15
« Certainement pas, dit Jake jetant à Mark Woodford et au professeur Waring un regard où se mêlaient la surprise et le mépris. Je suis désolée, mais il n’en est pas question.
— La ministre trouvait que c’était une bonne idée, dit Woodford d’un ton apaisant.
— Ce n’est pas la ministre qui est chargée de cette affaire, dit Jake, en hochant la tête vigoureusement. C’est moi, et je trouve que c’est ignoble. »
La réunion avait lieu plusieurs jours après la visite de M. Parmenides au Yard, dans les bureaux du ministère de l’Intérieur qui donnaient sur St James’s Park. Grace Miles, retenue par l’inauguration d’un nouveau poste de police dans sa circonscription de Birmingham, était absente.
Jake se renversa dans son fauteuil et, mal à l’aise, jeta un coup d’œil autour de la pièce. Elle était déroutée par la vulgarité du mobilier moderne et trop brillant, de la porcelaine verte bon marché, de ces deux défenses d’éléphant montées sur un des murs beiges. Elle trouva celles-ci particulièrement déplacées, compte tenu du fait que l’éléphant était une espèce en voie de complète extinction, les derniers spécimens encore en vie se trouvant dans des réserves ou des zoos privés. C’était son animal préféré. Elle aimait à penser que l’éléphant, réputé pour ne rien oublier, aurait dû être l’animal préféré de tous les policiers. Or oublier, c’était précisément ce que ces salauds étaient en train de lui demander de faire. Oublier tout ce qui concernait Wittgenstein.
Mark Woodford soupira et, évitant le regard de Jake, gonfla les lèvres d’un air songeur. « En principe, nous agissons plus ou moins en conformité avec la séparation constitutionnelle des pouvoirs, dit-il feignant une certaine gêne. Législatif, exécutif …
— Faites-moi grâce du cours sur la Constitution, dit Jake. Je connais.
— D’accord, d’accord. Mais il y a des circonstances où le législatif peut se sentir obligé d’intervenir.
— Si je comprends bien, vous êtes en train de me dire que vous allez me retirer l’affaire, dit Jake. C’est bien ça ?
— Oui, dit Waring.
— Essayez donc, rétorqua-t-elle. Vous savez, le journalisme m’a toujours beaucoup tentée.
— Je suppose que vous plaisantez, inspecteur principal, dit Woodford avec un sourire apaisant. Écoutez, je ne comprends pas très bien votre objection, dit-il en se penchant sur la table et en croisant les mains avec impatience. La suggestion du professeur Waring pourrait résoudre tous nos problèmes.
— À l’exception de ceux de Wittgenstein.
— Je ne peux pas dire qu’ils me préoccupent particulièrement, dit Woodford en haussant les épaules. Bon sang, avec Hegel, sa dernière victime, il en est à douze.
— C’est bien possible, dit Jake. Mais il n’en a pas moins des droits. Nous sommes tenus à une certaine décence. Et même si votre méthode marchait, ce dont je doute, elle reviendrait à supprimer le problème et non à le résoudre. Si, en revanche, elle devait échouer, il pourrait rompre le contact avec nous. Disparaître pendant un temps et remettre ça dans deux ans. Vous finiriez par faire de cet homme un mythe, exactement comme on l’a fait pour Jack l’Éventreur après sa disparition.
— Tout ce que je vous demande, c’est de laisser le professeur vous expliquer lui-même son idée. Je vous en prie, écoutez-le.
— Comme vous voudrez, dit Jake jouant l’indifférence. Mais cela ne changera rien à l’affaire. Quand bien même ce serait saint François en personne qui me l’expliquerait, le projet resterait tout aussi merdique. »
Le professeur Waring jeta un œil interrogateur à Mark Woodford, qui lui répondit par un hochement de tête comme pour lui signifier qu’il convenait malgré tout d’essayer. Woodford ouvrit le dossier qui se trouvait devant lui et commença à en tourner les pages.
« Au vu de toutes les transcriptions de vos conversations téléphoniques avec Wittgenstein et au vu de tout ce que nous savons de lui, je me suis fait une idée assez nette du personnage.
« Par bien des côtés, il ressemble à certains des détenus que j’ai eu l’occasion de soigner. Mes propres recherches cliniques m’ont permis de conclure que ce type de malade est fréquemment suicidaire. Le seul fait qu’il n’accorde aucune valeur à la vie d’autrui prouve assez qu’il n’en accorde pas davantage à la sienne. »
Il s’éclaircit la voix sentant qu’il arrivait à la partie la plus délicate de son exposé, ce que Jake n’ignorait pas.
« Dans ce cas précis, j’en suis certain. Et compte tenu du fait que le tueur s’identifie à Ludwig Wittgenstein, qu’il s’imagine être Wittgenstein, je ne vois pas pourquoi nous n’essayerions pas de détourner sur lui-même l’agressivité dont il fait montre à l’égard de la société. Après tout, l’un des frères du philosophe s’est suicidé, et lui-même avait des instincts suicidaires. Je pense que sir Jameson Lang pourrait sans grande difficulté persuader le tueur de se supprimer.
« Quant aux problèmes d’ordre moral et juridique dont parle l’inspecteur principal, je crois qu’il nous faut garder présent à l’esprit le danger très réel que constitue pour la société le fait de laisser un tel individu en liberté. Naturellement, en tant que médecin, ce n’est qu’avec beaucoup de réserves que je propose une telle démarche. On pourrait me remontrer qu’elle va à l’encontre de mon serment d’Hippocrate, lequel est cependant sans valeur aucune s’il doit signifier davantage de victimes. Par ailleurs, inspecteur principal, honnêtement, ne pensez-vous pas qu’un suicide est encore préférable à un coma punitif à vie ? Personnellement, je n’hésiterais pas.
— Voilà qui n’est pas banal, dit Jake d’un ton sarcastique, quand on sait que vous avez fait partie de la commission restreinte du ministère de l’Intérieur qui a préconisé l’instauration du coma comme moyen efficace de châtiment.
— L’inspecteur principal s’inquiète peut-être de sa carrière, qui risque de souffrir si l’arrestation ne se fait pas, dit Waring qui regarda Woodford en fronçant les sourcils.
— Cela n’a strictement rien à voir », dit Jake vivement.
Woodford eut un sourire caustique et mordit dans un petit four. « Écoutez, je comprends très bien ce que cela signifie pour vous. Vous vous êtes totalement investie dans cette enquête, avec un but bien précis en tête. Et nous débarquons maintenant avec une proposition radicalement différente. Je conçois tout à fait que vous vous sentiez frustrée. Personne ne s’attendait à vous voir accueillir ce projet avec le sourire.
— Vous avez fichtrement raison. Écoutez, vous ferez ce que vous voudrez. Quant à moi, j’ai bien l’intention de continuer à pourchasser Wittgenstein à ma manière. » C’était dans ce but que Jake s’était déjà résolue à ne rien dire de Parmenides, de la liste des cibles potentielles de Wittgenstein qu’il lui avait fournie, ni de la surveillance permanente sous laquelle celles-ci se trouvaient placées.
« Il n’est certainement pas dans notre intention de vous empêcher de faire votre devoir, précisa Woodford.
— Au fait, et sir Jameson Lang dans tout cela ? demanda-t-elle. Que pense-t-il de votre petite combine ? Il ne m’a pas donné l’impression d’être du genre à cautionner ce type d’agissements. Techniquement parlant, ce n’est ni plus ni moins qu’une conspiration visant à un homicide en marge de la loi.
— Vous ne croyez pas que vous exagérez ? dit Woodford.
— Quant à sir Jameson Lang, dit Waring, nous nous en occupons. Je l’appellerai cet après-midi », ajouta-t-il en se tournant vers Woodford.
Jake se leva, repoussant sa chaise de ses jambes.
« C’est un meurtre, dit-elle doucement. Et n’essayez pas de vous leurrer. Même Wittgenstein ne procède pas ainsi. »
L’ascenseur qu’elle prit pour redescendre du dernier étage était lent, et quand elle arriva au rez-de-chaussée Jake avait retrouvé son calme. Une femme du service de sécurité la fouilla, puis jeta un coup d’œil sur un écran pour s’assurer que Jake n’avait laissé aucun sac ou paquet suspect derrière elle.
En attendant que le contrôle soit terminé, Jake passa en revue les nombreux Russes et Européens de l’Est qui faisaient patiemment la queue dans le couloir, comptant sur le bon vouloir de quelque employé du ministère de l’Intérieur pour s’enquérir de leur statut. Elle savait que certains étaient sans doute là depuis déjà plusieurs jours à seule fin de prouver qu’ils étaient en Grande-Bretagne en toute légalité. Personne ne se préoccupait ni de leur confort ni même de leurs besoins. Personne n’essayait de donner aux choses une couleur un peu plus humaine. Et l’on s’étonnait encore que certains d’entre eux soient parfois violents !
Une fois le contrôle terminé, elle sortit du bâtiment, qui ressemblait à une pompe à essence, et se retrouva dans Tothill Street. Elle prit aussitôt à droite dans la direction de New Scotland Yard et du fameux fromage qui tournait au sommet d’un pilier et qu’une centaine de feuilletons télévisés avaient rendu célèbre. Le fromage argenté réfractait les rayons du soleil de midi à intervalles réguliers et renvoyait des éclairs à Jake à la manière d’un stroboscope. Elle se demanda pourquoi cette image-là lui semblait si importante à cet instant.
De retour dans son bureau du Yard, Jake appela le labo.
« Maurice ? Où en sommes-nous avec l’autoradiographie ? demanda-t-elle. Est-ce que l’ordinateur a réussi à trouver une carte d’identité qui concorde avec l’échantillon ?
— Vous êtes bien sûre de savoir ce que vous voulez, aboya-t-il. Vous me demandez quoi, au juste ? De faire redémarrer le programme de concordance ADN ?
— Comment cela, redémarrer ? Qui vous a dit de l’arrêter ?
— Vous-même. Dans une note de service que j’ai reçue pas plus tard qu’hier. Vous me demandiez même de vous faire parvenir les résultats.
— Et vous l’avez fait ?
— Pourquoi, vous ne les avez pas reçus ?
— Maurice, dit Jake qui trouvait que les choses prenaient une drôle de tournure, je veux que vous me retrouviez cette note et que vous me l’apportiez. Immédiatement. »
Au bout de quelques minutes, il la rappela. Il avait l’air soucieux : l’écran du vidéophone était là pour en témoigner.
« C’est une plaisanterie ou quoi ? Parce que j’ai mieux à faire, ma petite.
— Ça n’a rien d’une plaisanterie, dit Jake. Alors ? Vous l’avez trouvée, cette note ?
— C’est bizarre, dit-il. J’ai cherché partout, et je n’arrive pas à mettre la main dessus.
— Vous m’avez dit que la note était arrivée sur votre écran hier, c’est bien cela ?
— Oui, dit-il. Je l’ai copiée sur mon fichier de service et j’en ai fait un tirage papier pour le joindre à l’autoradiographie.
— Ce qui voudrait dire que quelqu’un s’est introduit dans votre bureau et a effacé l’enregistrement sur votre fichier.
— Ça en a tout l’air, dit Maurice, visiblement mal à l’aise. Mais qui pourrait bien vouloir faire un truc pareil ?
— J’ai ma petite idée là-dessus, dit Jake.
— Il faudrait peut-être que je le signale. »
Jake réfléchit quelques instants. Si elle ne voyait ni Woodford ni Waring en train de fureter en personne dans le labo et de trafiquer les fichiers d’un technicien, elle était en revanche convaincue qu’ils étaient à l’origine de cette histoire. Ils n’avaient pas dû avoir beaucoup de mal à trouver des gens prêts à exécuter leurs ordres, des officiers de police qui refusaient de voir compromis autant le programme Lombroso que la plate-forme électorale du gouvernement tant vantée sur la répression et le maintien de l’ordre. Ce qui ne manquerait pas d’être le cas à partir du moment où seraient connues la vérité sur les agissements de Wittgenstein et la manière dont il avait su détourner à son profit un système censé au départ le contrôler.
Aucun doute que ces mêmes personnes auraient préféré se débarrasser de Wittgenstein d’une manière un peu plus discrète que ne l’autoriseraient une arrestation et un procès en bonne et due forme. Il était déjà peu acceptable que Woodford et Waring veuillent amener Wittgenstein à se supprimer. Mais que des policiers soient prêts à toutes les manigances pour permettre à un pareil projet de se mettre en place était bien pire encore. En bref, il ressortait clairement de toute l’affaire que, si elle voulait poursuivre son enquête, elle allait devoir agir avec plus de discrétion que n’en permettraient des recherches visant à établir que des preuves avaient été détruites.
« Non, Maurice, dit-elle. Ne parlez de cela à personne, voulez-vous ? Je m’en occupe. »
Il eut l’air soulagé et reconnaissant. Du coup, il en devint plus respectueux. « Certainement, inspecteur principal. C’est vous le patron. De toute façon, j’ai assez à faire comme ça, sans avoir à répondre à des tas de questions. »
Jake mit fin à leur conversation en appuyant sur un bouton. Il ne fallait plus compter mettre la main sur Wittgenstein grâce aux empreintes génétiques de sa carte d’identité. Mais il n’était pas non plus question de rester là à attendre que l’une des équipes de surveillance ait enfin un coup de chance. Être enquêteur, c’était ne jamais se contenter des éléments que l’on avait en main ; une enquête était, par définition, une recherche systématique de tous les instants. Il s’agissait tout simplement de se convaincre de réexaminer les choses même s’il n’y avait aucune raison logique de le faire.
Elle se tourna vers son ordinateur et décida de consulter ses « notes personnelles » pour vérifier que rien ne manquait. Il n’y avait pas grand-chose dans le fichier, mais tout était bien là. Elle décida de profiter de l’occasion pour relire ses notes et parcourut donc, page après page, tout le fichier, espérant faire repartir l’enquête dans une nouvelle direction. Elle se souvint des propos de sir Jameson Lang sur le vrai Wittgenstein et sur ses préférences pour les détectives intuitifs. Il fallait qu’elle essaie à ce stade de faire preuve de davantage d’intuition. Elle savait, pour en avoir fait l’expérience dans d’autres affaires, qu’à la fin d’une enquête on pouvait parfois, en reparcourant ses notes, découvrir quelque chose dont on n’aurait pas dû sur le moment ignorer l’importance – quelque chose qui s’était toujours trouvé là sans qu’on y prête attention. Elle pressa la touche de défilement vers le bas. Un détail si infime qu’elle pouvait très bien l’avoir négligé. Un détail qu’elle avait pu ne pas savoir interpréter, à propos de l’emploi de certains mots, par exemple. D’une certaine manière, la tâche du détective était de nature grammaticale. Faire la lumière sur un problème en évacuant les ambiguïtés et les erreurs, sans parler des mensonges. Elle avait presque l’impression d’être en train de concentrer son investigation non pas sur les phénomènes mais, pourrait-on dire, sur les « possibilités » des phénomènes.
Jake s’adressa intérieurement un sourire : elle se mettait à penser comme sir Jameson Lang. Après tout, il avait peut-être raison. Peut-être bien qu’un détective était une sorte de philosophe et que l’investigation criminelle qu’elle menait était bel et bien une investigation philosophique. Qu’elle n’avait jamais rien été d’autre.
Elle avait terriblement envie d’une cigarette, mais s’aperçut qu’elle n’en avait plus. Elle avait eu l’intention d’en acheter en rentrant du ministère de l’Intérieur, mais, à cause des petites machinations de Waring et de Woodford, avait oublié de le faire. Les vouant tous deux aux gémonies, Jake s’empara de son sac et ressortit.
Le brouhaha de la circulation dans Victoria Street la priva momentanément de ses repères. Seule la force de l’habitude la fit prendre à droite en direction du Chestnut Tree Café, où elle avait coutume de s’approvisionner en cigarettes et en café.
Devant l’Institut de recherches sur le cerveau, elle croisa les bras sur la poitrine pour se protéger du courant d’air créé par un camion-citerne qui passait par là et traversa la rue. Mais elle se surprit à ralentir le pas en arrivant devant la porte du café qui était ouverte.
Sur le trottoir, à proximité de son engin qui ressemblait à un monstrueux scarabée noir, était assis un coursier en train de boire un grand gobelet en plastique de thé bouillant. Jake s’arrêta, se rappelant brutalement que sa Brigade Gynocide était toujours à la recherche du coursier à moto qui avait tué plusieurs réceptionnistes. Mais ce n’était pas là ce qui avait retenu son attention. C’était ce que l’adolescent au visage noir de crasse balançait sur ses genoux habillés de cuir : un répertoire des rues, le Londres de A à Z.
« Oui ? » Le jeune homme, remarquant l’attention que lui portait Jake, fronça les sourcils. « Qu’est-ce qu’il y a ? ajouta-t-il en se regardant des pieds à la tête comme pour vérifier qu’il n’était pas en train de prendre feu.
— Vous avez besoin d’un renseignement ? demanda Jake, plutôt pour elle-même.
— Pardon ? »
Du menton, elle désigna le répertoire.
« Non, ça va, dit l’autre avec un ton et une expression qui sous-entendaient clairement que Jake devait être folle. Je… euh… je sais où je vais. C’est bon. »
Jake pénétra dans le café et acheta ses cigarettes. Mais elle était ailleurs. Elle venait brusquement de se rendre compte que c’était ici que Wittgenstein l’avait vue. Ici même, au Chestnut Tree Café. Elle avait laissé tomber sa monnaie, et il l’avait aidée à la ramasser. Pas étonnant qu’il ait pu identifier son parfum. Elle s’était trouvée si près de lui que leurs mains s’étaient même touchées.
Dans un état d’excitation à lui couper le souffle, Jake s’assit à la table où lui-même s’était assis, alluma une cigarette puis regarda par la vitre. D’ici, il avait pu voir tous ceux qui entraient ou sortaient de l’Institut. C’était peut-être même ici qu’il s’était retrouvé après son test Lombroso.
Le visage de Wittgenstein flottait à demi effacé sur l’arête vive de son souvenir, rappelant à Jake une de ces montres molles dans la toile de Dali, Persistance du souvenir. Elle se creusa la cervelle, essayant de dresser un tableau aussi complet et détaillé que possible de ce dont elle se souvenait.
Quand elle eut fait le tour de tout ce qui lui venait à l’esprit, elle rentra précipitamment au Yard. Une fois à son bureau, elle afficha tous les portraits-robots de Wittgenstein sur l’écran de son terminal et compara l’image qu’elle gardait de l’homme du café avec celles élaborées par Clare et Grubb après le meurtre de Descartes à Soho. Puis elle regarda le portrait sur ordinateur obtenu à partir de la description de Wittgenstein faite sous hypnose par le docteur Chen, le psychothérapeute de l’Institut.
Des trois portraits, celui qui ressemblait le plus au souvenir qu’elle-même en avait était celui de Chen. Autant pour le professeur Gleitmann, qui pensait que l’inconscient de Chen l’avait poussé à mentir.
Elle se demanda si elle avait consacré assez de temps à Chen.
Après tout, il était le seul à avoir longuement parlé au tueur, et son hypnose avait été menée de main de maître. Mais avait-on suffisamment tenu compte de la barrière de la langue ? Certes, Chen parlait très bien l’anglais, mais était-ce sa langue maternelle ? Son inconscient s’exprimait-il en anglais ou en chinois ? Selon la langue adoptée, les réponses qu’il avait données aux questions posées auraient-elles pu être différentes ? Questions qui, en s’adressant à l’inconscient, s’adressaient du même coup à l’essence du langage. Se pouvait-il qu’elle ait omis de voir dans cette essence quelque chose d’évident et qu’une mise en ordre permet d’embrasser en aperçu ? Quelque chose de sous-jacent à la surface. Quelque chose qui réside dans l’intérieur, que nous voyons lorsque nous pénétrons l’objet, et qu’une analyse doit mettre en plein jour.
C’était peut-être pour cette raison que le grand fromage d’argent et son effet de lumière stroboscopique lui avaient paru si importants.
Jake appela l’IRC et demanda à parler au docteur Chen.
Verrait-il un inconvénient à se soumettre à une nouvelle expérience d’hypnose ? Cette fois-ci c’était elle qui l’interrogerait et il répondrait en chinois.
« Ce que vous êtes en train de me dire, dit Chen avec un large sourire, c’est que mon anglais laisse à désirer.
— Absolument pas. » Jake lui renvoya son sourire. « Ce que je veux savoir, c’est si l’anglais est pour vous une langue seconde. »
Chen hocha la tête affirmativement.
« Et vous avez parlé chinois pendant toute votre enfance ?
— Oui.
— Ce sont des langues très différentes.
— En surface seulement. L’homme est un animal syntaxique, et les langues partagent toutes les mêmes structures profondes. Une sorte de grammaire génétique universelle. Un schéma directeur de la langue commun à tous les nouveau-nés. C’est pur hasard si j’ai grandi en parlant le chinois plutôt que l’anglais.
— Peut-être. Mais ce que je cherche à établir a quelque chose à voir avec l’emploi du langage. C’est une question purement factuelle. J’ai besoin de savoir quel type d’interaction il y a entre la forme et la fonction. Il faut que j’arrive à comprendre vos intentions profondes. Par exemple, le rapport qui existe chez vous entre le langage et la réalité perçue. »
La conversation avait lieu à l’Institut dans le bureau de Chen.
Jake s’était fait accompagner du sergent Chung qui était en train d’installer le stroboscope.
« Je veux m’adresser à votre inconscient dans votre langue maternelle, expliqua-t-elle. C’est le sergent Chung qui s’occupera de la traduction au niveau conscient.
— Entendu, dit Chen, d’un ton conciliant. Je suis prêt à tenter l’expérience, si vous pensez qu’elle peut être utile. Vous avez l’intention de provoquer vous-même la transe ? ajouta-t-il avec un sourire interrogateur.
— Oui, dit Jake. Je suis diplômée en psychologie. Ne vous faites aucun souci, je n’ai rien d’une novice. Mais, cette fois-ci, nous nous passerons de l’intraveineuse, que je n’aime guère, et vous pourrez retourner à vos occupations dès que nous en aurons terminé. »
Chen acquiesça et s’installa dans son fauteuil tandis que Jake allumait le stroboscope.
On croit communément, mais à tort, que les bons sujets d’hypnose sont des individus faibles et consentants qui ont pour caractéristique essentielle un comportement soumis. Mais la vérité se trouve exactement à l’opposé : ce sont les plus intelligents qui font les meilleurs sujets d’hypnose, en ce qu’ils ont une plus grande capacité de concentration. Chen était un sujet rêvé, totalement réceptif, ce qui prouvait chez lui – Jake en était consciente – une faculté d’imagination très développée.
Quant elle fut certaine qu’il était bien sous hypnose, elle lui expliqua qu’elle souhaitait lui poser quelques questions en chinois et qu’il allait donc entendre une autre voix. Elle lui fit savoir qu’il aurait à répondre en chinois et lui demanda de lui signifier qu’il avait compris. Chen opina lentement de la tête.
« Voudriez-vous lui demander s’il se souvient du patient qui avait pour nom de code Wittgenstein ? » dit Jake à Chung, lequel traduisit la question.
Les aigus et les graves si étonnamment mêlés du chinois lui donnaient l’impression d’un vieux poste de radio qu’on aurait essayé de régler. À les écouter baragouiner ainsi tous les deux, elle avait du mal à admettre que le chinois pût avoir quoi que ce soit de commun avec l’anglais, même au niveau génétiquement préprogrammé.
« Demandez-lui s’il se souvient de ce qu’a dit Wittgenstein. » Peut-être perdait-elle son temps à essayer de voir dans quelle mesure le langage était une représentation de la réalité, alors même qu’elle n’avait jamais jusqu’ici prêté le moindre intérêt à la question de savoir s’il était possible pour quelque chose de représenter quoi que ce soit. On ne se préoccupait guère de ce genre d’enseignement à l’école de police. Qui s’en préoccupait d’ailleurs, mis à part peut-être des gens comme sir Jameson Lang ? Finalement, jusqu’où pouvait aller une enquête criminelle ? Elle-même n’était-elle pas déjà allée beaucoup plus loin qu’elle n’aurait dû ?
« Demandez-lui de nous décrire Wittgenstein encore une fois, dit-elle à Chung. Essayons de voir si rien ne nous a échappé. »
Chung traduisit une nouvelle fois la question, avec un froncement de sourcils rageur. Qu’est-ce qui faisait que, quand ils parlaient chinois, les gens avaient toujours l’air mécontent ? Chen soupira, balbutia quelques mots tout en préparant sa réponse. Il parlait avec hésitation, mettant un mot après l’autre, comme au hasard.
« Imperméable marron, répétait Chung. Chaussures marron. De bonne qualité. Veste en tweed marron, avec des bouts de cuir aux coudes. Il ne sait pas comment on dit. Il y a un mot spécial. Pas des pièges. Quelque chose comme pièges.
— Pièces ? intervint Jake.
— Peut-être bien, oui. » Chung tendit le cou pour ne rien perdre de ce que disait Chen.
« Chemise blanche. Non, pas une chemise. Quelque chose comme un pull-over, mais pas non plus un pull-over. Un pull-over avec un col polo. Mais pas en laine. De la même matière qu’une chemise. Avec un col polo blanc, en tout cas », ajouta Chung, manifestement pressé d’en finir.
Les mots de Chung remuèrent quelque chose de profondément enfoui dans la mémoire de Jake.
Curieux que Wittgenstein ait parlé de son parfum, parce que c’était précisément une odeur – une odeur de clinique, d’antiseptique – qui pour elle l’évoquait, lui, de la manière la plus précise en cet instant.
« Yat, dit-elle, demandez au docteur Chen si c’est le genre de polo blanc que porterait un dentiste. »
Chung traduisit puis, après avoir écouté la réponse de Chen, fit signe que oui.
Jake avait proposé son aide à Wittgenstein qui lui avait souri d’un air qu’il croyait sans doute plein d’assurance. Mais elle s’était alors aperçue qu’il avait des dents jaunies par le tartre – des dents qui avaient sérieusement besoin d’être soignées.
« Non, dit-elle d’un air songeur. Je ne crois pas qu’il soit dentiste. Il n’a pas d’assez bonnes dents.
« Yat, vous vous souvenez de m’avoir dit que la seule façon pour le tueur de s’introduire dans le système Lombroso, c’était d’utiliser un ordinateur relié au réseau informatique de la CE ?
— Absolument.
— Demandez au docteur Chen s’il pense que Wittgenstein pourrait être infirmier ou auxiliaire médical dans un hôpital. » Chen répondit que c’était sans doute le cas.
« Exactement comme le vrai Wittgenstein, dit Jake. Lui aussi a travaillé quelque temps dans un hôpital, pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a pu éviter la prison à laquelle le condamnait son statut de ressortissant d’un pays ennemi.
— C’est bien le problème avec vous autres Britanniques, dit Chung en hochant la tête. Il s’est produit exactement la même chose avec les boat people de Hong Kong. Vous passez votre temps à mettre sous les verrous des gens qui seraient incapables de vous faire le moindre mal. »
Jake fit sortir Chen de sa transe.
« Vous avez trouvé quelque chose à vous mettre sous la dent ? » demanda-t-il d’un ton jovial.
Jake lui expliqua l’intuition qu’elle avait eue à propos de Wittgenstein et de son éventuel travail dans un hôpital.
« Tant mieux, fit Chen qui se leva en s’étirant.
— Eh bien, dit Jake, je crois que nous avons suffisamment abusé de votre temps, docteur Chen. Je vous suis très reconnaissante. » Il était sans doute trop tard pour pouvoir joindre quelqu’un au ministère de la Santé.
« Je vous en prie, dit Chen. La prochaine fois, j’aimerais bien que vous me donniez un coup de main pour m’arrêter de fumer. »
Jake et Chung rejoignirent le bureau qu’ils utilisaient quand ils se trouvaient à l’Institut. Quand elle appela le ministère de la Santé, Jake tomba sur l’image d’une fille en collant qui semblait tenir une forme extraordinaire et sur la voix brusque et bizarrement mâle d’un répondeur qui l’informa que les bureaux étaient fermés jusqu’au lendemain matin 9 heures.
« Eh bien, je suppose que ce sera tout pour aujourd’hui, dit Jake. Merci beaucoup, Yat, pour votre aide. Je crois que tout cela nous a été vraiment très utile.
— Je vous en prie, dit-il. La traduction me change agréablement des ordinateurs. »
Ils rentrèrent au Yard à pied.
« Votre train part bien de la gare de Paddington ? demanda Jake. Voulez-vous que je vous dépose ?
— Avec plaisir. À une condition. Que vous m’autorisiez à vous emmener d’abord dans le meilleur restaurant chinois de Soho. Le patron est un de mes cousins.
— D’accord, dit Jake en grimaçant un sourire. Marché conclu. Mais votre femme ne va pas vous attendre ?
— Sa mère est chez nous en ce moment, dit Chung, lui rendant son sourire. Elle est d’avis que sa fille n’aurait jamais dû épouser un Chinois de Hong Kong.
— C’est parce qu’elle a l’esprit étroit, proposa Jake.
— Non, rétorqua Chung en riant. C’est parce qu’elle n’a jamais mangé chez mon cousin. »