23

Quand l’inspecteur-chef et Émile Comeau arrivèrent à la Literary and Historical Society, Elizabeth, Porter Wilson, la menue libraire Winnie et M. Blake étaient rassemblés dans le hall d’entrée, et attendaient.

— Que se passe-t-il ? demanda immédiatement Porter sans laisser le temps aux deux hommes de fermer la porte derrière eux. L’archéologue en chef est de retour avec des techniciens. L’inspecteur Langlois aussi est ici. Il nous a formellement interdit d’aller dans notre propre sous-sol.

— Aviez-vous l’intention d’y aller ? demanda Gamache en enlevant son manteau.

— Euh, non.

— Avez-vous besoin d’y aller ?

— Non, pas du tout.

Les deux hommes se dévisagèrent.

— Oh, pour l’amour de Dieu, Porter, ne nous embarrasse pas, dit Elizabeth. Laisse-les faire leur travail. Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Armand Gamache, nous aimerions avoir de l’information. N’importe quoi que vous pourrez nous dire.

Gamache et Émile échangèrent un regard.

— Nous pensons qu’Augustin Renaud avait peut-être raison, répondit l’inspecteur-chef.

— À propos de quoi ? demanda sèchement Porter.

— Ne fais pas l’idiot, dit M. Blake. À propos de Champlain, bien sûr.

Puis, voyant Gamache hocher la tête, il fronça les sourcils et ajouta :

— Vous croyez que Samuel de Champlain est dans notre cave et qu’il y est enseveli depuis toujours ?

— En tout cas, depuis les cent quarante dernières années, oui. Pardon, excusez-nous.

Gamache et Émile se faufilèrent derrière les membres, empruntèrent les corridors maintenant familiers et se rendirent au premier sous-sol en passant par la trappe, puis jusqu’à une échelle en fer donnant accès au dernier niveau.

À travers les lattes du plancher du premier sous-sol, ils virent une lumière éblouissante, comme si le soleil était emprisonné dans la pièce en dessous. Mais une fois descendus, ils en identifièrent la source : des lampes industrielles puissantes braquées encore une fois sur le sol en terre battue et les murs de pierre.

L’archéologue en chef se trouvait au centre de la pièce, ses longs bras serrant sa poitrine comme s’il essayait, sans succès, de contenir sa colère. Les deux techniciens qui l’accompagnaient la première fois étaient présents, de même que l’inspecteur Langlois, qui emmena immédiatement Gamache à l’écart.

— Je peux expliquer, commença Gamache avant d’être interrompu.

— Je sais. Il ne s’agit pas de ça. Laissons Croix mariner un peu. De toute façon, c’est un trou de cul. Êtes-vous au courant ?

Langlois scruta le visage de l’inspecteur-chef.

— Vous parlez de la vidéo ? Oui, mais je ne l’ai pas regardée.

À son tour, Gamache observa attentivement l’homme devant lui.

— Et vous ?

— Oui, je l’ai visionnée. Tout le monde l’a vue.

Il exagérait, bien sûr, mais peut-être pas tant que ça. Gamache continua de fixer le visage de Langlois à la recherche d’indices. Décelait-il un peu de pitié dans son expression ?

— Je regrette que cela se soit produit, monsieur.

— Merci. Je la regarderai plus tard cet après-midi.

Langlois sembla vouloir dire autre chose, mais se retint et se tourna brusquement du côté de l’archéologue en chef.

— Alors, de quoi s’agit-il, patron ? demanda-t-il à l’inspecteur-chef.

— Je vais vous le dire, répondit Gamache avec un sourire en guidant l’inspecteur vers la grande pièce et le petit groupe.

Puis il s’adressa à Serge Croix.

— Vous étiez ici il y a environ une semaine, je le sais, pour voir si, peut-être, il y avait un autre corps que celui d’Augustin Renaud dans ce sous-sol. Pour vérifier si l’homme qui à vos yeux représentait une menace avait raison et que Champlain était bel et bien enterré ici. Mais, comme vous vous y attendiez, vous n’avez rien trouvé.

— Nous avons trouvé des légumes-racines, répliqua Croix, ce qui suscita des ricanements étouffés de la part des techniciens derrière lui.

— J’aimerais que vous creusiez encore, dit le chef, un sourire sur les lèvres lui aussi. Pour voir si Champlain est ici.

— Pas question. C’est une perte de temps.

— Si vous ne voulez pas le faire, alors moi, je le ferai, dit Gamache en tendant la main vers une pelle. Et, je préfère vous le dire, je suis encore moins un archéologue que ne l’était Renaud.

Il retira son cardigan et le donna à Émile, puis retroussa ses manches. Parcourant la pièce du regard, il vit tous les petits tas de terre fraîchement remuée, là où on avait creusé, puis rempli, des trous.

— Je vais peut-être commencer ici.

Il enfonça légèrement la pelle dans la terre et mit son pied dessus.

— Attendez, dit Croix. Ceci est absurde. Nous avons déjà fouillé cette cave. Qu’est-ce qui vous fait penser que Champlain pourrait y être enseveli ?

— Ça.

Sur un signe de tête de Gamache, Émile ouvrit le sac à bandoulière et tendit la vieille bible à Serge Croix. Les deux hommes observèrent l’archéologue pendant que sa vie changeait. Cela commença par un tout petit mouvement. Il écarquilla graduellement les yeux, puis cligna des paupières, et enfin expira.

— Merde, murmura-t-il. Oh, merde.

Il leva la tête et fixa Gamache.

— Où l’avez-vous trouvée ?

— En haut, là où on cacherait un vieux livre précieux. Parmi d’autres vieux livres, dans une bibliothèque où personne ne vient. Fort probablement mise là par le meurtrier. Il ne voulait pas la détruire, mais ne pouvait pas non plus la garder, alors il l’a cachée. Mais avant, Renaud l’avait eue en sa possession et, avant ça, elle avait appartenu à Charles Chiniquy.

Gamache voyait Croix réfléchir à toute vitesse, établir des liens, à travers les années, les siècles, entre des mouvements, des événements, des personnages.

— Comment Chiniquy a-t-il obtenu cette bible ?

— Patrick et O’Mara, ces deux manœuvres irlandais dont je vous ai parlé, l’ont trouvée et la lui ont vendue.

— Vous m’avez demandé de me renseigner au sujet de travaux d’excavation exécutés en 1869. C’était en rapport avec ça ? Ces hommes travaillaient sur l’un des chantiers ?

Gamache hocha la tête et attendit que Croix fasse le dernier lien.

— L’Old Homestead ? demanda finalement l’archéologue en portant la main à son front et en inclinant la tête vers l’arrière. Évidemment. L’Old Homestead. Nous ne nous sommes jamais intéressés à cet emplacement parce qu’il est à l’extérieur du périmètre correspondant, selon nous, à ce qui était considéré comme terre sacrée à l’époque. Mais Champlain n’aurait pas été enterré en terre sacrée, pas s’il était un huguenot.

Croix serra la bible dans ses mains et sembla éprouver une vive émotion, une exaltation, comme s’il était en transe.

— Des rumeurs circulaient, bien sûr, mais c’est comme ça avec Champlain. On sait si peu de choses à son sujet que des rumeurs courent sur tout ce qui le concerne. Cette hypothèse — qu’il était un huguenot — était l’une d’elles et, à notre avis, pas très crédible. Le roi mettrait-il un protestant à la tête du Nouveau Monde ? Ou ignorait-il que Champlain en était un ? Non, il est plus probable qu’il le savait, et cela expliquerait bien des choses.

L’archéologue avait maintenant l’air d’un adolescent amoureux pour la première fois. En proie à une sorte d’ivresse, il bafouillait presque.

— Cela expliquerait pourquoi Champlain n’a jamais été anobli ni officiellement reconnu comme gouverneur du Québec. Pourquoi on ne lui a jamais rendu honneur pour ce qu’il a accompli alors que d’autres ont été honorés pour bien moins, ce qui a toujours constitué un mystère. Et cela explique peut-être, aussi, pourquoi il a été envoyé ici. C’était presque considéré comme une mission suicide et, si Champlain était huguenot, sa vie avait sans doute peu de valeur, il était sacrifiable.

— S’il était huguenot, les Jésuites l’auraient-ils su ? demanda un des techniciens.

Cette question, Gamache se l’était posée, et elle le laissait perplexe. L’Église catholique avait joué un rôle important dans l’établissement de la colonie, en convertissant les autochtones et en maintenant les colons dans le droit chemin.

Faire preuve de tolérance n’était pas le fort des Jésuites.

— Je ne sais pas, avoua Croix, qui réfléchissait. Pourtant, ils devaient le savoir, sinon ils auraient enterré Champlain dans le cimetière catholique, pas à l’extérieur.

— Mais jamais ils n’auraient permis qu’il soit enseveli avec ça, dit Gamache en indiquant la bible huguenote que Croix serrait encore dans ses mains.

— C’est vrai. Mais quelqu’un devait le savoir, répondit l’archéologue. Selon de nombreux rapports de témoins oculaires, Champlain a été enterré dans la chapelle qu’il a aidé à construire. Il avait laissé la moitié de sa fortune aux Jésuites.

L’archéologue en chef se tut, mais tous pouvaient voir que ça bouillonnait dans sa tête.

— Se peut-il que ce soit ça ? L’argent a-t-il servi de pot-de-vin ? Champlain a-t-il légué la moitié de sa fortune à l’Église pour pouvoir être enterré publiquement dans la chapelle et, plus tard, à l’extérieur du cimetière catholique, dans un champ ? Avec ceci ? dit-il en brandissant la bible.

Gamache écoutait, imaginant ce grand homme déterré au plus fort de la nuit, ses restes transportés à travers le cimetière, hors de la terre consacrée, et plus loin encore.

Pourquoi ? Parce qu’il était un protestant. Tous ses exploits, tout son courage, toute sa vision et sa détermination, toutes ses réalisations ne signifiaient rien, en fin de compte. Mort, il n’était qu’une chose.

Un huguenot. Un étranger dans un pays qu’il avait créé, un monde qu’il avait bâti. Samuel de Champlain, l’humaniste, avait été enterré dans le Nouveau Monde, dans une terre non bénite, mais vierge, aussi.

« Champlain est-il venu ici avec l’espoir que cet endroit serait différent ? se demanda Gamache. Pour se rendre compte, finalement, que le Nouveau Monde était exactement comme l’Ancien, seulement plus froid. »

Samuel de Champlain était resté dans son cercueil doublé de plomb, avec sa bible, jusqu’à ce que deux travailleurs irlandais, vivant dans la misère et le désespoir, le déterrent. Il avait fait la fortune de ces hommes. O’Mara avait quitté Québec ; Patrick, la Basse-Ville. Il avait acheté une maison dans la rue des Jardins, parmi les nantis. Avait-il été plus heureux là ?

— Et maintenant, vous croyez que Champlain est ici ? demanda Croix en se tournant vers Gamache.

— Oui.

Gamache raconta le reste de l’histoire. La rencontre avec James Douglas, le pot-de-vin payé aux Irlandais.

— Alors, Chiniquy et Douglas l’ont enterré ici ? demanda l’archéologue.

— Selon moi, oui. Champlain représentait un symbole trop puissant pour le Québec français, il constituait un personnage rassembleur. C’était préférable qu’on ne le découvre jamais. On était en 1869, deux ans seulement après la Confédération. Beaucoup de francophones n’étaient pas contents de se joindre au Canada. Il était déjà question de séparation à cette époque. Trouver Champlain n’aiderait pas la cause canadienne et, en fait, causerait sans doute un tort considérable. Chiniquy s’en fichait probablement, mais, à mon avis, pas le Dr Douglas. Il était au courant des forces politiques en jeu, et, de nature, c’était un homme aux idées conservatrices. Mieux valait faire le moins de vagues possible.

— Et la découverte des restes de Champlain aurait créé des vagues, dit l’inspecteur Langlois en hochant la tête. Il était préférable d’enterrer les morts et de les laisser reposer en paix.

— Mais les morts avaient tendance à sortir de leur tombe, dit Croix. Surtout quand James Douglas était dans les parages. Vous êtes au courant de ses activités ?

— Comme pilleur de tombes ? demanda Gamache. Oui.

— Et pour les momies ?

— Les momies ? répéta Langlois.

— Je vous expliquerai une autre fois, répondit l’inspecteur-chef. Maintenant, nous avons un corps à trouver.

Durant l’heure qui suivit, l’archéologue et ses techniciens creusèrent encore une fois dans la cave, déterrant d’autres boîtes métalliques, d’autres légumes-racines.

Mais directement en dessous de l’échelle, ils trouvèrent quelque chose d’autre. Ils n’avaient pas jugé nécessaire de fouiller à cet endroit, plus tôt dans la semaine, présumant que le bip du détecteur avait été produit par les barreaux en métal. Maintenant, cependant, un examen plus attentif leur révélait qu’il ne s’agissait pas de ça.

Creusant prudemment, mais sans enthousiasme ni conviction, les techniciens heurtèrent un objet plus gros que les boîtes métalliques habituelles. Et pas en métal, mais en bois.

Ils continuèrent leur travail en faisant encore plus attention. Ils enlevèrent la terre, prirent des photos, enregistrèrent l’événement. Puis lentement, avec beaucoup de soin, ils mirent au jour un cercueil. Les hommes firent cercle autour et, machinalement, se signèrent.

L’inspecteur téléphona à son équipe médicolégale, qui se présenta quelques minutes plus tard. On prit des échantillons, d’autres photos et des empreintes.

Devant les caméras qui filmaient, le cercueil fut hissé hors du trou. À l’aide d’un pied-de-biche, l’archéologue et le chef technicien soulevèrent les longs clous rouillés. Ceux-ci sortirent enfin du bois, dans un long cri strident, comme s’ils étaient réticents à révéler ce qu’ils avaient gardé caché pendant si longtemps.

Le couvercle pouvait maintenant être retiré. Serge Croix tendit la main, puis hésita. Se tournant vers Gamache, il lui fit signe de venir. Gamache déclina l’offre, mais, devant l’insistance de l’archéologue, s’approcha.

Armand Gamache se tenait devant le cercueil vermoulu, fait de planches d’érable provenant d’anciennes forêts défrichées pour bâtir le Québec quatre cents ans plus tôt. Il sentit sa main droite trembler et savait que ça se voyait.

Il toucha le cercueil et le tremblotement cessa. Posant les deux mains sur le cercueil, il réfléchit à ce qui était sur le point de se produire, après des siècles de recherches, des vies entières consacrées à essayer de trouver le père du Québec, et après que lui-même eut passé son enfance à lire au sujet de cet homme, à rêver de son époque, à reconstituer ses hauts faits avec ses amis. Debout sur de grosses pierres dans le parc du Mont-Royal, un bâton à la main, il avait été aux commandes du magnifique vaisseau, avait pris part à de nobles batailles, survécu à de terribles tempêtes. Un vaillant capitaine. Comme tous les écoliers québécois, son héros avait été Samuel de Champlain.

L’explorateur, le cartographe, le bâtisseur. Le fondateur du Québec.

Gamache baissa les yeux sur ses larges mains qui reposaient doucement sur le vieux bois.

Samuel de Champlain.

Gamache se recula et fit signe à Émile de prendre sa place. L’homme âgé secoua la tête, mais Gamache alla le chercher et l’amena au cercueil. Puis il fit un pas en arrière et sourit à son mentor.

— Merci, articula Émile en silence.

Doucement, avec beaucoup de précautions, l’archéologue en chef et lui soulevèrent le couvercle lourd, doublé de plomb.

Ils virent un squelette. Enfin trouvé.

Serge Croix fixa les ossements et, après un long silence, dit :

— À moins que Champlain ait caché un autre grand secret, ce n’est pas lui qui repose là.

— Que voulez-vous dire ? demanda Gamache.

— Ce squelette est celui d’une femme.

 

Quelque chose avait changé. Jean-Guy Beauvoir le sentait. Les gens le regardaient d’une autre façon, comme s’ils l’avaient vu nu ou dans un état de grande vulnérabilité, son âme même exposée aux yeux de tous. Comme si, maintenant, c’était tout ce qu’ils voyaient.

Pas l’homme qu’il était en réalité, mais une version remaniée de lui.

Tous avaient vu la vidéo. C’était évident. Il était le seul dans Three Pines à ne pas l’avoir visionnée. Lui et peut-être Ruth, une femme à peine sortie de l’âge de pierre.

Si les habitants de Three Pines savaient quelque chose sur lui, la réciproque était vraie, aussi. Il avait découvert quelque chose que personne d’autre ne savait, c’est-à-dire qui avait tué l’Ermite.

C’était vendredi, en fin d’après-midi. Le soleil était couché depuis longtemps et le bistro se vidait, les gens rentrant souper à la maison après avoir pris un verre.

Beauvoir regarda autour de lui. Clara, Peter et Myrna étaient assis avec Old Mundin et L’Épouse, qui tenait Charles, endormi. À une autre table, Marc et Dominique Gilbert buvaient une bière, et la mère de Marc, Carole, du vin blanc. Il y avait également les Parra, Roar et Hanna. Leur fils, Havoc, servait aux tables.

Ruth était assise seule, et Gabri se trouvait derrière le bar.

La porte s’ouvrit et une personne entra précipitamment, tapotant son chapeau pour faire tomber la neige et martelant le plancher avec ses pieds. Vincent Gilbert, le saint trou de cul, le médecin qui s’était montré si gentil avec Beauvoir et si cruel avec d’autres.

— Suis-je en retard ?

— En retard ? dit Carole. Pour quoi ?

— Eh bien, on m’a invité. Pas toi ?

Tout le monde se tourna vers Beauvoir, puis vers Clara et Myrna. Old et L’Épouse avaient été invités par les deux femmes à venir prendre un verre. Les Parra aussi. Les Gilbert étaient venus à la demande de Beauvoir, et Ruth faisait simplement partie du décor.

— Patron, lança Beauvoir, et Gabri verrouilla la porte avant, puis ferma les entrées donnant sur les boutiques.

— Que signifie tout ça ? demanda Roar.

Il paraissait perplexe, mais pas inquiet. Roar Parra était trapu et robuste, et Beauvoir fut soulagé qu’il ne se sente pas inquiet. Pas encore.

Tous les yeux étaient rivés sur l’inspecteur.

Un peu plus tôt, Beauvoir avait pris Gabri à l’écart et lui avait demandé de s’arranger pour faire partir les autres clients, discrètement. Dehors, la neige tombait en formant des tourbillons visibles dans la lumière provenant des maisons. Sur les trois pins dans le parc du village, les lumières de Noël aux couleurs gaies ballottaient dans le vent. Lorsque les gens encore dans le bistro sortiraient, se dit Beauvoir, ils affronteraient un petit blizzard.

À l’intérieur, il faisait bon et chaud. Le vent et la neige qui tournoyait en heurtant les fenêtres ne faisaient que renforcer leur sentiment d’être en sécurité. Des feux brûlaient dans les cheminées et, si on pouvait entendre souffler le vent, jamais le bâtiment ne trembla.

À l’instar de tout le reste dans Three Pines, et de ses habitants, celui-ci encaissait les coups et demeurait debout.

Et maintenant, toutes les personnes présentes avaient les yeux braqués sur lui, Beauvoir.

Y avait-il un peu de pitié dans leur regard ?

— OK, couille molle, que signifie tout ceci ? demanda Ruth.

 

Assis dans la bibliothèque de la Literary and Historical Society, Armand Gamache songeait avec émerveillement que, une semaine plus tôt, il connaissait à peine cet endroit et les membres du conseil. Maintenant, il avait l’impression de bien connaître ce lieu et ces gens.

Le conseil s’était réuni encore une fois.

Porter Wilson, tendu et méfiant, présidait l’assemblée, même s’il n’était pas un meneur-né. Le vrai chef était la personne assise à côté de lui, celle qui prenait soin de tout le monde, voyait au bon fonctionnement de la bibliothèque, rattrapait et réparait les bourdes de Porter. Elizabeth MacWhirter, l’héritière de la fortune des MacWhirter, propriétaires des chantiers navals, fortune depuis longtemps disparue. Aujourd’hui, seule subsistait l’apparence de richesse.

Or les apparences comptaient, Gamache le savait. Surtout pour Elizabeth MacWhirter et la communauté anglophone. En vérité, cette femme et les anglophones étaient à la fois plus forts et plus faibles qu’ils ne paraissaient.

La communauté anglophone était sans aucun doute restreinte, et elle ne cessait de diminuer, elle mourait petit à petit. C’était un fait dont ne semblait pas consciente la majorité francophone qui continuait de voir les Anglos — les voyait-elle, seulement ? — comme représentant une menace.

Et pourquoi pas, en fin de compte ? De nombreux anglophones se voyaient encore exerçant le pouvoir, le méritant. C’était leur destinée manifeste, un droit acquis du fait de leur naissance et conféré par le sort. Par le général Wolfe deux cents ans auparavant sur le champ appartenant au fermier Abraham.

Ils étaient comme les Blancs d’Afrique du Sud ou du sud des États-Unis qui savaient que la situation avait changé, acceptaient même le changement, mais n’arrivaient pas à se débarrasser de la certitude, profondément et habilement cachée, qu’ils devraient encore être les maîtres.

Il y avait Winnie, la petite bibliothécaire qui aimait la bibliothèque, aimait Elizabeth, aimait travailler dans un univers suranné.

M. Blake aussi était là, en costume-cravate. Un vieil homme affable et bienveillant, dont le foyer, autrefois constitué de la ville entière, avait été réduit à une maison, et finalement à cette unique pièce d’une grande beauté. Et Gamache se demanda jusqu’où irait une personne pour défendre son foyer.

Tranquillement assis, Tom Hancock observait ses compagnons. Jeune, énergique, réfléchi, mais pas vraiment l’un d’eux. Un étranger. Cependant, cela lui permettait de voir clairement ; il voyait ce qui était visible seulement de loin.

Et, enfin, il y avait Ken Haslam, dont la voix était soit inaudible, soit stridente.

Avec cet homme, c’était tout ou rien. Il pouvait passer d’un extrême à l’autre : rester tranquillement assis dans son fauteuil ou lutter pour traverser un fleuve gelé.

La femme et la fille de cet homme étaient enterrées au Québec, et pourtant il n’était pas considéré comme un Québécois, comme s’il fallait davantage pour l’être.

Émile, Gamache et les membres du conseil s’étaient retirés dans la bibliothèque après que les autres étaient partis avec le cercueil.

Gamache regarda tour à tour chacun des administrateurs, finissant avec Porter Wilson. Il s’attendait à de véhémentes protestations, à une demande d’explication, peut-être teintée d’une accusation d’injustice.

Mais non. Ils fixèrent simplement l’inspecteur-chef, d’un air poli. Quelque chose dans leur attitude avait changé, et Gamache savait quelle en était la raison.

C’était cette maudite vidéo. Ils l’avaient visionnée ; lui, non. Pas encore. Ils savaient quelque chose que lui ignorait, quelque chose le concernant. Mais il savait quelque chose qu’eux ignoraient, et qu’ils voulaient savoir.

Eh bien, ils allaient devoir attendre.

— Vous vous êtes entraînés sur le fleuve cet après-midi, je crois, dit-il au révérend Tom Hancock.

— En effet, répondit celui-ci, surpris du sujet.

— Je vous ai vus.

Le chef se tourna vers Ken Haslam, qui sourit et articula en silence des mots que Gamache ne comprit pas. Il y eut des hochements de tête.

— Que vient de dire M. Haslam ? demanda Gamache.

Plusieurs visages, maintenant, rougissaient. Il attendit, puis ajouta :

— Je n’ai pas entendu un seul mot, et vous non plus, je pense.

Il se tourna de nouveau vers l’homme distingué, assis bien droit.

— Pourquoi chuchotez-vous ? En fait, on ne peut même pas qualifier ça de chuchotement.

Gamache avait parlé d’un ton respectueux, calme, dans lequel on ne décelait ni colère ni accusation, seulement le désir de savoir.

Les lèvres de Ken Haslam remuèrent, mais, encore une fois, personne n’entendit ses paroles.

— Il parle…, commença à dire Tom Hancock avant que Gamache l’interrompe en levant la main.

— Il est temps, je crois, que M. Haslam parle pour lui-même. Vous n’êtes pas de mon avis ? Vous, plus que quiconque peut-être, savez qu’il peut le faire.

C’était maintenant au tour du pasteur de rougir. Il regarda Gamache, mais garda le silence.

Le chef se pencha vers Haslam.

— Je vous ai entendu donner la cadence sur la glace. On n’entendait aucune autre équipe, personne d’autre. Seulement vous.

Ken Haslam paraissait effrayé, pratiquement au bord des larmes. Il ouvrit la bouche, puis secoua la tête.

— Je ne peux pas parler fort, dit-il d’une voix à peine audible. Toute ma vie, on m’a ordonné de ne pas faire de bruit.

— Qui ?

— Mon père, ma mère, mes frères. Mes professeurs, tout le monde. Même ma chère femme me demandait de baisser le ton.

— Pourquoi ?

— Parce que.

Il avait prononcé le mot clairement, trop clairement. Ce n’était pas à proprement parler un cri perçant, mais un son enveloppant, qui remplissait l’espace. Une voix retentissante, claironnante, capable de commander. Aucune autre ne pouvait exister. La voix d’un anglophone, qui enterrait toutes les autres.

— Alors vous avez appris à demeurer silencieux ? demanda Gamache.

— Si je voulais avoir des amis, oui.

Gamache et les autres eurent l’impression de recevoir les mots en pleine figure. Était-ce dû à un bizarre défaut du palais, de la boîte crânienne et du larynx si les ondes sonores étaient ainsi amplifiées ?

— Pour me faire accepter, ajouta Haslam, oui, j’ai appris à ne jamais élever la voix.

— Mais cela voulait dire que vous ne pouviez jamais parler, jamais vous faire entendre, dit Gamache.

— Et vous, que choisiriez-vous ? lança Haslam, sa voix forte transformant une simple question en une attaque. Vous exprimer haut et fort, mais en faisant fuir tout le monde ? Ou garder le silence, mais en bénéficiant de la compagnie des gens ?

Armand Gamache ne répondit pas. Il regarda les visages graves de chaque côté de la longue table et sut que Ken Haslam n’avait pas été le seul à se poser la question et à faire le même choix.

De garder le silence. Dans l’espoir de n’offenser personne, dans l’espoir d’être accepté.

Mais qu’arrivait-il aux personnes qui ne parlaient jamais, n’élevaient jamais la voix, gardaient tout à l’intérieur ?

Gamache savait ce qui leur arrivait. Chaque parole, chaque pensée, chaque émotion, tout ce qu’elles ravalaient tourbillonnait en elles et creusait un trou, un gouffre dans lequel elles enfonçaient leurs mots, leur rage.

— Vous pourriez peut-être nous expliquer ce que faisait ce cercueil dans notre sous-sol, dit Elizabeth en brisant le silence.

Cela semblait une requête raisonnable.

 

— Comme vous le savez, je suis venu ici pour guérir de mes blessures.

Beauvoir n’allait pas les laisser penser qu’il ne savait pas ce qu’ils savaient. Quelques personnes baissèrent les yeux, d’autres rougirent comme s’il avait baissé son pantalon. La plupart, cependant, continuèrent de le regarder d’un air intéressé.

— Mais il y a une autre raison. L’inspecteur-chef Gamache m’a demandé de rouvrir l’enquête sur le meurtre de l’Ermite.

Cette phrase suscita quelques réactions. Les gens se regardèrent. Gabri, assis à l’écart, se leva.

— Il vous a envoyé ? Il m’a cru ?

— Cette affaire n’est-elle pas classée ? demanda Hanna. N’avez-vous pas causé suffisamment de mal ?

— Le chef n’était pas satisfait, répondit Beauvoir. J’ai d’abord pensé qu’il se trompait, qu’il s’était peut-être laissé convaincre par les vœux pieux de Gabri qui, chaque jour depuis l’arrestation d’Olivier, lui a envoyé une lettre avec la même question : pourquoi Olivier aurait-il déplacé le corps ?

Gabri se tourna vers Clara.

— En effet, j’incluais cette question dans chacune de mes lettres.

Gabri jubilait, rayonnait. Il était cependant le seul.

— Plus j’enquêtais, poursuivit Beauvoir, plus je commençais à croire qu’Olivier n’avait peut-être pas tué l’Ermite. Mais si ce n’était pas lui, qui, alors ?

Debout derrière une bergère, il se tenait au dossier. Il arrivait au point crucial.

— Le mobile, croyions-nous, était lié au trésor. Ça semblait évident. Or si c’était le cas, pourquoi le meurtrier ne l’avait-il pas emporté ? J’ai alors décidé d’aborder l’affaire sous un autre angle. Et si les objets précieux avaient très peu à voir avec la mort de l’Ermite ? Sauf sur un point d’une importance capitale : ils avaient mené le meurtrier ici, à Three Pines.

Tout le monde le fixa, y compris Clara et Myrna. Il n’avait pas fait part de ses conclusions aux deux femmes. Il était sur le point d’attraper le meurtrier et ne pouvait courir le risque de tout faire rater.

— Si tous ces objets précieux étaient cachés dans sa cabane, comment pouvaient-ils mener quelqu’un à Three Pines ? demanda Old Mundin assis à l’arrière de la pièce.

— Les objets ne sont pas restés cachés, expliqua Beauvoir. Pas tous. L’Ermite a commencé à en donner à Olivier en échange de nourriture et de compagnie, et Olivier, connaissant leur valeur, les a vendus. Sur eBay, et par l’entremise d’une boutique d’antiquités de la rue Notre-Dame, à Montréal.

Se tournant vers les Gilbert, il ajouta :

— Vous avez acheté des objets dans des magasins de cette rue, il me semble.

— C’est une longue rue, inspecteur, répondit Dominique, où il y a plein de boutiques.

— C’est vrai, mais comme dans le cas d’une boucherie ou d’une boulangerie, la plupart des gens trouvent un magasin d’antiquités qui leur plaît et y restent fidèles. N’ai-je pas raison ?

Il regarda chaque personne.

Tout le monde, sauf Gabri, baissa les yeux.

— Eh bien, ce n’est pas grave. Le propriétaire vous reconnaîtra, j’en suis certain, quand nous lui montrerons des photos.

— D’accord, d’accord. Nous avons été au magasin appelé Le Temps perdu, avoua Carole.

Beauvoir n’était pas surpris. Il avait déjà parlé des Gilbert à l’antiquaire.

— Le Temps perdu. Une boutique populaire. Il se trouve que c’est la même où Olivier a vendu les objets de l’Ermite.

— Nous ne le savions pas, dit Dominique d’une voix sifflante, tranchante. Elle avait de jolies choses. Beaucoup de gens y vont.

— Et puis, ajouta Marc, nous avons acheté la maison l’année dernière. Nous n’avions pas eu besoin d’antiquités avant ça.

— Vous auriez pu entrer dans le magasin seulement pour regarder. Il y a constamment des gens qui font du lèche-vitrine dans la rue Notre-Dame.

— Mais vous avez dit que l’Ermite n’avait pas été tué pour son trésor, dit Hanna Parra. Pourquoi a-t-il été assassiné, alors ?

— Bonne question. Pourquoi ? Quand j’ai eu éliminé le vol comme mobile, d’autres choses ont pris de l’importance, surtout deux. Le mot « Woo » et la répétition d’un nom : Charlotte. Il y avait La toile de Charlotte, Charlotte Brontë, la Charlotte pour qui la Chambre d’ambre avait été construite. Et la femme et muse d’un compositeur de musique pour violon s’appelait Charlotte. Nous avions peut-être attaché trop d’importance à ces détails, mais il valait la peine de s’y attarder de nouveau.

— Et qu’avez-vous découvert ? demanda L’Épouse.

— J’ai découvert le meurtrier.

 

Armand Gamache était fatigué. Il voulait rentrer à la maison auprès de Reine-Marie. Mais ce n’était pas le temps de montrer de la faiblesse, de fléchir. Pas maintenant qu’il approchait du but.

Il avait parlé de Chiniquy, de James Douglas, de Patrick et d’O’Mara aux membres du conseil. Il leur avait montré les livres provenant de leur collection, qu’ils avaient vendus sans savoir ce qu’ils représentaient.

Y compris l’ouvrage peut-être le plus précieux, aujourd’hui, dans tout le Canada.

Une bible huguenote ayant appartenu à Samuel de Champlain.

Cette révélation avait arraché des gémissements aux membres du conseil, mais pas de récriminations. Ils commençaient à former un groupe uni, à puiser une force dans ce qui les différenciait des autres.

« Les choses sont plus solides à l’endroit où elles ont été cassées », avait dit l’agent Morin. Et c’était vrai, Armand Gamache le savait. Il savait aussi qu’il assistait à l’effritement d’une communauté brisée, détruite par une époque et des événements qui ne lui étaient pas favorables, et un tempérament peut-être mal adapté au changement.

Mais elle se serrait les coudes, se renforçait, et elle formerait un groupe très solide parce qu’elle était profondément brisée. Comme Ken Haslam avait été brisé, par des années de silence. Comme Elizabeth MacWhirter qui, pendant des années, s’était épuisée à sauver les apparences. Comme Porter Wilson, Winnie et M. Blake qui avaient été démolis en voyant disparaître leurs familles, leurs amis, leur influence, leurs institutions.

Seul le jeune Tom Hancock n’avait pas été touché, jusqu’à maintenant.

— Donc, quand Augustin Renaud est venu pour nous rencontrer la semaine passée, c’était pour creuser ? demanda M. Blake.

— C’est mon impression. Il était convaincu que James Douglas et le père Chiniquy avaient enterré Champlain dans votre cave.

— Et il avait raison, dit Porter.

Son air de bravade avait disparu.

— Quel sort les francophones nous réserveront-ils quand ils apprendront que nous avons caché le corps de Champlain durant toutes ces années ?

— Nous ne l’avons pas caché, objecta Winnie. Comment aurions-nous pu ? Nous ignorions sa présence.

— Essaie, pour voir, de convaincre les tabloïds avec un argument semblable, dit Porter. Même si la plupart nous croient, il s’agit quand même d’un complot ourdi par des Anglos.

— Par deux personnes, il y a plus d’une centaine d’années, précisa M. Blake. Pas par toute la communauté.

— Et selon toi, si James Douglas avait consulté la communauté anglophone, elle n’aurait pas été d’accord ? lança Porter.

« Voilà un commentaire éclairé », se dit Gamache, qui n’avait pas cru cet homme capable de ce genre de réflexion. Une chose était certaine, cependant, il connaissait bien sa communauté, tout comme M. Blake, d’ailleurs, qui finit par admettre que Porter avait raison.

— C’est une catastrophe, dit Winnie.

Personne ne la contredit, sauf Gamache.

— Eh bien, pas entièrement. Le cercueil était celui de Champlain, mais pas le corps à l’intérieur.

Tous maintenant le regardaient bouche bée. On aurait dit des personnes en train de se noyer à qui on lance une corde, on offre un mince espoir.

Ils gardèrent le silence. Finalement, Ken Haslam prit la parole. Sa voix remplit la pièce, les repoussant tous dans les coins.

— Qui était l’homme ?

— Ce n’était pas un homme. Le squelette est celui d’une femme, apparemment.

— Une femme ? Que faisait-elle dans le cercueil de Champlain ? cria Haslam.

— Nous ne le savons pas, mais nous le découvrirons.

Émile, à côté de Gamache, détourna ses yeux de Haslam et regarda Elizabeth MacWhirter. Elle paraissait triste et effrayée. La couche de vernis se craquelait. Il lui fit un petit sourire, un signe d’encouragement de la part de quelqu’un qui savait ce qu’être anéanti signifiait.

— Les choses sont plus solides à l’endroit où elles ont été cassées, dit l’agent Morin en riant. Heureusement, parce que j’ai la fâcheuse habitude de laisser tomber des choses. Suzanne aussi est passablement maladroite, vous savez. Nous devrons envelopper nos bébés dans du papier à bulles. Les bébés, ça rebondit, non ?

— Une fois seulement, répondit Gamache, ce qui fit de nouveau rire Morin.

— Oh. Eh bien, nos enfants auront une constitution robuste, ils seront solides.

— Sans aucun doute.

* * *

— J’ai présumé que le meurtrier avait trouvé un des objets précieux ayant appartenu à l’Ermite dans le magasin d’antiquités, puis, remontant la piste, avait découvert qu’il venait de Three Pines, dit Beauvoir.

Dans le bistro, on entendait seulement le crépitement des bûches et le bruit de la neige frappant les fenêtres.

Les flammes projetaient des ombres étranges mais non menaçantes sur les murs. Du moins, elles ne l’étaient pas pour Beauvoir, qui se doutait qu’au moins une personne dans la pièce commençait à se sentir à l’étroit, claustrophobe.

— Mais qui ce meurtrier pouvait-il être ? Les Gilbert avaient acheté beaucoup d’antiquités dans ce magasin. Et les Parra ? Ils avaient hérité de nombreux biens de leur famille en République tchèque et avaient réussi à les faire sortir du pays quand le mur était tombé. Ils ont avoué avoir vendu la plupart des objets pour payer leur nouvelle maison. Peut-être les avaient-ils vendus par l’entremise de la boutique Le Temps perdu. Old Mundin ? Eh bien, il restaure des antiquités. N’aurait-il pas lui aussi été attiré par les magnifiques boutiques de la rue Notre-Dame ? Mais ça ne réduisait pas le nombre de suspects, poursuivit Beauvoir, alors j’ai examiné un autre indice. Woo. Olivier avait entendu l’Ermite prononcer ce mot quand il était angoissé. Il le perturbait. Que signifiait-il ? Était-ce un nom, un surnom ?

Il regarda vers la table où se trouvaient les Gilbert, qui, comme tous les autres, avaient les yeux rivés sur lui, subjugués, mais se tenaient sur leurs gardes.

— « Woo » était-il le diminutif d’un nom difficile à prononcer pour un enfant ? N’est-ce pas dans l’enfance qu’on donne habituellement des surnoms ? Chez les Mundin, j’ai entendu le petit Charlie dire shoo pour « chaud ». Les enfants ont tendance à déformer les mots difficiles à dire. Comme Woloshyn. Woo.

Clara se pencha vers Myrna et chuchota :

— C’est ce que j’ai craint dès que j’ai su que son nom de jeune fille était Woloshyn.

Myrna haussa les sourcils et se tourna, comme tout le monde, vers Carole Gilbert, qui ne bougea pas. Mais Vincent Gilbert, oui. Il se dressa de toute sa taille, sa forte personnalité remplissant la pièce.

— Ça suffit avec vos insinuations. Si vous avez quelque chose à dire, dites-le.

— Et vous, monsieur, répondit Beauvoir en s’en prenant au médecin. Le merveilleux Dr Gilbert. Le grand homme, le grand guérisseur.

Tout en parlant, il pensa que l’inspecteur-chef n’agirait pas ainsi, ne se montrerait jamais sarcastique, se mettrait rarement en colère, comme, Beauvoir le sentait, il était sur le point de le faire. Il réussit cependant à se ressaisir, non sans effort.

— Une des grandes énigmes dans cette affaire a toujours été pourquoi le meurtrier n’avait pas emporté le trésor. Qui pouvait résister à la tentation ? Même si le vol ne constituait pas le mobile du meurtre, les objets précieux étaient à la vue, faciles à prendre. Qui n’aurait pas pris un petit bibelot, un livre rare, un chandelier en or ?

— Et quelle a été votre brillante conclusion ? demanda le Dr Gilbert d’une voix chargée de mépris.

— Il semblait y avoir seulement une possibilité : le tueur n’avait pas besoin du trésor. Était-ce le cas d’Olivier ? Non. C’est une personne on ne peut plus avide. Votre fils, Marc ? Avide lui aussi, mesquin. Il aurait complètement vidé la cabane.

Marc Gilbert se contenait difficilement, il voulait se défendre, mais comprenait que ces insultes contribuaient en fait à le laver de tout soupçon.

— Les Parra ? poursuivit Beauvoir. Un jardinier paysagiste et un serveur ? Ils ne roulent pas sur l’or. Même une seule pièce du trésor de l’Ermite ferait une énorme différence dans leur vie. Non, si l’un d’eux avait tué l’Ermite, ils auraient, l’un comme l’autre, volé un objet. Le même raisonnement vaut pour Old Mundin. Son revenu de menuisier lui suffit peut-être pour maintenant, mais que se passera-t-il quand Charlie sera plus vieux ? Il faudra pourvoir à ses besoins, assurer son avenir. Les Mundin auraient volé le trésor, peut-être pas pour eux-mêmes, mais pour leur fils.

Beauvoir se tourna de nouveau vers le Dr Gilbert.

— Une seule personne, monsieur, n’avait pas besoin du trésor. Vous. Vous êtes déjà riche. Et puis, l’argent ne compte pas beaucoup pour vous, je crois. Quelque chose d’autre vous motive, vous avez un autre maître que les dollars. Ce n’est pas cette devise qui vous intéresse. Non. Vous, ce sont les compliments. Le respect, l’admiration des autres. Ce qui importe le plus à vos yeux, c’est la certitude d’être meilleur que tout le monde ; d’être un saint, même. C’est votre ego, votre amour-propre qui doit constamment être alimenté, qui exige d’être nourri. Pas votre compte en banque. De tous les suspects, vous seul auriez laissé le trésor, parce qu’il ne signifiait rien pour vous.

Si le regard du Dr Gilbert avait pu tuer, le jeune inspecteur serait mort sur-le-champ. Mais au lieu de mourir, l’inspecteur Beauvoir sourit et continua son histoire d’un ton soudain calme et posé.

— Il y avait cependant un autre mystère. Qui était l’Ermite ? Olivier a commencé par dire que c’était un Tchèque du nom de Jakob, mais il a depuis avoué avoir menti. Il ne savait rien de lui, sauf qu’il n’était pas tchèque. Plutôt un francophone, ou un anglophone. Il parlait un excellent français, mais préférait, semble-t-il, lire en anglais.

Beauvoir aperçut Roar et Hanna Parra qui échangeaient un regard dans lequel se lisait le soulagement.

— Notre seul indice nous ramenait aux antiquités et aux objets anciens dans la cabane. Je ne connais rien aux antiquités, mais, selon les experts, les pièces étaient extraordinaires. L’Ermite devait avoir l’œil exercé, savait reconnaître les choses qui avaient de la valeur. Ses trésors ne provenaient pas de marchés aux puces ni de ventes-débarras.

Beauvoir marqua une pause. Il avait vu Gamache procéder ainsi de nombreuses fois : d’abord ferrer le suspect, puis tirer sur la ligne, donner du mou, tirer de nouveau. Mais toujours en agissant subtilement, prudemment et avec finesse, sans éveiller les soupçons du suspect. Procédant méthodiquement, ne montrant aucune hésitation.

Lorsque soudain le meurtrier comprendrait ce qui se passait, il serait terrifié. Et le chef comptait sur cette terreur. Pour épuiser la personne, l’avoir à l’usure. Mais cela exigeait des nerfs solides, et de la patience.

Beauvoir ne s’était jamais rendu compte à quel point il était difficile de présenter les faits de façon qu’un meurtrier en vienne à comprendre où ils conduisaient. Il ne fallait pas révéler son jeu trop tôt, car l’assassin pouvait s’échapper, ni trop tard, car ça lui laissait le temps de se défendre.

Non, l’idée était de jouer avec ses nerfs jusqu’à ce qu’il soit près de craquer, puis de lui donner l’impression qu’il n’était pas un suspect, que les soupçons pesaient sur quelqu’un d’autre. Il fallait le laisser respirer, puis le ferrer de nouveau quand il baissait sa garde.

Et recommencer. Encore et encore. Avec acharnement.

C’était épuisant. Comme ramener à bord un énorme poisson, sauf que celui-ci pouvait avaler le bateau.

Et maintenant, Beauvoir s’apprêtait à tirer sur la ligne une autre fois, la dernière, et à donner le coup de grâce.

— La vérité, car nous la connaissons maintenant, est que le trésor a bel et bien joué un rôle dans cette histoire. Il en a constitué l’élément catalyseur. Mais le coup fatal n’a pas été porté à cause d’un trésor dérobé, mais à cause de la perte de quelque chose d’autre. Quelque chose de plus personnel, de plus précieux encore qu’un trésor. Il ne s’agissait pas de la perte de biens de famille, mais de la famille elle-même. Ai-je raison ?

Et Beauvoir pivota pour faire face au meurtrier.

Celui-ci se leva et tout le monde le fixa, l’air ahuri.

— Il a tué mon père, dit Old Mundin.