18
— Encore dix !
Clara gémit et leva les jambes en même temps que les autres.
— Gardez le dos plat !
Elle ignora l’ordre. Ses mouvements n’étaient peut-être pas élégants, certainement pas parfaits, mais bon sang ! elle n’abandonnerait pas.
— Un (grognement), deux (gémissement), trois…
— Vous ai-je parlé de ma journée de ski au mont Saint-Rémy ?
Pina, la monitrice qui dirigeait la séance d’exercices, n’avait apparemment pas besoin de respirer. Ses jambes et ses bras semblaient indépendants du reste de son corps et bougeaient avec une précision militaire tandis que, couchée sur le tapis, elle bavardait comme si elle se trouvait à une soirée pyjama.
Myrna jurait, transpirait à profusion et émettait parfois d’autres sons pendant que Ricky Martin chantait Livin’ La Vida Loca. Clara était toujours contente de faire ses exercices à côté d’elle, car n’importe quelle faute, n’importe quel bruit pouvait lui être attribué. Et il était facile de se cacher derrière elle. La classe entière pouvait se cacher derrière son amie.
Myrna se tourna vers Clara.
— Si tu l’immobilises au sol, je la tuerai.
— Mais comment ? Jamais on ne s’en tirera.
Clara avait réfléchi à la question. Elle avait déjà effectué douze des dix levers de jambes demandés par Pina et entendait maintenant celle-ci se plaindre amèrement des surfeurs de neige pendant que ses jambes pneumatiques montaient et descendaient.
— Les autres ne nous dénonceraient pas, dit Myrna en soulevant ses jambes d’un millimètre. Et si elles menacent de le faire, nous les tuerons aussi.
Ce plan était aussi valable qu’un autre, pensa Clara.
— Où en sommes-nous avec les levers de jambes ? demanda Pina. Trois, quatre…
— OK, Bugsy, tu peux compter sur moi, dit Clara en soufflant bruyamment.
— Sur moi aussi, dit Dominique Gilbert, de l’autre côté de Clara.
Sa voix était presque aussi méconnaissable que son visage empourpré.
— Seigneur, dit L’Épouse à l’autre bout de la pièce, dépêchez-vous de le faire !
— Faire quoi ? demanda Pina en amorçant le mouvement de la bicyclette, les jambes en l’air.
— T’assassiner, bien sûr, répondit sèchement Myrna.
— Oh, ça.
Pina rit sans être consciente à quel point cette possibilité était près de se réaliser chaque fois.
Vingt minutes plus tard, la séance prit fin après un dernier mouvement de taï-chi pendant lequel Clara avait médité sur le meurtre. Heureusement qu’elle adorait Pina et avait besoin des exercices.
S’essuyant et roulant son tapis, Clara se dirigea vers le groupe de femmes qui s’était formé au centre de la pièce. Après une ou deux minutes, elle réussit à aiguiller la conversation sur le sujet qui l’intéressait.
— L’inspecteur Beauvoir est de retour au village. Le saviez-vous ? demanda-t-elle d’un ton détaché en épongeant un filet de sueur dans son cou.
— Pauvre type, dit Hanna Parra. Mais il semble aller mieux.
— Je le trouve plutôt beau garçon, dit L’Épouse.
Elle avait de grands yeux expressifs, un regard franc. Une mère nourricière, mariée à un menuisier.
— Ce n’est pas vrai, dit Myrna en riant, il est trop maigre.
— Je l’engraisserais, répondit L’Épouse.
— Cet inspecteur a quelque chose qui m’incite à vouloir le sauver, guérir ses blessures, le faire sourire, dit Hanna.
— M. Spock, lança Clara.
La conversation ne se déroulait pas exactement comme elle l’avait souhaité, mais de l’envoyer dans l’espace comme ça n’aidait pas.
— Le Vulcain ? dit-elle en guise d’explication lorsqu’elle vit le regard perplexe de certaines femmes. Seigneur, ne me dites pas que vous ne connaissez pas Star Trek ? Tout le monde avait le béguin pour M. Spock parce qu’il était réservé et savait maîtriser ses émotions. Chaque femme voulait être celle qui viendrait à bout de sa réserve, qui réussirait à atteindre ce cœur.
— Ce n’est pas cette partie du corps qui nous intéresse, dit Hanna.
Elles éclatèrent toutes de rire.
Les femmes enfilèrent leurs manteaux et traversèrent en courant la route enneigée pour se rendre à l’auberge où, selon leur habitude, elles prenaient le thé et mangeaient des scones après les séances d’exercices.
Clara ne pouvait s’empêcher d’être émerveillée chaque fois qu’elle y entrait et repensait à la vieille demeure des Hadley, une maison qui tombait en ruine avant que Dominique et son mari, Marc, l’achètent. Maintenant détendue et élégante, leur hôtesse souriait en servant le thé.
Dominique avait-elle tué l’Ermite ? Clara ne l’imaginait pas commettre le meurtre. Non. À dire vrai, le suspect le plus probable quelques mois auparavant — et encore aujourd’hui — était Marc Gilbert, le mari de Dominique.
De nouveau, Clara orienta la conversation vers le sujet qui l’intéressait : le meurtre.
— C’est difficile de croire qu’Olivier est parti depuis déjà presque six mois, dit-elle en prenant la tasse de thé parfumé que lui tendait Dominique.
Par la fenêtre, elle voyait un ciel bleu sans nuages, celui des jours les plus froids. Un peu de neige tourbillonnait devant la fenêtre et produisait un léger crépitement en heurtant la vitre, comme si c’était du sable.
L’atmosphère dans l’auberge était paisible. La pièce où les femmes se réunissaient était remplie d’antiquités. Il n’y avait pas de ces meubles massifs en chêne, de style victorien, seulement du mobilier en pin et en merisier. Les murs, dans des teintes pastel, ajoutaient à l’impression de calme, de sérénité. Un feu flambait dans l’âtre, et dans l’air flottait un délicat arôme de fumée d’érable auquel se mêlait l’odeur de crèmes hydratantes et de tisanes. Camomille, lavande, cannelle.
Une jeune femme arriva avec un plateau contenant des scones chauds, un pot de crème épaisse et de la confiture de fraises maison. Cette partie de la séance d’exercices était la préférée de Clara.
— Comment va Olivier ? demanda L’Épouse.
— Il essaie de s’adapter, répondit Myrna. Je l’ai vu il y a quelques semaines.
— Il maintient qu’il n’a pas tué l’Ermite, dit Clara en regardant attentivement chaque personne.
Elle avait l’impression d’être un imposteur faisant semblant d’être une enquêteuse de police, jouant un rôle. Mais il y avait des scènes pires que celle-là. Clara étala de la crème épaisse sur son scone encore chaud, puis de la confiture de fraises.
— Eh bien, si ce n’est pas lui, qui, alors, a commis le crime ? demanda Hanna Parra.
Hanna était une jolie femme ronde et solide comme un pilier. Clara la connaissait depuis des décennies. Pouvait-elle être impliquée dans un meurtre ? Aussi bien le lui demander.
— Pourrais-tu tuer quelqu’un ?
Hanna tourna vers elle un visage où se lisait la surprise, mais aucune méfiance, aucune colère.
— Voilà une question intéressante. Oui, je le pourrais, j’en suis persuadée.
— Comment pouvez-vous en être si certaine ? demanda Dominique.
— Si quelqu’un entrait par effraction dans notre maison et menaçait Havoc ou Roar, je le tuerais sans hésitation.
— Tuez les femmes en premier, dit L’Épouse.
— Pardon ? dit Dominique en s’avançant sur son fauteuil et en posant sa tasse délicate sur la soucoupe.
— Ça vient d’un manuel d’entraînement du Mossad.
Même les préposées qui s’occupaient des pieds de Myrna et de Hanna interrompirent leur travail pour fixer cette jolie jeune femme qui venait de dire la pire monstruosité.
— Comment saurais-tu ça ? demanda Myrna.
L’Épouse se fendit d’un grand sourire.
— Je vous ai fait peur, n’est-ce pas ?
Elles rirent, mais, à vrai dire, elles avaient toutes été un peu secouées. L’Épouse les laissa mariner un moment, puis rit aussi.
— Je l’ai entendu à la radio de la CBC. Dans une émission sur le terrorisme. Selon la théorie mise de l’avant, les femmes ne tuent presque jamais. Il leur faut de très bonnes raisons pour les amener à tuer, mais une fois qu’elles sont décidées, elles vont jusqu’au bout.
Il y eut un silence pendant que les autres réfléchissaient à ces paroles.
— Ça me paraît logique, dit enfin Myrna. Quand une femme entreprend quelque chose, elle le fait avec son cœur et sa tête. Une puissante combinaison.
— C’est ce qu’on disait dans l’entrevue. Les femmes font rarement partie de cellules terroristes, mais si les agents du Mossad en attaquent une et trouvent une femme terroriste, ils ont ordre de la tuer en premier, car elle ne se rendra jamais. Elle sera la plus féroce. Elle sera impitoyable.
— Je déteste cette idée, dit Dominique.
— Moi aussi, admit L’Épouse. Mais, à mon avis, c’est peut-être vrai. Presque rien ne me pousserait à blesser quelqu’un, ni physiquement ni sur le plan émotionnel, mais si j’y étais contrainte, je pourrais le faire. Et ce serait horrible.
La dernière phrase fut prononcée d’un ton triste, et Clara sut que c’était vrai.
Une de ces femmes avait-elle tué l’Ermite, en fin de compte ? Mais pourquoi ? Quelles raisons auraient pu pousser l’une d’elles à commettre le crime ? Que savait réellement Clara sur elles ?
— Savez-vous que Charlie parle maintenant ? dit L’Épouse en changeant de sujet. Grâce au Dr Gilbert. Il vient à la maison une fois par semaine et travaille avec lui.
— Quelle gentillesse ! dit une voix masculine.
Les femmes se tournèrent.
Marc Gilbert se tenait dans l’encadrement de la porte. Grand et maigre, il avait des cheveux blonds rasés et des yeux bleus perçants.
— Charlie peut maintenant dire boo et shoo, ajouta L’Épouse avec enthousiasme.
— Félicitations, dit Marc en souriant.
Le ton était sarcastique, mais contenait une pointe d’humour.
Clara sentit son dos se redresser. C’était facile d’éprouver de l’antipathie pour cet homme souriant.
Elle avait essayé de le trouver sympathique, par égard pour Dominique, mais c’était une bataille perdue d’avance.
— Mon premier mot, je m’en souviens, était poo, dit-elle à L’Épouse qui, perplexe, regardait Marc.
— Poo ? dit Myrna, pour meubler le silence gênant. Devrais-je demander ce que ça veut dire ?
Clara rit.
— Je voulais dire puppy, chiot, mais ç’a donné poo. C’est devenu mon surnom. On m’a appelée comme ça pendant des années. Mon père le fait encore, parfois. Votre père vous avait-il donné un surnom quand vous étiez petit ? demanda Clara à Marc, dans l’espoir de faire baisser la tension.
— Il n’était jamais là. Puis il est parti, a disparu. Alors, non, il ne m’a jamais donné de surnom.
La tension dans la pièce monta d’un cran.
— Et maintenant, il semble avoir trouvé une nouvelle famille, ajouta Marc en fixant L’Épouse.
« C’est donc ça, se dit Clara. Il est jaloux. »
À son tour, L’Épouse fixa Marc, et Clara vit des plaques rouges se répandre sur son cou. Marc sourit, pivota sur ses talons et s’en alla.
— Je suis désolée, commença à dire Dominique à L’Épouse.
— Ce n’est rien. Il y a du vrai dans ce qu’il dit. Old vénère votre beau-père. À mon avis, il le voit comme une sorte de grand-père de substitution pour Charlie.
— Son propre père ne vous rend pas visite ?
— Non. Il est décédé quand Old était adolescent.
— Il devait être assez jeune, dit Myrna. Il est mort dans un accident ?
— Un jour, au printemps, il est allé sur le fleuve. La glace n’était pas aussi solide qu’il le croyait.
Elle n’ajouta pas de détails et c’était bien comme ça. Tout le monde dans la pièce savait ce qui avait dû se passer. Le craquement sous les pieds, les fissures en étoile. L’homme regardant vers le bas, s’arrêtant, restant parfaitement immobile.
Que la rive doit paraître loin quand on se trouve sur de la glace peu épaisse !
— L’ont-ils retrouvé ? demanda Myrna.
L’Épouse secoua la tête.
— C’est ça, le pire, je pense. La mère d’Old l’attend toujours.
— Oh, Seigneur ! gémit Clara.
— Old aussi ? demanda Myrna.
— Vous voulez savoir si Old le croit toujours en vie ? Non, Dieu merci, mais il ne pense pas qu’il s’agissait d’un accident.
Clara non plus. L’homme semblait avoir agi délibérément. C’était bien connu : marcher sur la glace au printemps équivalait à flirter avec la mort.
La glace avait effectivement cédé, comme le père s’y était attendu. Mais son fils aussi avait perdu pied ce jour-là. Et Vincent Gilbert l’avait aidé à se remettre debout. Saint Trou de cul était entré dans la vie de cette famille et aidait Charlie, aidait Old. Mais à quel prix ?
Qu’avait-elle perçu dans la voix de Marc Gilbert il y a quelques minutes ? Pas du sarcasme, mais une fêlure ?
— Et vous, Clara ? demanda Dominique en versant encore du thé. Vos parents vivent-ils toujours ?
— Mon père oui. Ma mère est décédée il y a quelques années.
— Vous manque-t-elle ?
« Voilà une bonne question, pensa Clara. Me manque-t-elle ? »
— À l’occasion. Elle souffrait d’alzheimer à la fin.
Voyant l’expression des autres, elle se dépêcha de les rassurer.
— Non, non, ce n’était pas si épouvantable. C’est curieux, mais les dernières années ont été parmi les meilleures.
— Quand elle était démente ? demanda Dominique. Je commence à comprendre pourquoi on vous appelait Poo.
Clara rit.
— On pourrait presque parler de miracle. Elle ne se rappelait rien : ni son adresse ni qu’elle avait des sœurs. Elle ne se souvenait pas de papa ni de ses enfants. Mais elle avait aussi oublié comment être en colère. C’était merveilleux, dit Clara en souriant. Un vrai soulagement. Ma mère ne se souvenait plus de sa longue liste de doléances et était devenue une personne très agréable.
Sa mère avait peut-être oublié comment aimer, mais elle avait également oublié comment haïr. C’était un compromis que Clara avait été heureuse d’accepter.
Les femmes continuèrent de bavarder. Elles parlèrent d’amour, de l’enfance, de la perte de ses parents, de M. Spock, de bons livres qu’elles avaient lus.
Elles se maternèrent les unes les autres et, à l’heure du lunch, furent prêtes à affronter la journée glaciale. Tandis que Clara marchait vers sa maison, des miettes de scones dans les cheveux et un goût de camomille sur les lèvres, elle songea au père d’Old, figé dans le temps. Et au regard de Marc Gilbert quand la fêlure était apparue.
Assis dans le café-boulangerie Paillard rue Saint-Jean, Armand Gamache fixait le journal d’Augustin Renaud. Henri était couché en rond sous la table tandis que, dehors, les gens, tête baissée, avançaient péniblement dans la neige et le froid.
Quel était le lien entre Chiniquy, le prêtre déchu, et Augustin Renaud, l’archéologue amateur ? Gamache regarda les marques faites par Renaud, qui exprimaient son excitation : les points d’exclamation, les cercles autour des noms des quatre hommes. Chin, JD, Patrick, O’Mara. Il avait appuyé si fort avec le stylo qu’il avait failli déchirer le papier. Et en dessous des noms, il avait écrit les numéros de catalogue.
9-8499.
9-8572.
Ceux-ci se rapportaient presque certainement à des livres vendus par la Literary and Historical Society, et il était tout aussi probable que ces ouvrages provenaient du lot donné par la femme de ménage de Chiniquy, des ouvrages qui étaient restés dans leurs boîtes, au sous-sol de la Société, durant plus d’un siècle.
Jusqu’à ce qu’Augustin Renaud achète deux lots de livres d’Alain Doucet, le libraire d’occasion : le premier au courant de l’été et le second il y avait seulement quelques semaines.
Qu’y avait-il dans ces livres ?
Qu’est-ce que Chiniquy avait pu posséder qui excitait tant Augustin Renaud ?
Gamache prit une gorgée de chocolat chaud.
Il devait sûrement y avoir un lien avec Champlain. Pourtant, le prêtre n’avait démontré absolument aucun intérêt pour le père fondateur du Québec.
Chin, Patrick, O’Mara, JD. Et 18 quelque chose.
Si Chiniquy était mort à l’âge de quatre-vingt-dix ans en 1899, alors il était né en 1809. Le numéro pouvait-il être 1809 ? Ou 1899 ? Peut-être. « Mais où tout ça mène-t-il ? » se demanda Gamache.
Nulle part.
Il plissa les yeux et fixa le numéro 1809.
Puis il ferma d’un coup sec son carnet de notes, avala le reste de son chocolat, mit de l’argent sur la table et se précipita dehors dans le froid, suivi d’Henri. Marchant à grands pas, il vit la basilique grossir de plus en plus à mesure qu’il s’en approchait.
Rendu à l’intersection, il s’immobilisa et entra dans son univers, là où ni la neige ni le froid glacial ne pouvaient l’atteindre. Un monde où Champlain venait de mourir et avait été enterré, puis enterré de nouveau.
Un monde rempli d’indices laissés des siècles auparavant et ensevelis, comme le corps de Champlain.
Tournant le coin, il remonta d’un pas rapide la rue des Jardins et s’arrêta devant la magnifique vieille porte et ses chiffres en fer forgé.
1809.
Gamache frappa et attendit. Il ressentait maintenant le froid. Henri était appuyé contre ses jambes, à la recherche de chaleur et de réconfort. L’inspecteur-chef était sur le point de s’en aller quand la porte s’ouvrit, d’abord légèrement, puis toute grande.
— Entrez, dit Sean Patrick en reculant rapidement pour échapper au vent mordant qui s’engouffrait dans la maison.
— Je suis désolé de vous déranger encore une fois, monsieur Patrick, dit l’inspecteur-chef dans le vestibule encombré et sombre, mais j’ai quelques questions à vous poser. Puis-je ? demanda-t-il en faisant un geste vers l’intérieur de la maison.
— D’accord, répondit à contrecœur M. Patrick, en le précédant. Où voulez-vous aller ?
— Dans la salle de séjour, s’il vous plaît.
Ils se retrouvèrent dans la pièce que Gamache connaissait, entourés des ancêtres à l’air austère de Sean Patrick.
— Ce sont vos arrière-grands-parents, n’est-ce pas ? demanda Gamache en regardant un couple photographié devant la maison.
C’était une belle photo sépia de deux personnes au regard sévère, vêtues de ce qui semblait être leurs habits du dimanche.
— Oui. La photo a été prise l’année où ils ont acheté cette maison.
— À la fin des années 1800, avez-vous dit quand nous nous sommes parlé la dernière fois.
— C’est exact.
— Vous permettez ? demanda Gamache en tendant la main pour décrocher la photo du mur.
— Faites comme vous voulez, répondit Patrick qui, visiblement, était intrigué.
L’arrière du cadre était recouvert de papier brun, sur lequel était collée l’étiquette de la boutique du photographe. Il n’y avait aucune date, aucun nom.
Mettant ses lunettes de lecture, Gamache scruta attentivement la photo. Et c’est alors que, dans le coin inférieur droit, il aperçut ce qu’il cherchait.
Une date.
1870.
Remettant la photo à sa place, il fit quelques pas et s’arrêta devant une autre de l’arrière-grand-père. Sur celle-ci, il se trouvait en compagnie d’autres ouvriers, près d’un gros trou. Le bâtiment à l’arrière-plan était à peine visible.
L’arrière-grand-père et un homme à côté de lui souriaient. Tous les autres affichaient une mine sombre. Et pourquoi pas ? Comme leurs pères avant eux, ils devaient mener une vie misérable.
Ces hommes étaient venus d’Irlande pour trouver une vie meilleure au Canada, mais de nombreux autres immigrants comme eux étaient morts de la peste à bord de navires bondés. Ceux qui avaient survécu passèrent leur vie dans du travail manuel ingrat, vivant dans la misère dans la Basse-Ville, à l’ombre des falaises et en contrebas de l’imposant Château Frontenac.
C’était une vie qui ne laissait entrevoir presque aucun espoir. Alors pourquoi ces deux hommes souriaient-ils ? Gamache retourna le cadre, qui lui aussi était recouvert de papier brun.
— J’aimerais retirer ce papier. Cela vous dérange-t-il ?
— Pourquoi voulez-vous l’enlever ?
— Ça pourrait nous aider dans l’enquête.
— Comment ?
— Je ne peux pas vous le dire, mais je vous promets de ne pas abîmer la photo.
— Vais-je avoir des ennuis ? demanda Patrick en observant attentivement Gamache, puis en fixant ses yeux pensifs.
— Absolument pas. En fait, je considérerais ça comme une faveur.
Après une légère hésitation, Patrick fit oui de la tête.
— Bien, merci. Pouvez-vous allumer toutes les lumières et me donner votre couteau le plus aiguisé.
Patrick obéit. Bientôt, deux hommes et un chien étaient penchés au-dessus de la table. Le couteau trembla légèrement dans la main de Gamache, qui le serra plus fort. Patrick jeta un coup d’œil à l’inspecteur-chef, mais ne dit rien. Gamache glissa le couteau sous le papier sec, le souleva délicatement et, petit à petit, celui-ci se décolla.
Résistant à la tentation de l’arracher d’un seul coup, Gamache et Patrick soulevèrent le papier un centimètre à la fois jusqu’à ce qu’il soit entièrement enlevé. L’arrière de la photo fut alors exposé à la lumière pour la première fois depuis que l’image avait été emprisonnée dans le cadre plus d’un siècle auparavant. Et là, dans une écriture soignée, se trouvaient les noms des ouvriers, dont ceux des deux hommes souriants.
Sean Patrick et Francis O’Mara.
1869.
Gamache fixa la date.
Ce n’était pas 1809 mais 1869 qui était écrit dans le journal d’Augustin Renaud.
Chiniquy avait eu une rencontre avec ce Patrick, cet O’Mara et James Douglas en 1869.
Pourquoi ?
Gamache se tourna vers le mur avec les photos des ancêtres prises devant la maison, très loin de la Basse-Ville, à des années-lumière de là. La distance entre les deux univers était plus grande que celle séparant l’Irlande du Canada. Elle constituait un gouffre infranchissable entre « nous » et « eux ».
Un ouvrier irlandais fruste vivant dans une belle maison de la Haute-Ville, en 1870 ? Ça ne se pouvait pas. Et pourtant…
Gamache baissa les yeux sur la photo des hommes devant un bâtiment, qui souriaient. O’Mara et Patrick. Pour quelle raison étaient-ils si joyeux ?
Gamache avait une petite idée.