21
Les deux hommes se séparèrent devant le restaurant Old Homestead, Émile allant faire ses courses et Gamache tournant à droite vers l’église presbytérienne. Il fut tenté d’y entrer, pour se trouver dans ce lieu paisible et parler au jeune pasteur qui avait plus à offrir qu’il ne croyait.
Gamache aimait Tom Hancock. En fait, à bien y penser, il aimait toutes les personnes liées à cette affaire : tous les membres du conseil de la Literary and Historical Society et ceux de la Société Champlain ; il aimait même — ou du moins comprenait — l’archéologue en chef.
Et pourtant, l’un d’entre eux était presque certainement un meurtrier. L’une de ces personnes avait tué Augustin Renaud d’un coup de pelle à la tête et l’avait ensuite enterré en espérant — en y comptant — qu’il serait recouvert de béton. Si un câble téléphonique n’avait pas été coupé, Augustin Renaud aurait pu disparaître aussi complètement que Champlain.
Gamache s’arrêta un moment pour contempler la façade de la Lit and His et réfléchir à l’affaire.
Il fallait un motif et une occasion de passer à l’action, avait dit Beauvoir, et, bien sûr, il avait raison. Un meurtrier devait avoir à la fois une raison de tuer et la possibilité de le faire.
Gamache s’était trompé dans le cas du meurtre de l’Ermite, s’était laissé aveugler par le trésor, s’en était tenu aux apparences et n’avait pas vu ce qui se cachait derrière.
Était-il en train de commettre la même erreur dans la présente affaire ? Le tombeau de Champlain constituait-il le motif évident, qui sautait aux yeux, mais qui était trompeur ? Le meurtre n’avait peut-être rien à voir avec la recherche du père fondateur du Québec. Mais alors, qu’y avait-il d’autre ? Une seule chose avait consumé la vie de Renaud, et sa mort devait aussi y être liée.
Gamache monta les marches menant à la Literary and Historical Society, mais, lorsqu’il voulut ouvrir la porte, il constata qu’elle était fermée à clé. Il regarda sa montre. Il n’était pas encore neuf heures ; c’était donc normal que la porte soit verrouillée. Maintenant, il ne savait plus trop quoi faire et, paradoxalement, éprouvait plus que jamais le besoin d’entrer dans l’édifice.
Sortant son téléphone, il composa un numéro. Après la deuxième sonnerie, une femme répondit, d’une voix nette et claire.
— Hello ?
— Madame MacWhirter, c’est Armand Gamache. J’espère que je ne vous dérange pas, à une heure aussi matinale.
— Pas du tout. Je m’apprêtais à prendre mon petit-déjeuner. Que puis-je faire pour vous ?
Après une légère hésitation, Gamache répondit :
— Eh bien, c’est un peu embarrassant, mais je crois avoir mal calculé le temps. Je suis devant la Literary and Historical Society, mais, évidemment, c’est fermé à clé.
Elle rit.
— Aucun de nos membres n’a jamais montré une telle envie d’entrer. C’est une situation inédite. J’ai une clé…
— Je ne veux pas gâcher votre petit-déjeuner.
— Eh bien, vous ne pouvez pas rester à attendre sur le perron, vous allez mourir de froid.
Il ne s’agissait pas seulement d’une façon de parler, et Gamache le savait. Chaque hiver, cela arrivait à plusieurs personnes. Elles restaient dehors trop longtemps, se protégeaient mal du froid. Et ça les tuait.
— Venez prendre un café chez moi et, ensuite, nous retournerons ensemble à la Lit and His.
Gamache savait reconnaître un ordre. Elizabeth MacWhirter lui donna son adresse. Elle habitait tout près, rue D’Auteuil.
Lorsqu’il arriva devant la maison quelques minutes plus tard, il prit un instant pour la contempler. Elle était aussi magnifique qu’il s’y attendait. Dans le Vieux-Québec, « magnifique » ne se mesurait pas en mètres carrés, mais en détails — les blocs de pierre grise, les linteaux sculptés au-dessus des portes et des fenêtres, les lignes simples, sobres. La demeure faisait partie d’une rangée de maisons d’une élégance raffinée.
Il avait marché dans la rue D’Auteuil de nombreuses fois dans le passé. C’était une rue particulièrement belle, dans une ville qui en comptait beaucoup. Elle longeait les vieux murs de pierre qui protégeaient la capitale, mais en était séparée par un espace vert. Et de l’autre côté de la rue se dressaient ces maisons.
C’était ici qu’avaient vécu les premières familles du Québec, françaises et anglaises. Des premiers ministres, des industriels, des généraux et des archevêques avaient habité dans cette rangée de maisons élégantes donnant sur les fortifications, comme pour défier leurs ennemis d’oser attaquer.
Gamache avait assisté à des cocktails dans certaines de ces demeures, à quelques réceptions et à au moins un banquet officiel. Mais jamais il n’était entré dans celle devant laquelle il se trouvait maintenant. La pierre était joliment bouchardée, le bois peint et le fer forgé bien entretenu.
Pendant qu’il attendait sous le porche, la porte s’ouvrit. Il entra rapidement, faisant pénétrer l’air frais avec lui. Le froid semblait se cramponner à lui dans le vestibule en bois foncé, mais, lentement, il disparut, comme une cape qui glisse des épaules.
Elizabeth prit son manteau et il retira ses bottes. Dans l’entrée étaient alignées des pantoufles de velours, certaines pour les hommes, d’autres pour les femmes.
— Prenez-en qui vous font, si vous voulez bien.
Il trouva une paire et se demanda combien de pieds — au fil de combien de générations ? — avaient utilisé ces pantoufles. Elles semblaient de style édouardien et étaient confortables.
Les murs étaient tapissés d’un très beau papier peint William Morris, riche, magnifique. Des panneaux en bois d’acajou poli couvraient le tiers inférieur des murs.
Des tapis persans étaient disposés çà et là sur les superbes parquets de bois.
— Suivez-moi. Je mange dans le petit salon.
Gamache la suivit jusque dans une pièce claire et spacieuse. Un feu brûlait dans la cheminée, des étagères de livres occupaient un mur, et il y avait des jardinières pleines de fougères en bonne santé et de cactus de Noël. Et, posé sur le coussin d’un repose-pied devant le foyer, un plateau contenait des toasts, de la confiture et deux tasses en porcelaine.
— Puis-je ? demanda Elizabeth.
— S’il vous plaît.
Elle versa du café pour Gamache, qui ajouta un peu de crème et de sucre. En s’installant dans un fauteuil confortable face au canapé où Elizabeth était assise, il remarqua des livres sur le plancher et trois journaux : Le Devoir, Le Soleil et The Gazette.
— Qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure à la Lit and His, inspecteur-chef ?
— Nous avons trouvé les livres provenant de votre vente qu’Augustin Renaud a achetés.
— Voilà qui est un peu gênant, dit Elizabeth avec un petit sourire. Ceux qui nous ont critiqués avaient donc raison. Très embarrassant, en fait. Avons-nous vendu des livres dont nous n’aurions jamais dû nous débarrasser ?
Gamache la regarda dans les yeux. Elle était calme et ne détourna pas le regard. Elle redoutait peut-être la réponse, mais voulait malgré tout l’entendre. Tout en l’observant, il remarqua de petites choses autour de lui, des détails qui attirèrent son attention. Le tissu défraîchi, et même usé à certains endroits, du canapé et de son propre fauteuil. Quelques lattes du plancher légèrement soulevées, désalignées par rapport aux autres — qui pourraient facilement être reclouées en place. Une poignée manquante sur une des portes d’un placard.
— Je crains que oui. Il s’agit des journaux personnels du père Chiniquy.
Elle ferma les yeux, mais ne baissa pas la tête. Lorsqu’elle les rouvrit un instant plus tard, son regard était toujours calme, mais peut-être un peu triste.
— Oh dear, ce ne sont pas de bonnes nouvelles. Il faudra le dire aux membres du conseil d’administration.
— Pour l’instant, ils constituent des pièces à conviction, mais j’ai l’impression que la veuve de M. Renaud accepterait de vous les revendre à un prix raisonnable.
Elizabeth parut soulagée.
— Ce serait merveilleux. Merci.
— Mais il manque un journal. Celui de l’année 1869.
— Ah oui ?
— C’est un des livres que nous cherchions, un de ceux auquel Augustin Renaud fait référence dans un de ses propres journaux.
— Pourquoi 1869 ?
— Je ne sais pas.
Et c’était vrai, jusqu’à un certain point. Il avait en fait une assez bonne idée pourquoi Renaud s’était intéressé au journal de cette année-là, mais il n’était pas encore prêt à en parler.
— Et l’autre livre ?
— Manquant, lui aussi. Nous avons trouvé le lot duquel il faisait partie, mais ce pourrait être n’importe quoi.
Il déposa délicatement sa tasse sur le plateau, puis demanda :
— Avez-vous déjà entendu parler d’une rencontre ayant eu lieu à la Literary and Historical Society entre le père Chiniquy, James Douglas et deux ouvriers irlandais ?
— À la fin des années 1800 ?
Elle paraissait surprise.
— Non. Des ouvriers irlandais, dites-vous ?
Gamache hocha la tête. Elizabeth ne dit rien, mais fronça les sourcils.
— Qu’y a-t-il ?
— Ça me semble si peu probable que des Irlandais soient venus à la Lit and His dans ce temps-là. Aujourd’hui, oui, beaucoup de nos membres sont irlandais. On ne fait plus de telle distinction, Dieu merci. Mais à l’époque, j’en ai bien peur, il y avait une grande animosité entre les Irlandais et les Anglais.
C’était, Gamache le savait, le point faible des Nouveaux Mondes : les gens y importaient de vieux conflits.
— Mais maintenant les relations entre les deux groupes sont plus cordiales ?
— Oui. Au fil du temps, les choses se sont améliorées. Et puis, comme nous sommes si peu nombreux, nous ne pouvons pas nous permettre d’entretenir des querelles.
— Le bateau de sauvetage ? dit Gamache avec un sourire en reprenant sa tasse de café.
— Vous vous souvenez de l’analogie ? Oui, c’est en plein ça. Qui serait assez fou pour risquer de faire chavirer un bateau de sauvetage ?
« Et que feraient les passagers pour garder la paix ? » se demanda l’inspecteur-chef. Tout en sirotant son café, il embrassa du regard la pièce défraîchie et confortable, une pièce où lui-même passerait volontiers beaucoup de temps. Elizabeth MacWhirter ne remarquait-elle pas, cependant, les tissus usés, la peinture écaillée ? Les petites réparations à faire qui ne cessaient de s’accumuler ? Il savait que lorsque des gens vivaient au même endroit depuis longtemps, depuis une éternité, ils ne le voyaient plus tel qu’il était, mais plutôt tel qu’il avait été.
Et pourtant, l’extérieur de la maison avait été entretenu. Peint, réparé.
— Puisqu’on parle de petites communautés, connaissez-vous la famille Mundin ?
— Les Mundin ? Oui, bien sûr. Pendant des années, M. Mundin a tenu une belle boutique d’antiquités dans la rue du Petit-Champlain. On y trouvait de beaux meubles, de beaux objets. J’y ai apporté quelques affaires.
Gamache la regarda d’un air interrogateur.
— Pour les vendre, inspecteur-chef.
Elle l’avait dit sans ciller, sans rougir, sans chercher à se justifier. Elle énonçait un fait.
Et Gamache eut sa réponse. Elle remarquait tout, mais utilisait son revenu modeste seulement pour réparer l’extérieur. La façade, ce qui était à la vue des passants. La fameuse fortune des MacWhirter avait disparu, n’était plus qu’une légende, qu’elle choisissait d’entretenir.
Pour cette femme, les apparences, les façades comptaient. Que serait-elle prête à faire pour les maintenir ?
— D’après ce qu’on m’a dit, une tragédie a frappé la famille Mundin, dit Gamache.
— Oui. Une histoire très triste. Une année, au printemps, il s’est suicidé. Il s’est avancé sur le fleuve, est tombé à l’eau et s’est noyé. Selon la version officielle, c’était un accident, mais nous savions tous la vérité.
— Il s’était aventuré sur un terrain glissant.
Elle esquissa un petit sourire.
— En effet.
— Et pourquoi l’a-t-il fait, à votre avis ?
Elizabeth réfléchit un moment, puis secoua la tête.
— Je n’en ai aucune idée. Il paraissait heureux, mais les apparences sont parfois trompeuses.
Comme la peinture reluisante, les pierres bien taillées, l’extérieur parfait de cette demeure.
— Il avait deux enfants, je crois, mais je n’en ai rencontré qu’un. Son fils. Il était adorable, avec des cheveux blonds bouclés. Il suivait son père partout. Celui-ci avait un surnom pour lui. Je ne me rappelle plus ce que c’était.
— Old.
— Pardon ?
— Le surnom était « Old ».
— Oui, c’est vrai. Son père disait old son. Je me demande ce qu’il est advenu du garçon.
— Il habite dans un village appelé Three Pines, où il fabrique et restaure des meubles.
— Les choses que nous apprenons de nos parents…, dit Elizabeth avec un sourire.
— Mon père m’a enseigné le violon, dit l’agent Morin. Votre père vous a-t-il appris à jouer d’un instrument ?
— Non. Il aimait chanter, cependant. Mon père m’a fait découvrir la poésie. Nous allions faire de longues promenades dans Outremont et sur le mont Royal, et il récitait des poèmes. Que je répétais. Pas très bien, car la plupart des mots ne signifiaient rien pour moi, mais je me souvenais de tout, de chaque mot. C’est seulement plus tard que j’ai compris ce que ça représentait.
— Et qu’est-ce que ça représentait ?
— Ça représentait tout pour moi, répondit Gamache. Mon père est mort lorsque j’avais neuf ans.
— Je suis désolé, dit Morin après une courte pause. Je ne peux pas m’imaginer perdre mon père, même maintenant. Ç’a dû être terrible.
— Oui, ce l’était.
— Et votre mère ? Ç’a dû être atroce pour elle.
— Elle aussi est morte. C’était un accident de voiture.
— Je suis vraiment désolé, dit Morin d’une voix faible.
On y décelait la peine que ressentait le jeune agent pour l’homme assis confortablement dans son bureau tandis que lui-même était tout seul, ligoté sur une chaise dure, avec une bombe attachée sur lui, face à un mur où était accrochée une pendule.
Et faisait le compte à rebours. Il restait six heures et vingt-trois minutes.
Sur l’ordinateur de Gamache continuaient d’apparaître de courts messages instantanés des membres de son équipe qui, en secret, suivaient des pistes.
Il était évident, maintenant, que le jeune agent n’était pas retenu prisonnier au barrage La Grande. L’agente Nichol et l’inspecteur Beauvoir n’avaient pas détecté le son des gigantesques turbines. Mais ils avaient réussi à percevoir d’autres bruits. Des trains. D’après Nichol, il y avait à la fois des trains de marchandises et des trains de voyageurs. Et des avions passant au-dessus.
L’agente Nichol analysait attentivement tous les sons, couche par couche. En isolait de petits bouts.
Nous ne pouvons pas établir l’origine de l’appel parce qu’il emprunte un canal de communication intégré, avait précisé un de ses messages.
Qu’est-ce que ça veut dire ? avait écrit Gamache.
C’est comme un passager clandestin, qui voyagerait à bord d’une ligne de télécommunication. En apparaissant ici et là. Voilà pourquoi il semble être partout à la fois.
Pouvez-vous déterminer quelle ligne est utilisée ?
Pas assez de temps, avait répondu Nichol.
Il restait six heures. Ensuite, deux choses se produiraient, simultanément. Une bombe détruirait le plus grand barrage en Amérique du Nord. Et l’agent Paul Morin serait exécuté.
À mesure que les minutes s’écoulaient, l’inspecteur-chef Armand Gamache avait su qu’à un certain moment, qui se précipitait vers eux à toute vitesse, une terrible décision allait devoir être prise. Il allait falloir faire un choix.
— Le fils de Mundin est-il heureux ? demanda Elizabeth.
Il ne fallut à Gamache qu’un instant, l’équivalent d’un battement de cœur, pour revenir au présent.
— Je crois, oui. Lui aussi a un fils. Charlie.
— Charlie, répéta Elizabeth en souriant. Je trouve toujours ça sympathique quand on donne le nom d’un parent à un enfant.
Elle se leva pour emporter la vaisselle du petit-déjeuner. Gamache prit le plateau et la suivit jusque dans la vieille cuisine.
— Il y a une autre personne dont j’aimerais vous parler, dit-il en essuyant une assiette. Connaissez-vous Carole Gilbert ?
— Comme dans « Vincent Gilbert » ?
— Oui, répondit Gamache.
À son avis, cependant, Mme Gilbert n’apprécierait probablement pas d’être définie en fonction d’un mari exigeant dont elle était séparée depuis longtemps.
— Je la connaissais un peu, nous étions membres du même club de bridge. Mais je crois qu’elle a déménagé. La ville de Québec est assez petite, inspecteur-chef. Et le Vieux-Québec, à l’intérieur des murs, encore plus petit.
— Et les groupes sociaux plus petits encore ? dit le chef avec un sourire.
— En effet. Certains se définissent par la langue, d’autres par la richesse et le rang social, et d’autres par des intérêts communs. Souvent, ils se chevauchent, et la plupart des gens font partie de plus d’un cercle d’amis et de connaissances. Carole Gilbert était une connaissance, du type « bridge ».
Elle sourit chaleureusement à Gamache tandis qu’ils se dirigeaient vers le hall d’entrée.
— Mais pourquoi m’avez-vous posé la question ?
Ils mirent chacun leur lourd manteau d’hiver, leurs bottes, leur chapeau et leur écharpe, si bien que, lorsqu’ils eurent terminé, presque plus rien ne permettait de distinguer le chef du service des homicides de la Sûreté de la vieille dame de soixante-quinze ans.
— Il y a quelques mois, un meurtre a été commis dans le petit village de Three Pines, où habite Old Mundin. C’est là que vit aussi Carole Gilbert maintenant.
— Ah oui ?
L’information ne semblait pas beaucoup l’intéresser, cependant. Elle avait réagi de manière polie, mais était loin d’être fascinée.
Sous un ciel ensoleillé, ils marchèrent côte à côte au milieu des rues étroites. Un peu plus loin devant eux, ils voyaient de jeunes alpinistes solidement attachés à dix mètres au-dessus du sol. Ils travaillaient dur tout l’hiver à déneiger les toits pentus en métal. C’était angoissant de les regarder brandir leurs haches et leurs pioches, puis donner de grands coups pour enlever l’épaisse couche de glace et de neige qui s’était accumulée — parfois jusqu’à un mètre ou plus —, et qui menaçait de faire s’affaisser les toits.
Chaque hiver, effectivement, des toits s’effondraient, et chaque hiver de la neige et des morceaux de glace glissaient et tombaient sur le trottoir, écrasant de malheureux piétons. Lorsqu’elle glissait, la glace faisait un bruit particulier, une sorte de mélange entre un long gémissement sourd et un cri perçant. Tous les Québécois reconnaissaient ce son, tout aussi sûrement que les Anglais savaient reconnaître celui des bombes volantes au cours du Blitz.
Mais l’entendre et pouvoir faire quelque chose étaient deux choses différentes. Comme le son se répercutait sur les vieux bâtiments en pierre, il était difficile de savoir d’où il provenait exactement. Il pouvait être juste au-dessus de votre tête, ou des rues plus loin.
Les habitants de Québec marchaient donc en plein milieu des rues. Les touristes trouvaient les Québécois très courtois de leur laisser ainsi les trottoirs, jusqu’à ce qu’ils entendent le bruit.
— Auraient-ils pu se connaître ici, à Québec ? demanda Gamache.
— C’est possible. Elle aurait pu acheter des antiquités de M. Mundin, ou lui en avoir vendu. Je me rappelle, elle avait de belles choses. La famille était établie ici depuis très longtemps, vous savez. Une vieille famille de Québec.
— Les Gilbert ?
— Non, la famille de Mme Gilbert. Les Woloshyn.
Ils étaient presque arrivés à la Literary and Historical Society.
— J’ai toujours aimé Carole. Une femme sensée, dit Elizabeth en sortant la clé qu’elle avait gardée bien au chaud dans son gant. C’était très agréable de jouer au bridge avec elle. Jamais elle n’aurait fait quelque chose de stupide. Très patiente, très calme, elle était une habile stratège.
Lorsqu’ils furent entrés, Gamache aida Elizabeth à allumer les lumières et à augmenter le chauffage, puis elle se rendit à son bureau, laissant l’inspecteur-chef seul dans la magnifique bibliothèque. Il demeura un moment immobile, comme un avare dans une banque. Puis il se dirigea vers l’escalier métallique en colimaçon et se hissa jusqu’à la mezzanine. Rendu en haut, il s’arrêta encore. Le lieu était silencieux, comme seule pouvait l’être une vieille bibliothèque, et il se trouva seul avec ses pensées.
— La Grande ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous vous moquez de moi ? demanda le directeur général Francœur.
L’inspecteur Beauvoir était revenu dans le bureau de l’inspecteur-chef, avec les preuves que l’agente Nichol et lui avaient recueillies. Il y en avait peu, mais elles étaient suffisantes. Du moins le croyaient-ils. L’espéraient-ils. Beauvoir avait remonté les marches deux à deux, comme il les avait descendues, préférant arriver sans qu’on le remarque, par l’arrière. Lorsqu’il avait ouvert la porte de la cage d’escalier, il avait de nouveau vu le directeur général en train de diriger les opérations de recherche — les surveillant de près, lançant des ordres, et donnant l’impression de faire de son mieux.
Et il faisait probablement de son mieux. Mais, Beauvoir le savait, ce n’était pas suffisant.
Dans les haut-parleurs, il entendait l’inspecteur-chef Gamache parler du temps qu’il avait passé à l’Université de Cambridge. Quand il était arrivé, expliquait-il, il ne connaissait à peu près aucun mot d’anglais, à part quelques expressions entendues dans des émissions en langue anglaise diffusées au Québec dans les années soixante.
— Comme quoi ? demanda Morin d’une voix traînante.
— Fire on the Klingons, répondit l’inspecteur-chef.
L’agent Morin rit, comme si sa bonne humeur revenait.
— Avez-vous vraiment dit ça à quelqu’un ?
— Malheureusement oui. C’était soit ça, soit My God, Admiral, it’s horrible.
Cette fois, l’agent Morin avait pouffé de rire, et Beauvoir avait vu les sourires sur les visages des hommes et des femmes qui se trouvaient dans la grande salle, y compris sur celui du directeur général. Souriant lui aussi, Beauvoir avait ensuite observé l’inspecteur-chef à travers la vitre de son bureau.
Le chef, pas rasé, avait les yeux fermés. Puis il avait fait quelque chose que Beauvoir ne l’avait jamais vu faire depuis toutes les années qu’il le connaissait, au cours d’aucune des enquêtes qu’il avait menées, peu importe la mort qu’il avait côtoyée, le désespoir ou l’épuisement qu’il avait pu ressentir.
L’inspecteur-chef Gamache s’était appuyé la tête dans les mains. Durant un moment seulement, mais l’inspecteur Beauvoir n’oublierait jamais ce moment. Pendant que l’agent Paul Morin riait, l’inspecteur-chef Gamache s’était couvert le visage.
Il avait ensuite levé les yeux et croisé le regard de Beauvoir. Et le masque était réapparu. Celui d’un homme sûr de lui, énergique, maître de la situation.
Jean-Guy Beauvoir était entré dans le bureau du chef avec les preuves. À la demande de Gamache, il avait ensuite invité le directeur général à venir les rejoindre et lui avait fait écouter la cassette.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous vous moquez de moi ?
— Ai-je l’air de me moquer ?
Le chef était debout. Il avait demandé à Paul Morin de poursuivre seul la conversation, de continuer de parler. Et avait retiré brusquement son casque d’écoute, en couvrant le microphone avec sa main.
— Mais dites-moi donc, cet enregistrement, comment l’avez-vous obtenu ? demanda Francœur.
Grâce aux haut-parleurs, on entendait Paul Morin parler du potager de son père et expliquer à quel point c’était long de faire pousser des asperges.
— C’est le bruit de fond de l’endroit où Morin est détenu, répondit Gamache.
— Mais comment avez-vous obtenu l’enregistrement ? D’où vient-il ?
Francœur était fâché.
— Quelle importance ? N’avez-vous pas entendu ?
Gamache fit rejouer le passage que l’agente Nichol avait réussi à enregistrer.
— Ils le mentionnent deux ou trois fois.
— La Grande, oui, j’entends ces mots, mais ça pourrait signifier n’importe quoi. Ce pourrait être le nom qu’ils donnent à la personne qui a organisé le kidnapping.
— La Grande ? La Grande Machin-Chouette ? On n’est pas dans une bande dessinée !
Gamache respira profondément pour essayer de maîtriser sa frustration. Dans les haut-parleurs, Morin était maintenant passé à un monologue sur les variétés anciennes de tomates.
— Voici ce que je pense, monsieur, reprit Gamache. L’enlèvement n’a pas été commis par un fermier qui craignait qu’on découvre sa plantation de marijuana. Il était prévu depuis longtemps…
— Oui, l’interrompit Francœur, vous avez déjà mentionné ça, mais il n’y a aucun élément de preuve.
— Ça, c’est une preuve.
Par un puissant effort de volonté, Gamache s’empêcha de crier et baissa plutôt la voix dans une sorte de grognement.
— Le fermier n’a pas laissé Morin seul comme il avait dit qu’il ferait. En fait, non seulement est-ce évident que Morin n’est pas seul, mais il y a au moins deux, peut-être trois personnes avec lui.
— Et alors ? Vous croyez qu’on le retient prisonnier au barrage ?
— Je le pensais au début, mais on ne décèle aucun bruit de turbine.
— Alors quelle est votre hypothèse, inspecteur-chef ?
— Je crois que les ravisseurs s’apprêtent à faire sauter le barrage et ont enlevé l’agent Morin pour nous garder occupés ailleurs.
Le directeur général regarda fixement Gamache. La Sûreté avait déjà envisagé un tel scénario, le redoutait, s’y était préparée en mettant au point des protocoles d’intervention contre une éventuelle menace de destruction du formidable barrage.
— Vous délirez. Et votre affirmation est basée sur quoi ? Deux mots à peine audibles. Ils viennent peut-être même d’une conversation interceptée sur une autre ligne à la suite d’une interférence. Vous pensez donc que, dans…
Francœur se tourna pour jeter un coup d’œil à la pendule.
— … six heures, des gens vont faire sauter le barrage La Grande ? Et ils ne sont même pas là-haut ? Ils sont assis avec votre jeune agent à un autre endroit ?
— C’est un leurre. Ils veulent…
— Assez ! aboya le directeur général. Si c’est un leurre, eh bien vous êtes tombé dans le piège. Ils veulent que vous vous lanciez sur une piste ridicule. Je vous croyais plus intelligent que ça. Et puis, qui sont-ils, ces mystérieux « ils » ? Qui voudrait détruire le barrage ? Non, tout ça est absurde.
— Pour l’amour de Dieu, Francœur, dit Gamache d’une voix rendue rauque par l’épuisement. Et si j’avais raison ?
Le directeur avait commencé à se diriger vers la porte, mais en entendant ces mots il s’arrêta, se retourna et fixa Gamache. Pendant le long silence des deux hommes, ils entendirent un petit exposé sur le compost de fumier de vache comparé à celui obtenu à partir de fumier de cheval.
— J’ai besoin de plus de preuves.
— L’agente Lacoste essaie d’en recueillir.
— Où est-elle ?
L’inspecteur-chef Gamache jeta un bref regard à l’inspecteur Beauvoir. Deux heures auparavant, ils avaient envoyé l’agente Lacoste à la Baie-James, dans une communauté crie. Dans les villages les plus près du grand barrage. Qui avaient été les plus touchés lorsqu’il avait été construit, et où les conséquences seraient catastrophiques si soudain il s’effondrait. Là-bas, on lui avait dit d’aller voir une vieille femme crie que Gamache avait rencontrée quelques années auparavant. Sur un banc, à côté du Château Frontenac.
Ils auraient bien voulu avoir ses preuves pour pouvoir convaincre le directeur Francœur de cesser ses recherches high-tech et viser moins haut. De changer de cap. D’arrêter de regarder le présent et de regarder plutôt du côté du passé.
Mais ils n’avaient encore rien reçu de l’agente Lacoste.
— Je vous en supplie, monsieur, dit Gamache. Demandez seulement à quelques personnes d’explorer cette piste. Avertissez discrètement le service de la sécurité au barrage. Vérifiez l’information que pourraient avoir les autres corps policiers.
— Pour avoir l’air d’un imbécile ?
— Non, d’un chef compétent, rigoureux.
Francœur lança un regard furieux à Gamache.
— Bon, d’accord. Je veux bien faire ça.
Il sortit du bureau, et Gamache le vit s’entretenir avec son adjoint. Il avait beau soupçonner Francœur d’être capable de beaucoup de choses, le meurtre de dizaines de milliers de Québécois n’en était pas une.
Il remit ses écouteurs et revint à l’agent Morin. Celui-ci décrivait une dispute entre sa sœur et lui qui s’était terminée par une bataille de petits pois. Il parlait de nouveau lentement, d’une voix fatiguée.
Reprenant la conversation, Gamache raconta à Morin comment ses propres enfants, Daniel et Annie, se disputaient quand ils étaient jeunes. Il expliqua que Daniel était le plus sensible des deux, et le plus réfléchi. Et qu’Annie, très intelligente, pouvait toujours l’emporter sur lui. Au fil du temps, dit-il, la compétition entre eux s’était transformée en profonde affection.
Tout en parlant, Gamache ne pouvait cependant pas s’empêcher de penser à deux choses qu’il savait.
Dans moins de six heures, à 11 h 18, une bombe exploserait et détruirait le barrage hydroélectrique La Grande. Et l’agent Paul Morin serait exécuté. L’inspecteur-chef savait également autre chose : s’il y avait moyen d’empêcher seulement un de ces actes, il savait lequel il faudrait que ce soit.
— Comment va votre ami ?
— Mon ami ?
Gamache se tourna et vit Elizabeth apporter quelques livres dans la bibliothèque et les déposer sur le chariot des « retours ».
— M. Comeau, dit-elle. Émile.
Penchée au-dessus des livres pour les trier, elle ne regarda pas Gamache.
— Oh, il va très bien. J’ai rendez-vous avec lui dans quelques heures au Château. Il y a une réunion des membres de la Société Champlain.
— C’est un homme intéressant.
Sur ces mots, elle s’en alla, laissant Gamache de nouveau seul dans la bibliothèque. Il attendit que le bruit de ses pas disparaisse, puis parcourut des yeux la multitude de livres. Par où commencer ?
— Êtes-vous tout près ? Allez-vous arriver à temps ?
La fatigue avait fini par miner le moral du jeune agent. Sa peur, dominée pendant si longtemps, débordait maintenant de ses nerfs à vif et déboulait le long de la ligne téléphonique.
— Nous arriverons à temps. Ayez confiance en moi.
Il y eut un silence.
— Vous êtes sûr ?
La voix de Morin était tendue, presque grinçante.
— Je suis sûr. Avez-vous peur ?
Il n’y eut pas de réponse, seulement un autre silence, puis une lamentation sourde.
— Agent Morin ? dit Gamache en se levant.
Il attendit, mais aucune réponse ne vint, sauf la plainte qui disait tout.
Gamache parla durant quelques minutes, disant des paroles réconfortantes sur aucun sujet en particulier. Il parla des fleurs printanières, des cadeaux qu’il avait emballés pour ses petits-enfants, de repas pris au bistro Leméac, rue Laurier, et de la chanson préférée de son père. Et comme fond sonore on entendait des gémissements, des sanglots convulsifs, puis il y eut un hurlement quand, finalement, les nerfs de l’agent Morin craquèrent. Gamache était surpris que le jeune homme ait réussi à contenir sa terreur si longtemps.
Mais maintenant il était incapable de la retenir et elle se déversait sur la ligne téléphonique.
L’inspecteur-chef Gamache parla de la station de ski du mont Saint-Rémy, des toiles de Clara Morrow et de la poésie de Ruth Zardo, et, lentement, le hurlement se transforma en sanglots, puis les pleurs en respiration haletante et, enfin, le souffle saccadé en un soupir.
Gamache marqua une pause avant de demander encore :
— Avez-vous peur ?
À l’extérieur du bureau, de l’autre côté de la grande baie vitrée, les agents, les analystes, les enquêteurs et le directeur général Francœur s’immobilisèrent tous et fixèrent l’inspecteur-chef, et écoutèrent l’agent qui s’était montré si brave et qui maintenant s’effondrait.
Dans son studio sombre au sous-sol, l’agente Yvette Nichol enregistrait tout et, le visage verdâtre devant son écran, écoutait elle aussi.
— Vous m’entendez, agent Morin ?
— Oui, monsieur.
Sa voix, cependant, était faible, mal assurée.
— Je vous trouverai à temps.
Gamache prononça chacun des mots lentement, posément, fermement. Des mots solides comme du roc.
— Cessez d’imaginer le pire.
— Mais…
— Écoutez-moi, lui ordonna le chef. Je sais ce que vous êtes en train de faire. C’est normal, mais vous devez cesser. Vous imaginez la pendule atteignant l’heure zéro et la bombe explosant. Ai-je raison ?
— Plus ou moins.
On entendit un halètement, comme si Morin avait couru.
— Arrêtez ça. Si vous voulez regarder vers l’avenir, imaginez-vous revoyant Suzanne, revoyant votre père et votre mère, pensez aux merveilleuses histoires avec lesquelles vous pourrez ennuyer vos enfants. Contrôlez vos pensées et vous pourrez maîtriser vos émotions. Avez-vous confiance en moi ?
— Oui, monsieur, répondit-il d’une voix plus forte.
— Avez-vous confiance en moi, agent Morin ? répéta le chef.
— Oui, monsieur.
Sa voix était plus assurée.
— Pensez-vous que je vous mentirais ?
— Non, monsieur, jamais.
— Je vous trouverai à temps. Me croyez-vous ?
— Oui, monsieur.
— Qu’est-ce que je vais faire ?
— Vous allez me trouver à temps.
— N’oubliez jamais ça. Jamais.
— Non, monsieur.
La voix de l’agent Morin était ferme, aussi assurée que celle de l’inspecteur-chef.
— Je vous crois.
— Bien.
Gamache se remit à parler de choses et d’autres pour laisser son jeune agent se reposer. Il parla de son premier emploi, qui consistait à gratter des gommes à mâcher collées sur les quais du métro de Montréal, et raconta comment il avait fait la connaissance de Mme Gamache. Il parla de ce qu’on ressent lorsqu’on tombe amoureux.
« Désormais, vous ne sentirez plus la solitude. Désormais vous êtes deux. »
Tout en parlant, il lisait tous les messages instantanés apparaissant sur l’écran de son ordinateur, toute l’information transmise par l’inspecteur Beauvoir et l’agente Nichol au fur et à mesure qu’ils analysaient les enregistrements et faisaient rapport de leurs découvertes. L’informaient des sons cachés dans le bruit de fond qu’ils avaient identifiés : des avions, des oiseaux, des trains. Des échos. Et de ce qu’ils n’avaient pas entendu : des autos et des camions.
L’agente Lacoste envoya enfin un message du village cri, dans lequel elle précisait les pistes qu’elle suivait sur place, des pistes qui les rapprochaient de la vérité.
Gamache regarda la pendule. Il restait quatre heures et dix-sept minutes.
Dans son oreille, dans sa tête, Paul Morin parlait des Canadiens et de leur saison de hockey.
— Je crois bien qu’on a enfin une chance de gagner la coupe, cette année.
— Oui, dit Gamache, je crois qu’on a enfin une chance.
À l’étage supérieur de la bibliothèque de la Literary and Historical Society, Armand Gamache tendit la main pour prendre un premier livre. Au cours des quelques heures suivantes, la bibliothèque ouvrit ses portes, les bénévoles arrivèrent et se mirent à travailler, M. Blake se présenta à son tour et s’installa à sa place habituelle. Quelques autres personnes vinrent emprunter des livres ou lire des périodiques, puis s’en allèrent.
Et pendant tout ce temps, à la mezzanine, l’inspecteur-chef sortit des livres des étagères et les examina un à la fois. Finalement, vers midi, il vint s’asseoir en face de M. Blake. Après avoir échangé des civilités, les deux hommes se plongèrent dans leur lecture.
À treize heures, Armand Gamache se leva, salua M. Blake d’un hochement de tête et quitta les lieux, en emportant deux livres cachés dans son sac à bandoulière.