7
Quand Jake eut terminé son rapport auprès du préfet adjoint, Gilmour, perdu dans ses réflexions, se mordilla les doigts quelques instants avant de pousser un profond soupir.
« Le professeur Gleitmann est-il au courant ? demanda-t-il d’un ton las.
— Oui, monsieur. »
Les sourcils broussailleux de Gilmour se levèrent en signe d’interrogation silencieuse.
« Il n’était pas très content, monsieur, dit Jake.
— Je n’en doute pas. Mais vous vous êtes assurée que le sergent Chung n’était pour rien dans cette histoire de bombe ?
— Absolument, monsieur. Le patron de Chung, le directeur de l’Unité informatique criminelle, s’est rendu personnellement à l’Institut pour enquêter sur ce qui s’était passé, et il a déjà confirmé les explications de Chung.
— Bien. Ce qu’il faut éviter, c’est que le ministère de l’Intérieur essaie de nous faire porter le chapeau. »
Gilmour se renversa dans son fauteuil qu’il fit pivoter pour regarder par la fenêtre. New Scotland Yard n’était qu’à un kilomètre de la Tate Gallery, où s’était produit le dernier meurtre Lombroso. Au-dessus de leurs têtes, ronronnait doucement l’hélicoptère de la police qui patrouillait sans arrêt autour du ministère de l’Intérieur et du Parlement, à l’affût de terroristes ou de détraqués cachés sur les toits. Jake savait qu’il y avait à bord des caméras suffisamment puissantes pour photographier jusqu’au peigne qu’elle avait dans les cheveux et peut-être même jusqu’au cordonnet de son Tampax, et que l’appareil était doté d’un système d’écoute sophistiqué. Il était tentant d’utiliser un tel équipement, et il arrivait d’ailleurs aux brigades de surveillance aérienne d’aller trop loin dans ce domaine. Les journaux parlaient encore du scandale qui avait éclaté parce que l’une de ces équipes avait un jour enregistré la conversation compromettante de deux députés homosexuels tandis qu’ils mangeaient leurs sandwichs dans Parliament Square.
« Alors, que faisons-nous maintenant ?
— Eh bien, monsieur, d’après le sergent Chung, il arrive, avec le système informatique qu’utilise l’IRC, que l’on puisse retrouver des données détruites accidentellement. On appelle cela une pioche électronique. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il en fasse sa priorité absolue. »
Gilmour hocha son crâne chauve et s’appliqua à lisser nerveusement sa moustache à la mexicaine. « Ces foutus informaticiens me dépassent », dit-il avec irritation, transférant toute son attention sur les boutons de son uniforme impeccablement repassé. « Ou c’est détruit ou ça ne l’est pas. » Sous l’effet de la colère, son léger accent du nord prenait nettement les inflexions du parler de Glasgow.
« C’est bien ce que j’ai fait remarquer, souligna Jake. Mais, s’il faut en croire Chung, l’intelligence artificielle trouve parfois le moyen d’effacer quelque chose d’un répertoire de fichiers tout en le conservant bien caché quelque part dans la mémoire centrale.
— Vous avez d’autres idées lumineuses, Jake ? Les dernières paroles de Mayhew… vous en concluez quoi ?
— Il avait l’air de penser que les gens de Lombroso s’étaient ligués contre lui pour le tuer, dit Jake en haussant les épaules. Et après tout, il n’avait peut-être pas tort. D’un autre côté, il était peut-être paranoïaque.
— Pour ne rien vous cacher, à sa place, j’en aurais fait autant.
— Le sergent Chung a une autre idée. Il pense avoir trouvé un moyen de s’introduire dans ce qu’il reste des données de Lombroso. Vous vous rappelez sans doute que l’ordinateur est relié au nôtre à Kidlington, et que leur système est censé nous alerter immédiatement au cas où l’un des noms que nous avons entrés dans nos fichiers au cours d’une enquête portant sur un crime violent figurerait sur leur liste de NVM-négatifs. »
Gilmour grogna un oui indistinct.
« Eh bien, à partir de la liste des abonnés au téléphone de tout le Royaume-Uni, qui est enregistrée sur une série de disquettes, Chung veut introduire dans la mémoire de notre ordinateur tous les noms et les numéros au hasard, dans le cadre d’une enquête criminelle fictive. Ça peut prendre du temps, mais il est persuadé que cette tactique mettra Lombroso dans l’obligation de révéler les uns après les autres tous les noms et les numéros des NVM-négatifs. Ou du moins ceux qu’il conserve encore en mémoire depuis que la bombe du tueur a explosé. On pourrait ainsi placer une partie de ces individus sous surveillance.
— Épargnez-moi les détails techniques, Jake, dit Gilmour en se prenant la tête entre les mains. Si vous pensez que l’idée est valable, mettez-la à exécution.
— J’ai également préparé une lettre à l’intention de tous les NVM-négatifs ayant opté pour une psychothérapie. Il y en a une vingtaine environ. Le professeur Gleitmann est d’accord pour que les conseillers Lombroso en remettent un exemplaire à leurs patients. Je demande à ceux-ci de me contacter, tout en leur précisant qu’il y va de leur sécurité personnelle et en leur garantissant le secret. Le seul problème, c’est que ces hommes ne sont guère disposés à faire confiance à la police. Ils sont convaincus de ce que nous avons un plan qui, à plus ou moins longue échéance, nous amènera à les placer tous en détention psychiatrique. Mais ça vaut la peine d’essayer. J’aimerais aussi faire passer quelques annonces dans les journaux. Une liste des noms de code, rien de plus, assortie d’un numéro auquel on pourrait me joindre.
— Il serait sans doute préférable que je voie ça avec le ministère de l’Intérieur, dit Gilmour.
— Il faut absolument que nous essayions d’avertir tous ces hommes, dit Jake. Vous comprendrez…
— Je vais voir ce que je peux faire, Jake. Mais je ne peux rien vous promettre. »
Jake fronça les sourcils.
« Autre chose ?
— Le moment n’est peut-être pas très bien choisi, dit Jake sur la défensive. L’idée est un peu folle.
— J’aimerais autant que vous m’en parliez maintenant, Jake, si folle soit-elle. »
Elle y amena Gilmour peu à peu, lui expliquant qu’elle avait déjà mis une équipe d’enquêteurs sur les ventes de pistolets à gaz, que ceux-ci épluchaient par ailleurs les dossiers de la police à la recherche d’individus déjà fichés pour piratage informatique. Elle termina en lui révélant que l’un des conseillers de l’IRC se souvenait d’avoir parlé à l’homme, nom de code Wittgenstein, qui était désormais leur suspect numéro un.
« Il ne se rappelle pas grand-chose hormis le nom de code, précisa-t-elle. J’aimerais donc le mettre sous hypnose pour voir si en faisant appel à son inconscient on arriverait à le lui faire décrire. »
Gilmour fit la grimace, et Jake se demanda combien d’années il lui restait à faire avant la retraite. Sans doute pas beaucoup.
« Si vous pensez que c’est nécessaire.
— Absolument, monsieur. »
Gilmour, qui avait d’abord acquiescé, eut un haussement d’épaules résigné.
« Ce n’est pas tout, monsieur. Je suis convaincue que notre homme croit agir dans l’intérêt public.
— Que voulez-vous dire ?
— En éliminant des NVM-négatifs, qui sont eux-mêmes des tueurs en puissance. Je suis certaine que… notre homme… » Elle n’arrivait toujours pas à se résoudre à l’appeler par son nom de code. C’était vraiment trop absurde qu’un maniaque se retrouve ainsi affublé du nom de l’un des plus grands philosophes du XXe siècle. « Il se pourrait très bien qu’il ait trouvé là un moyen de justifier ses actes, monsieur. J’aimerais bien l’asticoter un peu, essayer de l’amener à dialoguer.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— En organisant une conférence de presse, monsieur. Pour parler de ces meurtres. Il n’est pas question de faire allusion au programme lui-même, mais cela ne me déplairait pas d’essayer de le provoquer, en parlant de l’innocence des victimes, par exemple, de la manière dont ces meurtres ont été commis sans raison aucune, de l’impression qu’on a d’être en présence d’un fou. Bref, je peux me tromper, mais je parierais gros qu’il n’appréciera pas du tout ce genre de discours.
— Et si vous ne réussissiez qu’à le pousser à aller déballer toute l’affaire auprès des journaux ? Dans l’état actuel des choses, nous avons déjà bien du mal à garder la situation en main. Mais si ce cinglé va voir la presse avec une histoire pareille, c’est la catastrophe, j’en ai peur.
— Non monsieur, je suis convaincue qu’il ne fera rien de tel. Il ne tient pas à mettre la puce à l’oreille des NVM-négatifs qui figurent sur sa liste. Ça lui compliquerait singulièrement la tâche si tous les autres, après avoir lu son histoire dans les journaux, se mettaient à faire dans leur froc rien qu’à l’idée de le rencontrer. Non, je crois, moi, qu’il cherchera à nous contacter, pour essayer d’y voir plus clair.
— Bon, admettons que vous arriviez à le convaincre de se mettre en rapport avec vous. Qu’est-ce que vous faites ?
— Selon la manière dont il choisira de nous contacter, nous pourrions obtenir toute une série de données qui nous permettraient de le cerner de plus près : analyse graphologique, linguistique, évaluation de la personnalité – tout ceci serait extrêmement précieux pour nous aider à le retrouver. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, monsieur, que c’est sur ce genre de meurtrier que nous avons le plus de mal à mettre la main. Je sais bien que nous donnons l’impression de nous raccrocher à des fétus de paille, mais ce sont tous ces petits détails mis bout à bout qui devraient nous permettre de nous faire une idée plus complète de notre homme. »
Jake s’interrompit pour voir si Gilmour la suivait. Elle savait, par expérience, qu’il n’était pas très subtil. Il faisait partie de la vieille garde, celle qui après avoir quitté l’école à seize ans avait gravi les échelons un à un. L’Écossais qu’il était en savait à peu près aussi long sur la psychiatrie forensique et le profilage qu’elle-même sur Robert Burns. Mais après avoir constaté qu’il n’avait pas encore complètement décroché, elle se décida à poursuivre.
« Je parle là de la nécessité d’établir un profil composite systématique, dit-elle. Ce que nous essayons de déterminer, c’est à quel type d’homme, et non à quel individu, nous avons affaire. La section Science du comportement du Yard a déjà réuni des études psychologiques très fouillées sur tous les meurtriers connus, depuis l’Éventreur du Yorkshire jusqu’à David Boysfield. Nous avons l’intention de nous appuyer sur ces travaux pour tenter d’identifier le type de criminel que nous recherchons. Mais je ne peux rien faire sans un minimum de données spécifiques. Une prise de contact avec l’assassin nous fournirait au moins une base de travail.
— À quel genre d’homme pensez-vous que nous ayons affaire, Jake ? dit Gilmour après avoir acquiescé gravement de la tête.
— Vous voulez mon avis ? Eh bien, tout ce que je peux vous dire, c’est que nous n’avons pas affaire à un asocial déstructuré. C’est un calculateur, habile et méthodique : pour lui, le crime est une fin en soi. Ce qui, sans parler du reste, est des plus inhabituels. D’ordinaire, c’est le sexe qui est à l’origine de la plupart des meurtres en série. Mais cet homme n’a pas d’autre motivation qu’un sens aigu de sa mission. Ce qui signifie qu’il n’a pas de faille apparente, et c’est bien là ce qui le rend dangereux.
— Très bien, Jake – Gilmour soupira –, vous m’avez convaincu. Vous aurez votre conférence de presse, même s’il faut pour cela que j’aille supplier cette salope.
— Merci infiniment, monsieur.
— Une dernière question, Jake.
— Oui, monsieur ?
— Qui était au juste ce type, ce Wittgenstein ? »
Le psychiatre qui se souvenait d’avoir conseillé le NVM-négatif Wittgenstein était le docteur Tony Chen. Comme Chung, c’était un immigrant de Hong Kong, simplement un peu plus âgé et un peu mieux élevé. Il sembla content de pouvoir aider Jake dans son enquête, même au prix d’une sérieuse incursion dans son inconscient.
« Je ne garde pas un souvenir très précis de ce type, reconnut-il. J’ai suivi pas mal d’autres NVM depuis. Et, au bout d’un certain temps, on a du mal à les distinguer, surtout quand ils ne reviennent pas régulièrement. Ce qui a été le cas pour Wittgenstein : ça, je m’en souviens. Très bien, dit-il en remontant sa manche, allons-y. »
C’est le docteur Carrie Cleobury, responsable du secteur psychiatrique du programme Lombroso, qui procéda à la mise sous hypnose de son confrère dans son bureau de l’Institut, en présence du professeur Gleitmann et de Jake. Après avoir fait une piqûre à Chen, qui devait l’aider à se détendre, elle lui fit savoir qu’elle allait provoquer la transe au moyen d’un stroboscope et d’un métronome.
« Je trouve que c’est la technique la plus efficace, dit-elle à Jake, puisqu’elle a l’avantage de fixer à la fois l’ouïe et la vue. »
Jake, qui était titulaire d’une maîtrise de psychologie, en était tout à fait consciente, mais s’abstint de tout commentaire, partant du principe qu’elle préférait voir le docteur Cleobury travailler pour elle que contre elle.
Chen était assis dans un fauteuil, face à la lumière, attendant que la piqûre fasse effet. Au bout de quelques minutes, il fit signe au docteur Cleobury, qui mit le stroboscope en marche en même temps que le métronome, réglant les pulsations du second sur la fréquence des éclairs du premier. Puis elle commença à parler pour mettre son patient en condition. Elle avait une voix agréable, calme et posée, avec juste une pointe d’accent irlandais.
« Regardez la lumière, et ne pensez à rien d’autre qu’à cette lumière… Dans un instant, vos paupières vont s’alourdir, le sommeil va vous gagner… Déjà, vous vous détendez et vos paupières sont lourdes… lourdes… »
L’ombre et la lumière jouaient sur le large visage oriental de Chen comme les ailes d’un grand papillon. Au bout de quelques minutes, sa respiration se fit plus régulière et plus profonde.
« … vous allez bientôt fermer les yeux, parce que vos paupières sont trop lourdes et que vous avez terriblement sommeil… »
Les petites narines de Chen se dilatèrent, sa bouche s’ouvrit un peu, et ses yeux s’étrécirent au point qu’il devint bientôt impossible de savoir s’ils étaient encore ouverts.
« … et maintenant vos paupières se ferment, vous allez vous détendre, complètement… votre tête est lourde… et vous allez vous sentir agréablement, confortablement détendu… »
La tête de Chen vacilla, puis s’affaissa sur sa poitrine. Cleobury passa ensuite par toute une série de suggestions, réduisant peu à peu le champ de conscience de Chen et éliminant tout ce qui aurait pu le détourner de ce qu’elle lui disait. Elle éteignit la lumière, mais sa voix tranquille ne perdit rien de ses inflexions rassurantes, comme si elle avait essayé d’amadouer un chat pour le faire venir jusqu’à elle.
« Vous respirez, et, à chaque inspiration, vous vous détendez un peu plus, de plus en plus… »
Jake remarqua que Chen cillait imperceptiblement des paupières et que sa bouche frémissait. Le rythme ralenti de sa respiration indiquait clairement qu’il entrait dans une transe légère.
« Écoutez ma voix. Plus rien d’autre n’a d’importance que le son de ma voix. Il n’y a plus rien qui puisse venir vous troubler. Il n’y a que ma voix. »
Dans la première phase de sa mise en condition, le docteur Cleobury avait parlé d’un ton lent et égal, comme si elle récitait une prière à l’église, mais maintenant sa voix se faisait plus incisive, plus ferme et décidée. Ses suggestions visaient à relaxer des groupes musculaires de plus en plus complexes. Une fois assurée que le corps de son collègue était complètement détendu, elle arrêta le métronome et s’employa à approfondir l’hypnose de Chen en faisant appel à l’imaginaire.
« Tony, dit-elle, Tony, je veux que vous utilisiez votre imagination maintenant. Vous êtes dans un ascenseur. Si vous levez les yeux, vous allez voir les touches des étages sur le tableau. Pour l’instant, nous sommes au dixième, mais, dans une minute, je vais appuyer sur le bouton pour vous faire descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Chaque fois qu’il franchira un étage, l’ascenseur vous entraînera dans un sommeil de plus en plus profond. Plus profond à chaque étage. Ne quittez pas le tableau des yeux. Je commence à compter… »
Elle commença son compte à rebours en partant de dix et quand elle atteignit zéro, et le rez-de-chaussée de l’imagination de Chen, elle dit à celui-ci de sortir de l’ascenseur et de ne pas bouger de là, « de cet état de lourdeur… de lourdeur ».
La joue de Chen reposait maintenant sur l’extrémité de sa clavicule. Ses bras et son torse avaient la rigidité perceptible d’un condamné qui, sur la chaise électrique, attend que l’on abaisse la manette.
« Vous allez rester confortablement installé dans cet état de profonde, très profonde relaxation, reprit le docteur Cleobury. Je vais maintenant vous donner quelques instructions très simples. Je n’ai nullement l’intention de vous demander de faire quoi que ce soit que vous n’auriez pas envie de faire. Voulez-vous me signifier que vous m’avez comprise ? »
Chen raidit le cou, puis acquiesça d’un signe de tête.
« Levez la tête, Tony, et ouvrez les yeux. »
Tandis que celui-ci s’exécutait, le docteur Cleobury s’approcha et à l’aide d’un pinceau lumineux testa sa sensibilité oculaire. Il ne cilla même pas quand la lumière l’atteignit directement dans la pupille, et Cleobury fit signe à Jake qu’elle pouvait mettre son lecteur-enregistreur en route.
« Nous sommes à la fin de l’année dernière, Tony, le 22 novembre pour être précis. Un NVM-négatif vient d’entrer dans votre bureau. Vous avez sa carte informatique entre les mains. Le nom de code qui se trouve en haut à droite de la fiche est “Ludwig Wittgenstein”. Dites-moi si vous le voyez. »
Chen prit une longue inspiration et fit oui de la tête.
« Je veux entendre le son de votre voix, Tony. Parlez-moi. »
Quelques mots s’échappèrent de la bouche distendue de Chen que Jake ne comprit pas.
« En anglais, Tony. Nous parlons anglais, en ce moment. Dites-moi si vous voyez le nom. »
Il fronça les sourcils tandis que son inconscient se pliait à la suggestion du docteur Cleobury.
« Oui, dit-il, je le vois.
— Je veux maintenant que vous regardiez l’homme qui est assis en face de vous, celui qui a pour nom de code Wittgenstein. Le voyez-vous ?
— Oui.
— Le voyez-vous distinctement ?
— Oui, très distinctement. »
Jake sentit son cœur bondir dans sa poitrine à la pensée de ce que l’inconscient de Chen était en train de regarder : rien de moins que le visage du tueur. Qui sait si la manière même dont elle allait obtenir cette description ne pourrait pas faire l’objet d’une communication par la suite ?
« Pouvez-vous nous le décrire ? »
Chen grommela.
« Parlez-nous de Wittgenstein, Tony.
— C’est un homme à la fois logique et passionné, dit Chen avec un sourire. Raisonneur, mais intelligent.
— Physiquement, à quoi ressemble-t-il ? Pouvez-vous nous donner quelques détails à ce sujet ?
— Physiquement…, dit Chen dont le froncement de sourcils s’accentua. Taille moyenne. Cheveux châtains ondulés. Grands yeux bleus, vifs. Front pensif : je veux dire que son front donne l’impression qu’il est constamment en train de réfléchir. Visage anguleux. Le nez est légèrement recourbé, et la bouche est un peu impertinente, un peu efféminée, comme s’il passait beaucoup de temps à se regarder dans la glace. Il donne l’impression d’être mince, sans pour autant être en forme, plutôt par manque de nourriture que parce qu’il prend de l’exercice. Il a quelque chose de tendu… » Il garda le silence quelques instants.
« Des signes particuliers ?
— Non, dit Chen, hochant lentement la tête, sauf peut-être sa voix. Il parle très bien, sans accent, comme un présentateur de la BBC.
— Que vous dit-il, Tony ? Est-ce qu’il vous parle de lui ?
— Il est en colère. Il dit qu’il a peur.
— Ils ont presque tous peur, murmura le professeur Gleitmann à l’oreille de Jake.
— Quand je lui explique ce que signifie le test, il me demande s’il y a moyen de s’assurer que je dis vrai. Je lui fais savoir que je peux lui montrer les résultats du scanner. Il me rétorque que, pour ce qu’il s’y connaît, je pourrais tout aussi bien lui faire voir l’intérieur d’un crâne de rhinocéros. Que tout ce que je lui dis n’est rien d’autre qu’un concept empirique, qu’il ne peut l’accepter comme un fait, mais simplement comme une proposition, dit Chen, hochant à nouveau la tête.
— Demandez-lui s’il a fourni une indication qui nous renseignerait sur son identité, intervint Jake. Le genre de travail qu’il fait, les cafés qu’il fréquente…
— Écoutez-moi, Tony, dit le docteur Cleobury. Écoutez-moi bien. Wittgenstein vous a-t-il parlé de lui ? Vous a-t-il dit où il travaillait, où il habitait ?
— Il s’est contenté de dire qu’il ne s’intéressait pas beaucoup à lui-même, c’est tout, dit Chen en secouant la tête.
— Ses vêtements, souffla Jake. Comment était-il habillé ?
— Tony, pouvez-vous nous dire comment il était habillé ?
— Veste de sport en tweed, polo blanc à manches longues, pantalon de velours marron, chaussures marron, solides mais chères. Imperméable beige sur les genoux.
— Son âge.
— Quel âge avait-il, Tony ?
— Une petite quarantaine, peut-être.
— Tony, je veux que vous me disiez ce que vous lui avez conseillé comme traitement, voulez-vous ?
— Nous avons pris rendez-vous pour discuter de sa future psychothérapie. Je lui ai donné quelques médicaments. Un traitement d’œstrogènes et un peu de Valium.
— Entendu, Tony. Nous allons maintenant avancer un peu dans le temps. C’est le jour du premier rendez-vous que vous avez fixé à Wittgenstein. Que s’est-il passé ?
— Il n’est jamais venu, dit Chen en haussant les épaules. Il n’a même jamais appelé pour annuler. Il n’est pas venu, voilà tout.
— Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez lui demander, inspecteur principal ? demanda le docteur Cleobury en regardant Jake.
— Non. Mais quand vous serez sur le point de le faire sortir de sa transe, je voudrais que vous demandiez au docteur Chen de se rappeler absolument tout ce qu’il peut de l’aspect extérieur de Wittgenstein. Quand il sera pleinement conscient, j’aimerais qu’il passe un moment avec un membre de l’équipe chargée des portraits-robots assistés par ordinateur. Peut-être pourra-t-on alors travailler sur quelque chose de plus concret qu’une simple description verbale. »
Jake arrêta son enregistreur et le glissa dans son sac. Cleobury entreprit de faire sortir Chen de son état d’hypnose. Le professeur Gleitmann suivit Jake jusqu’à la porte.
« Est-ce que je pourrais vous voir un instant dans mon bureau ? dit-il en lui tenant la porte avec une de ses mains incroyablement poilues. J’aimerais vous montrer quelque chose. »
Ils prirent l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Gleitmann s’empara d’un livre sur une étagère qu’il posa devant Jake ouvert à une page où figurait la photographie d’un homme. Jake y jeta un coup d’œil, puis regarda Gleitmann.
« Je ne sais pas si vous avez remarqué, expliqua-t-il avec un signe de tête en direction de la photo, que pratiquement tout ce qu’a dit le docteur Chen de votre homme pourrait tout aussi bien s’appliquer à lui, au vrai Ludwig Wittgenstein.
— Je crois que je ne vous suis pas très bien.
— Eh bien, voyez-vous, inspecteur principal, l’inconscient ne distingue pas toujours les choses avec précision. Il est tout à fait possible que le docteur Chen ait menti sous hypnose, mais en toute bonne foi. Je ne suis pas certain qu’il ait été capable de faire la différence entre l’homme auquel Lombroso a donné comme nom de code Wittgenstein et le vrai Wittgenstein, le philosophe. Il n’est pas du tout impossible que son inconscient ait confondu les deux. Prenez par exemple la description physique que nous donne Chen du patient : cheveux châtains ondulés, grands yeux bleus, bouche impertinente, visage anguleux, tout ceci pourrait parfaitement s’appliquer au vrai Wittgenstein.
« Par ailleurs, est-ce que vous vous rappelez ce que le patient est censé avoir dit : tout ce qui est empirique échappe à la connaissance, ou quelque chose d’approchant… ? Il n’était prêt à admettre que l’existence de propositions, ajouta Gleitmann haussant gauchement les épaules. Pour ne rien vous cacher, je ne me souviens pas au juste de ce qu’a écrit Wittgenstein, mais tout ceci rappelle étrangement sa… Weltanschauung – sa conception du monde.
— Je vois où vous voulez en venir, professeur.
— Je suis désolé, inspecteur principal. Votre idée ne manquait pas d’audace, mais notre esprit nous joue parfois des tours.
— Et si Chen ignorait tout du vrai Wittgenstein ? En ce cas, on pourrait estimer que son inconscient a dit la vérité, non ?
— C’est une possibilité. Mais Chen est un homme cultivé, inspecteur. Je vois mal comment il pourrait ne rien savoir de Wittgenstein, pas vous ? Ce serait le comble pour un ancien étudiant en psycho de Cambridge.
— C’est aussi mon cas, dit Jake, et, pour ne rien vous cacher, il y a deux jours à peine, tout ce que je savais de Wittgenstein aurait tenu dans un dé à coudre. »
Pendant longtemps, ce nom n’avait été pour Jake que le signe d’un pouvoir emblématique, un nom lourd de symbolisme intellectuel, comme celui d’Einstein. Après tout, c’était peut-être ce suffixe sémitique qui en expliquait partiellement les connotations exotiques. Mais maintenant qu’elle avait lu l’ouvrage le plus court mais aussi le plus explosif de Wittgenstein, le Tractatus, elle comprenait mieux l’influence qu’il avait exercée sur la philosophie. Hormis le côté énigmatique, pour ne pas dire hermétique, de ses écrits, il y avait l’objet même de sa recherche : comment le langage est-il possible ? Il s’agissait là de quelque chose que la plupart des gens, et plus encore les policiers, tenaient pour acquis, alors que cela constituait la matière même de la vie intérieure de l’homme. Wittgenstein ne s’était pas contenté d’essayer d’expliquer ce dont le langage est capable – c’est du moins ce qu’il semblait à Jake –, il avait aussi tenté de démontrer ce dont il est incapable. Jake s’en trouvait très profondément affectée, jusque dans sa sexualité.
« La connaissance est un curieux phénomène, dit Jake. C’était là en tout cas l’opinion de Wittgenstein.
— Je vois que vous avez eu vite fait de boucher les trous, dit Gleitmann.
— C’est mon travail de boucher les trous, répondit Jake. Évidemment, il y a une autre possibilité. La ressemblance de ce tueur avec Wittgenstein peut aller au-delà d’un simple nom craché par un ordinateur. Supposez un instant qu’il soit réellement intelligent et cultivé. Supposez par exemple qu’il ait lu Wittgenstein avant le début de l’affaire et qu’il ait été influencé par sa pensée. À partir de là, il n’est pas impossible que le choc causé par les résultats du test ait déclenché des troubles d’ordre psychopathologique. Peut-être même un délire schizophrène paranoïde.
— Ce n’est pas impossible, en effet, dit Gleitmann pensif, tout en caressant son menton déjà piqueté de barbe. Mais aussi rapidement ? Je suis sceptique.
— Imaginez qu’il ait déjà eu une diathèse, qu’il ait été prédisposé à cette maladie. Le stress suffirait alors à transformer un état latent en état de fait. Stress causé par exemple par la découverte que l’on est NVM-négatif.
— C’est possible, en effet. »
Devant la réticence de Gleitmann à admettre ce qui lui paraissait à elle de plus en plus évident, le sourire de Jake se fit sarcastique.
« Allons, professeur. Vous savez pertinemment que ce pourrait être le cas. »
L’entretien terminé, Jake quitta l’Institut. Une fois dehors, elle se dit que son envie de s’étirer et de bâiller réclamait un traitement plus énergique qu’une simple flexion des muscles de la nuque et des épaules. De l’exercice. De l’air : même l’air vicié du quartier de Victoria. Elle décida de ne pas rentrer au Yard en voiture et, après avoir récupéré son pistolet dans la boîte à gants et congédié le chauffeur, elle s’engagea dans Victoria Street.
La plupart des Londoniens, dans la même situation, se seraient empressés d’obliquer vers le nord en direction de St James’s Park. Mais l’attirance de l’eau était trop forte pour quelqu’un qui avait passé l’essentiel de sa vie près du fleuve.
Elle n’ignorait pourtant pas que le danger rôdait partout autour de Westminster Bridge : les berges grouillaient de clochards et de voleurs à la tire. Son pistolet n’était donc pas un luxe.
Le panorama que l’on découvrait du pont était de ceux qui la touchaient toujours au plus profond d’elle-même, en dépit du brouillard ambiant qui empêchait le soleil d’éclairer les bateaux transformés en saloons, les tours de verre, les immeubles champignons, les théâtres et les mosquées. La vue des eaux brunes et boueuses de la Tamise qui coulait à ses pieds apaisa Jake au point qu’elle se demanda si elle n’avait pas, elle aussi, été envoûtée par la technique d’hypnose relaxante du docteur Cleobury.
La circulation était plus fluide qu’à l’ordinaire, et elle traversa la chaussée en enjambant froidement le corps d’un ivrogne qui dormait, couché dans le caniveau. Jusqu’au Palais de Westminster qui semblait assoupi. Elle sourit à l’idée des mensonges que devaient se raconter en ce moment même dans ce sanctuaire de la démocratie des gens tout semblables à Grace Miles.
Ce sentiment de paix persista même quand l’ivrogne, une fois réveillé, lui réclama de l’argent, dans un jargon d’où les consonnes avaient pratiquement disparu. Elle fouilla dans son sac, posa une main sur son automatique et, de l’autre, sortit un billet de cinq dollars qu’elle lui tendit. L’homme le fixa d’un œil terne, hocha la tête, bafouilla une réponse, puis s’éloigna, sans savoir qu’il venait de frôler la mort, convaincu à la réflexion qu’il valait mieux s’abstenir d’arracher son sac à cette grande femme.
Jake observa ce beau spécimen d’humanité tandis qu’il empruntait le trottoir d’une démarche hésitante pour rejoindre le pub le plus proche, n’éprouvant pour lui, et pour tous les hommes avec lui, que du mépris. Elle aurait aussi bien pu lui faire sauter la cervelle qu’accéder à sa requête menaçante.
C’était le spectacle du fleuve, et non celui de l’homme, qui l’avait émue.