22
Myrna tendit un livre à Clara.
— Je pense que tu l’aimeras. C’est un de mes préférés.
Clara regarda la couverture : Gursky, de Mordecai Richler.
— Est-ce que c’est bon ?
— Non, c’est de la merde. Je ne vends que des livres pourris ici, et les recommande, évidemment.
— Donc Ruth avait raison.
Inclinant le livre vers Myrna, elle ajouta :
— Merci.
— Y a pas de quoi, répondit Myrna, assise en face de son amie. Bon, maintenant, raconte.
Le poêle à bois réchauffait la librairie et gardait au chaud le thé qui y infusait toujours dans une théière. Tout en buvant à petites gorgées dans sa tasse préférée, Clara lut la quatrième de couverture comme si elle n’avait pas entendu son amie.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Myrna, revenant à la charge.
Clara fit l’innocente.
— À quel sujet ?
Myrna la gratifia d’un regard méprisant.
— Il se passe quelque chose, j’en suis sûre. Je te connais. Qu’est-ce que c’était ça, hier, chez Dominique après la séance d’exercices ?
— Une conversation brillante.
— Non, ce n’était pas ça.
Myrna observa Clara. Elle s’interrogeait depuis quelques jours déjà, mais l’épisode à l’auberge l’avait convaincue que Clara manigançait quelque chose.
— C’était évident ?
Clara posa le livre et regarda Myrna d’un air inquiet.
— Pas du tout. À mon avis, personne n’a remarqué quoi que ce soit.
— Toi, oui.
— C’est vrai, mais je suis très perspicace.
Son sourire s’effaça et elle se pencha en avant.
— Ne t’inquiète pas. Personne d’autre, j’en suis sûre, n’a trouvé ça étrange. Mais tu posais des questions étonnantes. Pourquoi as-tu parlé de Jean-Guy et d’Olivier, par exemple ?
Clara hésita. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’on lui demande de s’expliquer et n’avait pas préparé de mensonge. C’était stupide de sa part. Quels étaient ses mensonges habituels ?
« Je suis occupée ce soir-là. Le monde des arts est trop conservateur pour apprécier mes œuvres. C’est le chien qui a fait ça ou — comme variante — c’est la faute de Ruth. » Cela pouvait s’appliquer pour ainsi dire à tout, des odeurs jusqu’à de la nourriture disparue, en passant par des traces de boue dans la maison. Et même, parfois, à son art.
Ça ne semblait pas, cependant, pouvoir s’appliquer dans le cas présent.
— Je crois que la présence de l’inspecteur au village m’a tout simplement fait penser à Olivier, c’est tout.
— Ne me dis pas de conneries.
Clara soupira. Elle avait vraiment gaffé, et s’apprêtait à rompre la promesse qu’elle avait faite à Beauvoir.
— Tu ne dois en parler à personne.
— D’accord.
Clara la crut, puis se rappela que Beauvoir avait cru en sa propre parole. Eh bien, il avait eu tort.
— L’inspecteur n’est pas venu à Three Pines pour se remettre de ses blessures, mais pour rouvrir non officiellement l’enquête sur l’affaire d’Olivier.
Myrna sourit.
— J’espérais que c’était ça. La seule autre explication, c’était que tu avais perdu la tête.
— Et tu n’étais pas certaine laquelle des deux possibilités était la bonne ?
— Pas facile de se faire une idée.
Les yeux brillants, Myrna ajouta :
— Quelle excellente nouvelle ! Les enquêteurs ne croient donc plus qu’Olivier a tué l’Ermite ? Mais alors, qui est le meurtrier ?
— Voilà justement la question. Les principaux suspects semblent être Roar, Havoc, Marc, Vincent et Old Mundin. Et j’avoue que les remarques de L’Épouse sur les femmes qui sont capables de tuer m’ont paru assez étranges.
— C’est vrai, mais…
— Mais si elle ou Old étaient réellement impliqués, jamais elle n’aurait fait de tels commentaires. Elle se serait tue.
— Ah, vous voilà !
Les deux femmes sursautèrent, l’air coupable. L’inspecteur Beauvoir était dans l’embrasure de la porte reliant la librairie et le bistro.
— Je vous cherchais.
Puis, en fronçant les sourcils, il demanda :
— De quoi parlez-vous ?
Contrairement à Gamache qui pouvait donner à un interrogatoire le ton d’une plaisante conversation, Beauvoir réussissait à prononcer des paroles gentilles comme s’il s’agissait d’accusations.
Non sans raison, pourtant, comme le savaient pertinemment les deux femmes.
Après lui avoir offert du thé, Myrna s’occupa de lui en verser une tasse, puis remplit d’eau la théière en argile sur le poêle à bois et y déposa un autre sachet. Pendant ce temps, Clara essayait de ne pas croiser le regard furieux de Beauvoir assis à côté d’elle.
« C’est le chien qui a fait ça. C’est le chien qui a fait ça. »
— J’ai tout raconté à Myrna, dit Clara.
Après une courte pause, elle ajouta :
— C’est la faute de Ruth.
— Tout ? demanda Beauvoir en chuchotant.
— Or donc, à ce qu’il paraît, il y a toujours un meurtrier parmi nous, dit Myrna en tendant la tasse à Beauvoir et en se rassoyant.
— Presque tout, oui, répondit Clara.
Beauvoir secoua la tête. À vrai dire, il aurait dû s’y attendre, mais ce n’était pas nécessairement une mauvaise chose. Myrna avait aidé le chef dans le passé, et bien que, avant aujourd’hui, Beauvoir n’eût jamais voulu solliciter l’aide des villageois, il avait le sentiment qu’en fait ils pouvaient lui en apporter. Et maintenant il n’avait pas le choix.
— Et quelle est votre opinion ? demanda Beauvoir.
— J’aimerais un peu plus de détails. Avez-vous découvert quelque chose de nouveau ?
Il parla aux deux femmes de sa conversation avec Gamache et les informa de ce que le chef avait appris à Québec concernant la famille d’Old Mundin et Carole Gilbert.
— Woloshyn ? répéta Clara. Woo ?
— Peut-être, répondit Beauvoir en hochant la tête.
— Il y a beaucoup d’antiquités dans l’auberge, dit Myrna. Pourraient-elles provenir de la rue Notre-Dame ?
— De la même boutique où Olivier a vendu les trésors de l’Ermite ? demanda Beauvoir. Vous pensez que les Gilbert auraient pu entrer dans cette boutique et reconnaître certaines pièces laissées par Olivier ?
— Exactement. Carole Gilbert n’aurait eu qu’à demander à l’antiquaire, mine de rien, comment il les avait obtenues. Celui-ci lui aurait alors parlé d’Olivier et de Three Pines. Et voilà !
— Non, ça ne fonctionne pas, dit Beauvoir.
— Mais oui. C’est l’explication parfaite, intervint Clara.
Beauvoir se tourna vers elle.
— Pensez-y un instant. Olivier a vendu ces objets à l’antiquaire il y a longtemps. Si Carole Gilbert les avait trouvés, pourquoi son fils aurait-il attendu presque dix ans avant d’acheter la vieille maison des Hadley ?
Tous les trois réfléchirent un long moment en silence. Clara et Myrna se mirent ensuite à discuter d’autres possibilités, mais Beauvoir demeura perdu dans ses pensées.
Des réflexions portant sur les noms, les familles. Et la patience.
Armand Gamache replia la manche de son parka pour pouvoir voir sa montre.
Il était treize heures quinze. Un peu tôt pour le rendez-vous. Il laissa son bras retomber sur son sac à bandoulière, pour le protéger.
Au lieu de se rendre directement au Château Frontenac, il décida d’aller marcher sur la terrasse Dufferin, la longue promenade en bois attenante à l’hôtel et qui dominait le fleuve Saint-Laurent. En été, elle était envahie par des vendeurs de crème glacée, des musiciens et des gens se relaxant dans les kiosques. En hiver, le vent humide et glacial cinglait le visage des piétons, leur coupant le souffle et leur arrachant presque la peau. Malgré tout, des gens venaient se promener sur la terrasse, parce que la vue y était si grandiose.
Et il y avait une autre attraction : la glissade. Construite chaque hiver, elle se dressait au-dessus de la promenade. Lorsque Gamache tourna le coin du Château, le vent lui fouetta le visage. Des larmes lui montèrent aux yeux et gelèrent aussitôt. Devant lui, vers le milieu de la terrasse, il voyait la glissoire, avec ses trois allées et, sur le côté, les marches taillées dans la neige.
Même en cette journée extrêmement froide, des enfants montaient les marches en tirant leurs traînes sauvages louées. En fait, plus il faisait froid, mieux c’était. La glace étant plus dure, les toboggans filaient à toute allure le long de la pente à pic, et bien au-delà de l’extrémité. Certains la dévalaient si vite et allaient si loin que, pour éviter une collision, les piétons devaient rapidement s’écarter.
Il n’y avait pas seulement des enfants qui montaient jusqu’en haut de la glissade. Gamache vit aussi des adultes, dont quelques jeunes couples. Pour se faire serrer dans des bras, c’était aussi efficace qu’un film d’épouvante. Il se souvenait très clairement de la fois où il était venu à la glissade avec Reine-Marie, au début de leur relation. Ils avaient grimpé jusqu’au sommet en tirant leur longue traîne sauvage, puis attendu leur tour. Gamache, terrorisé par les hauteurs, essayait encore de faire semblant de rien devant cette jeune femme qui avait conquis son cœur.
— Aimerais-tu que je m’assoie en avant ? avait-elle murmuré quand, d’une poussée, les gens devant eux s’étaient précipités en bas.
Il l’avait regardée, s’apprêtant à protester, lorsqu’il s’était rendu compte qu’avec cette personne il n’avait pas besoin de mentir, de faire semblant. Il pouvait être lui-même.
Leur traîne sauvage avait dévalé la pente vers la terrasse Dufferin, mais en donnant l’impression de se diriger directement vers le fleuve. Armand Gamache avait hurlé et s’était cramponné à Reine-Marie. Rendus en bas, ils avaient ri si fort qu’il pensait s’être déchiré quelque chose. Jamais plus il n’avait répété l’expérience. Quand ils avaient emmené Daniel et Annie, c’était leur mère qui les avait accompagnés tandis que leur père les attendait au pied de la glissade avec l’appareil photo.
Maintenant, l’inspecteur-chef Gamache regardait les enfants, les jeunes couples ainsi qu’un homme et une femme d’un certain âge monter les étroites marches en neige, puis se précipiter en bas. Ça le réconfortait un peu de les entendre crier, eux aussi. Et rire.
Pendant qu’il observait les gens, il entendit un autre cri, mais celui-ci ne provenait pas de la glissade. Il montait du côté de la promenade, venant du fleuve.
Il ne fut pas le seul à l’entendre. Quelques personnes s’approchèrent du garde-fou. Gamache fit de même et ne fut pas surpris de voir des équipes de canotiers s’entraînant sur la glace. La course devait avoir lieu dimanche, dans deux jours.
— Rame, rame ! vint la directive.
Bien qu’il y eût trois canots, on n’entendait qu’une voix, puissante et claire.
— Gauche, rame, gauche, rame.
C’était la voix d’un anglophone.
Gamache plissa les yeux pour mieux voir, mais ne réussit pas à déterminer de quel canot venaient les cris. Il ne reconnaissait pas non plus la voix. Ce n’était pas celle de Tom Hancock, et il était peu probable que ce soit celle de Ken Haslam. Il y avait une lunette d’approche tout près et, bien qu’elle semblât aussi gelée que lui, Gamache y inséra des pièces de monnaie et la braqua sur le fleuve.
Pas le premier canot.
Pas le deuxième — il voyait bouger les lèvres du barreur, mais n’entendait pas les mots.
Gamache pointa ensuite la lunette vers l’embarcation la plus éloignée. Pourtant, ça paraissait si improbable que le son vienne de si loin. La voix perçante pouvait-elle vraiment franchir une telle distance ?
Le canot était loin là-bas, au milieu du fleuve. Six hommes y étaient assis et ramaient. Pour faire avancer les embarcations, dans l’eau ou sur la glace, on pouvait ramer ou les pousser et les tirer. Cette équipe achevait de traverser une veine d’eau et se dirigeait vers des glaces flottantes.
— Rame, rame ! vint de nouveau l’ordre.
Et maintenant, parce que les canotiers étaient dos à lui, Gamache put voir qui était le barreur.
Il le fixa à travers les lentilles, sans oser appuyer son front contre l’instrument métallique de peur qu’il y reste collé.
La voix tonitruante et nette était celle de Ken Haslam.
En revenant vers le Château, Gamache se demanda pourquoi un homme aurait passé sa vie à murmurer, en toutes circonstances, alors qu’en fait il était capable de crier.
De crier plus fort que toute autre personne sur le fleuve. Sa voix avait été perçante.
Haslam était-il aussi surpris que Gamache ? Avait-il, dans sa soixante-huitième année, trouvé sa voix sur les glaces de Québec, en faisant quelque chose que peu de gens oseraient entreprendre ?
C’était toujours un soulagement de rentrer à l’intérieur, et encore plus extraordinaire quand cet intérieur était le Château Frontenac. Dans le magnifique hall, Gamache retira ses mitaines, son manteau, son chapeau et son foulard, et les laissa au vestiaire. Puis, en continuant de protéger son sac à bandoulière avec le bras, il suivit le long et large couloir jusqu’à la double porte vitrée au bout, à travers laquelle filtrait la lumière.
Une fois entré dans le bar Le Saint-Laurent, il s’immobilisa. Devant lui se trouvaient le bar circulaire, les tables disposées tout autour et les immenses fenêtres. Un feu flambait dans chacune des deux cheminées à foyer ouvert.
Mais ce n’était pas ici qu’on l’attendait.
Jetant un coup d’œil à sa droite, Gamache fut surpris de voir une porte qu’il n’avait jamais remarquée avant. Il l’ouvrit et pénétra dans une pièce attenante claire et spacieuse, presque un solarium, où brûlait aussi un feu dans l’âtre.
Quelle que soit la personne qui avait été en train de parler, elle se tut lorsqu’il entra. Une douzaine de visages se tournèrent vers lui. Des visages d’hommes uniquement, tous blancs, tous âgés. Ceux-ci étaient assis dans des canapés confortables à motif floral, des bergères à oreilles ou de larges fauteuils. Gamache s’était attendu à un cadre plus officiel : une salle de conférence avec une longue table et un lutrin.
De plus, il ne s’attendait pas à ce que la rencontre ait débuté avant son arrivée. Il était treize heures vingt-cinq. Émile lui avait dit que les membres se réunissaient à treize heures trente, mais il paraissait évident que la réunion était commencée depuis un bon moment.
Gamache regarda Émile, qui sourit puis détourna les yeux.
— Bonjour, dit l’inspecteur-chef. Je ne vous dérange pas, j’espère.
— Pas du tout.
René Dallaire vint l’accueillir, toujours aussi corpulent et affable qu’à leur première rencontre. D’autres se levèrent également. Gamache fit le tour de la pièce en serrant des mains et en souriant.
Tout le monde se montra cordial, aimable, pourtant il eut l’impression que l’atmosphère était tendue, comme s’il avait interrompu une dispute.
— Donc, vous vouliez nous parler ? demanda M. Dallaire en lui indiquant un fauteuil.
— Oui. Au sujet de la mort d’Augustin Renaud, ce qui, j’imagine, ne surprendra personne, répondit Gamache en s’assoyant.
Son commentaire fut suivi de hochements de tête compatissants de certains des hommes, tandis que d’autres se contentèrent de le fixer, sur leurs gardes. Bien qu’ils ne soient pas membres d’une société secrète, ils semblaient faire bien des mystères.
— En fait, pour commencer, j’aimerais parler de Charles Chiniquy.
Ces mots suscitèrent la réaction à laquelle il s’attendait. Quelques hommes se redressèrent dans leur fauteuil, et plusieurs échangèrent des regards avant de se retourner vers Gamache, l’air légèrement contrarié.
Encore une fois, ce fut René Dallaire qui parla.
— Excusez-moi, monsieur Gamache, mais vous êtes conscient, n’est-ce pas, que notre Société n’en est pas une d’histoire générale ?
— Oui, c’est la Société Champlain, je le sais.
En prononçant ces mots — la Société Champlain —, Gamache comprit soudain quelque chose.
— Mais mon histoire ne commence ni avec Samuel de Champlain ni avec Augustin Renaud, mais à une époque entre les deux. En 1869, pour être précis, avec le père Chiniquy.
— C’était un fou, dit un homme âgé assis dans le fond de la pièce.
— Vous le connaissez donc, dit Gamache. Oui, pour certains c’était un fou, pour d’autres un héros. Dans notre histoire, il était complètement autre chose.
Gamache jeta un coup d’œil à Émile, qui regardait par la fenêtre. Pour rester à l’écart de ce qui allait se produire ?
— Le père Chiniquy était reconnu pour une chose, reprit le chef. Il voulait sauver les alcooliques. Pour cela, il allait là où il en trouverait. Dans le Québec des années 1860, c’était dans la rue du Petit-Champlain, directement en bas de l’endroit où nous sommes réunis.
En effet, s’il avait pu s’élancer par la fenêtre avec assez de force, il aurait plané au-dessus de la terrasse Dufferin et atterri dans la rue du Petit-Champlain. Aujourd’hui, elle était remplie de magasins de dentelles, de cafés et de boutiques pour touristes, mais, à l’époque, elle constituait la tristement célèbre Basse-Ville, remplie d’ivrognes, de canailles et de prostituées, l’endroit où se déversaient les eaux usées et se propageaient les maladies.
Le quartier où s’entassaient les pauvres, aussi bien les ouvriers francophones que les immigrants irlandais. Et où se rendait un prêtre déchu déterminé à les sauver, et voulant peut-être assurer son propre salut par la même occasion.
— Un soir d’été, alors qu’il était dans un bar à la recherche d’âmes à sauver, Chiniquy a entendu par hasard une conversation entre deux Irlandais, Patrick et O’Mara. Ceux-ci avaient été engagés pour participer à des travaux d’excavation dans la Haute-Ville, pour creuser un sous-sol à coups de pioche sous un vieux bâtiment. Il y avait plus d’une vingtaine d’ouvriers sur le site, mais ce sont Patrick et O’Mara qui ont fait la découverte. Ils ont trouvé quelque chose qui leur a semblé avoir de la valeur.
Bien malgré eux, les membres de la Société Champlain écoutaient avec intérêt. Certains affichaient toujours un air mécontent et impatient, mais même eux écoutaient. Seul Émile continuait de regarder fixement par la fenêtre.
À quoi pensait-il ? se demandait Gamache. Pressentait-il, savait-il ce qui s’en venait ?
Quoi qu’il en soit, c’était trop tard.
— En écoutant les deux hommes, Chiniquy trouva leur conversation de plus en plus intéressante. Finalement, il alla les rejoindre. Sachant qui il était, les hommes ne l’accueillirent pas à bras ouverts, mais quand le prêtre offrit de leur payer à boire, ils changèrent d’attitude. Et après quelques autres verres, ils lui révélèrent ce qu’ils avaient découvert : un cercueil. Au début, Chiniquy fut déçu. Le Vieux-Québec avait été pour ainsi dire construit par-dessus des cercueils, des os. Il aurait été assez étonnant, en creusant, de ne pas tomber sur un cercueil. Ces ouvriers devaient certainement le savoir. Mais celui-là était différent, précisèrent-ils. Il était lourd. Non seulement constituait-il une découverte peu commune, s’étaient dit les deux hommes, mais il avait peut-être une certaine valeur. Ils l’avaient donc traîné du chantier jusque chez Patrick, en bas de la côte. La femme de Patrick refusait d’avoir ça chez elle. Son mari insista, mais savait qu’il ne pourrait garder le cercueil dans la maison longtemps. Celle-ci n’était qu’une pauvre masure, où s’entassaient le couple et ses six enfants. Maintenant, il y avait aussi un mort.
Gamache observa son auditoire. Tout le monde l’écoutait, maintenant, même Émile. Comme Gamache, ils pouvaient tous imaginer la scène. L’Irlandaise bafouée et découragée. Après avoir survécu au pénible voyage vers son Nouveau Monde, elle s’était retrouvée dans une situation pire que l’humiliation et la famine qu’elle avait fuies, et maintenant, comme si la vie n’était pas assez pénible, son mari était rentré du travail avec un cadavre.
— Les hommes commencèrent à ouvrir le cercueil, en faisant bien attention, dit Gamache, reprenant son récit. Ils se demandaient pourquoi il était si lourd et l’imaginaient rempli d’or, d’argent et de bijoux. C’était certainement le cercueil d’une personne très riche, se disaient-ils. Mais lorsqu’ils l’eurent ouvert, ils furent amèrement déçus. Il ne contenait qu’un vieux livre en piteux état — une bible — et quelques restes — des os et des lambeaux de vêtements. Il était lourd parce qu’il était doublé de plomb.
Les hommes dans la pièce s’agitèrent un peu. Devinaient-ils la suite ?
— Dans le bar, Patrick et O’Mara avaient été en train de discuter de la meilleure façon de retirer le plomb et de le vendre. Ils avaient ensuite l’intention de jeter le corps dans le fleuve, avec la bible. Comme ils ne savaient pas lire, elle leur était inutile. Chiniquy leur demanda s’il pouvait la voir. Les deux hommes commencèrent à se montrer méfiants. Le prêtre décida alors de changer de tactique. Il leur promit une petite récompense s’ils apportaient le cercueil et la bible à la Literary and Historical Society le lendemain soir. « Pourquoi ? » demandèrent les hommes. « Parce que cette association collectionne tout ce qui est historique, surtout les livres. Ce cercueil est peut-être très vieux », répondit Chiniquy pour les convaincre. Patrick et O’Mara étaient déjà à moitié soûls et s’en foutaient. S’il y avait de l’argent, ils seraient là. Lorsqu’ils se présentèrent le lendemain soir, le père Chiniquy les attendait, ainsi qu’un autre homme. James Douglas.
— Y a-t-il un but à cette histoire ? demanda un des membres de la Société Champlain.
— S’il te plaît, Benoît, un peu de civilité, dit René Dallaire d’un air peiné.
— Je me montrerai poli quand il cessera de me faire perdre mon temps.
— Oui, monsieur, il y a un but, et j’y arrive, dit Gamache.
Il sentait son téléphone vibrer, mais ne pouvait pas vraiment le regarder maintenant.
— Vous avez déjà entendu parler du Dr Douglas, j’imagine.
Il y eut quelques hochements de tête.
— Il a ouvert le cercueil et en a examiné le contenu pendant que le père Chiniquy regardait la bible. James Douglas a ensuite fait une erreur. Il a offert à Patrick et O’Mara cinq cents dollars chacun. Chiniquy était furieux, mais n’a rien dit. Les ouvriers ont immédiatement compris qu’il y avait anguille sous roche. La récompense équivalait à une petite fortune. C’était beaucoup trop pour les restes d’un gars mort depuis longtemps et une vieille bible. Ils ont refusé et exigé mille dollars chacun. Douglas leur a remis cette somme, mais seulement après leur avoir fait promettre de garder le silence et s’être informé de l’endroit où ils habitaient. Les Irlandais détestaient les Anglais, mais les craignaient aussi. Ils savaient ce qui se cachait sous le vernis de politesse. Ils savaient ce dont était capable un Anglais en colère. Patrick et O’Mara acceptèrent le marché, puis descendirent le cercueil au sous-sol et s’en allèrent.
Le téléphone de Gamache vibra de nouveau, mais encore une fois il l’ignora.
— Comment savez-vous tout ça ? demanda quelqu’un.
— Parce que j’ai trouvé ça.
Gamache se pencha vers son sac et en sortit un livre relié en cuir noir. Pendant qu’il le tenait dans sa main, il regarda Émile, qui paraissait surpris, mais autre chose aussi. Esquissait-il un sourire ? Ou faisait-il la grimace ?
— C’est le journal du père Chiniquy pour l’année 1869. Augustin Renaud l’avait trouvé et, reconnaissant son importance, l’avait caché.
— Où était-il ? demanda Émile.
— Dans la bibliothèque de la Literary and Historical Society, répondit Gamache en fixant son mentor.
— Augustin Renaud a caché le journal dans une bibliothèque ? demanda René Dallaire.
— Non, son assassin, précisa Gamache.
— Pourquoi nous racontez-vous tout ça ? voulut savoir Jean Hamel, mince, réservé, et assis comme toujours à côté de René Dallaire.
— Je crois que vous savez pourquoi, répondit Gamache en le regardant droit dans les yeux jusqu’à ce qu’il les baisse.
— À quel endroit les ouvriers irlandais creusaient-ils, avez-vous dit ? demanda un membre.
— Je ne l’ai pas mentionné, mais je peux vous le dire. C’était sous The Old Homestead.
Le silence se fit dans la pièce. Tout le monde avait les yeux fixés sur Gamache.
— Tu as aussi trouvé l’autre livre, n’est-ce pas ? dit Émile, brisant le silence.
— En effet.
Gamache plongea la main dans son sac, qui reposait maintenant sur ses genoux, le sac qu’il protégeait depuis quelques heures.
— L’an dernier, la Literary and Historical Society a vendu une certaine quantité de boîtes de livres, des boîtes que personne n’avait pris la peine de vérifier. Augustin Renaud en a acheté quelques-unes. Lorsqu’il en a examiné le contenu, il s’est rendu compte que les livres avaient appartenu au père Charles Chiniquy. Pas très prometteur, pour un spécialiste de Champlain…
Le mot « spécialiste » suscita quelques raclements de gorge.
— … alors il ne s’est pas hâté de les lire. Mais finalement, en les feuilletant, il est tombé sur quelque chose d’extraordinaire. Il en a fait mention dans son propre journal, mais, fidèle à lui-même, il s’est montré…
Gamache chercha le mot approprié.
— … prudent.
— Ne voulez-vous pas dire qu’il était fou ? demanda Jean Hamel. On ne peut rien croire de ce qu’il a dit ou écrit.
— Non, je veux dire prudent. Et il avait raison. Ce qu’il avait découvert était ahurissant.
Gamache sortit un autre livre relié en cuir noir, plus grand, plus épais que le premier. Le cuir était écorné et sec, mais, sinon, le livre était en bon état. Il n’avait pas vu le soleil durant des centaines d’années, puis, après avoir été déterré, était resté sur une étagère d’une bibliothèque dans la maison du père Chiniquy jusqu’à la mort de ce dernier.
— Ceci, poursuivit Gamache en levant le livre, était le secret du père Chiniquy, un secret qui est mort avec lui. Donc, lorsque sa femme de ménage a emballé ses livres et les a envoyés à la Lit and His il y a plus d’un siècle, personne ne savait quels trésors ils contenaient. En lisant les journaux de Chiniquy, Augustin Renaud a trouvé le compte rendu de la rencontre fatidique d’un soir de juillet 1869. Et parmi les nombreux ouvrages religieux, les recueils de cantiques, les sermonnaires et les bibles rangés dans les boîtes de livres usagés, il a trouvé ceci.
Gamache posa sa large main sur la couverture de cuir très simple, à peine reconnaissable pour ce qu’elle était.
Encore une fois, son téléphone vibra. Il s’agissait de son numéro personnel. Peu de personnes le connaissaient, mais l’appareil n’avait pas cessé de sonner au cours des dix dernières minutes.
— Puis-je ? demanda Émile en tendant le bras.
— Bien sûr, répondit Gamache.
Il se leva et donna le livre à son mentor, puis le regarda faire exactement ce que lui-même avait fait une heure plus tôt. Exactement ce qu’Augustin Renaud, imaginait-il, avait fait un mois plus tôt. Et le père Chiniquy un siècle auparavant.
Émile ouvrit le livre à la reliure en cuir repoussé à la page de l’ex-libris.
Il retint soudainement son souffle, puis, en poussant un soupir, laissa s’échapper deux mots :
— Mon Dieu !
— En effet, dit l’inspecteur-chef. Mon Dieu !
— Qu’y a-t-il ? demanda Jean Hamel, surgissant de l’ombre commode que lui faisait son ami René.
Il était maintenant évident qui était le véritable leader de la Société Champlain.
— Ils avaient trouvé Champlain, répondit Émile, le regard braqué sur Gamache.
Ce n’était pas une question. Il n’y avait aucun doute possible.
— C’était le cercueil de Champlain que les ouvriers irlandais avaient trouvé sous l’Old Homestead.
— Ridicule ! lança le membre désagréable. Qu’est-ce que Champlain ferait là ? Nous savons tous qu’il a été enterré soit dans la chapelle, qui a brûlé, soit dans le cimetière, et non dans un champ des centaines de mètres plus loin.
— Champlain était un huguenot, dit Émile d’une voix à peine audible. Un protestant.
Il leva le livre. Une bible.
— Mais c’est impossible, répliqua sèchement Jean.
Ses paroles furent suivies d’un brouhaha d’approbation. Des mains s’emparèrent de la bible, et le tumulte s’apaisa au fur et à mesure qu’elle fit le tour de la pièce et que les hommes virent la preuve.
Le nom Samuel de Champlain, inscrit à l’encre, et la date : 1578.
C’était une des premières bibles huguenotes, une découverte rare. La plupart avaient été détruites à la suite des divers procès de l’Inquisition, brûlées avec leurs propriétaires. C’était un livre dangereux, pour l’Église et pour quiconque le possédait.
Champlain devait certainement être très pieux, s’il avait gardé un tel objet et avait été enterré avec.
Le silence régnait dans la pièce, où l’on entendait seulement le ronflement et le crépitement du feu. Gamache reprit la bible et la remit dans son sac avec le journal de Chiniquy, puis, après avoir salué le groupe d’hommes perdus dans leurs pensées, il quitta les lieux.
Une fois à l’extérieur de la pièce, il sortit son téléphone et constata qu’il avait reçu vingt-sept appels de diverses personnes, dont Reine-Marie, son fils Daniel et sa fille Annie. Des directeurs Brunel et Francœur, également, et de l’agente Isabelle Lacoste. De différents amis et collègues, et de Jean-Guy Beauvoir, qui rappelait justement.
— Bonjour, Jean-Guy. Que s’est-il passé ?
— Où étiez-vous donc, chef ?
— Dans une réunion. Qu’y a-t-il ?
— Une vidéo virale circule sur Internet. Peter Morrow vient de m’en parler, puis Lacoste et quelques amis ont appelé. D’autres personnes essaient de me joindre. Je ne l’ai pas encore visionnée.
— Qu’est-ce que c’est ?
Mais alors même qu’il posait la question, il pouvait deviner ce que montrait la vidéo et il fut pris d’une soudaine nausée.
— Il s’agit d’un extrait des enregistrements réalisés au cours du raid.
Ce jour-là, tout le monde portait un casque d’écoute auquel était intégrée une caméra miniature, pour enregistrer le déroulement de l’opération. Depuis longtemps déjà, les enquêteurs avaient compris qu’un témoignage verbal ne suffisait pas. Même des policiers bien intentionnés oubliaient des détails, surtout dans le feu de l’action, et si les choses ne s’étaient pas bien passées, comme il arrivait souvent, les policiers pouvaient cesser d’être « bien intentionnés » et se mettre à mentir.
Avec une caméra, il était plus difficile de mentir, mais pas impossible.
Les vidéos obtenues montraient ce qu’avait vu chacun des policiers, ce que chacun avait fait. Le son étant aussi enregistré, on entendait également ce que chacun avait dit. Et, comme dans le cas d’un film, on pouvait faire le découpage et le montage des scènes.
— Chef ? dit Beauvoir.
— Je vois.
Il se sentait comme, à l’entendre, devait se sentir Beauvoir. Bouleversé, épuisé, abasourdi que quiconque puisse faire une telle chose et que quiconque veuille regarder une telle vidéo. C’était une violation, surtout de la vie privée des familles. Les familles de ses policiers.
— Je vais téléphoner, dit-il.
— Je peux le faire, si vous voulez.
— Non, merci. Je le ferai moi-même.
— Qui voudrait faire ça ? demanda Beauvoir. Et qui, pour commencer, a accès à ces enregistrements ?
Gamache baissa la tête. Était-ce possible ?
On lui avait dit qu’il y avait trois hommes armés. Il y en avait plus, cependant, beaucoup plus. Gamache avait supposé qu’il s’agissait d’une erreur. Terrible, mais non intentionnelle.
Il avait multiplié par deux le nombre de suspects, présumant qu’il y en avait six plutôt que trois, convaincu de faire preuve d’une grande prudence.
Il se trompait.
Il avait amené avec lui six agents. Des agents triés sur le volet, qu’il avait choisis lui-même. Il avait aussi amené l’inspecteur Beauvoir, mais pas l’agente Yvette Nichol. Il la revoyait, sa veste tactique sur le dos, son pistolet à la ceinture, le regard perçant. Elle voulait entrer avec eux dans l’usine, l’endroit qu’elle avait identifié en analysant les sons. En écoutant plus attentivement qu’elle ne l’avait jamais fait dans sa vie.
En prêtant attention aux bruits des trains. À leur fréquence. À leur cadence. Des trains de marchandises. Un train de voyageurs. Un avion au-dessus. Un hululement de sirène au loin. Une usine.
Et des chuchotements. Des fantômes en arrière-plan.
Ils étaient trois, avait-elle dit.
Avec l’aide acharnée de l’inspecteur Beauvoir, elle avait réduit de plus en plus les possibilités, avait tout passé au crible, tout épluché. Ils avaient étudié des horaires de train, des trajectoires de vol, avaient cherché des usines assez vieilles pour utiliser encore des sirènes.
Jusqu’au moment où ils avaient su où l’agent Paul Morin était retenu prisonnier.
Il y avait un autre objectif, cependant : éviter la destruction du barrage La Grande. Si la police délivrait le jeune agent, les suspects comprendraient qu’elle avait découvert leur complot. Et ils feraient peut-être sauter le barrage immédiatement, avant que l’escouade tactique puisse arriver sur les lieux.
Non, il fallait faire un choix. Il y avait une décision à prendre.
Gamache voyait encore l’agente Nichol debout à côté de la porte. Prête. Et sa rage lorsqu’il lui avait annoncé sa décision.
— Allez-vous regarder la vidéo ? demanda Beauvoir.
Gamache réfléchit un moment, puis répondit :
— Oui. Et vous ?
— Peut-être.
Lui aussi prit un instant pour réfléchir, puis ajouta :
— Oui.
Il y eut un silence pendant que les deux hommes songeaient à ce que cela signifiait.
— Oh mon Dieu, soupira Beauvoir.
— Ne la regardez pas seul, dit Gamache.
— J’aimerais…
— Moi aussi.
Ils souhaitaient tous les deux la même chose : s’ils devaient revivre ces moments, qu’ils aient au moins pu être ensemble.
L’inspecteur-chef Gamache s’assit lourdement dans une des bergères en cuir du bar Saint-Laurent, demanda un verre d’eau et appela Reine-Marie.
— J’essayais de te joindre, dit-elle.
D’après son ton de voix, elle paraissait stressée, secouée.
— Je sais. Je suis désolé, j’étais en réunion. Jean-Guy vient juste de m’apprendre ce qui se passe. Comment en as-tu entendu parler ?
— Daniel a téléphoné de Paris. Un collègue l’avait averti. Puis Annie a appelé. La vidéo a été mise en ligne vers midi, apparemment, et se propage sur la Toile comme un virus. Des journalistes ne cessent d’appeler depuis une demi-heure. Je suis tellement désolée, Armand.
Il perçut la tension dans sa voix et il aurait volontiers tué quiconque avait fait ça. Avait forcé Reine-Marie à revivre ce cauchemar, ainsi qu’Annie, Daniel et Enid Beauvoir. Et pire encore : les familles de ceux qui étaient morts.
Il aurait voulu être capable d’atteindre l’autre extrémité de la ligne téléphonique pour serrer Reine-Marie dans ses bras, la bercer, lui dire que tout irait bien, qu’il s’agissait seulement d’un fantôme surgi du passé. Le pire était passé.
Mais l’était-il réellement ?
— Quand reviens-tu à la maison ?
— Demain.
— Qui ferait une telle chose, Armand ?
— Je ne sais pas. Je dois regarder la vidéo, mais toi, tu n’es pas obligée. Peux-tu attendre mon retour ? Si tu veux encore la visionner, on pourra la regarder ensemble.
— J’attendrai.
Elle pouvait attendre.
Elle se rappelait quelques fragments de cette journée. Armand n’était pas à la maison. Isabelle Lacoste l’avait appelée pour l’informer que le chef enquêtait sur une affaire et ne pouvait même pas lui parler. Pas avant le lendemain.
Reine-Marie n’avait jamais passé vingt-quatre heures sans entendre la voix de son mari. Pas une seule fois en plus de trente ans de mariage.
Puis, le lendemain matin, juste après midi, une collègue de la Bibliothèque nationale était arrivée au travail le visage défait.
Un bulletin spécial à Radio-Canada. Une fusillade. Des policiers de la Sûreté parmi les morts, dont un officier supérieur de l’escouade des homicides. La course pour se rendre à l’hôpital, sans écouter les reportages. Elle avait trop peur. Le monde s’était écroulé, ne se résumait plus qu’à ce besoin impératif : arriver là-bas. Arriver là-bas. Arriver.
Puis elle avait vu Annie dans la salle des urgences, qui venait juste d’arriver.
« À la radio, ils ont dit que papa… »
« Je ne veux pas l’entendre. »
Annie et elle s’étaient réconfortées. Avaient réconforté Enid Beauvoir, la femme de Jean-Guy, dans la salle d’attente. Ensuite d’autres personnes étaient arrivées, qu’elle ne connaissait pas. Elle revoyait la pantomime grotesque d’inconnus se réconfortant les uns les autres tout en priant secrètement, désespérément, honteusement pour que les mauvaises nouvelles soient pour l’autre.
Les portes battantes de la salle des urgences s’étaient ouvertes. Un ambulancier paramédical était apparu. Avait regardé de leur côté, puis détourné les yeux. Il y avait du sang sur son uniforme. Annie avait saisi la main de Reine-Marie.
« Parmi les morts. »
Un médecin les avait emmenées à l’écart. Les avait isolées des autres. Hébétée, prise de vertiges, Reine-Marie s’était armée de courage pour entendre l’intolérable.
Puis il y avait eu ces mots :
« Il est vivant. »
Elle n’avait pas vraiment écouté le reste. Blessure à la poitrine. Blessure à la tête. Pneumothorax. Hémorragie.
Il était vivant, et c’était tout ce qui importait. Mais il y avait quelqu’un d’autre.
« Jean-Guy, avait-elle demandé, comment est Jean-Guy Beauvoir ? »
Le médecin avait semblé hésitant à répondre.
« Vous devez nous le dire », avait dit Annie d’un ton insistant qui avait surpris Reine-Marie.
Il avait été touché à l’abdomen. On était en train de l’opérer.
« Mais il est hors de danger ? » avait demandé Annie.
« Nous ne le savons pas. »
« Au sujet de mon père, vous avez parlé d’hémorragie. Qu’est-ce que ça signifie ? »
La blessure à la tête avait causé une hémorragie cérébrale, avait dit le médecin. Un AVC.
Reine-Marie ne s’en faisait pas pour ça. Il était vivant !
Et, maintenant, elle se répéta ces mots, comme elle le faisait chaque heure de chaque jour depuis les événements. Peu importait ce que montrait cette maudite vidéo. Il était vivant.
— Je ne sais pas ce qu’elle peut contenir, était en train de dire Armand.
Et c’était la vérité. Pour les besoins de l’enquête sur la tuerie, il s’était efforcé de se remémorer la scène, mais il ne lui restait guère plus que des impressions. Il se souvenait du chaos, du bruit, des cris et des hurlements. Des tireurs, partout. Beaucoup plus nombreux que prévu.
Il se rappelait les coups de feu. Le béton et le bois que les balles faisaient éclater tout autour. Les tirs d’armes automatiques. Le contact peu familier de sa veste tactique. L’arme d’assaut dans ses mains. Les gens dans sa ligne de mire. La détonation quand il avait tiré. En visant pour tuer.
Il se voyait balayant les lieux du regard à la recherche de tireurs, donnant des ordres. Maintenant la discipline même dans la tempête.
Puis il avait vu Jean-Guy tomber. Et d’autres.
Il se réveillait la nuit avec ces images dans la tête, ces sons. Et cette voix.
« Je vous trouverai à temps. Ayez confiance en moi. »
« J’ai confiance, monsieur. Je vous crois. »
— Je serai à la maison demain, dit Armand à Reine-Marie.
— Sois prudent.
Elle ne disait jamais ça, avant. Avant ce qui s’était produit. Elle le pensait, Gamache le savait, chaque fois qu’il partait travailler, mais elle ne le disait pas. Maintenant, oui.
— Oui, je serai prudent. Je t’aime.
Il raccrocha et prit un moment pour se ressaisir. Dans sa poche, il sentait le flacon de pilules. Sa main s’y dirigea et se referma sur la bouteille.
Il ferma les yeux.
Après avoir sorti sa main vide de la poche, il commença à appeler les policiers qui avaient survécu, et les familles des autres.
Il parla à leurs mères, à leurs pères, à leurs femmes et à un mari — en bruit de fond, il avait entendu un jeune enfant demander du lait. Il fit des quantités d’appels et écouta chacune des personnes exprimer sa rage, sa peine, son incompréhension — comment quelqu’un avait-il pu diffuser une vidéo de cet événement ? Aucune d’entre elles ne rejeta la responsabilité sur lui. Armand Gamache, cependant, savait qu’elles auraient pu.
— Est-ce que ça va ?
Gamache leva la tête et vit Émile Comeau s’asseoir dans le fauteuil en face de lui.
— Que s’est-il passé ? demanda Émile en voyant l’expression de son ami.
Gamache hésita à répondre. Pour la première fois de sa vie, il était tenté de mentir à cet homme qui lui avait menti.
— Pourquoi m’as-tu dit que la réunion de la Société Champlain débutait à une heure et demie alors que, de toute évidence, les membres se réunissent à une heure ?
Émile ne répondit pas immédiatement. Allait-il mentir de nouveau ? se demanda Gamache. Mais Émile secoua plutôt la tête et dit :
— Je suis désolé, Armand. Il y avait des choses dont nous devions discuter avant que tu arrives. J’ai pensé que c’était mieux ainsi.
— Tu m’as menti.
— C’était seulement une demi-heure.
— C’était plus que ça, et tu le sais. Tu as fait un choix, tu as choisi un camp.
— Un camp ? Veux-tu dire que la Société Champlain n’est pas du même côté que toi ?
— Je veux dire que chacun a ses loyautés. Tu as clairement démontré où se situaient les tiennes.
Émile le regarda longuement.
— Excuse-moi, je n’aurais pas dû te mentir. Ça ne se reproduira plus.
— Pourtant, tu m’as déjà menti une autre fois.
Gamache se leva et déposa un billet de cent dollars sur la table pour le verre d’eau et le temps qu’il avait passé près du feu sans être dérangé.
— Que t’a dit Augustin Renaud ?
Émile aussi se leva.
— Que veux-tu dire ?
— Les lettres SC dans le journal de Renaud. J’avais déduit qu’elles faisaient référence à un rendez-vous prochain avec quelqu’un, peut-être Serge Croix. Un rendez-vous auquel il ne se rendrait pas, puisqu’il a été assassiné. Mais j’avais tort. SC voulait dire la Société Champlain, et la rencontre devait avoir lieu aujourd’hui à treize heures. Pourquoi voulait-il rencontrer les membres de la Société ?
Émile le fixa, consterné, mais ne répondit rien.
Gamache tourna sur ses talons et s’éloigna à grandes enjambées dans le couloir. Son cœur battait à tout rompre, et son téléphone se remit à vibrer.
— Attends, Armand, entendit-il derrière lui.
Ignorant les appels, il continua de marcher. Puis il se rappela ce qu’Émile avait représenté — et représentait toujours — pour lui. Une mauvaise action effaçait-elle tout le reste ?
C’était ça, le danger. Pas que des trahisons cruelles pouvaient se produire, mais qu’elles pouvaient peser plus lourd que tout ce qui était bon, qu’on pouvait oublier le bon et se souvenir seulement du mauvais.
Pas ce jour-là, cependant. Gamache s’arrêta.
— Tu as raison, Renaud voulait nous rencontrer, dit Émile en rattrapant Gamache au vestiaire. Il avait découvert quelque chose, a-t-il dit. Quelque chose qui ne nous ferait pas plaisir, mais qu’il était prêt à enterrer si nous lui accordions ce qu’il voulait.
— Et que voulait-il ?
— Devenir membre de la Société et jouir de toute la crédibilité qu’elle conférait. Et lorsqu’on trouverait le cercueil, il voulait que nous reconnaissions qu’il avait raison depuis le début.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Et avez-vous accédé à ses demandes ?
Émile secoua la tête.
— Nous avons décidé de ne pas le recevoir. Personne ne croyait qu’il avait trouvé Champlain, ni quelque chose de compromettant. De l’avis général, l’accepter comme membre aurait eu pour effet de déprécier l’image de la Société. Il s’est fait blackbouler.
— Un homme âgé s’adresse à vous en quête d’un peu de reconnaissance, seulement de la reconnaissance, et vous le rejetez ?
— Je n’en suis pas fier. C’est de cela que nous devions discuter entre nous. Il fallait tout te raconter, ai-je dit aux autres. S’ils ne le faisaient pas, ai-je précisé, moi, je le ferais. Je suis vraiment désolé, Armand. J’ai commis une erreur. Mais c’était uniquement parce que je savais que ça ne changerait rien à l’enquête. Personne ne croyait Renaud. Personne.
— Quelqu’un le croyait. Et l’a tué.
Les membres de la Société Champlain étaient tous des hommes âgés. Qu’est-ce qui les soudait en tant que club ? Certainement leur passion pour Champlain et les débuts de la colonie, mais cela expliquait-il une loyauté de toute une vie ? Y avait-il autre chose ?
Samuel de Champlain n’était pas qu’un simple explorateur comme les autres, c’était le père du Québec et, à ce titre, il était devenu pour les Québécois un symbole de grandeur. Et de liberté. De Nouveaux Mondes et de nouveaux pays.
De souveraineté. De séparation du Canada.
Gamache se rappelait les troubles violents de la fin des années soixante. Les attentats à la bombe, les enlèvements, les meurtres. Tous commis par de jeunes séparatistes. Mais les jeunes séparatistes des années soixante étaient devenus de vieux séparatistes, qui se joignaient à des sociétés savantes, se réunissaient dans des bars chics et sirotaient des apéritifs.
Et complotaient ?
On avait trouvé Samuel de Champlain, et découvert qu’il était protestant. Qu’est-ce que l’Église penserait de ça ? Qu’en penseraient les indépendantistes ?
— Comment as-tu trouvé les livres ? demanda Émile en baissant les yeux vers le sac de Gamache.
— C’est la sacoche de Renaud qui m’a mis sur la piste. Pourquoi utiliser un si grand sac seulement pour apporter un petit plan ? La sacoche devait contenir autre chose. Puis, quand nous n’arrivions pas à trouver les livres, je me suis dit qu’il les gardait probablement toujours avec lui. Augustin Renaud aurait certainement refusé de s’en séparer, même pour un moment. Il devait les avoir avec lui lorsqu’il a été assassiné dans la cave de la Literary and Historical Society. Pourtant, ils n’étaient pas près du corps. J’en ai donc déduit que le tueur les avait pris. Mais qu’en avait-il fait ?
Émile plissa les yeux, remontant la piste qu’Armand venait de tracer. Puis il sourit.
— Le meurtrier ne pouvait pas les emporter chez lui. Si on les trouvait en sa possession, ils constitueraient une preuve contre lui.
Gamache observa son mentor.
— Il aurait pu les détruire, j’imagine, continua Émile, réfléchissant tout haut. Les jeter dans un foyer, les brûler. Mais il n’a pas pu se résoudre à faire une telle chose. Alors qu’a-t-il fait ?
Dans le hall bondé de l’hôtel, les deux hommes se regardèrent fixement. Autour d’eux, les gens tourbillonnaient comme un majestueux fleuve, certains emmitouflés pour affronter le froid, d’autres en tenue de soirée pour assister à un cocktail, d’autres encore portant la traditionnelle ceinture fléchée du carnaval. Personne ne prêtait attention à ces hommes, parfaitement immobiles au milieu du courant.
— Il les a cachés dans la bibliothèque ! s’exclama Émile d’un ton triomphant. Il n’y avait pas de meilleure cachette : parmi des milliers d’autres vieux livres reliés en cuir, que personne ne lisait, dont tout le monde se désintéressait. Si simple…
— J’ai passé la matinée à chercher et je les ai finalement trouvés.
Émile et Gamache sortirent du Château et en eurent le souffle coupé lorsque le vent glacial leur fouetta le visage.
— Tu as trouvé les livres, mais qu’est-il devenu de Champlain ? demanda Émile en clignant des yeux à cause du froid cinglant. Qu’en ont fait James Douglas et Chiniquy ?
— Nous sommes sur le point de le découvrir.
— À la Lit and His ?
Tournant à gauche, les deux hommes passèrent à côté des vieux bâtiments en pierre, des arbres où étaient emprisonnés des boulets de canon, tous ces témoins d’un passé qu’ils aimaient tant.
— Mais pourquoi l’archéologue en chef n’a-t-il pas trouvé Champlain, l’autre jour, lorsqu’il a inspecté la cave ?
— Comment sais-tu s’il ne l’a pas trouvé ?