15
— Tu as veillé tard, hier soir.
Émile Comeau trouva Armand Gamache en train de déposer une cafetière sur la table, ainsi qu’une assiette de croissants et des confitures. Il paraissait content, remarqua Émile. De bonne humeur.
— Oui.
— Que faisais-tu ?
Après avoir avalé une gorgée du café fort, parfumé, Émile prit un croissant. Lorsqu’il le rompit en deux, quelques miettes tombèrent sur la table en bois.
— Je crois avoir compris ce que signifient les chiffres dans le journal de Renaud.
— Ah oui ? Et ils veulent dire quoi ?
— Tu avais raison, Renaud ne cherchait pas le corps de Champlain dans l’édifice de la Literary and Historical Society. À mon avis, il cherchait des livres. Les chiffres sont des numéros de catalogue. Ils font référence à des livres donnés à la Lit and His en 1899.
Émile abaissa son croissant, les yeux brillants. Un enquêteur demeurait toujours un enquêteur. Le besoin de savoir ne disparaissait jamais.
— Quels livres ?
— Je ne sais pas.
Gamache prit une gorgée de café, puis poursuivit :
— Je sais cependant qu’ils faisaient partie d’un lot donné à la bibliothèque par une Mme Claude Marchand. Elle était femme de ménage chez des dénommés Chiniquy. Charles Paschal Télesphore Chiniquy, mort en 1899. Il est probable que les livres lui appartenaient.
— Chiniquy, répéta lentement Émile. Un nom peu commun, rare.
— Très, répondit Gamache en hochant la tête. Je l’ai cherché dans l’annuaire. Il n’y a aucun Chiniquy à Québec en ce moment. Après le petit-déjeuner, je vais consulter les données de recensement pour vérifier s’il y en avait dans le passé.
— Il y en avait.
Émile avait l’air pensif ; pas réellement inquiet, mais perplexe.
— Ah oui ?
Après un moment de réflexion, Émile répondit enfin :
— Mais ça n’a pas de sens. Tu dis que Renaud cherchait des livres qui avaient appartenu à Chiniquy ?
— À mon avis, oui. Il avait noté leurs numéros de catalogue dans son journal.
Émile se gratta le cou et, le regard absent, chercha un début d’explication.
— Ça n’a pas de sens, marmonna-t-il de nouveau.
— Tu connais le nom ? demanda Gamache.
— En effet, je connais le nom. Mais c’est bizarre.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, qu’Augustin Renaud se soit intéressé à quelque chose ayant appartenu à Chiniquy.
Il y eut un silence pendant qu’Émile réfléchissait.
— Qui était ce Chiniquy ? demanda Gamache. Comment as-tu entendu parler de lui ? Était-il membre de la Société Champlain, lui aussi ?
— Non, pas à ma connaissance. J’en suis presque certain. D’après moi, il n’avait rien à voir avec Champlain.
— Alors qui était-il ?
— Un prêtre. Un personnage qui a constitué une anomalie — criante, à l’époque — dans l’histoire du Québec. Un vrai phénomène. Réputé pour ses croisades en faveur de la tempérance dans les années 1860 ou 1870. Il détestait l’alcool, qui, selon lui, entraînait toutes sortes de maux sociaux et spirituels. D’après ce que je me rappelle de mes lectures, son seul et unique but était d’amener les pauvres ouvriers québécois à arrêter de boire. Il a été très célèbre pendant un certain temps, mais il s’est aussi aliéné les autorités de l’Église catholique. Je ne me souviens pas des détails, mais il a changé de religion pour devenir un fervent protestant. Il avait l’habitude de traîner près des bars et des bordels de la rue du Petit-Champlain, dans la Basse-Ville, pour essayer de convaincre les ivrognes de renoncer à l’alcool. Pendant quelque temps, il a eu un sanatorium à l’extérieur de la ville.
— Renaud était obsédé par Champlain, et Chiniquy était obsédé par la tempérance, dit Gamache, presque pour lui-même.
Puis il secoua la tête. Comme son mentor, il ne voyait aucun lien entre le père du Québec en 1635, un homme des années 1800 qui ne buvait jamais d’alcool et un corps trouvé trois jours auparavant dans la cave de la Lit and His.
Sauf, peut-être, les livres. Quels étaient ces livres ?
— Pourquoi un spécialiste de Champlain voudrait-il des livres ayant appartenu à un prêtre non croyant ? demanda-t-il, sans obtenir de réponse. Chiniquy n’a montré aucun intérêt pour Champlain ?
Émile secoua la tête et haussa les épaules, complètement dérouté.
— Mais je n’en sais pas beaucoup sur lui, et ce que je viens de te raconter n’est peut-être pas exact. Aimerais-tu que je fasse des recherches ?
Gamache se leva.
— Oui, s’il te plaît. Mais aimerais-tu d’abord m’accompagner chez Renaud ? Les livres s’y trouvent peut-être.
— Certainement.
Tandis qu’ils enfilaient leurs lourds parkas, Émile se rendit compte à quel point il lui semblait naturel de suivre cet homme. L’inspecteur-chef Émile Comeau avait vu Gamache, un jeune agent plein d’ardeur, arriver aux homicides. Avait vu, au fil des ans, ses cheveux noirs bouclés grisonner et devenir plus clairsemés, et son corps épaissir ; l’avait vu se marier, avoir des enfants, monter en grade. Il l’avait promu inspecteur et avait vu le jeune homme exercer son autorité avec aisance. Avait vu des agents plus vieux et plus expérimentés céder leur place et se tourner vers lui pour solliciter son opinion, lui reconnaissant des qualités de leader.
Émile savait cependant que Gamache n’avait pas toujours raison. Personne ne pouvait toujours avoir raison.
Lorsqu’ils commencèrent à remonter la rue, leur souffle visible dans l’air vif, Émile jeta un coup d’œil à Armand, à côté duquel marchait Henri. Semblait-il aller mieux ? Sa santé s’améliorait-elle ? Émile le pensait, mais il savait aussi que c’étaient les blessures internes qui causaient le plus de ravages. Le pire était toujours caché.
Quelques minutes plus tard, ils étaient de retour dans le logement exigu et mal aéré, et se faufilaient entre les piles de magazines, les tas de lettres et les meubles encombrés de livres et de revues spécialisées.
Après avoir retiré leur manteau et leurs bottes, les deux hommes se mirent aussitôt au travail, chacun se chargeant d’une pièce.
Deux heures plus tard, Émile entra d’un pas nonchalant dans la salle à manger, qui n’avait fort probablement jamais accueilli de convives. Les murs étaient tapissés d’étagères où les livres s’entassaient sur deux ou trois rangées. Gamache avait fait le tour d’environ la moitié de la pièce, prenant chaque livre, l’examinant, puis le remettant à sa place.
Il était épuisé. Une activité qu’il aurait accomplie facilement deux mois auparavant s’avérait maintenant presque trop ardue pour lui, et il voyait qu’Émile aussi paraissait fatigué. Appuyé au dossier d’une chaise, il s’efforçait de ne pas donner l’impression d’être crevé.
— Prêt pour une pause ? demanda Gamache.
Émile tourna vers lui un regard reconnaissant.
— Si tu insistes. Je pourrais continuer toute la journée, mais si tu veux arrêter, je pourrais moi aussi, j’imagine.
Gamache sourit.
— Merci.
Il était surpris de constater à quel point il se sentait faible, encore. Il avait réussi à se convaincre d’avoir recouvré toutes ses forces. Oui, sa santé s’était améliorée, il avait plus d’énergie, ses forces revenaient, même le tremblement semblait avoir diminué.
Mais lorsqu’il se dépensait, il se fatiguait plus rapidement qu’il s’y serait attendu.
Ils trouvèrent une table près de la fenêtre au Petit Coin latin et commandèrent de la bière et des sandwichs.
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Gamache.
Il mordit ensuite dans une baguette contenant de la terrine de faisan, de la roquette et de la sauce aux canneberges. Devant lui avait été déposée une bière de microbrasserie avec un petit col de mousse.
— Rien que je ne m’attendais pas à trouver. Il y avait quelques livres rares sur Champlain sur lesquels la Société aimerait certainement mettre la main, mais puisque tu étais là, j’ai décidé de ne pas les voler.
— Très sage.
Émile inclina la tête et sourit.
— Et toi ?
— Même chose. Il n’y avait rien qui ne portait pas sur Champlain ou le début des années 1600. Rien sur Chiniquy, la tempérance, ou quoi que ce soit ayant un lien avec les années 1800. Nous devons cependant continuer de chercher. Je me demande où il obtenait ses livres.
— Probablement dans des librairies d’occasion.
— Tu as sans doute raison.
Gamache sortit le journal de Renaud de son sac à bandoulière et le feuilleta.
— Il fréquentait régulièrement les librairies de livres usagés et les marchés aux puces en été.
— À quel autre endroit trouverait-on de vieux livres ?
Puis, voyant Gamache pencher la tête de côté et plisser les yeux, Émile demanda :
— Qu’y a-t-il ?
— D’où proviennent les livres vendus dans ces librairies ?
— De gens qui quittent leur maison ou font un grand ménage. De ventes de biens successoraux, les librairies les achetant par lots. Pourquoi ?
— Quand nous aurons terminé dans l’appartement, nous devrions, je crois, aller voir quelques-unes de ces librairies.
— À quoi penses-tu ? demanda Émile avant de prendre une grande gorgée de bière.
— Je viens de me rappeler quelque chose qu’Elizabeth MacWhirter m’a dit, commença-t-il.
Il s’interrompit, cependant. Et c’était maintenant à son tour de regarder son compagnon. Émile fixait le journal devant lui. Il le tourna afin de le voir à l’endroit, puis posa son doigt mince sur la page, sous l’écriture précise et nette d’Augustin Renaud. Sous les mots encerclés et soulignés, sous la note concernant un rendez-vous avec un Patrick et un O’Mara, un JD et…
— Chin, dit Gamache. Mais il n’y a pas de Chin à Québec. Je pensais aller au restaurant chinois de la rue De Buade pour demander si…
Gamache dévisagea son mentor, dont les yeux étincelaient. Il ferma les siens, presque douloureusement.
— Oh non !
Rouvrant les yeux, il regarda le journal.
— C’est ça ? Chin ? Chiniquy ?
Émile sourit et hocha la tête.
— Qu’est-ce que ça pourrait signifier d’autre ?
Jean-Guy Beauvoir prit l’assiette encore pleine de savon que lui tendait Clara et l’essuya. Il était dans la grande cuisine des Morrow et faisait la vaisselle. Ce qu’il faisait rarement chez lui. À quelques occasions, cependant, il avait aidé le chef et Mme Gamache à laver la vaisselle après un repas. Avec eux, ça ne lui paraissait pas une corvée. Ni maintenant, à sa grande surprise. C’était reposant, apaisant. Comme le village.
Après le lunch constitué de soupe et de sandwichs, Peter était retourné dans son atelier pour travailler à sa plus récente peinture, laissant la tâche de nettoyer à Clara et à Jean-Guy.
— Avez-vous eu le temps de lire le dossier ?
— Oui, répondit Clara en lui donnant une autre assiette ruisselante d’eau. J’avoue que les preuves contre Olivier sont assez convaincantes. Mais supposons qu’il n’a pas tué l’Ermite. Quelqu’un d’autre, alors, devait savoir que celui-ci se cachait dans les bois. Mais comment cette personne l’aurait-elle découvert ? Nous savons que c’est l’Ermite qui a pris contact avec Olivier, pour lui vendre certaines de ses possessions et parce qu’il voulait de la compagnie.
— Et quelqu’un pour faire ses courses, lui apporter du village des choses dont il avait besoin. Il a utilisé Olivier et Olivier l’a utilisé.
— Une bonne relation.
— Que des gens profitent les uns des autres vous semble correct ?
— Ça dépend du point de vue. Prenez Peter et moi. Peter me soutient financièrement depuis le début de notre mariage, mais moi, je le soutiens sur le plan émotionnel. Est-ce profiter l’un de l’autre ? Oui, j’imagine, mais ça fonctionne. Nous sommes tous les deux heureux.
Beauvoir se demanda si c’était vrai. Clara serait heureuse à peu près n’importe où, supposait-il ; son mari, par contre…
— À mes yeux, la relation ne semblait pas équitable. Olivier apportait de la nourriture à l’Ermite toutes les deux semaines et, en échange, l’Ermite lui donnait des antiquités valant une fortune. Quelqu’un se faisait plumer.
Ils apportèrent leurs tasses de café dans la salle de séjour, où la lumière du soleil hivernal entrait à flots par les fenêtres, et s’assirent dans de grands fauteuils près de la cheminée.
Clara plissa le front tout en regardant le feu qui crépitait dans l’âtre.
— À mon avis, cependant, la grande question, la seule, est : qui d’autre était au courant de la présence de l’Ermite ? Il se cachait dans la forêt depuis des années, alors pourquoi a-t-il soudain été assassiné ?
— Selon notre hypothèse, Olivier l’a tué parce que le sentier pour les chevaux s’approchait de plus en plus de la cabane. L’Ermite et son trésor allaient bientôt être découverts.
Clara hocha la tête.
— Olivier ne voulait pas que quelqu’un d’autre trouve, et peut-être vole, le trésor, alors il a tué l’Ermite. Il a agi sous l’impulsion du moment, ce n’était pas prémédité. Il s’est emparé de la ménorah et lui a asséné un coup sur la tête.
Clara avait entendu tout ça au procès et l’avait relu la veille.
Elle essaya d’imaginer son ami faisant un tel geste et, même si elle voulait chasser l’image dans sa tête, elle dut reconnaître qu’elle pouvait le croire coupable d’un tel acte de violence. Elle ne pensait pas Olivier capable de planifier un meurtre, mais d’en commettre un dans un accès de rage et de cupidité, oui.
Olivier avait ensuite ramassé la ménorah tachée de sang, qui était tombée à côté de l’homme mort. Il avait affirmé l’avoir emportée avec lui parce qu’elle était couverte de ses empreintes. Il avait eu peur. Toutefois, il avait aussi avoué que c’était un objet d’une valeur inestimable. C’était un mélange de cupidité et de peur qui l’avait poussé à commettre cette action d’une stupidité monumentale. Une action motivée par la cupidité, pas la culpabilité.
Ni le juge ni les jurés ne l’avaient cru. Maintenant, cependant, Beauvoir devait au moins envisager la possibilité qu’Olivier avait en effet été stupide, mais avait dit la vérité.
— Qu’est-ce qui a pu changer ? dit-il, l’air songeur. Quelqu’un d’autre a dû trouver l’Ermite.
— Quelqu’un qui le cherchait peut-être depuis des années, quelqu’un que l’Ermite avait volé.
— Mais comment cette personne l’aurait-elle trouvé ?
— En suivant soit Olivier, soit le sentier pour chevaux.
— Ce qui nous ramène à l’un des Parra, dit Beauvoir. Roar ou Havoc.
— Ce pourrait aussi être Old Mundin. C’est un menuisier, après tout, et il aime sculpter le bois. Un soir, après être passé chercher des meubles à réparer au bistro, il aurait pu suivre Olivier, et il aurait pu tailler ce mot, Woo, dans le morceau de bois.
— Mais Old Mundin est un menuisier professionnel. J’ai vu les meubles qu’il fabrique. Le mot Woo a été sculpté par un amateur, maladroitement.
Clara réfléchit un moment.
— Alors c’est peut-être quelqu’un installé depuis peu dans les environs. C’est peut-être ça qui a changé. Le meurtrier a déménagé à Three Pines récemment.
— Les Gilbert, dit Beauvoir, sont les seules personnes nouvellement arrivées.
Marc et Dominique Gilbert, Carole, la mère de Marc, et Vincent, son père, qu’il n’avait pas vu depuis des années. Saint Trou de cul, le médecin qui, curieusement, vivait maintenant dans la cabane de l’Ermite. Beauvoir ne voulait plus que le meurtrier soit le Dr Vincent Gilbert, mais, dans son for intérieur, craignait que ce soit possible.
— À mon avis, il faudrait réinterroger les suspects, dit-il. J’avais pensé m’arrêter chez les Mundin cet après-midi, en faisant semblant de vouloir acheter des meubles.
— Excellente idée. De mon côté, je vais essayer de parler avec quelques-uns des autres.
Clara sembla hésiter, puis poursuivit :
— Il y a une autre façon dont le meurtrier aurait pu découvrir la cachette de l’Ermite.
— Oui ?
— Il a peut-être reconnu les trésors quand Olivier a cherché à les vendre. J’ai lu là-dedans, dit-elle en tapotant du doigt la chemise contenant le dossier, qu’Olivier a vendu plusieurs objets sur eBay. Des gens de partout dans le monde ont donc pu les voir, y compris des gens de l’Europe de l’Est. Après avoir reconnu un des objets, quelqu’un a peut-être réussi à trouver l’endroit où vivait Olivier.
— Et l’aurait suivi jusque chez l’Ermite. Je vais étudier cette possibilité, dit Beauvoir.
Il commençait à comprendre pourquoi l’inspecteur-chef se mêlait aux habitants des régions où ils enquêtaient. Cette façon d’agir le plongeait dans la perplexité depuis longtemps et, dans son for intérieur, il ne l’approuvait pas. Elle estompait la frontière entre les enquêteurs et les personnes sur lesquelles ils enquêtaient.
Maintenant, cependant, il se demandait si c’était une si mauvaise chose.
Lorsqu’il sortit de la petite maison, il fut aveuglé par le soleil éblouissant qui dardait ses rayons sur la neige. Il mit ses verres fumés. Des Ray-Ban. Un modèle classique, presque démodé. Mais il aimait ces lunettes, elles lui donnaient un petit air cool quand il faisait froid.
Il fit démarrer sa voiture et la laissa se réchauffer. Il sentit la chaleur monter du siège chauffant sous lui. Par une journée d’hiver glaciale, c’était presque aussi jouissif que le sexe. Puis, embrayant, il se dirigea vers la colline, monta la côte et sortit du village.
Cinq minutes plus tard, il arriva à la vieille ferme. La dernière fois que l’équipe de la Sûreté y était venue, c’était en automne, lorsque toutes les plantes étaient en fleurs. En fait, elles avaient dépassé ce stade. Elles montaient toutes en graine, les feuilles changeaient de couleur et les guêpes, presque soûles, se nourrissaient de fruits trop mûrs.
Maintenant, tout était mort, ou en période de dormance, et la ferme, qui avait déjà été grouillante de vie, paraissait désertée.
Mais tandis qu’il roulait lentement vers la maison, la porte s’ouvrit et il vit L’Épouse tenant la main du petit Charlie Mundin.
Lorsqu’il sortit de l’auto, elle lui fit un signe de la main et Beauvoir aperçut Old Mundin qui s’avançait vers la porte ouverte, en essuyant ses larges mains avec une serviette.
— Bienvenue !
L’Épouse sourit et embrassa Beauvoir sur les deux joues. On l’accueillait rarement de cette façon au cours d’une enquête, pensa-t-il. Puis il se souvint qu’il n’enquêtait pas officiellement sur une affaire.
Comme Old Mundin, L’Épouse était jeune et, comme son mari, elle était superbe. Sa beauté n’était pas du genre de celle qu’on voit dans Vogue, elle lui venait plutôt de son évidente bonne santé et de sa bonne humeur. Elle avait des cheveux foncés très courts et de grands yeux doux d’un brun profond. Elle souriait facilement et avec naturel, comme Old et Charlie.
— Entrez, sinon vous allez geler, dit Old. Aimeriez-vous du chocolat chaud ? ajouta-t-il en fermant la porte. Charlie et moi venons de revenir de faire du toboggan et nous en aurions bien besoin.
Charlie, dont le visage rond était tout rouge après le temps passé dehors, leva des yeux brillants vers Jean-Guy et le regarda comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
— Avec plaisir.
Beauvoir suivit les Mundin jusqu’à la cuisine où il faisait bon et chaud.
— Veuillez excuser l’état des lieux, inspecteur, dit L’Épouse. Nous n’avons pas terminé les rénovations.
Et ça paraissait. Dans certaines pièces, les plaques de plâtre n’avaient pas encore été installées ; dans d’autres, les murs n’étaient pas encore peints. Le style de la cuisine rappelait les années cinquante, mais pas d’une bonne façon. Elle était quétaine, dépourvue de tout charme rétro.
— La maison m’a l’air très bien, mentit Beauvoir.
La demeure lui paraissait toutefois confortable, lui donnait l’impression d’un foyer douillet.
— On ne s’en douterait probablement pas, dit Old en aidant L’Épouse à préparer le chocolat chaud, mais nous avons effectué beaucoup de travaux. Vous devriez voir les pièces d’en haut. Elles sont magnifiques.
— Old, l’inspecteur n’est certainement pas venu jusqu’ici pour voir nos rénovations, dit L’Épouse en riant.
Elle revint vers la table de la cuisine avec de grandes tasses de chocolat chaud fumant, dans lequel fondait une grosse guimauve.
— Nous vous avons vu au bistro, l’autre soir, dit Old. D’après Gabri, vous êtes venu à Three Pines en vacances. C’est bien.
Les Mundin le regardaient avec compassion. Leur intention était bonne, Beauvoir le savait, ils essayaient de se montrer gentils, de lui témoigner de la sympathie, mais il aurait préféré qu’ils arrêtent.
Heureusement, leur compassion lui fournissait aussi l’entrée en matière dont il avait besoin.
— Oui. Je n’étais pas revenu depuis l’affaire du meurtre de l’Ermite. Quel coup terrible pour la population locale !
— L’arrestation d’Olivier ? dit L’Épouse. Nous avons encore de la difficulté à y croire.
— Vous le connaissiez assez bien, n’est-ce pas ? demanda Beauvoir en se tournant vers Old. Si je me rappelle bien, il a été le premier à vous donner du travail.
— C’est exact. Il m’a offert de réparer et restaurer des meubles.
— Shoo, shoo, shoo, dit Charlie.
— Oui, dit L’Épouse, c’est chaud. C’est du chocolat chaud. Il ne disait pas un mot il y a six mois, mais le Dr Gilbert vient souper une fois par semaine et travaille la communication verbale avec lui.
— Vraiment ? Vincent Gilbert ?
— Oui. Vous saviez, n’est-ce pas, qu’il a déjà travaillé auprès d’enfants trisomiques ?
— Oui.
— Boo, dit Charlie à Beauvoir, qui sourit et essaya de l’ignorer. Boo, répéta l’enfant.
— Boo ! dit Beauvoir à son tour, en avançant brusquement la tête en un geste qu’il espérait plus amusant que terrifiant.
— Il veut dire wood. Bois, expliqua Old. Oui, mon garçon. On va y aller bientôt, old son. Dans la soirée, nous passons du temps ensemble à tailler des bouts de bois.
— Est-ce que Havoc Parra n’avait pas l’habitude de sculpter des jouets en bois pour Charlie ? demanda Beauvoir.
— En effet, répondit Old. Il est peut-être très habile pour abattre des arbres, mais, malheureusement, il l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de les sculpter, bien qu’il aime ça. Il vient parfois m’aider dans mon travail et je lui donne un petit quelque chose.
— Que fait-il ? Il restaure des meubles ?
— Non, il n’a pas le talent nécessaire pour ce genre de travail spécialisé. Il me donne un coup de main quand j’ai des meubles à fabriquer. Le plus souvent, il m’aide à les teindre.
Ils parlèrent ensuite d’événements locaux, de projets de rénovation et des antiquités qui attendaient d’être réparées. Beauvoir fit semblant de vouloir voir les meubles d’Old Mundin et faillit acheter une bibliothèque, en se disant qu’il pourrait la faire passer pour une de ses créations. Mais même Enid, il le savait bien, ne le croirait pas.
— Aimeriez-vous rester à souper ? demanda L’Épouse lorsque Beauvoir annonça qu’il devait partir.
— Merci, mais non. Je m’étais seulement arrêté en passant pour voir vos meubles.
Debout à la porte arrière, les Mundin agitèrent la main en signe d’au revoir. Jean-Guy avait été tenté d’accepter l’invitation à se joindre à la petite famille. Tandis qu’il s’éloignait de la maison, il repensa à ce qu’Old avait innocemment dit au sujet des talents de sculpteur de Havoc, qui rivalisaient avec ceux de Charlie. Dès son retour à Three Pines, il alla au bistro et commanda une pointe de tarte au sucre et un cappuccino. Myrna vint le rejoindre avec son éclair et son café au lait. Ils bavardèrent durant quelques minutes, puis Beauvoir se mit à griffonner des notes dans son calepin et Myrna se plongea dans la lecture du Sunday Times Travel Magazine, en laissant parfois échapper un soupir, provoqué soit par l’éclair, soit par les descriptions des centres de vacances avec spa.
— À votre avis, vaut-il la peine de faire douze heures d’avion pour aller là ?
Tournant le magazine, elle montra à Beauvoir les plages de sable blanc, les cabines de bain au toit de chaume, les jeunes hommes nubiles, torse nu, qui servaient des boissons contenant des fruits.
— Où est-ce ?
— Dans l’île Maurice.
— Combien ça coûte ?
Myrna vérifia.
— Cinq mille deux cents.
— Dollars ? demanda Beauvoir en s’étouffant presque.
— Livres. Mais ça inclut l’avion. Mon budget, aujourd’hui, est de cinq mille livres. Le coût est donc un peu plus élevé.
— Le commerce du livre se porte bien.
Myrna rit.
— J’aurais beau vendre tous les livres de ma librairie, je n’aurais toujours pas les moyens de me payer ça, répondit-elle en posant sa large main sur la photo imprimée sur papier glacé.
De l’autre côté de la fenêtre couverte de givre, on voyait des enfants qui arrivaient de l’école. Les parents attendaient qu’ils descendent la route enneigée et verglacée à partir de l’endroit où l’autobus les laissait. Les écoliers avaient tous le visage rouge, étaient tous emmitouflés dans de gros habits de neige dont seule la couleur permettait de les distinguer les uns des autres. Ils avaient l’air d’énormes balles aux couleurs vives dévalant la colline.
— Je parle d’argent imaginaire pour un voyage fictif. Ça ne coûte pas cher, mais c’est amusant.
— Quelqu’un a dit pas cher mais amusant ?
Gabri vint se joindre à eux et Beauvoir ferma son carnet de notes.
— Où allons-nous cette semaine ?
— Lui aussi est fictif, vous savez, dit Myrna en indiquant Gabri d’un mouvement de la tête.
— Je me travestis parfois, reconnut Gabri.
— L’île Maurice me semble une destination intéressante.
Elle tendit un magazine à Gabri et en offrit un à Beauvoir. Celui-ci hésita, puis remarqua les stalactites de glace qui pendaient des maisons, la neige empilée sur les toits, les gens qui, penchés contre le vent, se précipitaient pour rentrer chez eux, à la chaleur.
Il prit le magazine.
— De la pornographie de vacances, murmura Gabri. Caoutchoucs inclus.
Il montra une image d’un homme musclé portant une combinaison de plongée moulante.
Beauvoir s’accorda un budget fictif de cinq mille dollars, puis se laissa rêver à Bali, Bora Bora, Sainte-Lucie.
— Avez-vous déjà fait une croisière ? demanda-t-il à Myrna.
— Je m’en suis payé une plus tôt cette semaine, en optant pour une suite Princesse. La prochaine fois, je pense que je vais choisir la plus luxueuse.
— Je suis en train de me demander si je ne réserverais pas la suite du propriétaire.
— En avez-vous les moyens ?
— Ça pourrait me mener à une faillite fictive, mais je crois que ça en vaut la peine.
— Mon Dieu, comme j’aurais besoin d’une croisière ! dit Gabri en abaissant son magazine.
— Tu es fatigué ? demanda Myrna.
Gabri avait certainement les traits tirés.
— Très fatigué.
— C’est vrai, dit Ruth.
Elle s’affala dans le quatrième fauteuil en donnant un coup de canne à tout le monde, puis ajouta :
— Il est un fatty gay.
Myrna et Gabri l’ignorèrent, mais Beauvoir ne put réprimer un petit rire. Peu après, les deux autres s’en allèrent, Myrna pour retourner à sa librairie paisible et Gabri pour servir des clients.
Se penchant vers Beauvoir, Ruth lui demanda :
— Alors, pourquoi êtes-vous venu ici ? Quelle est la vraie raison ?
— Pour profiter de votre joyeuse compagnie, vieille sorcière.
— Mais à part ça, couille molle ? Vous n’avez jamais aimé ce village. Gamache oui, je l’ai bien vu. Mais vous ? Vous nous méprisez.
Chaque heure de chaque journée, Jean-Guy Beauvoir cherchait non seulement des faits, mais aussi la vérité. Il ne s’était jamais rendu compte, cependant, à quel point ce pouvait être terrifiant de se trouver devant une personne qui l’exprimait aussi directement, tout le temps. Ou, du moins, qui disait la vérité comme elle la voyait.
— C’est faux, dit-il.
— Bullshit ! Ne dites pas de conneries. Vous détestez la campagne, vous haïssez la nature, vous pensez que nous ne sommes que des paysans. Des imbéciles complexés, aux comportements passifs-agressifs, et anglais.
— Je sais que vous êtes des anglophones, répondit Beauvoir en riant.
Ruth, elle, ne rit pas.
— Ne vous foutez pas de moi. Il ne me reste plus beaucoup de temps et je refuse de le gaspiller.
— Alors allez-vous-en, si je représente une telle perte de temps.
Ils se lancèrent des regards furieux. L’autre soir, Beauvoir s’était confié à elle, lui avait révélé des choses que peu de gens connaissaient. Il avait craint que cela occasionne de la gêne entre eux, mais au contraire, quand ils s’étaient croisés le lendemain matin, elle l’avait regardé comme s’il était un étranger.
— Je sais pourquoi vous êtes venue ici, dit-il enfin. Pour que je vous raconte le reste de l’histoire. Vous voulez seulement entendre tous les horribles détails. Vous vous en repaissez, n’est-ce pas ? La peur et la douleur vous font saliver. Vous n’en avez rien à foutre de moi, du chef, de Morin, ou de qui que ce soit d’autre. Tout ce que vous voulez de moi, c’est le reste de l’histoire, espèce de vieille bique complètement folle.
— Et vous, que voulez-vous ?
« Qu’est-ce que je veux ? se demanda-t-il. Je veux raconter le reste de l’histoire. »