votre douleur. C’était mal.
— Vous n’aviez peut-être pas tout à fait tort, dit Gamache en souriant. Je dois lâcher prise. Je dois laisser partir mes agents.
— Avec le temps…, dit Hancock.
— Avec le temps, oui.
— Vous avez mentionné la vidéo il y a quelques instants, dit le pasteur en se rappelant une question qu’il voulait poser. Savez-vous comment elle s’est retrouvée sur Internet ?
— Non.
Hancock le regarda attentivement.
— Mais vous soupçonnez quelqu’un.
Gamache se souvint de la rage sur le visage du directeur général Francœur lorsqu’il lui avait tenu tête. Leur mésentente remontait à bien des années. C’était une vieille bataille. Francœur connaissait suffisamment Gamache pour savoir que ce n’était pas de se faire critiquer sur la façon dont il avait mené le raid qui le blesserait le plus, mais le contraire. De recevoir des éloges, non mérités, alors que son personnel souffrait.
Des balles n’avaient pas réussi à arrêter l’inspecteur-chef. Cela, peut-être, y parviendrait.
Mais Gamache voyait maintenant un autre visage. Plus jeune. D’une personne impatiente de se joindre à son équipe. Et exclue encore une fois. Renvoyée au sous-sol. Où elle surveillait tout, entendait tout, voyait tout. Enregistrait tout.
Et n’oubliait rien.