6

Le sergent Chung était assis sur un tabouret triangulaire devant une table en Plexiglas gris dans la salle informatique de l’Institut. D’un côté de la table circulaire, il y avait un clavier numérique et, au milieu, une projection holographique des données sur lesquelles il travaillait. Dans la pièce en partie plongée dans l’obscurité, la machine prenait pour Jake les allures d’un oracle grec.

« Ô grand prêtre, dit-elle en apercevant Chung, veux-tu lui demander si ce qu’il a à nous dire valait vraiment la peine de nous sortir du lit à 3 heures du matin ?

— Quelques heures de sommeil en moins ne vous abîmeront pas, grogna Chung tout en sirotant son café.

— Venant de vous, Yat, ceci m’a tout l’air d’un compliment.

— Ouais. C’est peut-être la fatigue, dit-il en bâillant et en se frottant les yeux. Sans doute les hologrammes. C’est insupportable. On a l’impression d’halluciner. Personnellement, je préfère un véritable écran. »

Jake saisit un autre tabouret et s’assit à côté de lui devant le pupitre. La mémoire de masse de Lombroso se trouvait juste en dessous d’eux, les informations passant dans les pieds de la table avant d’arriver dans le projecteur. Maintenant qu’elle s’était rapprochée de lui, elle sentait mieux son odeur, qui n’était pas des plus agréables.

Elle fronça le nez, ce qui n’échappa pas à Chung, qui bougonna d’un ton railleur : « Si je pue, c’est parce que ça fait quasiment trois jours que je n’ai pas bougé d’ici. »

Jake décida que le moment était venu d’essayer de l’apaiser et de le flatter.

« Ne croyez pas que je n’apprécie pas, dit-elle. Je sais que vous avez travaillé très dur. Vous avez fait le maximum. Croyez-moi, Yat, si vous avez trouvé le fil conducteur de cette affaire, je veillerai à ce que le préfet adjoint soit mis au courant. »

Les yeux bridés de Chung s’étrécirent encore davantage.

« D’accord, d’accord, gloussa-t-il. Inutile d’en rajouter. Pour être tout à fait franc, je me fous complètement de ce que vous pouvez bien aller raconter à qui que ce soit. »

Mais Jake ne manqua pas de remarquer qu’il était ravi.

« Oh, Yat, dit-elle, minaudant, je meurs d’envie de savoir ce que vous avez découvert. » Elle tapa des poings sur ses genoux et poussa des petits cris surexcités.

Chung eut un sourire froid, puis caressa le clavier.

« Je vais essayer d’être clair.

— S’il vous plaît.

— Pour commencer, l’infiltration vient bien de l’extérieur. Quand vous “entrez” dans le système utilisateur, la structure qui se trouve là sous nos pieds enregistre la transaction sous un numéro et identifie le terminal utilisé. Naturellement, il y a des centaines de transactions de ce type qui sont effectuées quotidiennement, à partir de n’importe lequel des trente-neuf terminaux de ce bâtiment et des quatre autres centres Lombroso de Birmingham, Manchester, Newcastle et Glasgow. Vous voyez là, dit-il en désignant du doigt l’hologramme en face d’eux, l’une des transactions d’aujourd’hui ; le numéro 280213 figure la date ; ensuite vient le numéro de la transaction : 718393422 ; TRINITÉ : c’est le mot de passe d’hier ; et, pour finir, 09 : c’est le numéro du terminal. En l’occurrence, celui-ci.

« Et maintenant le gros morceau : j’ai programmé l’ordinateur pour qu’il vérifie toutes les transactions du système au cours de ces douze derniers mois, histoire de voir si certaines s’étaient faites à partir d’un terminal non recensé, autrement dit d’un terminal sans numéro d’identification, qui opérerait en dehors des cinq centres de l’Institut. Et devinez quoi ? J’en ai trouvé une, datée du 22 novembre 2012.

— Ce que vous essayez de me faire comprendre, dit Jake, c’est que quelqu’un a pénétré dans le système le 22 novembre de l’année dernière.

— Exactement. Ce système est connecté au RICE, le Réseau informatique de la Communauté européenne, ce qui veut dire que seul quelqu’un ayant accès au RICE a pu infiltrer Lombroso. En d’autres termes, il n’a pu le faire qu’à partir d’un des systèmes (il y en a une douzaine) appartenant au secteur public. Il n’existe aucun autre moyen. Le RICE est une ligne de télécommunications privée à laquelle le public n’a pas accès.

— Ce qui veut dire que notre suspect est vraisemblablement un employé du secteur public.

— Mais c’est là qu’il commence à devenir vraiment futé, dit Chung après avoir acquiescé d’un signe de tête. Le seul fait qu’il ait utilisé un terminal extérieur à l’Institut a suffi à déclencher le dispositif de sécurité du système, lequel est destiné à empêcher toute personne non autorisée d’aller plus avant.

— Non autorisée ? dit Jake en fronçant les sourcils. Il n’avait donc ni code d’opérateur ni mot de passe ? »

Chung enfonça une autre touche sur le dessus en verre de la table et fit apparaître une liste de numéros de transaction. Jake remarqua que l’un d’entre eux était incomplet : il lui manquait deux chiffres.

« Si si, il les avait. Il a utilisé le mot de passe CHANDLER. Ne me demandez pas comment il se l’est procuré, je n’en ai pas la moindre idée. Du moins pas encore. Non, s’il était non autorisé, c’est uniquement parce que son terminal n’avait pas de numéro d’identification.

— Je comprends.

— Le dispositif de sécurité était l’hologramme d’un chien à trois têtes.

— Cerbère, fit Jake.

— Vous connaissez le programme ?

— Non, seulement mes classiques.

— Eh bien, notre pirate les connaît aussi. C’est bien là le problème avec les gens préposés à la sécurité informatique. Ils ont tendance à penser que tout le monde est aussi ignorant qu’eux.

— C’est aussi valable pour le docteur St Pierre ?

— Surtout pour le docteur St Pierre, répondit Chung. Des comme lui, on en avait des tas à Hong Kong. Sacrément bornés. Incapables de la moindre fantaisie.

— Si je comprends bien, notre pirate s’est arrangé pour circonvenir Cerbère, c’est bien ça ?

— Le circonvenir ? » Chung eut un sourire ravi et tapa rapidement une série d’instructions.

Les chiffres disparurent pour faire place à un dessin grandeur nature d’un chien tricéphale, endormi. Rien qu’à voir la tête de l’animal, Jake se réjouit de ce que, hologramme ou pas, il fût endormi.

« Il l’a drogué, dit Chung.

— Droguer un chien fabriqué par un ordinateur ? dit Jake, incrédule. Comment est-ce possible ?

— Ce serait trop long à expliquer, mais c’est une technique généralement connue sous le nom de Cheval de Troie. Elle admet une multitude de formes, mais vous voyez en gros de quoi il s’agit.

— Il faut toujours se méfier des Grecs porteurs de présents, c’est ça ? Ingénieux.

— Le plus ingénieux est encore à venir, dit Chung en hochant la tête. Vous vous souvenez d’avoir interrogé tous les conseillers psychiatriques pour savoir s’ils se rappelaient les noms de certains des NVM-négatifs qui auraient témoigné d’un degré particulièrement élevé d’hostilité à l’égard du programme ?

— En effet. On en a dressé une liste. Mais elle ne contient que des noms de code. D’après St Pierre, la première directive de l’ordinateur consiste à préserver le caractère confidentiel de l’identité des patients. Il s’est montré formel sur ce point : l’ordinateur ne peut donner ni leurs noms ni leurs adresses.

— C’est pourtant très exactement ce que le pirate a réussi à obtenir. »

Jake alluma une cigarette. Il était trop tôt pour que quiconque se préoccupe de l’interdiction de fumer. « J’allais vous demander de faire la même chose quand vous en aurez fini avec l’origine de l’effraction, dit-elle.

— En ce cas, j’ai déjà une longueur d’avance sur vous, rétorqua-t-il. Faites attention, la fumée de votre cigarette risque de brouiller l’hologramme. »

Jake tint sa cigarette à bout de bras derrière elle.

« Il existe une autre liste des noms de code sur un système différent qui n’est pas assujetti à la première directive de Lombroso. Malheureusement, elle ne contient que les noms de code, et rien d’autre. Ce que j’ai fait, c’est que je m’en suis servi malgré tout pour poser une question à Lombroso.

— Laquelle ?

— Eh bien, je n’arrêtais pas de me demander ce que j’aurais fait si mon nom avait figuré sur le fichier Lombroso. Est-ce que, dans ce cas, j’aurais fait confiance au système de sécurité ? Certainement pas. Je n’aurais cherché qu’à effacer au plus vite mon nom et mon adresse. J’ai donc vérifié que chacun des noms de code figurant sur ma liste apparaissait également sur le fichier originel, pour le cas où notre homme aurait déjà effacé son identité.

— Je vous suis, dit Jake, attendant la suite.

— Je les ai tous faits, l’un après l’autre. Et j’ai fini par trouver ce que je cherchais, ou plutôt, je ne l’ai pas trouvé, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai tapé un nom de code dont j’étais certain qu’il avait été attribué, et quand j’ai demandé confirmation à Lombroso je me suis fait répondre qu’un tel nom était inconnu au bataillon. Et c’est alors que je suis tombé dessus, ajouta-t-il au bout d’un instant tout en s’excusant d’un haussement d’épaules.

— Tombé sur quoi ?

— Sur cette foutue “bombe”. Ce salaud avait posé un piège que j’ai déclenché en essayant d’avoir confirmation de son nom de code.

— Mais, nom de Dieu, dit Jake avec un froncement de sourcils, qu’est-ce que c’est qu’une “bombe” ?

— Un sacré paquet de fric, tout simplement. C’est un programme à effet différé, dit-il en se mordant la lèvre. Une bombe à retardement, quoi.

— Ah non, par pitié, souffla Jake. Ne me dites pas que ce machin ou cette bombe, peu importe, a saccagé tout le système.

— Pas exactement. J’ai essayé mes logiciels les plus sophistiqués, mais quand je suis enfin tombé sur le bon et que j’ai arrêté la reproduction du programme, il y avait toute une zone du système qui était salement endommagée.

— Laquelle ?

— Les données NVM.

— Oh merde !

— Pas toutes. Une partie seulement.

— Dans quelle proportion ?

— Difficile à évaluer exactement, répondit Chung. Entre 30 et 40 % peut-être.

— Qu’est-ce que je vais raconter à Gleitmann ?

— De toute façon, ce serait arrivé un jour ou l’autre, dit Chung avec un rire gêné. Le piège était bel et bien installé dans la mémoire de masse, il attendait tranquillement qu’on le déclenche. Quelqu’un d’autre aurait bousillé tout le disque. Encore une chance que j’aie eu le bon logiciel : c’est un programme que j’ai fabriqué moi-même, en fait. Une sorte de vaccin, si vous préférez, qui marche avec à peu près 200 types de virus différents. C’est la vérité vraie, ma petite dame, ajouta-t-il d’un ton suffisant, sans moi, c’est tout le programme Lombroso qui serait de l’histoire ancienne à l’heure qu’il est. Mettez-vous bien ça dans la tête.

— Je vais essayer.

— Il faut voir le bon côté des choses, dit-il d’un ton péremptoire. Vous connaissez désormais la date de l’effraction. Vous savez que le pirate doit travailler dans le secteur public. Vous savez aussi qu’en matière d’ordinateurs il ne craint personne et qu’il est peut-être déjà fiché pour d’autres actes de piratage. Vous avez son nom de code et vous avez même un conseiller qui se souvient de lui.

— Au fait, ce nom de code, c’est quoi ?

— Wittgenstein, dit Chung après avoir consulté ses papiers. Ludwig Wittgenstein. » Il prononça le nom en plaçant l’accent sur la deuxième syllabe et hocha la tête en faisant la grimace. « Avec un nom de code pareil, je crois que j’en aurais fait autant : j’aurais sûrement commis deux ou trois meurtres. »

Jake s’interrogea sur l’antisémitisme latent de Chung et se demanda comment il réagirait si elle lui annonçait qu’elle-même était juive. Non pas qu’elle y accordât une grande importance, mais ce pourrait être drôle de l’accuser de racisme.

« Qu’est-ce que vous lui trouvez à ce nom ? »

Chung détourna la tête, essayant de dissimuler un sourire. Il sembla sur le point de dire quelque chose, apparemment se ravisa et fit en riant : « On en a plein la bouche, c’est tout. »

C’était donc ça. Il n’avait jamais entendu parler de Ludwig Wittgenstein, et son ignorance l’embarrassait. Non pas qu’elle en sache elle-même très long, hormis quelques éléments biographiques élémentaires relevant d’un bon niveau de culture générale. Mais elle eut le sentiment qu’avant d’en avoir terminé avec cette affaire elle en saurait nettement… nettement plus long.

Une Enquête Philosophique
titlepage.xhtml
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_000.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_001.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_002.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_003.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_004.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_005.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_006.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_007.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_008.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_009.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_010.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_011.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_012.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_013.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_014.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_015.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_016.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_017.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_018.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_019.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_020.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_021.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_022.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_023.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_024.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_025.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_026.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_027.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_028.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_029.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_030.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_031.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_032.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_033.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_034.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_035.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_036.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_037.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_038.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_039.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_040.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_041.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_042.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_043.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_044.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_045.html