12

Après être passé à la prison pour voir Olivier et chez l’antiquaire, à Montréal, Jean-Guy Beauvoir arriva à Three Pines au milieu de l’après-midi. Il s’était arrêté au Tim Hortons à la sortie 55 pour avaler un sandwich, un beigne glacé au chocolat et un café deux crèmes, deux sucres.

Maintenant, il était fatigué.

Il n’avait jamais été aussi actif depuis les événements et il savait qu’il devait se reposer. Au gîte, il prit un long bain relaxant et réfléchit à ce qu’il allait faire.

Olivier avait lâché toute une bombe. Il prétendait maintenant que l’Ermite ne se prénommait pas Jakob et n’était même pas tchèque. Il avait seulement dit ça pour éloigner les soupçons de lui et diriger l’attention des enquêteurs vers les Parra et les autres familles tchèques de la région.

Non seulement ce n’était pas très aimable de sa part, mais sa tactique n’avait pas donné les résultats escomptés. Ils étaient arrivés à la conclusion qu’Olivier était le meurtrier et la cour avait reconnu sa culpabilité.

OK. Alors… Beauvoir s’enfonça plus profondément dans la baignoire. Tandis qu’il se savonnait, il remarqua à peine la cicatrice qui lui zébrait le ventre. En revanche, il remarqua que ses muscles manquaient de tonus. Il n’était pas gras, mais l’inactivité lui avait fait perdre la forme. Toutefois, ses forces revenaient peu à peu, quoique plus lentement qu’il aurait cru.

Il chassa de telles pensées et se concentra sur la tâche que le chef lui avait confiée, c’est-à-dire reprendre discrètement l’enquête sur Olivier.

« Que nous révèle l’information obtenue aujourd’hui ? » se demanda-t-il.

Mais rien ne lui vint à l’esprit, sauf le grand lit invitant qu’il voyait par la porte de la salle de bains et les draps blancs immaculés, la couette en duvet, les oreillers moelleux.

Dix minutes plus tard, la baignoire avait été vidée, la pancarte « Ne pas déranger » accrochée à l’extérieur de la porte et Jean-Guy Beauvoir était profondément endormi, blotti sous les couvertures, bien au chaud et en sécurité.

Il faisait noir quand il se réveilla. Reposé, il se tourna vers le réveil sur la table de chevet, qui indiquait 5 :30. Il se redressa. Cinq heures trente ? Du matin ou du soir ?

Avait-il dormi deux heures ou quatorze heures ? Il se sentait frais et dispos, mais ça ne voulait rien dire. Ce pouvait être l’une ou l’autre des possibilités.

Il alluma, s’habilla et sortit sur le palier. Le silence régnait dans le gîte. Quelques lampes étaient allumées, mais c’était souvent le cas. Un peu désorienté et décontenancé, il descendit l’escalier et, regardant par la fenêtre en saillie, eut sa réponse.

Des lumières brillaient dans les maisons autour du parc et celles du bistro étaient vives et gaies. Heureux de savoir que c’était l’heure du souper et non du petit-déjeuner, Jean-Guy enfila son manteau et ses bottes et traversa le parc. La neige craquait sous ses pas. Au bistro, il fut accueilli par Gabri qui, étrangement, était en pyjama.

Il n’était pas plus avancé quant à la question de l’heure. Mais il préférait mourir plutôt que demander si on était le matin ou le soir.

— Content de vous voir. Il paraît que vous avez passé la nuit dans les bois avec le saint. Était-ce aussi amusant que ces mots le laissent entendre ? Vous ne ressemblez pas à un converti.

Beauvoir regarda l’homme imposant vêtu d’un pyjama et chaussé de pantoufles et décida de ne pas lui dire à quoi il ressemblait.

Comme Beauvoir ne répondait pas, Gabri demanda :

— Que puis-je vous apporter, patron ?

Que voulait-il, des œufs brouillés ou une bière ?

— Une bière ferait bien mon affaire. Merci.

Prenant la bière artisanale, il s’installa dans une bergère confortable près de la fenêtre. Sur la table à côté se trouvait un journal. Il le prit et commença à lire un article sur le meurtre, à Québec, d’Augustin Renaud. L’archéologue fou.

— Puis-je me joindre à vous ?

Devant lui se tenait Clara Morrow, en pyjama sous son peignoir et — il jeta un coup d’œil sur ses pieds — en pantoufles. Était-ce une nouvelle — et cauchemardesque — mode ? Combien de temps avait-il dormi ? Pour les Anglos, Beauvoir le savait, la flanelle agissait comme un aphrodisiaque, mais elle ne présentait aucun intérêt pour lui. Il n’avait jamais porté de vêtements fabriqués dans ce tissu et n’avait pas l’intention de commencer.

Regardant autour de lui, il remarqua qu’une personne sur trois ou quatre était vêtue d’une robe de chambre. Three Pines, avait-il toujours soupçonné, n’était pas vraiment un village, mais la clinique de soins ambulatoires d’un asile d’aliénés. Il en avait maintenant la preuve.

— Vous venez prendre vos médicaments ? demanda-t-il tandis que Clara s’assoyait.

Elle rit et leva sa bière.

— Toujours, répondit-elle.

Indiquant d’un mouvement de la tête celle de Beauvoir, une bouteille de Maudite, elle ajouta :

— Vous aussi ?

Beauvoir se pencha vers elle et en chuchotant lui demanda :

— Quelle heure est-il ?

— Six heures.

Comme il la fixait toujours, elle précisa :

— Du soir.

— Alors pourquoi… ?

D’un geste, il indiqua son accoutrement.

— Après l’arrestation d’Olivier, Gabri a eu besoin de temps pour se remettre, alors certains d’entre nous ont essayé de l’aider. Il ne voulait pas ouvrir le bistro le dimanche, mais Myrna et moi l’avons convaincu de le faire. Il a finalement accepté, à une condition.

— Que les gens viennent en pyjama ?

— Vous êtes très intelligent, répondit-elle en souriant. Il ne voulait pas avoir à s’habiller. Bientôt, la plupart des villageois l’ont imité et se présentaient en pyjama. C’est très relaxant. Je porte cette tenue toute la journée.

Beauvoir voulut lui lancer un regard désapprobateur, mais, dut-il reconnaître, elle paraissait effectivement à son aise dans ses vêtements. Pour compléter le look, elle arborait une tignasse du matin, bien que ce ne fût pas nouveau. Ses cheveux étaient toujours en désordre, se dressaient souvent dans tous les sens, probablement après qu’elle y avait passé la main. Cela expliquait aussi les miettes et les taches de peinture.

Jean-Guy s’efforça de trouver quelque chose de gentil à dire, pour faire croire à Clara qu’il était là parce qu’il aimait leur compagnie.

— Votre exposition a-t-elle lieu bientôt ?

— Dans quelques mois.

Elle but une grande gorgée de bière, puis ajouta :

— Quand je ne répète pas mon entrevue pour le New York Times et Oprah, j’essaie de ne pas y penser.

— Oprah ?

— Oui. L’émission me sera consacrée et on rendra hommage à mon immense talent. Tous les grands critiques d’art seront présents, et pleureront, bien sûr, bouleversés par ma grande vision artistique, par la puissance de mes images. Oprah achètera quelques tableaux pour cent millions chacun. Parfois, c’est cinquante millions, parfois cent cinquante millions.

— Donc, elle bénéficie d’un prix d’ami aujourd’hui.

— Je me sens généreuse.

Beauvoir rit, et en fut surpris. Il n’avait jamais eu de véritable conversation avec Clara. Ni avec aucun des habitants de Three Pines. Le chef, oui. Il avait réussi à se lier d’amitié avec la plupart de ces gens, mais Beauvoir n’avait jamais pu franchir cette barrière, n’arrivait pas à voir les gens à la fois comme des suspects et des êtres humains. N’avait jamais voulu le faire. Il trouvait l’idée repoussante.

Il regarda Clara prendre une poignée de noix et boire une gorgée de bière.

— Puis-je vous poser une question ?

— Bien sûr.

— Croyez-vous qu’Olivier a tué l’Ermite ?

La main de Clara, qui s’avançait pour prendre d’autres noix, s’immobilisa. Beauvoir avait baissé la voix pour s’assurer de ne pas être entendu des autres. Clara baissa sa main et réfléchit pendant une bonne minute avant de répondre.

— Je ne sais pas. J’aimerais pouvoir affirmer avec certitude qu’il ne l’a pas tué, mais les preuves sont accablantes. Et si ce n’est pas lui, alors c’est quelqu’un d’autre.

Elle balaya tranquillement la pièce des yeux et Beauvoir suivit son regard.

Old Mundin et L’Épouse étaient là. Le beau jeune couple soupait avec les Parra. Malgré son prénom, qui voulait dire « vieux », Old n’avait pas encore trente ans. Il exerçait le métier de menuisier et restaurait également les antiquités d’Olivier, et avait été parmi les dernières personnes présentes dans le bistro la nuit où l’Ermite avait été tué. L’Épouse avait un vrai nom, mais Beauvoir ne s’en souvenait pas, comme, soupçonnait-il, la plupart des gens. Ce qui au début avait été une blague sur leur mariage était devenu réalité. Elle était L’Épouse. Le couple avait un fils, Charlie, atteint du syndrome de Down.

Jetant un coup d’œil à l’enfant, Beauvoir se rappela une des raisons pour lesquelles les gens considéraient le Dr Vincent Gilbert comme un saint. Il avait pris la décision d’abandonner une carrière lucrative pour aller vivre avec des trisomiques, prendre soin d’eux. À la suite de cette expérience, il avait rédigé un livre : Être. Au dire de presque tout le monde, l’ouvrage avait été écrit avec humilité et une incroyable honnêteté. Incroyable parce que l’auteur était un si grand trou de cul.

Or les chefs-d’œuvre étaient souvent réalisés par des trous de cul, comme Clara se plaisait à le répéter.

Roar et Hanna Parra, assis à la table d’Old et de L’Épouse, avaient fait partie des principaux suspects. Roar dégageait les pistes dans les bois et aurait pu découvrir la cabane au contenu d’une valeur quasi inestimable de même que son vieil occupant à l’air misérable.

Mais pourquoi tuer l’homme et laisser le trésor ?

Cette question pouvait également s’appliquer à un autre suspect, Havoc, le fils des Parra. Clara et Beauvoir regardèrent le jeune homme qui servait des clients près de l’autre cheminée. Il avait travaillé tard au bistro la nuit où l’Ermite avait été assassiné.

Avait-il suivi Olivier dans la forêt et trouvé la cabane ?

Avait-il regardé à l’intérieur, vu le trésor, compris ce que ça signifiait ? C’est-à-dire plus de service aux tables ni de pourboires, plus de sourires forcés devant des clients grossiers. Il n’aurait plus à s’inquiéter de son avenir.

Le trésor représentait la liberté. Et pour l’obtenir il n’avait qu’à asséner un coup sur la tête d’un vieil homme solitaire. Mais, Beauvoir se posa encore une fois la question, pourquoi la plupart des objets précieux avaient-ils été laissés dans la cabane ?

De l’autre côté de la pièce, il vit Marc et Dominique Gilbert, les propriétaires de l’auberge et du spa. Tous deux dans la mi-quarantaine, ils avaient quitté des emplois bien rémunérés mais stressants à Montréal pour venir s’installer à Three Pines, fait l’acquisition de la vieille demeure délabrée sur la colline et l’avaient transformée en une magnifique auberge.

Olivier détestait Marc et le sentiment était réciproque.

Les Gilbert avaient-ils acheté la vieille maison tombant en ruine parce que l’Ermite et la cabane faisaient partie du lot, cachés au fin fond des bois qui leur appartenaient ?

Enfin, il y avait le Dr Vincent Gilbert, le saint trou de cul, le père de Marc — que celui-ci croyait mort —, qui était apparu en même temps que le corps. Comment cela aurait-il pu être une coïncidence ?

Les yeux de Clara revinrent se poser sur Beauvoir au moment où la porte du bistro claqua.

— Goddam ! Maudite neige !

Beauvoir n’eut pas à se tourner pour savoir de qui il s’agissait.

— Ruth, murmura-t-il à Clara, qui hocha la tête. Toujours folle ?

— Après toutes ces années, confirma-t-elle.

— C’est pas vrai ! s’exclama Ruth, en apparaissant près du fauteuil de Beauvoir.

Son visage, très ridé, était renfrogné. Ses cheveux blancs coupés court et aplatis sur la tête donnaient l’impression d’un crâne blanchi dénudé. Elle était grande, voûtée et marchait avec une canne. Au moins, elle n’était pas en chemise de nuit.

— Bienvenu au bistro, dit-elle d’un ton hargneux.

Puis regardant Clara des pieds à la tête, elle ajouta :

— Là où vient mourir la dignité.

— Et pas seulement la dignité, dit Beauvoir.

Ruth rit d’une façon qui ressemblait à un aboiement.

— Vous avez trouvé un autre corps ?

— Je ne cours pas après les corps, vous savez. J’ai une vie hors du travail.

— Seigneur, je bâille déjà d’ennui, dit la vieille poète. Dites quelque chose d’intelligent.

Beauvoir garda le silence et la toisa avec mépris.

— C’est bien ce que je pensais.

Elle but une gorgée à même la bouteille de bière de Beauvoir.

— Beurk ! C’est dégueulasse ! Ne pouvez-vous pas boire quelque chose de bon ? Havoc ! Apporte-lui un scotch.

— Vieille sorcière, murmura Beauvoir.

— Oh, du badinage. Comme c’est malin.

Elle intercepta le scotch qu’apportait Havoc et s’en alla bruyamment. Une fois qu’elle se fut suffisamment éloignée, Beauvoir se pencha au-dessus de la table vers Clara, qui s’avança aussi. Le bistro résonnait de rires et de conversations, un bruit de fond propice à un entretien privé.

— Si ce n’est pas Olivier, dit Beauvoir en baissant la voix et en surveillant la pièce du coin de l’œil, qui, alors ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce qui vous fait croire que le coupable n’est pas Olivier ?

Beauvoir hésita. Devait-il franchir le Rubicon ? En fait, il l’avait déjà franchi.

— Ce que je vais vous dire doit rester entre vous et moi. Olivier sait que nous rouvrons l’enquête, mais je lui ai intimé l’ordre de ne pas en parler. Cela vaut aussi pour vous.

— Ne vous inquiétez pas. Mais pourquoi me dites-vous ça ?

« Pourquoi, en effet ? se demanda-t-il. Parce qu’elle est la moins pire de tous. »

— J’ai besoin de votre aide. Vous connaissez tout le monde mieux que moi. Le chef est inquiet. Gabri ne cesse de lui demander pourquoi Olivier aurait déplacé le corps. Ça se comprendrait si l’Ermite était mort quand il l’a trouvé, mais si vous venez tout juste de tuer quelqu’un dans un endroit reculé, vous n’allez certainement pas afficher ouvertement votre crime. Le chef pense que nous nous sommes peut-être trompés. Quelle est votre opinion ?

Visiblement, la question l’avait décontenancée. Elle prit un moment pour réfléchir, puis répondit :

— À mon avis, jamais Gabri ne croira qu’Olivier a tué l’Ermite. Il refuserait d’y croire même s’il avait été témoin du meurtre. C’est une bonne question, cependant. Par où commençons-nous ?

« Nous ? Il n’y a pas de nous. Il y a moi et vous. Dans cet ordre. » Mais il avait besoin d’elle, alors il garda le commentaire pour lui, colla un sourire sur sa figure et répondit :

— Eh bien, Olivier prétend maintenant que l’Ermite n’était pas tchèque.

Clara roula les yeux et se passa les doigts dans les cheveux, qui se dressaient maintenant de chaque côté de sa tête comme ceux de Bozo le clown. Beauvoir grimaça, mais Clara ne s’en rendit pas compte et, de toute façon, s’en serait fichée même si elle avait vu son expression. Elle avait l’esprit ailleurs.

— Franchement ! Reconnaît-il avoir dit d’autres mensonges ?

— Pas à ma connaissance. Selon lui, l’Ermite était un Québécois ou alors un anglophone s’exprimant très bien en français. Tous ses livres étaient en anglais et ceux qu’il demandait à Olivier de lui trouver l’étaient aussi. Mais il parlait un excellent français.

— Comment puis-je vous être utile ?

Il réfléchit un moment, puis plongea.

— J’ai apporté le dossier. J’aimerais que vous le lisiez.

Elle hocha la tête.

— Et puisque vous connaissez tout le monde ici, j’aimerais que vous posiez des questions de temps en temps.

Clara hésita. L’idée de jouer à l’espionne ne l’enchantait pas, mais si l’inspecteur avait raison, alors un homme innocent se trouvait en prison et un meurtrier vivait parmi les habitants du village. Et était fort probablement dans cette pièce en ce moment.

Myrna arriva en compagnie de Peter. Beauvoir se joignit aux trois amis pour le souper et commanda un filet mignon nappé d’une sauce au cognac et au fromage bleu. Ils bavardèrent de divers événements s’étant déroulés dans le village, des conditions de ski au mont Saint-Rémy, du match de hockey des Canadiens qui avait eu lieu la veille.

Au moment du dessert, Ruth s’approcha de leur table et mangea presque tout le gâteau au fromage de Peter, puis sortit dans la nuit en boitillant.

— Rose lui manque terriblement, dit Myrna.

— Qu’est-il arrivé à son canard ? demanda Beauvoir.

— Il s’est envolé à l’automne.

« Le canard était plus intelligent qu’il en avait l’air », pensa Beauvoir.

— Je n’ai pas hâte à l’arrivée du printemps, dit Clara. Ruth s’attendra à revoir Rose. Et si elle ne revenait pas ?

— Ça ne voudra pas dire que Rose est morte, dit Peter.

Cependant, ils savaient tous que ce n’était pas vrai.

Rose avait été élevée par Ruth. En fait, la vieille poète avait couvé l’œuf jusqu’à ce qu’il éclose. Et contre toute attente, Rose avait survécu, s’était développée, avait grandi normalement, puis avait suivi Ruth partout.

La cane et la canne, comme Gabri les avait surnommées.

Puis l’automne dernier, poussée par son instinct, Rose avait fait comme tous les canards. Même si elle adorait Ruth, elle devait s’en aller. Un après-midi, elle avait entendu cancaner d’autres canards volant vers le sud et s’était élevée dans les airs.

Et était partie.

Le souper terminé, Beauvoir remercia ses compagnons de table et se leva. Clara l’accompagna jusqu’à la porte.

— C’est d’accord. Je le ferai, murmura-t-elle.

Beauvoir lui remit le dossier et sortit dans la nuit froide et obscure. Marchant lentement vers le gîte et son lit chaud, il s’arrêta à mi-chemin dans le parc et regarda les trois grands pins encore ornés de lumières de Noël multicolores. Les couleurs se reflétaient sur la neige fraîchement tombée. Levant la tête vers le ciel, il vit les étoiles et huma l’air froid et sec. Derrière lui, il entendit des gens se dire au revoir et la neige crisser sous leurs pas.

Au lieu de poursuivre son chemin, Jean-Guy Beauvoir se dirigea vers la vieille maison en planches à clin.

— Puis-je entrer ?

Ruth recula et ouvrit grande sa porte.

 

Assis au bureau en désordre de Renaud depuis quelques heures, Armand Gamache lisait les journaux personnels de l’archéologue et de temps en temps prenait des notes. Comme Champlain dans ses journaux, Augustin Renaud parlait d’événements, mais pas de sentiments. Les cahiers de Renaud ressemblaient davantage à des agendas, qui fournissaient néanmoins des informations.

L’archéologue avait noté l’heure à laquelle le conseil de la Literary and Historical Society se réunissait, mais pas, malheureusement, pourquoi la réunion l’intéressait. Et il n’y avait aucune mention d’un rendez-vous avec quelqu’un plus tard dans la journée ou la soirée.

Il n’avait rien indiqué pour le lendemain. Par contre, il y avait une note pour la semaine suivante : « SC à 13 heures jeudi. »

Après ça, plus rien. Des pages et des pages vides. Un désert blanc. Une vie hivernale. Pas de lunchs avec un ami, pas de réunions, pas de pensées intimes. Rien.

Et qu’en était-il de son passé immédiat ?

Les cahiers contenaient des notes sur des livres et des articles ainsi que des références à des pages d’ouvrages et à des codes de bibliothèque. Renaud avait aussi dessiné des croquis de la vieille ville et noté quelques adresses. S’agissait-il d’endroits où il envisageait de fouiller ? Tous étaient situés autour de la basilique Notre-Dame.

Renaud ne semblait s’intéresser qu’à des sites à l’intérieur d’un rayon restreint. Alors que faisait-il dans le secteur relativement reculé de la Lit and His ? S’il était simplement là pour chercher un livre, selon une hypothèse avancée par Émile, pourquoi se trouvait-il dans le sous-sol en train de creuser ? Et pourquoi avait-il demandé à parler au conseil ?

 

Jean-Guy Beauvoir et Ruth Zardo se dévisageaient.

C’était comme un combat de catch dans une cage. Une seule personne en sortirait vivante. Non pour la première fois, Beauvoir sentit une contraction désagréable en bas de la ceinture.

— Que voulez-vous ? demanda Ruth.

— Je veux parler, répondit sèchement Beauvoir.

— Ça ne peut pas attendre, trou de cul ?

— Non, ça ne peut pas attendre, vieille folle.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Est-ce que vous m’aimez ?

Les yeux de Ruth se rétrécirent.

— Je vous trouve maniaque, stupide, cruel et peut-être légèrement attardé.

— C’est réciproque, dit Beauvoir, soulagé.

C’est ce qu’il avait pensé, espéré.

— Bien. Je suis contente qu’on ait éclairci ça. Merci d’être venu. Maintenant, bonsoir et bonne nuit, dit Ruth en avançant la main vers la poignée de porte.

— Attendez.

De sa main tendue, Beauvoir toucha presque le bras desséché de la vieille poète.

— Attendez, répéta-t-il, presque dans un chuchotement.

Et Ruth attendit.

 

Gamache se pencha vers le journal, un petit sourire sur les lèvres.

Literary and Historical Society.

Voilà. C’était écrit en toutes lettres. Le rendez-vous n’était pas inscrit pour le jour où le conseil devait se réunir — c’est-à-dire le jour de la mort de Renaud —, mais sur une page une semaine plus tôt. Et, au-dessus, étaient écrits les noms de quatre personnes qu’il prévoyait rencontrer à la bibliothèque.

Un dénommé Chin, un certain JD, puis S. Patrick et F. O’Mara. Sous ces noms, il y avait un nombre, 18, suivi de chiffres difficiles à lire. Gamache approcha la lampe pour mieux éclairer la page. Était-ce 1800 ? Ou peut-être 1869 ou 68 ?

— Ou est-ce 1809 ? marmonna Gamache.

Il plissa les yeux et tourna la page en se demandant si les chiffres n’étaient pas plus clairs vus d’en arrière. Ils ne l’étaient pas.

Il enleva ses demi-lunes, se recula sur la chaise et tapota distraitement ses lunettes sur le genou.

Selon lui, 1800 avait du sens. Ce pouvait être une indication d’heure — dix-huit heures. La plupart des Québécois se servaient du système basé sur vingt-quatre heures. Mais…

L’inspecteur-chef regardait fixement devant lui. En fait, ça n’avait pas de sens. La bibliothèque fermait à dix-sept heures.

Pourquoi Renaud aurait-il pris rendez-vous avec quatre personnes une heure après la fermeture ?

L’une d’elles avait peut-être une clé, se dit Gamache, et pouvait les faire entrer.

Ou alors, Renaud ne s’était pas rendu compte que la bibliothèque serait fermée.

Ou alors, il devait rencontrer quelqu’un là, un bénévole — aucun nom n’était indiqué — de la Lit and His, qui ouvrirait la porte.

Augustin Renaud s’était-il rendu à la Literary and Historical Society avant le jour de sa mort ? Il semblait que oui. Mais pas en passant la porte comme le ferait un simple usager de la bibliothèque. Non, ce n’était pas son genre. Renaud avait besoin de quelque chose de plus excitant et aimait agir dans la clandestinité. Après tout, cet homme était déjà entré par effraction dans la basilique et avait entrepris des fouilles. Il n’aurait aucune difficulté, physique ou morale, à pénétrer dans le bâtiment de la Literary and Historical Society. Aucune porte ne résistait à Augustin Renaud dans sa quête donquichottesque pour trouver Champlain.

Gamache regarda sa montre. Vingt-trois heures passées. Trop tard pour appeler Elizabeth MacWhirter ou un autre membre du conseil, ou même pour passer à la bibliothèque. Il tenait à voir leur visage quand il les interrogerait.

Il se replongea dans la lecture du journal. De toute évidence, Renaud attachait beaucoup d’importance à ce rendez-vous. Il l’avait encerclé plusieurs fois et avait même ajouté quelques points d’exclamation.

Ces signes de ponctuation donnaient une impression de triomphe, comme si l’archéologue amateur avait réussi un coup de génie en planifiant cette rencontre. Gamache prit l’annuaire téléphonique et chercha Chin. Ce nom avait une consonance chinoise et il se souvint — l’histoire était bien connue — que Renaud, en creusant pour trouver Champlain, avait un jour percé un mur et abouti dans le sous-sol d’un restaurant chinois.

Chin pouvait-il être le nom du restaurant, ou du propriétaire ?

Mais l’annuaire ne contenait pas de Chin. C’était peut-être un prénom. Il n’y avait pas beaucoup de Chinois à Québec, l’information serait facile à obtenir.

Il n’y avait pas non plus d’O’Mara dans l’annuaire, mais un S. Patrick habitait rue des Jardins dans le Vieux-Québec. Gamache connaissait la petite rue. Elle serpentait le long du couvent des Ursulines et aboutissait à la basilique Notre-Dame.

Et l’adresse ? S. Patrick demeurait au 1809, rue des Jardins. Le nombre 1809 ne serait donc pas une heure, mais un numéro de porte. Les hommes devaient-ils se rencontrer là et se rendre ensuite ensemble à la Lit and His ?

Il y avait d’autres noms dans le journal de Renaud, la plupart, semblait-il, des fonctionnaires avec qui il était en bisbille ou des éditeurs qui avaient rejeté ses manuscrits. Celui de l’archéologue en chef, Serge Croix, apparaissait à quelques reprises, toujours suivi du mot « merde ». Comme s’il faisait partie du nom : Serge Croix-Merde.

Les librairies, principalement de livres usagés, jouaient un grand rôle dans la vie d’Augustin Renaud. Si jamais il avait entretenu des relations avec quelqu’un, ç’aurait été avec un libraire. Gamache nota les noms, puis regarda sa montre.

 

Il était près de minuit et Beauvoir était assis sur une chaise de jardin en plastique dans la cuisine de Ruth. Il n’était jamais entré dans sa maison. Gamache, oui, à quelques reprises, pour poser des questions. Beauvoir avait toujours supplié le chef de ne pas lui confier cette tâche.

Il détestait royalement la vieille chipie, et c’est pour cette raison qu’il était là.

— OK, tête de nœud, parlez.

Ruth était assise en face de lui. Sur la table blanche se trouvaient une théière contenant du thé faible et une tasse. Ruth avait croisé ses bras maigres sur la poitrine, comme si elle tentait de garder ses viscères à l’intérieur. Mais pas son cœur, savait Beauvoir. Il s’était échappé des années auparavant, à l’instar du canard. Avec le temps, toute chose, tout le monde fuyait Ruth.

Il devait parler à quelqu’un, mais à quelqu’un sans cœur ni compassion. À quelqu’un qui ne se souciait de personne.

— Savez-vous ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Je lis les journaux, vous savez.

— Les journaux n’avaient pas tous les détails.

Il y eut un silence.

— Continuez, dit Ruth.

La voix était dure, le ton froid. C’était parfait.

— J’étais assis dans le bureau du chef…

— Je bâille déjà d’ennui. Est-ce une longue histoire ?

Beauvoir lui lança un regard furieux.

— L’appel est arrivé à onze heures dix-huit.

Ruth renâcla.

— Précisément ?

Beauvoir la regarda droit dans les yeux.

— Précisément.

Il vit le bureau du chef, dans le coin. C’était décembre et, par la fenêtre, on voyait qu’il faisait froid et gris à Montréal. Gamache et lui étaient en train de discuter d’une affaire complexe survenue en Gaspésie quand la secrétaire du chef avait ouvert la porte. Elle avait reçu un appel téléphonique. C’était un inspecteur du poste de Sainte-Agathe. Des coups de feu avaient été tirés ; un agent avait été grièvement blessé, un autre manquait.

Mais il ne manquait pas, il était au téléphone et demandait à parler au chef.

Les choses s’étaient précipitées par la suite et pourtant n’avaient pas semblé avoir de fin.

Des agents affluèrent au bureau, les équipes du groupe tactique furent mises en état d’alerte maximale. On eut recours à des satellites et à leurs images, à des analyseurs de voix, à des appareils pour découvrir l’origine de l’appel. Un véritable branle-bas avait été déclenché. Quelques minutes plus tard, il régnait dans le service une activité quasi frénétique, visible de la grande fenêtre du bureau du chef. Tout le monde suivait la procédure établie par l’inspecteur-chef Gamache.

Dans le bureau de Gamache, cependant, l’atmosphère était calme, tranquille.

— Je suis désolé, vraiment désolé, disait l’agent Morin à Gamache au téléphone.

— Ce n’est pas votre faute. Êtes-vous blessé ?

Beauvoir écoutait à ce moment-là sur l’autre ligne. Pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas encore, les policiers avaient été incapables de localiser la provenance de l’appel, et l’homme qui détenait Paul Morin et avait tiré sur l’autre policier ne semblait pas s’en faire. Il avait repassé le téléphone au jeune agent, mais, avant, avait tenu à préciser deux choses.

Il ne laisserait pas partir Morin ni ne le tuerait. Il l’attacherait et le laisserait là.

— Merci, dit Gamache.

À travers la vitre du bureau, Beauvoir voyait des agents devant des ordinateurs, qui écoutaient la conversation, l’enregistraient, essayaient d’établir avec précision la provenance de l’appel. Il voyait même leurs doigts courir sur les touches.

Dans quelques instants, ils sauraient où l’homme séquestrait l’agent Morin. Mais Beauvoir commençait à s’inquiéter. Pourquoi était-ce si long ? Ce devrait être presque instantané.

— Vous allez vous lancer à ma poursuite, je le sais, disait le fermier. Je vous demande de ne pas le faire.

— Je ne le ferai pas, mentit Gamache.

— Peut-être, dit l’homme avec un fort accent de la campagne, mais je ne veux pas courir le risque.

Beauvoir sentit quelque chose remuer en lui et regarda Gamache. Le chef était debout, regardait droit devant, se concentrait, écoutait, réfléchissait. Essayait de ne pas commettre d’erreurs.

— Qu’avez-vous fait ? demanda Gamache d’un ton dur, péremptoire.

Il y eut un silence.

— J’ai ligoté votre agent et attaché quelque chose sur lui.

— Quoi ?

— Quelque chose que j’ai fabriqué moi-même.

L’homme était sur la défensive et donnait des explications d’une voix faiblarde, craintive, qui était synonyme d’imprévisibilité, et ça, ça voulait dire des problèmes. C’était le pire genre de preneurs d’otages avec lesquels la police devait composer, car ils pouvaient paniquer à tout moment. Ils ne raisonnaient plus clairement et carburaient à l’adrénaline.

— Qu’est-ce que c’est ? redemanda Gamache.

Beauvoir savait ce que le chef était en train de faire. Il essayait d’être un pôle de stabilité pour l’homme faible, apeuré. De se montrer ferme, assuré. Fort.

— Quelque chose fabriqué à partir de fertilisants. Je ne voulais pas le faire, mais c’est la seule façon de m’assurer que vous me laisserez tranquille.

La voix devenait de plus en plus difficile à comprendre à cause de l’accent prononcé et des mots étouffés par le désespoir.

— La minuterie est réglée pour que ça saute dans vingt-quatre heures. À onze heures dix-huit demain matin.

Beauvoir nota l’information, même s’il était persuadé qu’il ne l’oublierait pas. Et il avait raison.

Il entendit le chef inspirer bruyamment, puis essayer de reprendre une respiration normale et de contenir sa colère.

— Vous faites une erreur, dit-il sur un ton calme. Vous devez désamorcer cette bombe. Vous ne faites qu’aggraver votre cas.

— Aggraver ? Comment mon cas pourrait-il s’aggraver ? L’autre policier est mort. J’ai tué un agent de la Sûreté.

— Nous ne le savons pas.

— Moi, je le sais.

— Alors vous savez que nous finirons par vous trouver. Vous ne voulez pas passer le reste de votre vie à vous cacher, n’est-ce pas ? À vous demander où nous sommes ?

L’homme à l’autre bout du fil semblait hésitant.

— Vous devez vous livrer à la police, ajouta Gamache d’une voix grave, posée, comme un ami venant d’avoir une bonne idée. Nous ne vous ferons aucun mal, je vous le promets. Dites-moi où vous voulez que je vous rencontre.

Beauvoir avait les yeux rivés sur le chef, et le chef avait les yeux rivés sur le mur et l’énorme carte du Québec. Tous les deux adjuraient intérieurement l’homme d’entendre raison.

— Je ne peux pas. Je dois partir. Salut.

— Non, attendez ! cria Gamache.

Puis, se maîtrisant difficilement, il ajouta :

— Attendez. Ne faites pas ça. Si vous vous sauvez, vous le regretterez toute votre vie. Si vous faites du mal à Paul Morin, vous le regretterez.

Sa voix n’était guère plus qu’un murmure, mais même Beauvoir fut parcouru d’un frisson en entendant la menace qu’elle contenait.

— Je n’ai pas le choix. Il y a autre chose.

— Quoi ?

À l’extérieur, dans la grande salle du service des homicides, des techniciens installaient de l’équipement sophistiqué. Beauvoir vit le directeur général Francœur se diriger à grands pas vers le bureau du chef. Gamache aussi le vit, mais se tourna pour bien se concentrer sur la voix au bout du fil.

— Je ne veux pas que vous vous lanciez à mes trousses.

La porte s’ouvrit et le directeur entra. Une grande détermination se lisait sur son beau visage distingué. Gamache lui tournait toujours le dos. L’inspecteur Beauvoir prit Francœur par le bras.

— Vous devez sortir, monsieur.

— Non. Je dois parler à l’inspecteur-chef.

Ils se trouvaient maintenant à l’extérieur du bureau.

— Le chef est au téléphone avec le preneur d’otage.

— Avec le meurtrier. L’agent Bissonnette a succombé à ses blessures il y a cinq minutes.

Francœur enfonça brusquement sa main droite dans la poche de sa veste, un signe que tous connaissaient. Cela signifiait que le directeur général était inquiet et en colère. La pièce, qui tout à l’heure bourdonnait d’activité, devint silencieuse. On entendait seulement les deux voix claires et fortes diffusées par les haut-parleurs. Celle du chef et celle du tueur.

— Je prends les commandes de cette affaire, dit Francœur.

Il fit un pas vers la porte, mais Beauvoir lui barra le passage.

— Vous prendrez peut-être les commandes de cette affaire, je ne peux pas vous en empêcher, mais ça, c’est le bureau de l’inspecteur-chef Gamache, et on ne doit pas le déranger.

Tandis que les deux hommes se dévisageaient, ils entendirent la voix de Gamache.

— Vous devez arrêter ça. Livrez-vous à la police.

— Je ne peux pas. J’ai tué ce flic.

L’homme était presque hystérique maintenant.

— Raison de plus pour vous rendre. Aucun mal ne vous sera fait, je vous le garantis, dit Gamache.

Le ton était rassurant, convaincant.

— Je dois m’en aller, disparaître.

— Pourquoi alors n’êtes-vous pas simplement parti ? Pourquoi m’avez-vous téléphoné ?

— Parce qu’il le fallait.

Il y eut un autre silence. Beauvoir voyait maintenant le chef de profil. Il vit ses yeux se rétrécir, ses sourcils se froncer.

— Qu’avez-vous fait ?

 

Gamache mit les journaux dans son sac à bandoulière, laissa une note avec son adresse et son numéro de téléphone sur le bureau de Renaud, puis s’en alla.

Il était passé minuit et les fêtards commençaient sérieusement à faire la fête. Gamache entendait le mugissement des trompettes en plastique et les cris inintelligibles dans les rues avoisinantes.

Des jeunes, soûls et chahuteurs.

Gamache sourit. Certains dessoûleraient en prison. Cela ferait une belle histoire à raconter un jour à des petits-enfants qui auraient de la difficulté à y croire.

De jeunes hommes bruyants tournèrent le coin et remontèrent la rue Sainte-Ursule en titubant. Celui qui était à la tête du groupe aperçut Gamache et s’arrêta. Les autres, complètement ivres, lui rentrèrent dedans et commencèrent à se pousser. Une bousculade s’ensuivit, mais il y mit fin et d’un geste de la tête indiqua Gamache, debout au milieu de la rue.

Qui les observait.

Gamache et le jeune homme se dévisagèrent, puis Gamache sourit.

— Bonne nuit, dit-il en mettant sa large main sur l’épaule du jeune homme au moment où il le croisa.

 

— Vraiment ? dit Ruth. On peut faire une bombe à partir de merde ?

Elle paraissait intéressée.

— Je ne le crois pas, ajouta-t-elle.

— Il s’agit de fertilisants chimiques, pas de merde. Et je m’en fiche si vous ne le croyez pas, dit Beauvoir.

En fait, il préférait ça. Il lui arrivait à lui aussi de ne pas y croire. C’était dans ces moments-là qu’il se sentait le mieux.

— Vieille sorcière, marmonna-t-il.

— Couille molle, lança Ruth en lui versant une tasse de thé qui ressemblait à de l’eau croupie.

Elle se rassit et se croisa de nouveau les bras sur la poitrine.

— Quelle autre chose le fermier fou a-t-il affirmé avoir faite ?

Beauvoir voyait encore le visage de Gamache, verrait toujours son expression d’incrédulité et de surprise. Ce n’était pas encore la consternation ni l’angoisse. Cela viendrait dans un moment.

— Qu’avez-vous fait ? avait demandé Gamache.

— J’ai trafiqué la bombe.

— De quelle façon ?

— Je veux vous tenir occupé, pour me donner un peu de temps.

La voix était mielleuse et pleurnicharde, comme si l’homme cherchait à obtenir l’approbation de Gamache ou implorait son indulgence ou son pardon.

Dans la grande pièce commune du service des homicides, des agents étaient penchés sur des ordinateurs, enfonçaient des touches, saisissaient des écouteurs, donnaient des ordres ou en recevaient.

Le directeur général Francœur fixa Beauvoir, puis pivota sur ses talons et s’en alla, furieux. Beauvoir expira. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait retenu sa respiration. Il retourna rapidement dans le bureau du chef.

— Dites-le-moi, dit Gamache d’un ton autoritaire.

Et l’homme le lui dit. Puis il redonna le téléphone à l’agent Paul Morin.

Ils n’avaient plus jamais entendu parler de cet homme. Bien sûr, il était possible qu’il figurât au nombre des morts.

— Je suis désolé, vraiment désolé, ne cessait de répéter Morin.

— Ce n’est pas votre faute. Êtes-vous blessé ? demanda Gamache.

— Non.

Il était terrifié, mais essayait de ne pas le montrer.

— Ne vous inquiétez pas. Nous vous trouverons.

Il y eut un silence.

— Oui, monsieur.

— Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question, dit Ruth, qui s’impatientait. Pensez-vous que j’ai toute la nuit ? À part avoir fabriqué une bombe à partir de merde, qu’est-ce que le fermier avait fait ?

Jean-Guy Beauvoir baissa les yeux sur la table blanche en plastique, passa la main sur les bords rugueux et se dit que la vieille poète démente l’avait sûrement trouvée sur le bord du chemin ou dans un dépotoir.

C’était une cochonnerie dont personne ne voulait et elle l’avait apportée chez elle.

L’air hébété, il fixa la table très longtemps. Personne n’était au courant de l’information qu’il était sur le point de révéler, car elle n’avait pas été rendue publique. Et Beauvoir savait qu’il ne devrait pas en parler maintenant.

Mais il avait besoin de le dire à quelqu’un. Une personne froide et indifférente n’était-elle pas idéale ? Elle ne lui témoignerait aucune sympathie, aucune compassion, ne se montrerait pas compréhensive. S’ils se croisaient dans le village, ils ne seraient nullement gênés, car, même s’il se mettait à nu devant elle, Ruth s’en foutrait.

— La bombe était reliée à la ligne téléphonique, dit-il enfin, les yeux toujours baissés sur ses mains et la table blanche. Elle exploserait si la communication était interrompue.

— OK, dit Ruth.

— Et il y aurait interruption s’il y avait un silence, si jamais ils cessaient de parler durant plus de quelques secondes.

Un silence s’installa entre la vieille poète et Beauvoir.

— Alors vous vous êtes relayés, dit finalement Ruth.

Beauvoir respira profondément et soupira. Il vit quelque chose dans le coin, près de la chaise de Ruth, sans réussir à l’identifier. Peut-être un pull qui était tombé, ou un torchon.

— Ça ne fonctionnait pas comme ça. L’homme voulait lier Gamache à Morin afin qu’il ne se lance pas à sa poursuite.

— Lier à Morin ? Que voulez-vous dire ?

— Le téléphone était doté d’un système de reconnaissance de la voix. Les deux hommes — Morin et le chef — devaient se parler.

— Voyons donc ! dit Ruth en riant. Un tel système n’existe pas. Vous avez inventé ça.

Beauvoir garda le silence.

— D’accord, peut-être ne racontez-vous pas d’histoire, mais le fermier mentait certainement. Vous voulez me faire croire qu’un péquenaud dans un bled perdu a fabriqué une bombe et une minuterie, puis les a reliées à la ligne téléphonique grâce à — comment avez-vous dit ? — un système de reconnaissance de la voix ?

— Auriez-vous pris le risque ? répliqua Beauvoir d’un ton bourru.

Son regard était dur et il la défiait d’aller au bout de sa pensée. Il la détestait, comme il s’y était attendu, parce qu’elle le voyait si vulnérable. Parce qu’elle était insensible et se moquait de lui. Mais puisqu’il la détestait déjà, un peu plus de rancœur changerait-il quelque chose ?

Il serra les lèvres si fort qu’il sentit ses dents s’enfoncer dans la chair.

Dans le bureau, il avait regardé le chef quand celui-ci avait compris la signification des paroles de l’homme.

— Je suis désolé, vraiment désolé, disait la jeune voix au téléphone.

— Je vous trouverai, avait promis Gamache.

— Ils ont parlé tout le temps ?

— Tout le temps. Durant vingt-quatre heures, jusqu’à onze heures dix-huit le lendemain.

Beauvoir jeta un coup d’œil dans le coin et sut ce qu’il y avait près de la chaise. C’était une couverture, une douce couverture en flanelle, enroulée pour former un nid. Au cas où.

 

Armand Gamache se réveilla, les yeux encore lourds de sommeil, et regarda le réveil sur la table de chevet.

Trois heures vingt.

Il avait chaud sous les draps et la couette, mais il sentit l’air froid de la nuit sur sa figure. Il resta allongé, en espérant que, cette fois, il réussirait à se rendormir. Mais il finit par se lever, lentement, le corps raide. Il alluma une lampe et s’habilla. Tandis qu’il était assis sur le bord du lit pour mettre de l’ordre dans ses idées, il fixa la petite bouteille de pilules sur la table. À côté de lui, Henri le regardait en balayant l’air de sa queue. Ses yeux brillaient et il tenait une balle de tennis jaune fluo dans la gueule. Gamache prit la bouteille de comprimés et la serra dans sa large main. Puis il la glissa dans sa poche et descendit sans faire de bruit pour ne pas réveiller Émile. Il enfila son parka, mit son écharpe, sa tuque et ses mitaines. Emportant le Lance-moi, il sortit dans la nuit avec son chien.

Ils remontèrent la rue en faisant crisser la neige dure sous leurs pas. Rendus à la rue Saint-Louis, ils franchirent les murs de la ville fortifiée et gelée, dépassèrent le palais de glace du Bonhomme Carnaval.

Ils, c’est-à-dire Henri, l’inspecteur-chef Gamache et l’agent Morin, arrivèrent enfin aux plaines d’Abraham pour jouer à « rapporte la balle » et méditer sur les erreurs fatales d’un général.