19

— Monsieur Croix ?

Gamache vit le dos de l’homme se raidir. C’était une petite réaction éloquente, instinctive et naturelle. Voilà un homme absorbé dans ce qu’il était en train de faire et mécontent de l’interruption. C’était compréhensible. Qui n’éprouvait pas un tel agacement de temps en temps ?

Le long silence, cependant, était encore plus révélateur. Gamache pouvait presque voir l’armure envelopper l’archéologue, les plaques de la dossière se fermer avec un bruit sec, les pointes métalliques, les éperons et les chaînes se mettre en place en cliquetant. Puis apparaître l’arme.

La colère.

— Que voulez-vous ? demanda le dos raide.

— J’aimerais vous parler, s’il vous plaît.

— Prenez rendez-vous.

— Je n’ai pas le temps.

— Moi non plus. Au revoir.

Serge Croix se pencha encore plus au-dessus de la table pour examiner quelque chose.

Si l’archéologue en chef de Québec avait fait le choix de travailler avec de l’argile et des tessons de poterie, des pointes de flèche et de vieux murs de pierre, il y avait une raison, Gamache le savait bien. Il pouvait les étudier pour obtenir des réponses à ses questions, et même si, à l’occasion, ils le contredisaient, ce n’était jamais compliqué, jamais émotif, jamais personnel.

— Je m’appelle Armand Gamache et je participe à l’enquête sur le meurtre d’Augustin Renaud.

— Vous êtes de la Sûreté. Vous n’avez aucune autorité ici. Allez vous occuper de vos propres affaires.

Le dos raide refusait toujours de bouger.

Après l’avoir regardé un moment, Gamache demanda :

— Ne voulez-vous pas aider ?

— Je l’ai déjà fait.

Se retournant, Serge Croix lança un regard furieux à Gamache.

— J’ai passé tout un après-midi avec l’inspecteur Langlois à creuser dans la cave de la Literary and Historical Society. J’ai sacrifié mon dimanche pour ça. Et savez-vous ce que nous avons trouvé ?

— Des pommes de terre ?

— Oui, des pommes de terre. Ce qui est plus que ce qu’a jamais déterré Augustin Renaud au cours de ses fouilles pour trouver Champlain. Sur ce, je ne veux pas être impoli, mais allez-vous-en, j’ai du travail.

— Qui porte sur quoi ? demanda Gamache en s’approchant.

Ils étaient dans le sous-sol du couvent des Ursulines, éclairé par des lampes industrielles. De longues tables d’examen avaient été installées au centre de la pièce principale, et Serge Croix était debout à côté de la plus longue.

— Il s’agit d’une fouille en cours.

Gamache regarda dans un trou près d’un des murs en pierres grossièrement taillées.

— Est-ce ici que le général Montcalm et ses hommes ont été enterrés ?

— Non, ils ont été trouvés par là-bas.

D’un geste du bras, Croix indiqua une autre partie du sous-sol, puis retourna à son travail.

Gamache fit quelques pas et jeta un coup d’œil à l’endroit indiqué. Il n’était jamais venu dans ce sous-sol, mais avait lu de l’information à son sujet depuis l’époque où il avait été écolier. L’héroïque général sur son superbe cheval, qui circulait parmi ses troupes pour les motiver. Puis était survenue la fusillade au cours de laquelle il avait été touché. Malgré tout, il était resté agrippé à sa monture. Lorsqu’il était devenu évident que la bataille était perdue, que Bougainville ne viendrait pas, les forces françaises avaient battu en retraite. Montcalm était retourné à l’intérieur des murs de la vieille ville sur son cheval, soutenu de chaque côté par des fantassins. On l’avait amené ici même, pour qu’il puisse mourir en paix.

Étonnamment, il avait tenu bon jusqu’au lendemain, mais avait finalement rendu l’âme.

Les religieuses, craignant que les Anglais profanent le corps, redoutant des représailles, avaient enterré le général à l’endroit où il était mort. Plus tard, elles avaient déterré son crâne et un os d’une jambe et les avaient placés dans une crypte de la chapelle, pour les protéger et pour que les gens puissent venir se recueillir et prier devant ces reliques.

Au Québec, les reliques avaient du pouvoir.

Le général Montcalm avait été réuni seulement récemment avec les hommes avec qui il était mort. Ses restes avaient été enterrés quelques années auparavant dans une fosse commune contenant les corps de tous les soldats morts au cours de cette terrible heure dans les champs appartenant au fermier Abraham.

Les Français et les Anglais, ensemble pour l’éternité. Tout le temps nécessaire pour faire la paix.

Gamache regarda l’archéologue en chef se pencher au-dessus d’un morceau de métal et enlever la terre avec une petite brosse. Cela équivalait-il à du pillage de tombes ? Ne pouvait-on pas laisser les morts tranquilles ? Pourquoi avoir exhumé le général pour le réenterrer avec grande cérémonie dans un mausolée quelques centaines de mètres plus loin ? À quoi cela avait-il servi ?

Gamache savait, cependant, quel avait été l’objectif. Tout le monde le savait.

Le but était que personne n’oublie jamais. Les morts et les sacrifices. Qui était mort et qui était responsable. La ville avait peut-être été construite grâce à la foi et aux fourrures, par des êtres en chair et en os, mais c’étaient les symboles qui lui servaient de carburant. Et la mémoire.

Gamache vit ensuite Serge Croix regarder dans la même direction que lui quelques instants auparavant, vers l’endroit où le général avait été enterré puis exhumé.

— Dulce et decorum est, dit l’archéologue.

— Pro patria mori, ajouta Gamache, complétant le vers.

— Vous connaissez Horace ?

— Je connais cette citation.

— « Il est doux et beau de mourir pour sa patrie. » Magnifique, dit Croix, le regard dans le vague.

— Vous croyez ?

— Pas vous, monsieur ?

Croix tourna des yeux méfiants vers l’inspecteur-chef.

— Non. C’est un vieux et dangereux mensonge. Mourir pour sa patrie est peut-être nécessaire, mais ce n’est jamais doux et rarement beau. C’est une tragédie.

Les deux hommes se lancèrent des regards furieux.

— Que voulez-vous ? demanda Croix d’un ton sec.

Il était grand et mince, dur et tranchant. Comme une hachette pointée vers Gamache.

— Pourquoi Augustin Renaud se serait-il intéressé à des livres ayant appartenu à Charles Chiniquy ?

Comme on pouvait s’y attendre, Serge Croix regarda Gamache comme s’il était fou.

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Je ne comprends même pas la question.

— Peu de temps avant sa mort, Renaud a trouvé deux livres qui l’ont rendu tout excité. Des livres qui venaient de la Literary and Historical Society, mais qui avaient appartenu au père Chiniquy. Savez-vous qui je veux dire ?

— Bien sûr. Qui ne le connaît pas ?

« À peu près tout le monde sur terre », pensa Gamache. Curieusement, les gens obsédés par un sujet semblaient croire que tous les autres l’étaient aussi, ou du moins s’y intéressaient. Et pour les archéologues et les historiens, captivés par le passé, il était inconcevable que d’autres ne le soient pas.

Pour eux, le passé était aussi vivant que le présent. Et si oublier le passé pouvait condamner les gens à le répéter, s’en souvenir avec trop de précision les condamnait à ne jamais le quitter. Croix était un homme qui se souvenait, avec beaucoup de précision.

— Quel lien pourrait-il y avoir entre Charles Chiniquy et Champlain ? demanda Gamache.

— Aucun.

— Réfléchissez, s’il vous plaît.

Bien que toujours aimable, le ton de Gamache s’était durci.

— Chiniquy possédait quelque chose qui a suscité l’enthousiasme d’Augustin Renaud. Nous savons que Renaud n’avait qu’une passion. Champlain. Donc, à la fin des années 1800, Charles Chiniquy a dû trouver quelque chose, des livres quelconques, sur Champlain. Et quand Renaud les a trouvés à son tour, il a eu l’impression qu’ils le mèneraient à l’endroit où est enterré Champlain.

— Vous voulez rire ? C’est son petit doigt qui l’a mené là-bas. Les petites voix dans sa petite tête. Des feuilles de thé ou du riz au lait. Il voyait des indices et des certitudes partout. Il était cinglé.

— Je ne dis pas que les livres de Chiniquy contenaient réellement la réponse au mystère concernant Champlain, expliqua Gamache. Seulement que Renaud le croyait.

Croix plissa les yeux, mais Gamache voyait qu’il n’écartait plus la question. Finalement, il secoua la tête.

— J’ai une autre question, dit l’inspecteur-chef. Chiniquy et James Douglas étaient des amis, n’est-ce pas ?

Croix hocha la tête en se demandant où Gamache voulait en venir.

— Pourquoi, en 1869, auraient-ils rencontré deux immigrants irlandais employés comme manœuvres ?

— Les ouvriers étaient soit soûls, soit fous, ou les deux. Je ne vois pas de grand mystère.

— Sauf qu’il y en a un. Ils avaient rendez-vous à la Literary and Historical Society.

Ces paroles laissèrent Croix songeur.

— Oui, voilà un mystère, reconnut-il. Les Irlandais détestaient les Anglais. Jamais ils n’auraient décidé eux-mêmes d’aller à la Literary and Historical Society.

— Vous voulez dire que l’idée de s’y rencontrer ne serait pas venue d’eux ?

— Je doute fort qu’ils aient même su lire et écrire. Ils ne savaient probablement pas que la Literary and Historical Society existait. Mais si oui, le dernier endroit où ils auraient voulu se rendre, c’est à l’intérieur de cette institution anglaise.

— Et pourtant ils y sont allés. Pour rencontrer le père Chiniquy et le Dr James Douglas. Pourquoi ?

N’obtenant aucune réponse, Gamache plongea la main dans sa poche de poitrine et en sortit la vieille photographie.

— Voici les ouvriers, ceux qui sourient. Peu après que cette photo a été prise, celui-ci, dit Gamache en pointant le doigt vers Sean Patrick, a acheté une maison dans la Haute-Ville, pas très loin d’ici, dans la rue des Jardins.

— Impossible.

— C’est pourtant vrai.

Croix scruta le visage de Gamache, puis revint à la photo.

— Savez-vous quels travaux d’excavation étaient menés à l’époque ?

— En 1869 ? Il devait y en avoir beaucoup, j’imagine.

— Ce devait être en été, à en juger par les vêtements des ouvriers, et probablement dans la vieille ville. Regardez la maçonnerie.

Croix examina la photo et hocha la tête.

— Je peux essayer de trouver l’information.

— Très bien, dit Gamache en tendant la main pour reprendre la photo.

Croix semblait réticent à s’en séparer, mais finit par la lui remettre.

— Comment avez-vous eu connaissance de cette rencontre entre Chiniquy, Douglas et les ouvriers ?

— Grâce au journal de Renaud. Je n’ai aucune idée comment lui a su qu’elle avait eu lieu. Peut-être est-elle mentionnée dans un des livres de la collection Chiniquy qu’a vendue la Literary and Historical Society. Il y avait certainement quelque chose dans les livres, mais nous n’arrivons pas à les trouver. Renaud semble les avoir cachés. Que pourraient contenir des livres publiés il y a plus de cent ans qui inciterait quelqu’un à tuer pour les obtenir ?

— Vous seriez surpris. Tout ce qui est enterré n’est pas nécessairement mort, dit l’archéologue. Pour beaucoup de gens, le passé est toujours vivant.

Quel répugnant détail historique Augustin Renaud avait-il découvert ? se demanda Gamache. Quel fantôme puant avait-il fait surgir du passé ?

Il se rappela une note dans le journal de Renaud. Pas celle qu’il avait encerclée et accompagnée de points d’exclamation, mais une autre, plus discrète, concernant un rendez-vous auquel il ne se présenterait jamais. Avec un SC.

Tout en remettant lentement la photo dans sa poche, l’inspecteur-chef observa Serge Croix qui retournait à sa table de travail.

— Alliez-vous rencontrer Augustin Renaud ?

L’archéologue s’immobilisa, puis se retourna et fixa Gamache.

— Pardon ?

— Jeudi à treize heures. Augustin Renaud avait rendez-vous avec un SC.

— SC ? Ce pourrait être n’importe qui.

— Avec les initiales SC, oui. Était-ce vous ?

— Moi, dîner avec Renaud ? Je ne voudrais même pas être vu dans la même pièce avec lui. Non. Il ne cessait de solliciter, d’exiger un rendez-vous avec moi, mais j’ai toujours refusé. C’était un sale type qui se pensait plus intelligent que quiconque. Il était vindicatif, manipulateur et stupide.

— Et peut-être, en fin de compte, avait-il raison. Peut-être avait-il trouvé Champlain. Était-ce ce que vous craigniez ? Qu’il réussisse un jour à le découvrir ? Est-ce pour cela que vous lui mettiez constamment des bâtons dans les roues ?

— J’essayais de mettre fin à ses activités parce que ce n’était qu’un imbécile empoté qui ruinait d’excellents sites de fouilles archéologiques avec ses idées farfelues. Il constituait une menace.

Serge Croix avait haussé la voix, si bien que les mots durs rebondirent sur les murs de pierre et revinrent vers les deux hommes, en remplissant l’espace avec une rage grandissante qui se répercutait dans tous les coins.

La dernière phrase, cependant, avait été prononcée d’une voix râpeuse. À peine audible, elle avait frôlé le sol en terre battue, et Gamache en avait eu froid dans le dos.

— Vous avez essayé de l’arrêter, dites-vous. Avez-vous finalement réussi ?

— Est-ce que je l’ai tué ? C’est ça que vous voulez dire ?

Les deux hommes se dévisagèrent, l’air furieux.

— Je n’ai accepté aucun rendez-vous avec lui, et je ne l’ai certainement pas tué.

— Savez-vous où Champlain est enterré ?

— Que venez-vous de me demander ?

— Savez-vous où Samuel de Champlain est enterré ?

— Qu’est-ce que signifie cette question ? demanda Croix d’une voix basse et le regard noir.

— Vous le savez bien. Elle est claire.

— Vous pensez que je sais où Champlain est enterré, mais ne le révèle pas ?

Croix articula chaque mot, chaque syllabe avec mépris.

— Ça me semble presque inconcevable qu’on sache où sont enterrés de simples curés, des héros de la guerre, des fermiers, dit Gamache sans quitter l’archéologue des yeux, mais pas le fondateur de ce pays, le père de ce pays. Je crois que vous et tous les spécialistes de l’archéologie avez accablé Augustin Renaud de votre mépris narquois non pas parce qu’il était risible, mais parce qu’il ne l’était pas. Allait-il bientôt percer le mystère ? Avait-il en fait trouvé Champlain ?

— Êtes-vous fou ? Pourquoi cacherais-je la plus grande découverte archéologique jamais faite dans ce pays ? Ce serait le couronnement de ma carrière, ma renommée serait assurée. On se souviendrait toujours de moi comme de l’homme ayant donné aux Québécois le seul élément manquant de leur histoire.

— Cet élément n’est pas manquant, monsieur, uniquement le corps. Pourquoi ?

— Il y a eu un incendie, la première église a brûlé, des documents ont été brûlés…

— Je connais la version officielle, mais elle n’explique rien, et vous le savez. Pourquoi le corps de Champlain n’a-t-il pas été trouvé ? Ça n’a aucun sens. Alors je me pose une autre question. Pas pourquoi ne l’a-t-on pas trouvé, mais, en supposant plutôt qu’il l’a été, pourquoi taire cette découverte, dissimuler la vérité ?

À mesure qu’il parlait, Gamache s’était approché de plus en plus de l’archéologue, jusqu’à ce que les deux hommes soient presque nez à nez. Puis il murmura :

— Au point d’aller jusqu’au meurtre pour protéger le secret.

Ils se regardèrent sans ciller et, finalement, Croix se recula.

— Pourquoi quelqu’un voudrait-il faire ça ? demanda-t-il.

— Il n’y a qu’une raison, n’est-ce pas ? Champlain n’était pas ce qu’il semblait être. Il n’était pas vraiment un héros, pas un grand homme, n’incarnait pas l’image du père. Champlain est devenu le symbole de la grandeur des Québécois, un symbole puissant, pour les indépendantistes, de ce que la colonie aurait pu devenir si les Anglais n’avaient pas pris le pouvoir. Champlain détestait les Anglais, les dénigrait en les décrivant comme des brutes. Sur tous les plans, Champlain est l’outil parfait pour les séparatistes. Mais supposons que ce ne soit pas vrai.

— Que voulez-vous dire ?

— Beaucoup de choses qu’on nous présente comme des faits historiques ne sont pas vraies. Vous le savez, je le sais. On exagère l’importance de certains événements, on fabrique des héros, on reformule des objectifs pour les faire paraître plus nobles qu’ils ne l’étaient réellement. Tout cela pour manipuler l’opinion publique, pour créer, inventer un but ou un ennemi commun. Et quelle est la pierre angulaire d’un mouvement vraiment fort ? Un symbole puissant. S’il vient à disparaître ou est terni, tout commence à s’écrouler, tout est remis en question. Et on ne veut pas ça.

— Mais qu’est-ce qui pourrait être si terrible au sujet de Champlain ? demanda Croix.

— Quand est-il né ?

— On ne le sait pas vraiment.

— De quoi avait-il l’air ?

Croix ouvrit la bouche, puis la referma.

— Qui était son père ?

Croix demeura silencieux, n’essayant même pas de répondre.

— Était-il un espion ? Il était un excellent cartographe, et pourtant plusieurs de ses cartes montraient des créatures ridicules ou représentaient des événements qui, clairement, étaient des mensonges.

— C’était le style de l’époque.

— Le fait de mentir, un style ? Nous savons qui voudrait qu’on trouve Champlain, monsieur Croix, mais qui veut qu’il demeure enterré ?

 

En repartant, Gamache regretta que sa rencontre avec l’archéologue en chef n’ait pas pu être plus cordiale — si une telle chose était possible avec Serge Croix. Il aurait adoré explorer à sa guise ce sous-sol chargé d’histoire, poser des questions sur la bataille des Plaines d’Abraham, sur les boulets de canon emprisonnés encore aujourd’hui entre les racines d’arbres du Vieux-Québec.

Il aurait aimé l’interroger au sujet de l’étrange hasard qui avait amené le capitaine Cook et Bougainville à participer à la même bataille, dans des camps opposés, et sur la décision presque inconcevable de Bougainville de ne pas aider son général.

Mais il s’agissait de questions qui allaient devoir attendre et auxquelles il n’y avait peut-être pas de réponse.

Juste avant de replonger dans l’hiver québécois, il appela l’inspecteur Langlois pour prendre rendez-vous avec lui. Dix minutes plus tard, il arpentait les couloirs du quartier général de la police à la recherche de ses bureaux, un peu comme un professeur invité, un universitaire appelé en consultation.

— Inspecteur-chef, dit Langlois en venant à sa rencontre, la main tendue.

D’autres se levèrent lorsque Gamache entra dans la grande pièce. Celui-ci les salua d’un léger signe de tête et esquissa un sourire, puis Langlois le guida jusqu’à son bureau.

— Vous devez y être habitué, maintenant, dit Langlois.

— Aux regards de curiosité ? Ça va avec le poste, alors oui, j’y suis habitué, répondit Gamache en lui tendant son manteau. Mais, bien sûr, on me regarde différemment depuis le kidnapping et les autres événements.

Ça ne servait à rien de prétendre le contraire.

L’inspecteur accrocha le parka du chef.

— J’ai, évidemment, suivi les répercussions de cette affaire. La question principale semble être : pourquoi les corps policiers n’ont-ils pas compris que l’attaque était imminente ?

Langlois scruta le visage de Gamache, attendant une réponse. Mais ce n’est pas là qu’il en trouverait une.

— Les gens qui ont fait ça étaient patients. Ils ont mis beaucoup de temps à élaborer leur plan, dit enfin le chef. Les différentes étapes se sont déroulées si lentement qu’elles étaient pour ainsi dire invisibles.

— Mais quelque chose d’aussi gros…

La question de l’inspecteur Langlois était la même que se posait tout le monde. Comment avaient-ils pu ne rien remarquer ?

Parce que les attaquants les avaient lancés sur de fausses pistes, avaient eu recours à la ruse, et avaient su s’adapter. Voilà comment, pensa Gamache.

Il accepta le siège indiqué, mais ne dit rien. Langlois s’assit en face de lui.

— Quand avez-vous compris que c’était plus qu’un simple enlèvement ?

Gamache demeura silencieux. Encore une fois, il vit l’inspecteur Beauvoir revenir de sa rencontre avec l’agente Nichol dans le sous-sol du quartier général de la Sûreté. Où l’inspecteur-chef l’avait envoyée environ un an auparavant, en lui confiant un travail qu’elle détesterait, il le savait, mais qu’elle devait apprendre. C’est-à-dire écouter d’autres personnes. Et se taire.

Elle devait apprendre à garder le silence.

Beauvoir n’avait pas été très heureux de faire intervenir l’agente Nichol. Gamache non plus d’ailleurs. Mais il ne voyait pas d’autre solution. Le directeur général Francœur s’était mis à la poursuite des kidnappeurs, en empruntant des chemins tracés, Gamache en était de plus en plus convaincu, par les ravisseurs eux-mêmes. Des chemins qui menaient la Sûreté ici et là, car les communications de Morin semblaient provenir d’un peu n’importe où dans la vaste province. Les efforts pour localiser l’endroit où se trouvait le jeune homme viraient à la farce.

Non, ils avaient besoin d’aide. Et la jeune agente aigrie dans le sous-sol était la seule à qui il pouvait faire appel. Le directeur Francœur ne penserait jamais à elle. Jamais personne ne pensait à elle. Gamache allait donc pouvoir agir discrètement, à travers elle.

Elle dit qu’elle a besoin du mot de passe pour accéder à votre ordinateur, écrivit Beauvoir à la main. Pour que personne d’autre ne voie nos messages. Elle veut aussi qu’en parlant avec Morin vous fassiez des pauses, le plus longues possible, pour qu’elle puisse entendre le bruit de fond ambiant.

Gamache hocha la tête et sans la moindre hésitation lui remit son mot de passe. Il savait qu’il donnait à Nichol accès à tout, mais aussi qu’il n’avait pas le choix. Ils tâtonnaient comme des aveugles. Même Morin ne pouvait les aider. Il était ligoté face à un mur, devant une pendule. Il avait fait de son mieux pour décrire le lieu où il se trouvait. Le plancher en béton, la crasse, son impression que l’endroit, quel qu’il soit, était abandonné. Paul Morin avait parlé du silence.

Il se trompait, cependant. L’endroit n’était pas abandonné. Ni silencieux. Pas totalement. Il avait été induit en erreur par les écouteurs, qui rendaient claire la voix de Gamache, à des kilomètres de distance, mais assourdissaient tout son à peine à quelques mètres de lui.

Mais l’agente Nichol avait réussi à capter des sons, très faibles, dans le silence.

— Le premier ministre semble soulagé que ça n’ait pas pris une tournure politique, du moins pas encore, dit Langlois en croisant les jambes. Les dommages ont pu être limités.

En voyant le visage sans expression de Gamache, il regretta aussitôt son commentaire.

— Je suis désolé, ce n’est pas ce que je voulais dire. J’étais dans le cortège funèbre. Loin derrière vous, évidemment.

Gamache sourit légèrement.

— Ça va. C’est difficile de savoir quoi dire. Il n’y a rien d’approprié, j’imagine. Ne vous en faites pas.

Langlois hocha la tête, puis, après réflexion, se pencha en avant et demanda :

— Quand avez-vous compris ce qui se passait ?

— Vous ne vous attendez pas vraiment à ce que je réponde, n’est-ce pas ?

Son ton contenait une note d’humour, pour atténuer les mots incisifs.

— J’imagine que non. Excusez-moi. Je sais que vous avez fait une déposition, mais en tant que policier je suis curieux. Comment cela a-t-il pu nous échapper à tous ? Ce devait pourtant être évident, non ? L’attaque planifiée était si…

Langlois sembla chercher un mot.

— Primitive ? dit enfin Gamache.

— Oui, si simple, répondit Langlois en hochant la tête.

— Et c’est ce qui la rendait efficace. Depuis des années, nous sommes à l’affût d’une menace associée à la haute technologie. La plus récente bombe. Une arme chimique, biologique, nucléaire. Nous avons fouillé Internet, utilisé les télécommunications. Des satellites.

— Mais pendant tout ce temps la réponse était là, devant nos yeux, dit Langlois en secouant la tête avec un air de stupéfaction. Et nous n’avons rien vu.

« Je vous trouverai. Il ne vous arrivera rien, je vous l’assure. »

« Je vous crois, monsieur. »

Dans les courtes pauses qu’avait faites Gamache au cours de sa conversation avec Paul Morin, des sons lointains avaient été détectés, comme les murmures de fantômes loin derrière.

L’agent Morin n’était pas seul. Le « fermier » ne l’avait pas abandonné, en fin de compte. D’autres personnes étaient là, qui parlaient très, très doucement, marchaient très, très doucement. Qui ne faisaient pratiquement aucun bruit. Mais un peu. Suffisamment pour que l’équipement sophistiqué et des oreilles étonnamment sensibles le perçoivent.

Et que disaient ces personnes ? Il lui avait fallu des heures — des heures précieuses —, mais Nichol avait finalement réussi à dégager deux mots.

La Grande.

Elle avait fait écouter encore et encore le passage à Beauvoir, en analysant chaque syllabe, chaque lettre. Le ton de voix, la respiration. Jusqu’à ce qu’ils en viennent à une conclusion.

La Grande. Le barrage hydroélectrique qui retenait des milliards de tonnes d’eau. Le barrage gigantesque, dix fois plus gros que n’importe quel autre en Amérique du Nord. Qui fournissait de l’électricité à des millions, des centaines de millions de personnes.

Sans lui, une grande partie du Canada et des États-Unis serait plongée dans les ténèbres.

Le barrage La Grande se trouvait au milieu de nulle part. Sans autorisation officielle, il était pratiquement impossible de s’y rendre.

Gamache avait regardé sa montre à ce moment-là, quand Beauvoir et Nichol lui avaient envoyé un message du sous-sol, accompagné de l’extrait sonore pour qu’il puisse entendre ce qu’ils avaient découvert.

Il était trois heures du matin. Il restait huit heures. Morin et lui avaient été en train de discuter de peintures et des noms qu’on donnait aux différentes teintes. Crème chantilly. Bleu Nantucket. Gris souris.

En quelques enjambées, Gamache s’était rendu jusqu’à l’immense carte du Québec affichée sur le mur de son bureau. Son doigt avait rapidement trouvé la Grande Rivière, et la barre oblique qui en avait détourné le cours, en tuant des milliers d’hectares de forêts anciennes et des troupeaux entiers de caribous, de cerfs et d’orignaux. Qui, en brassant le mercure, avait empoisonné les communautés autochtones locales.

Mais le barrage constituait aussi un miracle de l’ingénierie et, des dizaines d’années après sa construction, continuait de fournir de l’hydroélectricité. Que se produirait-il si soudainement il disparaissait ?

Le doigt de l’inspecteur-chef Gamache avait glissé vers le sud, traçant l’épouvantable torrent qui serait créé si toute cette eau, toute cette énergie, était soudainement libérée. Ce serait comme des bombes nucléaires déboulant sur le territoire de la province.

Son doigt avait passé sur des villages cris, puis des villes de plus en plus grandes. Val-d’Or. Rouyn-Noranda.

Quelle distance l’eau parcourrait-elle avant de cesser de couler, avant de finir par disparaître ? Avant que toute son énergie se soit dissipée ? Combien de corps emporterait-elle sur son passage ?

Maintenant, Paul Morin racontait qu’une fois le chat de la famille avait uriné dans l’imprimante de son père.

Morin avait-il été amené là-bas ? Le gardait-on prisonnier au barrage ?

« Je vous trouverai. »

« Je vous crois, monsieur. »

— Monsieur ?

Gamache leva la tête et regarda l’inspecteur Langlois.

— Est-ce que ça va ?

Gamache sourit.

— Oui, très bien. Excusez-moi.

— Que puis-je faire pour vous ?

— C’est au sujet de l’affaire Renaud. Avez-vous trouvé des boîtes de livres qui auraient pu appartenir à Renaud, mais ne se trouvaient pas dans son appartement ?

— Son ex-femme en a quelques-unes. Il les avait apportées dans son sous-sol il y a quelques semaines. Qu’y a-t-il ?

Gamache s’avança sur son siège et sortit son calepin.

— Pourrais-je avoir son adresse, s’il vous plaît ?

— Certainement.

Langlois écrivit l’adresse sur un papier et le tendit à l’inspecteur-chef.

— Autre chose ?

— Non, c’est parfait. Merci.

Gamache plia la feuille, mit son manteau, remercia encore l’inspecteur et s’en alla d’un pas décidé. Ses bottes résonnèrent le long du couloir jusqu’à la porte.

Sautant dans un taxi, il appela Émile. Il demanda ensuite au chauffeur de passer par chez lui et, ensemble, ils sortirent de la vieille ville fortifiée et empruntèrent la Grande Allée, où s’alignaient des bars et des restaurants gaiement éclairés. Le taxi tourna à droite sur l’avenue Cartier, puis dans la petite rue Aberdeen.

Gamache avait téléphoné du taxi à Mme Renaud pour s’assurer qu’elle était à la maison. Quelques instants plus tard, elle ouvrait la porte pour laisser entrer les deux hommes. Elle habitait un appartement au rez-de-chaussée dans la rangée d’élégantes vieilles maisons, qui comprenaient toutes un escalier extérieur en fer forgé menant aux appartements du dessus.

À l’intérieur, les planchers étaient en bois foncé, et les pièces grandes et bien proportionnées. De larges moulures d’origine marquaient le point de rencontre entre les murs et le haut plafond. Chaque lustre avait une rosace en plâtre. Il s’agissait d’une des demeures bourgeoises de ce quartier très recherché de Québec. Ce n’était pas tout le monde qui voulait vivre à l’intérieur des murs, où l’on pouvait avoir l’impression d’être à l’étroit dans un environnement imposé par des bâtisseurs morts depuis longtemps. Ici, les rues étaient plus larges et bordées de grands arbres centenaires, et devant chaque maison se trouvait un minuscule jardin — lorsqu’il n’était pas enseveli sous la neige.

Mme Renaud était de petite taille et enjouée. Après avoir pris leurs manteaux, elle leur offrit du café, mais les deux hommes refusèrent poliment.

— Toutes nos condoléances, madame, dit Gamache en s’assoyant dans le séjour accueillant.

— Merci. Il était insupportable, bien sûr. Une tête de cochon, un homme égocentrique. Et pourtant…

Gamache et Émile attendirent qu’elle se ressaisisse.

— Et pourtant, maintenant qu’il n’est plus là, la vie semble plus vide, plus terne. Je lui enviais sa passion. Jamais, je crois, je ne me suis intéressée à ce point à quelque chose. Et ce n’était pas un imbécile, vous savez, il savait le prix qu’il devait payer, mais il l’acceptait.

— Et quel était ce prix ? demanda Émile.

— Les gens se moquaient de lui, le ridiculisaient, mais, pire encore, personne ne l’aimait.

— Sauf vous, dit Gamache.

Elle ne répondit pas à sa remarque.

— Il était très seul, vous savez. Malgré tout, il était incapable d’arrêter, incapable de troquer un explorateur mort contre des amis vivants.

— Quand vous a-t-il apporté les livres ? demanda Gamache.

— Il y a environ trois semaines. Il y a quatre boîtes. Il a dit que son appartement était trop encombré.

Émile et Gamache échangèrent un regard. L’appartement était en effet encombré, mais c’était déjà la pagaille, alors quatre boîtes de plus n’auraient fait aucune différence.

Non, s’il les avait apportées chez sa femme, c’était pour une autre raison. Pour les laisser en lieu sûr.

— Vous a-t-il apporté autre chose ? demanda Émile.

Elle secoua la tête.

— De tempérament, c’était un homme secret. Certains diraient même paranoïaque, dit-elle avec un sourire.

Cette femme semblait joyeuse de nature, et Gamache s’interrogea au sujet d’Augustin Renaud, qui l’avait choisie pour épouse. Durant quelques merveilleuses années, avait-il connu le bonheur ? Son mariage constituait-il son unique mais remarquable tentative de changer de cap ? Pour trouver sur le rivage un endroit où s’installer avec cette femme joviale et gentille ? Mais, évidemment, il en était incapable.

Gamache observa Mme Renaud pendant qu’elle conversait avec Émile. Malgré tout ce qui avait pu se produire, elle aimait toujours son mari, se dit-il. Était-ce une bénédiction ou une malédiction ?

Il se demanda également si, avec le temps, son amour s’éteindrait. Si la voix de son mari s’affaiblirait, si ses traits pâliraient. Les souvenirs s’estomperaient-ils pour aller prendre leur place parmi d’autres événements agréables mais impersonnels du passé ?

Avec le temps… Aime-t-on moins ?

— Est-ce que ça vous ennuierait si on regardait ce qu’il y a dans les boîtes ? demanda Gamache.

— Pas du tout. Les autres policiers y ont jeté un coup d’œil, mais leur contenu n’a pas semblé les intéresser. Que cherchez-vous, exactement ?

— Deux livres, répondit Gamache.

Ils s’étaient dirigés vers l’arrière de l’appartement et se trouvaient maintenant dans la grande cuisine de style vieillot.

— Malheureusement, nous ne savons pas lesquels.

— Eh bien, j’espère que vous les trouverez.

Elle ouvrit une porte et alluma la lumière.

Gamache et Émile virent des marches en bois menant directement à une cave sombre au sol en terre battue. Ils perçurent une odeur légèrement musquée et, en descendant, eurent presque l’impression d’avancer dans de l’eau. Gamache sentit l’air frais monter le long de ses jambes, puis atteindre sa poitrine, sa tête, jusqu’à ce qu’il soit complètement plongé dans la fraîcheur et l’humidité.

— Faites attention à votre tête, lança Mme Renaud, mais les deux hommes étaient habitués aux vieilles maisons et avaient déjà courbé le dos. Les boîtes sont près du mur du fond.

Les yeux de Gamache mirent quelques instants à s’adapter à la pénombre, mais, finalement, il aperçut les quatre boîtes en carton. Il s’en approcha et s’agenouilla devant l’une d’elles tandis qu’Émile se chargeait d’une autre.

La boîte de Gamache contenait des livres de différents formats sur divers sujets. Il vérifia d’abord leur numéro de catalogue. Tous provenaient de la Literary and Historical Society, quelques-uns avaient même appartenu à Charles Chiniquy puisque son nom y figurait, mais aucun ne correspondait aux numéros dans le journal de Renaud. Gamache passa à une autre boîte.

Celle-là était remplie de sermons reliés, d’ouvrages de référence et de vieilles bibles familiales, certaines catholiques, d’autres presbytériennes. Il ouvrit le premier livre et vérifia le numéro. 9-8495. Son pouls s’accéléra. C’était la bonne boîte. Dans les livres suivants qu’il ouvrit, les numéros augmentèrent : 9-8496, 8497, 8498. Il sortit un autre livre, un sermonnaire relié en cuir noir, et l’ouvrit. 9-8500.

Il fixa le numéro, comme s’il avait pu par sa seule volonté faire changer les chiffres, puis, lentement, il rouvrit et replaça dans la boîte chacun des vingt livres qu’elle contenait. Effectivement, il en manquait un : 9-8499. Qui s’était trouvé entre le recueil de sermons et la bible de confirmation de Chiniquy.

— Maudit ! jura Gamache à voix basse. Pourquoi n’est-il pas là ?

Se tournant vers Émile, il demanda :

— As-tu trouvé quelque chose ?

— Non, rien. Le fichu livre aurait pourtant dû être ici, répondit Émile en enfonçant un doigt entre deux ouvrages. Mais il a disparu. 9-8572. Quelqu’un a-t-il pu venir avant nous ?

— Selon Mme Renaud, seule l’équipe de Langlois est venue.

— Malgré tout, ce qu’il y a là-dedans pourrait s’avérer utile, dit Émile.

Gamache jeta un coup d’œil dans la boîte et vit une série de volumes à la couverture en cuir noir, le dos vers le haut et tous de même format. Il en sortit un et l’examina. Il s’agissait d’un journal. La boîte d’Émile contenait les journaux personnels de Charles Paschal Télesphore Chiniquy.

— Chaque livre correspond à une année, dit Émile. Le volume manquant est celui de 1869.

Gamache s’accroupit sur les talons et regarda son mentor, qui souriait. Même dans la pénombre, il voyait qu’il avait les yeux brillants.

— Alors, chef ? dit Émile en se redressant. Que faisons-nous maintenant ?

— Il n’y a qu’une chose à faire, chef, répondit Gamache avec un sourire.

Il souleva la boîte des journaux de Chiniquy et ajouta :

— Aller prendre un verre.

Les deux hommes remontèrent l’escalier et, avec la permission de Mme Renaud, partirent avec la boîte. À deux pas de là se trouvait le Café Krieghoff et, après une minute dans l’air frisquet, ils étaient assis à une table près de la fenêtre, à l’écart des autres clients. Il était dix-huit heures et les travailleurs commençaient à arriver. Des fonctionnaires, des politiciens venus des bureaux du gouvernement non loin, des enseignants, des écrivains, des artistes. Le bistro était un lieu de prédilection des bohèmes, un endroit fréquenté par les séparatistes, et ce, depuis des décennies.

La serveuse, vêtue d’un jean et d’un pull, leur apporta un bol de cacahuètes et deux verres de scotch. Tout en sirotant leur boisson et en grignotant des cacahuètes, ils lurent des passages des journaux de Chiniquy. Ces écrits offraient un aperçu fascinant sur un esprit à la fois noble et fou. Sur un être qui se connaissait si mal lui-même, un être animé par un idéal et qui se berçait d’illusions.

Cet homme avait voulu sauver des âmes et faire chier ses supérieurs.

Gamache sentit son téléphone vibrer et répondit.

— Chef ?

— Bonjour, Jean-Guy. Comment allez-vous ?

Plus qu’une simple formule de politesse, la question avait été posée avec sincérité.

— Je vais plutôt bien, à vrai dire. Mieux.

Et, effectivement, ça paraissait dans sa voix. Gamache y décela une énergie qu’il n’avait pas entendue depuis des mois.

— Et vous ? Où êtes-vous ? J’entends beaucoup de bruit.

— Au Café Krieghoff.

Le rire de Beauvoir retentit à l’autre bout de la ligne téléphonique.

— Vous êtes plongé dans une affaire, à ce que je vois.

— Bien sûr. Et vous, vous êtes où ?

Gamache aussi entendait des sons.

— Au bistro. C’est pour de la recherche.

— Bien sûr. Pauvre vous.

— J’ai besoin de votre aide, dit Beauvoir. Au sujet du meurtre de l’Ermite.