19

Elle avait encore son couteau à cran d’arrêt ouvert dans la main. La lame effilée comme un rasoir, brillante comme un ongle de pouce argenté, sortait de son poing fermé. Elle avait encore le bras fléchi, légèrement écarté du corps, dans l’attitude d’un Shark ou d’un Jet de West Side Story, prêt à la bagarre. Mais la bagarre était terminée. En ce moment même, deux ambulancières s’occupaient du corps de l’homme étendu sur le chariot. Elles le sanglaient, comme s’il avait pu vouloir se lever et partir. Aucun risque, se dit Jake. Avec la trachée enfoncée !

Elle était contente de son couteau et le leva vers la lumière pour le regarder de plus près. Elle l’avait acheté sur un coup de tête, l’année précédente, pendant des vacances en Italie. Depuis, elle avait pris l’habitude de le mettre dans son sac, quand elle n’emportait pas son pistolet, se sentant ainsi plus en sécurité. Elle était encore tout étonnée d’avoir pu s’en servir comme elle venait de le faire.

Les deux ambulancières soulevèrent le brancard pour le dégager du support et des roues, puis, grâce à la commande à distance, téléguidèrent le chariot hors de l’appartement et le firent glisser dans le couloir jusqu’à la porte de l’ascenseur, un peu comme le jouet qu’elle se rappelait avoir eu quand elle était enfant. Pas un jouet de fille, avait dit son père. Bien mieux qu’un jouet de fille, était en train de se dire Jake.

En bas, dans le hall d’entrée, le portier fit ce qu’on attendait de lui : il tint la porte ouverte pendant que l’on faisait sortir le corps sur le parking. Le chariot heurta l’arrière de l’ambulance un peu trop violemment et déclencha automatiquement l’ascenseur électronique, qui vint le ramasser sur le macadam comme une poubelle pour l’enfourner dans le break couvert de publicités pour Tricostéril et Élastoplast. À la seconde même où la porte se refermait sur lui, le gyrophare laser se mit en marche. Ses lueurs bleues semblaient jaillir dans toutes les directions comme autant d’éclairs par une nuit d’orage.

Perplexes, les deux ambulancières regardaient Jake, et plus encore le couteau qu’elle tenait à la main. L’une d’entre elles faillit dire quelque chose mais s’abstint quand elle croisa le regard de sa collègue qui semblait lui intimer le silence. Leur boulot se limitait à prendre en charge leur client et à le transporter à l’hôpital. Rien de plus. C’est la femme au couteau qui leur adressa la parole.

« Où l’emmenez-vous ? demanda-t-elle. À quel hôpital ? »

L’une des ambulancières haussa les épaules en signe d’ignorance tout en montrant la carte d’identité de l’homme.

« Ça dépend de sa CI, dit-elle. Je ne l’ai pas encore entrée dans l’ordinateur. Dès que je l’aurai fait, son code-barres nous indiquera où il est enregistré. C’est là que nous le transporterons. » Quand elle eut terminé ses explications, elle s’installa au volant.

Jake désigna du doigt les deux hommes assis dans une voiture de police juste à côté.

« Vous voyez ces flics ? dit-elle à la seconde des deux femmes.

— Oui.

— Ils vont vous suivre. Tâchez de ne pas les semer.

— Entendu, m’dame. C’est vous qui décidez. »

Jake les regarda s’éloigner. Stanley suivait dans la voiture de police ; les deux sirènes sifflaient comme des peintres en bâtiment au passage d’une blonde voluptueuse. Quand ils eurent disparu, Jake rentra dans l’immeuble et remonta jusqu’au septième où un motard, qui était arrivé sur les lieux en même temps que l’ambulance, s’employait à tenir les curieux à distance. La porte de l’appartement d’Esterhazy était ouverte. Jake entra, faisant très attention de ne pas mettre les pieds dans les éclats de verre, et contempla la scène.

L’appartement était simplement, voire sommairement, meublé, sans rien de ce sensationnel qui aurait fait les délices d’une de ces feuilles à scandale prêtes à ramener le mode de fonctionnement d’un tueur en série à une simple question de décoration intérieure. Pas de têtes à moitié cuites dans des casseroles encore fumantes, pas de chambre de torture, pas de peintures ou de photographies de cadavres, pas de collections de dessous féminins, pas de peau humaine tendue sur un mannequin attendant une aiguille et du fil, pas de vitrines pleines de pistolets et de couteaux exposés comme des insectes ou des araignées. Il n’y avait qu’un tableau – un portrait de sir Winston Churchill, dont Jake soupçonna, dans la mesure où il était la réplique exacte de celui qui se trouvait dans le hall d’entrée, qu’il s’était toujours trouvé là. Le curieux pistolet d’Esterhazy, encore dans son étui d’épaule, était accroché au dossier d’une chaise.

Sans doute Jake n’apprécia-t-elle guère l’assemblage des couleurs : moquette bleu roi, boiseries noires et murs jaunes. Le bleu et le jaune sont des couleurs complémentaires classiques, qui s’opposent l’une à l’autre en tant qu’expériences sensorielles neuronales, mais pas question d’y voir un quelconque signe de folie homicide. À dire vrai, l’appartement d’Esterhazy ne semblait pas devoir permettre d’en découvrir davantage sur la manière dont ce dernier s’était transformé en tueur multiple que n’aurait pu le faire l’examen du marc de café au fond de sa tasse ou d’un jeu de tarots. La terrible banalité des lieux confinait à l’extraordinaire quand on songeait à l’homme qui les avait occupés.

Ce n’était pas la première fois que Jake se trouvait confrontée à ce genre de phénomène. Elle savait par expérience que les multiples peuvent mener une vie en apparence des plus banales. Ce qui leur trotte dans la tête est en fait bien plus préoccupant que les tableaux ou les trophées qu’ils exposent ou accrochent au mur. Le mal, le vrai, elle ne l’ignorait pas, n’arbore pas toujours rideaux en velours noir ou crânes humains en guise de cendriers. Ce qu’il y avait encore de plus incongru dans l’appartement, c’était la corde sectionnée, enroulée autour d’une poutre, avec laquelle Esterhazy avait tenté de se pendre et l’escabeau qu’il avait fait basculer d’un coup de pied après avoir passé la tête dans le nœud coulant. Une ou deux minutes plus tard, elle s’était servie du même escabeau pour couper la corde. C’était elle qui avait donné à Esterhazy le baiser de la vie. Elle avait encore le goût de ses lèvres sur les siennes. Singulier – peut-être en raison de ce qu’il était, quelque chose de dangereux, qui lui était étranger – ce plaisir qu’elle avait pris d’une certaine manière à le ramener à la vie, comme s’il avait été quelque marin englouti, ou Don Juan rejeté par la vague sur son île à elle.

Et pour quoi l’avait-elle sauvé ? Heureusement qu’elle n’était pas sentimentale, parce qu’elle n’ignorait rien de ce qui attendait Esterhazy. Elle alluma une cigarette, la fuma, furieuse contre elle-même maintenant, tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus irritant que de ne pas être en accord avec soi-même. Elle essaya de se dire que le sort de Wittgenstein-Esterhazy n’était pas son problème. Au regard de la loi, elle n’avait fait que son devoir, en dépit de tous ceux qui s’étaient interposés pour l’en empêcher.

Ce qu’il adviendrait de lui, c’était désormais à d’autres d’en décider : aux avocats, aux juges, aux psychothérapeutes, sans doute aussi aux politiciens. Peut-être réussirait-il à plaider la démence. Elle se souvenait de lui avoir promis de veiller à ce qu’il reçoive les soins médicaux nécessaires ; elle s’assurerait donc de ce qu’un expert en psychiatrie autre que le professeur Waring puisse l’examiner. La défense parviendrait peut-être à faire jouer en sa faveur les articles publiés dans diverses revues médicales et psychiatriques, qui visaient à établir, au seul vu des écrits du vrai Wittgenstein, les troubles affectifs bipolaires (ce qu’on avait appelé à une époque la psychose maniaco-dépressive), dont celui-ci avait sans doute souffert.

Après avoir fait son devoir, Jake espérait sincèrement non pas aider l’accusation à constituer un dossier sans failles contre Esterhazy, mais voir ce dernier échapper au contact glacé d’une aiguille et connaître un sort plus enviable. Curieuse sensation que celle qu’elle éprouvait à cet instant. En temps normal, elle se souciait peu de ce qui arrivait aux hommes qu’elle mettait sous les verrous. Mais il fallait bien dire qu’Esterhazy n’avait pas grand-chose en commun avec ceux qu’elle avait connus jusqu’ici.

C’était là ce qu’elle espérait. Mais, au fond d’elle-même, elle savait qu’il n’en serait rien. Au fond d’elle-même, elle avait toujours su qu’il n’en serait rien.

Elle s’assit au bureau d’Esterhazy pour attendre l’équipe du labo. Elle remarqua au passage le matériel informatique, puis la combinaison noire caoutchoutée de Réalité virtuelle qui, comme une peau de chagrin, reposait sur un siège inclinable en cuir. S’il s’était adonné à ce genre de saloperie, se dit-elle, alors Dieu sait ce qui pouvait lui trotter dans la tête. Au dire de certains, l’utilisation prolongée de la RV était aussi dangereuse que le LSD. Puis son attention fut attirée par deux carnets, l’un marron, l’autre bleu, et, se demandant ce qu’ils pouvaient contenir, elle ouvrit le premier.

Six mois plus tard Une foule s’était rassemblée devant la grille de la prison de Wandsworth. Il était encore tôt dans la soirée, et les gens qui rentraient de leur travail venaient peu à peu grossir le flot des curieux. Nonobstant le calme de ces derniers, une petite brigade anti-émeute avait été envoyée sur les lieux.

Jake arriva en avance – elle avait mal calculé le retard que risquaient de lui faire prendre les éventuels embouteillages. Elle gara sa voiture près d’une jardinerie voisine et, histoire de passer le temps, acheta des géraniums pour son balcon. Tandis qu’elle attendait que le vendeur lui débite sa carte de crédit, elle pensa tout à coup qu’Esterhazy serait peut-être heureux de voir les dernières heures de sa vie consciente colorées par la présence de quelques fleurs. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle et n’apercevant rien d’autre que des plantes en pot, demanda au vendeur s’il avait des fleurs. Il eut une moue méprisante et lui désigna la cour où s’épanouissaient des centaines de plantes.

« À votre avis, c’est quoi tout ça ?

— Non, je voulais dire des fleurs coupées. »

Le mépris de l’homme s’accentua. « Ici, c’est une jardinerie, dit-il. Le propre des jardins, c’est de pousser, v’voyez ce que je veux dire ? Si vous voulez des fleurs coupées, vous feriez mieux d’aller jusqu’au cimetière de Magdalen Road. Là, vous en trouverez de la fleur coupée. Moi, je comprends pas comment on peut couper ce qui pousse.

— Faites-moi grâce de la leçon de botanique, voulez-vous, dit Jake qui choisit, dans un carton à ses pieds, une jacinthe rouge, une nouvelle variété, très ouverte.

— Faut pas prendre celle-ci, dit le vendeur. Elle est trop ouverte. Y en a pour un jour ou deux, pas plus. Vaut mieux en prendre une en bouton. »

Jake hocha la tête en signe de dénégation. Un jour de plus, et ce serait trop tard pour Esterhazy. « Non, celle-ci ira très bien.

— Comme vous voudrez », dit l’homme.

Elle mit les géraniums dans son coffre et se rendit à pied jusqu’à la grille de la prison, se disant qu’il valait sans doute mieux laisser sa voiture là, au cas où un hurluberlu, convaincu que le véhicule appartenait à un membre du personnel pénitentiaire, s’aviserait de lui crever ses pneus. Le soleil était déjà couché, mais elle conserva ses lunettes noires de peur d’être reconnue. Le procès d’Esterhazy et le rôle qu’elle avait joué dans son arrestation avaient été largement couverts par la presse télévisée. Mais la foule, trompée par sa jacinthe rouge, ne fit guère attention à Jake quand elle arriva devant l’entrée. Rares étaient les policiers ou les représentants du ministère de l’Intérieur qui se rendaient à la prison de Sa Majesté avec des fleurs. Elle avait eu le temps de présenter sa plaque pour se faire connaître et de franchir la grille avant même qu’aucun manifestant se soit aperçu que celle-ci s’était ouverte puis refermée.

« Z’êtes venue pour la piqûre ? » s’enquit le gardien qui tenait encore la plaque de Jake dans sa main gantée.

Sur la réponse affirmative de Jake, il s’empara d’un ordinateur.

« J’en ai pour une minute, juste le temps de vérifier que vous êtes bien sur la liste des invités », dit-il. Avec un grand sourire, il appuya sur une des touches. L’ordinateur émit des cliquetis de compteur Geiger, puis fit défiler une série de noms. « Faudrait pas qu’on se retrouve avec des resquilleurs sur les bras ! C’est bon, madame. Pas de problème. » Il eut un regard hésitant pour le pot.

Jake se demanda s’il pensait pouvoir y trouver de la drogue ou quelque chose du même genre.

« C’est pour lui ? demanda-t-il.

— Oui. Je peux ?

— Étant donné les circonstances, dit le gardien en haussant les épaules, pourquoi pas ? Je vais demander à un de mes hommes de vous accompagner jusqu’à la nouvelle aile.

— Inutile. Je connais le chemin.

— Très bien », dit le gardien qui reprit sa lecture de l’édition de la veille de News of the World. En première page, sous le gros titre « LE TUEUR PSYCHOPATHE PREND SA DOSE DEMAIN », s’étalait une photo d’un Esterhazy à la mine interdite.

Jake eut une grimace et s’éloigna rapidement.

L’aile qui abritait le coma punitif était un édifice récent, qui avait même remporté un prix décerné par l’Institut des architectes européens. Construit en brique rouge, à l’instar des murs victoriens qui l’entouraient, c’était un grand dôme qui, de l’extérieur, faisait penser à un observatoire et, de l’intérieur, à une bibliothèque. Une armature en béton armé soutenait une sorte de verrière qui, vue d’en dessous, avait quelque chose de l’œil de Dieu. À l’intérieur, le pourtour était tapissé de grands tiroirs de rangement dont beaucoup renfermaient, comme à la morgue, les corps des condamnés au coma.

Il y faisait nettement plus frais qu’à l’extérieur ; on se serait presque cru dans une chambre froide. Jake, vêtue d’un petit ensemble d’été, ne tarda pas à frissonner. Elle pressa l’allure pour traverser la pièce centrale sous l’œil du dôme et prit la direction des cellules.

La vue d’un tiroir ouvert, un peu plus grand qu’un cercueil, l’arrêta net. Elle se pencha avec curiosité pour l’examiner de plus près. Le fond était garni de cuir noir et souple, seule concession à l’apparition d’éventuelles escarres. Les tubes et les cathéters qui seraient fixés au corps du condamné sortaient un peu partout sur les côtés. Sur le devant, se trouvaient un petit écran plat sur lequel s’inscrivaient les informations relatives aux fonctions physiologiques du corps et une serrure à carte magnétique censée dissuader toute ingérence extérieure. Jake frissonna de la tête aux pieds, et, frictionnant ses bras nus, poursuivit précipitamment son chemin.

Dans une antichambre, non loin de l’endroit où Esterhazy passait ses dernières heures, était rassemblé un petit groupe de gens, qui appartenaient soit au ministère de l’Intérieur soit à l’Institut de recherches sur le cerveau et qu’elle reconnut pour la plupart : Mark Woodford, le professeur Waring, Mme Grace Miles. Pour la première fois, les caméras de la télévision étaient là prêtes à couvrir l’événement, après avoir réussi à faire valoir auprès de la Haute Cour que si les journalistes de la presse écrite étaient autorisés à assister à l’exécution, il n’y avait aucune raison pour que les autres médias ne jouissent pas du même privilège.

Jake s’arrêta pour regarder comment ITN s’acquittait de sa tâche, d’autant plus intéressée que le reporter n’était autre qu’Anna Kreisler, celle-là même qui avait été victime des obsessions d’un autre tueur multiple, David Boysfield. C’était l’affaire que Jake avait choisie comme sujet de son intervention lors du symposium européen sur le maintien de l’ordre, à l’époque où elle avait été chargée de l’enquête Wittgenstein. Tout cela lui sembla tout à coup terriblement loin.

Anna Kreisler qui, dans son élégant tailleur Chanel, avait la plastique et la désinvolture de l’hôtesse de l’air idéale, répondait aux questions d’un présentateur invisible. Que Kreisler fût là en personne et non dans les studios derrière son éternel bureau prouvait assez l’importance qu’accordait la chaîne à l’affaire.

« Pouvez-vous nous dire l’ambiance qui règne à la prison de Wandsworth, Anna ?

— Eh bien, comme vous pouvez l’imaginer, Peter, elle est assez tendue. Beaucoup de gens se sont rassemblés devant les murs de la prison pour protester contre la condamnation de Paul Esterhazy. Cela dit, en dépit de la présence de la police, on ne s’attend pas à des troubles sérieux. Nous avons affaire à quelque chose de très différent de ce qui se passait à l’époque de la peine capitale, puisque désormais on ne peut plus compter sur une grâce de dernière minute. Les appels téléphoniques en provenance du ministère de l’Intérieur commuant une condamnation en une peine de prison à vie n’ont plus lieu d’être puisque l’emprisonnement à vie n’a plus cours. Le gouverneur de la prison, avec lequel je me suis entretenue il y a quelques minutes, m’a dit que Paul Esterhazy s’était vu servir un repas léger vers 17 heures, mais qu’il refusait obstinément la visite d’un prêtre. J’ai cru comprendre que, depuis, il passait ses dernières heures à regarder la télévision.

— Il se pourrait donc qu’il soit en train de regarder notre émission. Anna, nous ne savons toujours pas grand-chose des raisons qui ont pu pousser Esterhazy à commettre ces horribles meurtres : au cours du procès, on a parlé de l’utilisation prolongée de programmes de Réalité virtuelle qui auraient pu affecter son équilibre mental. Le condamné a-t-il dit quoi que ce soit qui nous permettrait d’en savoir davantage ? Présente-t-il des signes de remords ?

— Pas le moindre, Peter. Bien entendu, on sait désormais qu’à l’arrière-plan de tous ces meurtres, la responsabilité du programme Lombroso se trouve engagée, et que, de même qu’Esterhazy, la plupart de ses victimes s’étaient vu attribuer des noms de philosophes célèbres afin de protéger leur identité. Esterhazy était étudiant à Oxford quand il s’est fait renvoyer pour usage de stupéfiants, et, pour certains commentateurs, ce renvoi serait à l’origine de sa rancune vis-à-vis des intellectuels en général et des philosophes en particulier. Coïncidence bizarre, comme le vrai Ludwig Wittgenstein, dont Esterhazy avait reçu le nom, il appartenait à une riche famille austro-allemande et avait travaillé pendant un certain temps au laboratoire de pharmacie de Guy’s Hospital. C’est d’ailleurs là une des raisons qui auraient contribué à saper la défense d’Esterhazy qui plaidait non coupable pour cause de démence.

— Anna, vous avez eu l’occasion de vous entretenir avec des gens qui connaissaient Esterhazy. Quel genre d’homme était-ce ?

— D’après tous les témoignages, c’était quelqu’un d’extrêmement intelligent, Peter. Cultivé, instruit, très compétent en informatique. Il était également très populaire sur son lieu de travail. La plupart de ceux qui l’ont connu disent de lui qu’il était agréable, bien élevé, sérieux et qu’il n’aurait pas fait de mal à une mouche. En même temps, il semblerait qu’il ait été d’un tempérament très solitaire. Nous savons comment il s’est brouillé avec ses parents il y a des années de cela, et ceux-ci n’ont d’ailleurs témoigné d’aucun désir de le revoir. Les rapports prouvent également qu’Esterhazy a été marié, mais que sa femme a demandé et obtenu le divorce. Depuis elle a changé de nom, et toutes les recherches pour la retrouver se sont révélées infructueuses.

— Si bien qu’à l’heure même où il est en passe d’être exécuté, Esterhazy reste par bien des côtés un mystère.

— Absolument, Peter. Ce que beaucoup trouvent frustrant, c’est que, en l’exécutant aujourd’hui, il se pourrait bien que nous nous condamnions à ne jamais en savoir davantage sur son compte. Il est fort probable cependant qu’Esterhazy reste un mystère pour lui-même. Il y a eu des moments, surtout au cours du procès, où il a semblé incapable, comme je crois vous l’avoir entendu dire il y a quelques instants, de faire la différence entre le réel et le virtuel. Pour cette raison même, nombreux sont ceux qui pensent que la place de Paul Esterhazy n’est pas dans un tiroir de CP mais bien dans un hôpital psychiatrique pour criminels.

— Vous avez mentionné le programme Lombroso, Anna. À votre avis, dans quelle mesure un tel événement peut-il affecter le programme et alimenter la controverse qui entoure la politique gouvernementale en matière de maintien de l’ordre ?

— Ceux qui critiquent la position actuelle du gouvernement, en particulier Tony Bedford, le porte-parole de l’opposition au Parlement sur ces problèmes, soutiennent que le programme Lombroso constitue une atteinte aux droits de l’homme et qu’en conséquence il devrait être abandonné. Pour ma part, je pense qu’une telle éventualité est peu probable, Peter, puisque la Cour européenne s’est déjà prononcée sur ce sujet : dans la mesure où il se préoccupe avant tout de soigner et de conseiller ceux qui sont susceptibles de manifester des tendances agressives, le programme ne représente pas une violation des droits de l’homme. Il n’en reste pas moins qu’il va falloir opter pour des changements radicaux relatifs, entre autres, à la sécurité du programme, et que l’on s’attend à voir tomber certaines têtes. Mais tant que le ministère public n’aura pas publié les résultats de l’enquête, nous ne saurons ni comment a pu se faire l’effraction ni quels sont ceux qui peuvent être tenus pour responsables. Il va de soi que le programme est suspendu jusqu’à la publication de ces résultats.

« Je me trouve maintenant aux côtés de la secrétaire d’État au maintien de l’ordre, Mme Grace Miles. Madame le ministre, qu’avez-vous à répondre aux détracteurs du coma punitif, qui serait une peine cruelle et malvenue, n’ayant pas sa place dans une société civilisée telle que la nôtre ? »

Mme Miles eut un sourire presque douloureux.

« Si vous le permettez, mademoiselle Kreisler, avant de répondre j’aimerais apporter un rectificatif à ce qui a été dit du programme Lombroso. Ce programme ne ressortit pas à la politique de notre seul gouvernement. Il fait partie intégrante de la politique de la Communauté européenne, telle qu’elle a été définie par tous les pays membres du Parlement européen. Il se trouve simplement que c’est dans notre pays qu’il a d’abord été introduit.

« Pour ce qui est du coma punitif, je tiens à préciser que, aux yeux de la Cour européenne, il n’est ni cruel ni malvenu. Ce type de châtiment existe depuis déjà plusieurs années aux États-Unis, et ses multiples avantages, sur lesquels je ne reviendrai pas aujourd’hui – ce n’est ni l’heure ni le lieu –, ont été amplement démontrés. Ce qui me surprend pourtant de la part de ses détracteurs c’est que leurs arguments sont les mêmes aujourd’hui que ceux qu’ils avançaient à une époque contre le retour de la pendaison. J’ai toujours été, et je suis encore, contre la peine capitale. Mais nous savons tous pertinemment que, dans certains cas, comme celui qui se présente à nous aujourd’hui, nous avons besoin d’une peine plus dure que l’emprisonnement. À cet égard, le CP remplit parfaitement son rôle. Et le meilleur argument que l’on puisse produire en faveur du CP comme ultime châtiment est que s’il y a erreur – et regardons les choses en face, tout système est faillible – le coma est réversible. J’ajouterai que, dans ce cas précis, il n’y a pas place pour le doute.

« Enfin, je suis, pour ma part, extrêmement satisfaite de constater la présence des caméras dans cette enceinte. J’estime que le public a le droit de savoir ce qu’il en est des peines rendues en son nom et aux frais du contribuable. Du moins tant que les visages de ceux qui prennent part à l’exécution de la sentence n’apparaissent pas en clair. Je considère que ce genre d’émission est un service d’utilité publique. »

Jake en avait assez du côté manipulateur de Mme Miles, jouant les défenseurs de la liberté de la presse, et s’éloigna de la caméra à pas lents. Elle fut surprise de voir que Mark Woodford la suivait. Elle ne l’avait pas revu depuis le jour où lui et Waring avaient tenté de la circonvenir pour qu’elle laisse sir Jameson Lang convaincre Wittgenstein de se supprimer.

« Je n’ai pas eu l’occasion de vous parler, dit-il. Mais toutes mes félicitations. Pour avoir mis la main sur ce pauvre type. Vous ne m’en voulez pas ?

— Je n’ai fait que mon devoir.

— Très juste. Nous avons tous agi au mieux de nos convictions, non ? Au fait, bravo. J’ai entendu dire que vous aviez obtenu la direction de la Brigade criminelle.

— Ce n’est que temporaire. Jusqu’à ce qu’ils aient trouvé quelqu’un pour remplacer Challis.

— Oh, dit Woodford en baissant la voix, je ne serais pas étonné que vous conserviez le poste. La ministre aime bien vos façons de faire. »

Jake jeta un coup d’œil à Mme Miles qui, derrière elle, poursuivait sa discussion avec Anna Kreisler.

« Je ne peux pas dire que les siennes m’emballent. Les miennes non plus d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un air sceptique. Pas quand je vois un cirque pareil. » Tout en parlant, Jake se dirigeait vers le gardien chef.

« N’oubliez pas que c’est vous qui avez tenu le premier rôle.

— Je vous l’ai déjà dit, Woodford : je ne faisais que mon devoir.

— Vous savez que le docteur St Pierre a démissionné ? »

Jake répondit qu’elle l’ignorait.

« Si. La nouvelle n’est pas encore officielle, mais, de toute façon, il fallait un bouc émissaire. Et St Pierre était en première ligne. On a nommé un nouveau responsable à la sécurité informatique. Avant de mettre le programme en place dans les autres pays de la Communauté européenne, toute la procédure va être modifiée de manière qu’il n’y ait plus de risques d’effraction. Quand tout remarchera, cela devrait réellement vous simplifier la tâche.

— On peut se le demander, dit Jake avec un sourire sardonique. Enfin. Si vous voulez bien m’excuser. »

Elle alla à la rencontre du gardien chef et lui demanda s’il lui serait possible de voir Esterhazy en tête à tête pendant quelques minutes.

Le gardien regarda les fleurs, puis Jake, et demanda d’un ton soupçonneux : « C’est pour qui la plante ?

— Pour Esterhazy, expliqua-t-elle. Pour qu’il ait quelque chose de beau à voir et à sentir avant la piqûre.

— C’est probablement contre le règlement. Mais, vu les circonstances, ça ira. Par ici, s’il vous plaît. »

Jake trouva Esterhazy devant la télévision, sous l’œil vigilant de deux gardiens. Les mains attachées par-devant, il était assis au bord de sa chaise, fasciné par la retransmission que donnait la BBC de son propre châtiment. Quand il aperçut Jake, il se retourna et lui sourit.

« Ah, la fille aux jacinthes. Vous savez quoi, c’est la couleur qui me manquera le plus. Je sais par expérience qu’on ne rêve jamais qu’en noir et blanc. »

Esterhazy avait l’air plus vieux et plus distingué que dans le souvenir de Jake. Un peu lointain même. Comme quelqu’un qui ne se sentirait plus concerné par les préoccupations temporelles de ses semblables. Elle fut frappée par sa ressemblance avec le vrai Wittgenstein. Il était plus athlétique – vigoureux même – qu’elle ne l’aurait imaginé. Son intelligence avait quelque chose de magnétique, qui aurait sans doute retenu l’attention du docteur Frankenstein au moment où il façonnait sa fameuse créature. Son ton était grandiloquent ; on aurait cru entendre un personnage sorti tout droit d’un mélodrame victorien. Il fixa quelques instants d’un regard fiévreux les fleurs que tenait Jake dans ses mains tremblantes, puis se leva, prit le pot et le posa sur la table à côté du poste de télévision.

« Comme c’est gentil à vous de m’avoir apporté une fleur rouge », dit-il. Ses narines se dilatèrent, et il plongea le visage dans la plante en fermant les yeux.

Jake l’entendit inhaler profondément, se délecter de l’odeur un peu douceâtre des fleurs. Il recommença plusieurs fois sa manœuvre avant de rouvrir les yeux. Puis il regarda Jake, et elle vit la malice perler peu à peu sur son visage.

« Si je vous avais demandé de m’apporter une fleur rouge, auriez-vous recherché le rouge sur un nuancier pour m’apporter ensuite une fleur de la couleur indiquée dessus ?

— Non, dit Jake en secouant la tête.

— Mais s’il s’agit de choisir ou de mélanger un ton déterminé de rouge, il nous arrivera d’utiliser un échantillon ou un nuancier, non ?

— C’est vrai, approuva-t-elle.

— Eh bien, dit Esterhazy, rapprochant à nouveau son nez légèrement busqué de la fleur, c’est de cette manière que fonctionnent la mémoire et l’association des idées, dans le contexte d’un jeu de langage.

— Vous continuez à jouer, même maintenant ?

— Pourquoi pas ? dit-il avec une moue et un geste en direction de la télévision. Quand je vois que l’on s’apprête à faire de moi l’objet de ce qui pourrait se concevoir comme un jeu, encore que le concept de jeu soit un peu flou. Je sais, je sais ce que vous pensez. Vous vous demandez : un concept flou peut-il encore être un concept ? Une photographie floue est-elle seulement l’image d’une personne ? Un homme qui n’est ni tout à fait mort ni tout à fait vivant est-il encore un homme ?

— Je ne sais pas, dit Jake. Peut-être.

— Tout aussi bien, dit-il avec un grand sourire, peut-être pas. Il me semble que je serai plus proche de cette plante. On me coupera de temps en temps les cheveux et les ongles. On m’arrosera et on me désherbera. On vérifiera périodiquement qu’il n’y a pas de signe de maladie. Mais je serai privé de toute pertinence autre que purement symbolique.

— Vous avez tué des gens.

— Je les envie, dit-il avec un bref haussement d’épaules. Je vous dois la vie, je suppose, ajouta-t-il, et son sourire s’élargit. Mais dites-moi, pourquoi m’avoir sauvé de la mort ?

— Mon jeu à moi a également ses règles, dit-elle. Ce n’est plus un jeu, dès qu’il y a du vague dans les règles. Vous devriez le savoir, mieux que quiconque.

— Oui, dit-il avec un soupir, je suppose que vous avez raison. Vous savez, ajouta-t-il, souriant à nouveau, vous m’avez réellement fait plaisir en m’apportant cette petite jacinthe. Je me triture les méninges depuis un moment pour trouver une phrase de moins de cent cinquante caractères que l’on pourrait afficher sur l’écran de l’ordinateur de mon tiroir. L’un des derniers petits privilèges du condamné. Que de générosité ! Ces messieurs m’ont lu quelques-unes des trouvailles des autres condamnés dans l’idée de m’aider à faire mon choix. La plupart sont abominablement sentimentales. Le criminel moyen s’exprime de manière assez vulgaire, surtout quand il cherche à ramasser dans une formule l’image qu’il voudrait que l’on garde de lui. Mais avec cette fleur, vous m’avez apporté l’inspiration. Soyez-en remerciée.

— Qu’est-ce que vous allez faire inscrire ?

— Ça, c’est une surprise ! Vous irez voir mon tiroir dans une heure ou deux.

— Je suis désolée pour… tout cela. Vraiment.

— Voulez-vous me rendre un service ? dit-il en lui faisant signe de ne plus s’en faire pour lui.

— Si c’est en mon pouvoir.

— J’ai cru comprendre qu’on pouvait rendre visite à ceux qui étaient en coma. Les jardiniers disent que si on parle aux plantes, elles poussent mieux. Accepteriez-vous de venir me voir et de me parler de temps à autre ?

— Pour dire quoi ? fit Jake, surprise par sa requête.

— Pour nommer les choses. Parler d’elles. User de la fonction référentielle du langage. Comme s’il n’y avait plus qu’une chose appelée “parler des choses”. Pour me parler comme si vous étiez une petite fille s’adressant à sa poupée. Vous me devez bien cela pour m’avoir conservé en vie. Le ferez-vous pour moi ?

— Je n’ai jamais beaucoup aimé les poupées, dit Jake. Mais pour vous, je ferai une exception. »

Cette promesse parut le soulager.

Pour finir, elle lui demanda le pourquoi de ses actes. Ce qui l’avait poussé à tuer tous ces hommes.

Il leva ses yeux vifs au ciel, prenant soudain un accent américain.

« Mes motivations ? demanda-t-il avec un sourire laconique. Ben, tout est basé sur mon expérience émotionnelle intérieure, je suppose, que j’ai découverte par l’intermédiaire de l’improvisation. Des motivations… Seigneur, vous m’obligez à parler comme Lee Strasberg11. Les gens posent toujours la même question à un tueur, Jake. “Allez, Coady, qu’est-ce qui t’a poussé à faire ça ? Qu’est-ce qui t’a poussé à tuer toutes ces femmes ?” Ils doivent en avoir tellement marre de s’entendre poser cette question, quand ils savent pertinemment ne pas pouvoir y répondre. C’en est gênant pour eux. Ils bousillent leur vie sans avoir une explication valable à proposer. Alors, au bout d’un certain temps, ils en inventent une, ne serait-ce que pour ne plus avoir tous ces gens sur le dos. Et qu’est-ce qu’ils trouvent à dire, tous ces tueurs ? “J’ai eu des visions. C’est le Christ et tous ses anges qui m’ont dit de le faire.” Ou bien : “J’ai entendu la voix d’Allah qui m’a dit d’aller exterminer tous les infidèles.” Mais, vous savez, ce genre d’explication nous renvoie aux origines de l’homme. C’est Abraham qui l’a utilisée pour la première fois. “Dieu m’a dit de tuer mon fils, Isaac, et j’allais le faire.” Un vrai coup de chance que la voix divine se soit à nouveau manifestée, qu’il l’ait entendue et qu’il se soit arrêté à temps.

« De nos jours, quand on admet qu’un tueur croit à ce qu’il dit comme à la vérité, ce système de défense, disons religieux, nous apparaît comme une preuve supplémentaire de sa démence. Et si nous estimons qu’il nous raconte des salades et qu’il ment à propos de ses prétendues voix, alors nous le piquons. Mais d’un côté comme de l’autre, quand il s’agit de meurtres vraiment épouvantables, ce genre d’explication reste en général compréhensible. Même si ce n’est pas particulièrement original, nous sommes prêts à admettre que quelque chose d’aussi odieux que d’occire sa mère et son père, sans parler de son petit chien, ne peut s’expliquer que par des circonstances extraordinaires. En un sens, c’est la seule explication que les gens puissent comprendre. » Esterhazy sourit pour lui-même et prit un air lointain.

« Mais si ce que vous voulez, Jake, c’est une explication qui soit mieux adaptée à notre époque moderne, je vais vous en fournir une. Si c’est l’absence de logique qui caractérise la foi, alors l’inverse est aussi vrai. Là où l’on n’a foi en rien, il n’y a plus que la logique qui puisse apporter une réponse. Ainsi donc, un autre à ma place aurait sans doute prétendu que Dieu l’avait incité à tuer douze hommes de sang-froid. Je dis, moi, que ce n’est pas la voix de Dieu qui m’a poussé à ces meurtres, mais celle de la Logique. J’ai entendu la voix de la Logique et de ses ministres de la Raison, et c’est ainsi que m’est venu le désir de tuer. C’est une autre forme de folie, voilà tout, ajouta-t-il avec un sourire désabusé.

« Mais vous avez lu mes feuillets, non ? dit-il avec un haussement d’épaules éloquent. Qu’en pensez-vous ? C’est vous le policier, après tout. C’était votre enquête. C’est vous qui m’avez épinglé. C’est donc vous qui devez détenir les réponses. C’est vous qui avez restauré l’harmonie dans un monde que mes crimes avaient temporairement bouleversé. Que c’est donc shakespearien de votre part, Jake. C’est peut-être moi qui devrais poser les questions. Eh bien, inspecteur principal, qu’en pensez-vous ?

— Tout retour à l’ordre de ce type serait à mon sens illusoire, répondit Jake. Vous ne devriez rien ignorer de l’illusion, Paul, vous qui avez passé la moitié de votre vie avec cette machine de Réalité virtuelle. Qui me dit que même maintenant vous ne vous croyez pas encore affublé de votre casque et de votre combinaison ? Ma seule explication, si c’en est une, c’est que vous n’êtes plus capable de faire la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Vous n’en êtes pas pour autant tellement différent de beaucoup de gens. Personne ne se préoccupe plus guère de la réalité. Et qui sait si l’on s’en est jamais vraiment préoccupé ? Dans ces conditions, parleriez-vous encore d’harmonie ? Si vous voulez mon avis, l’équilibre est chose rare de nos jours. Et cette… cette investigation n’aura servi qu’à retarder les choses. Jusqu’à la prochaine fois. »

Ils n’en dirent guère plus. Elle resta assise un moment, en silence, lui abandonnant sa main. Elle essayait de se rappeler quand elle avait tenu la main d’un homme pour la dernière fois. Sur son lit de mort, à l’hôpital, son père avait essayé de lui prendre la main, mais elle la lui avait refusée. Les choses étaient différentes aujourd’hui. La haine était tarie. L’heure était venue d’apprendre la compassion. L’humanité. Peut-être même l’amour.

Jake le laissa seul pendant les minutes qu’il lui restait à vivre. Si elle l’avait pu, elle aurait quitté la prison. Le cran lui manquait pour ce qui devait suivre. Mais les dispositions du code pénal (loi de 2005 sur l’homicide) l’obligeaient, en sa qualité de responsable de l’enquête, à être présente lors de l’exécution de la sentence.

Observé par près de vingt personnes, sans parler des millions de téléspectateurs devant leurs postes, Esterhazy affronta l’épreuve avec toute la dignité que lui permettait sa position : il était déjà attaché sur un chariot d’hôpital quand le technicien du coma sortit sa seringue. On entendit distinctement la respiration haletante de deux ou trois spectateurs au moment où l’aiguille étincela, comme une épée brandie au soleil, dans la lumière qui tombait du plafond tout en verre. Esterhazy détourna la tête pour que les caméras ne puissent pas le filmer et attendit en silence. Le technicien lui tamponna le cou avec un morceau de coton, et une odeur d’antiseptique se répandit dans la pièce.

L’horloge de la prison finissait de sonner les douze coups de minuit quand l’aiguille pénétra dans la veine jugulaire. Le coma fut presque instantané.

Puis on roula le corps jusqu’au hall central et on le transféra, sous l’œil énorme, dans le tiroir béant. On brancha les tubes et les fils électriques au torse nu d’Esterhazy, et quand on eut fini de vérifier que tout fonctionnait normalement, on repoussa lentement le tiroir.

Jake attendit d’avoir vu les caméras se retirer avant de s’approcher du technicien pour lire ce qu’il tapait sur l’écran : l’épitaphe d’Esterhazy. Elle reconnut immédiatement ces vers de La Terre vaine de T. S. Eliot, qui viennent après l’allusion à la fille aux jacinthes.

Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais Rien dire, et mes yeux se voilaient, je n’étais ni Mort ni vivant, et je ne savais rien, Je regardais au cœur de la lumière, du silence Oed’und leer das Meer.

Jake essuya une larme, prit sa jacinthe et sortit dans le soleil.


11. Directeur technique de l’Actors’ Studio, fondé en 1947.

Une Enquête Philosophique
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