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L’hôtel où était Jake lui rappelait, du moins de l’extérieur, un centre de détention qu’elle avait visité autrefois à Los Angeles. Seuls un portier et une station de taxis devant l’entrée indiquaient qu’il s’agissait bien d’un hôtel. Elle n’aurait guère été surprise de découvrir une mitraillette nichée au sommet de cet immeuble en forme de nœud papillon.
Elle pénétra dans le bar et s’installa au comptoir où elle demanda un whisky-citron et un paquet de cigarettes dénicotinisées. Puis elle grignota une poignée de pistaches pendant que le barman retirait l’enveloppe de Cellophane du paquet de cigarettes. Il lui en alluma une sans un mot et lui prépara son cocktail.
Jake jeta un coup d’œil sur la salle par-dessus son épaule, évitant soigneusement les regards des hommes d’affaires en transit et en mal d’aventures qui, à la vue d’une jeune et jolie femme non accompagnée, risquaient de se sentir tentés.
Le bar de l’hôtel avait cette modernité impersonnelle, quasiment spartiate, que l’on trouve à l’intérieur des voitures allemandes de luxe. Une moquette gris anthracite recouvrait le sol et les murs jusqu’à hauteur des vitres teintées en verre trempé. Les sièges en cuir noir auraient sans doute fait le bonheur d’un chiropracteur mais n’avaient rien de confortable. Sur le beau comptoir en noyer verni, une multitude de petits écrans permettaient aux clients, en appuyant sur une simple touche, d’obtenir toutes sortes de renseignements, depuis les tarifs des consommations jusqu’aux programmes de télévision par câble.
Jake se retourna face aux rangées de bouteilles alignées comme des pipes dans un stand de tir et prit son verre sur le comptoir, essayant d’ignorer la présence du costume italien impeccable et frétillant d’espoir qui déjà se profilait à ses côtés.
« Ce siège est occupé ? demanda-t-il, butant sur les mots.
— Non, si ce n’est par le Seigneur », répondit-elle dans un allemand beaucoup moins hésitant. Elle gratifia l’homme d’un de ces sourires angéliques et suffisants qu’elle avait vu arborer aux télé-évangélistes les plus cauteleux.
« Dis-moi, mon ami, lui demanda-t-elle d’un ton précipité, te préoccupes-tu de ton salut ? »
L’homme hésita, perdant toute confiance en lui face à cette manifestation de ferveur religieuse.
« Heu, pas vraiment… »
Jake s’amusa un instant à imaginer la teneur des pensées de son vis-à-vis. Quelles sont les chances d’un homme avec une femme que seul le salut de votre âme immortelle semble préoccuper ?
« Une autre fois, peut-être, dit l’homme qui battit en retraite.
— Jésus est une balle qu’il faut prendre au bond », énonça Jake, écarquillant les yeux comme une folle. Mais il était déjà parti.
Jake sirota son verre tout en riant sous cape. Le coup de la folle de Jésus : il ne ratait jamais. Se retrouver obligée de consommer seule dans un bar était une situation qu’elle avait appris à maîtriser depuis longtemps. Devoir repousser les avances masculines (et à ses yeux de telles avances étaient toutes également malvenues) n’était pas plus agaçant pour elle que pour un explorateur aguerri de la forêt amazonienne de devoir repousser les assauts des moustiques : on s’en débarrasse d’une tape et, au bout d’un certain temps, on n’y fait plus guère attention. Elle savait qu’elle aurait pu s’éviter ces petits ennuis en ne fréquentant que des bars pour lesbiennes. Mais les choses n’étaient pas aussi simples.
« Je peux vous offrir un verre ? » Américain, celui-là, et naturellement, en tant que tel, persuadé que le monde entier parlait sa propre langue.
Après un temps de réflexion, Jake, qui parlait bien l’allemand, renonça à faire semblant de ne pas comprendre un mot d’anglais : elle savait pertinemment que l’homme qui ne cherche qu’à mettre une fille dans son lit se moque éperdument de ses aptitudes à la conversation.
« Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, dit-elle d’un ton morne.
— Quoi ? » fit l’homme avec une grimace.
Jake le regarda bien en face : cheveux courts, visage frais, il semblait avoir l’âge de son encolure. Elle se dit que s’il avait eu l’air un tout petit peu plus intelligent, elle se serait peut-être laissé tenter.
« Oui, il fait chaud.
— C’est quoi, votre problème ? dit le jeune Américain, un sourire amer aux lèvres.
— Pour l’instant, rien que ton after-shave, mon petit vieux, dit Jake en changeant son assise sur le tabouret. Disparais avant que mes lentilles en prennent un coup. »
L’Américain eut un regard mauvais. Ses lèvres se retroussèrent à plusieurs reprises avant d’arriver à former la réplique qu’il mijotait.
« Allumeuse », siffla-t-il en s’éloignant d’un pas raide.
Jake eut un grognement de mépris, tout en sachant que c’était bien ce qu’elle était, et même autre chose en prime. Elle aurait presque pu être lesbienne, si ce n’est que l’expérience qu’elle avait connue autrefois ne l’avait guère impressionnée. S’il fallait en croire Faith, une amie lesbienne du temps de Cambridge, Jake avait une sexualité qui rappelait ce que Jeremy Bentham avait dit de John Stuart Mill : il haïssait la minorité en place plus qu’il n’aimait la majorité opprimée. D’après Faith, ce n’était pas que Jake aimait les femmes, mais plutôt qu’elle haïssait les hommes.
Sa haine des hommes était aussi exacerbée que peut l’être pour d’autres leur aversion de l’altitude, des grands espaces ou des araignées ; et elle l’avait acquise un peu comme un rat se trouve conditionné à appuyer sur un levier pour éviter une décharge électrique.
L’instrument de son propre conditionnement à l’aversion, expression qui lui était devenue familière quand elle avait commencé des études de biologie à Cambridge, n’avait pas l’immédiateté de l’électricité et ne laissait pas de cicatrices visibles ; mais ce stimulus spécifique avait un effet tout aussi douloureux que celui qu’auraient pu provoquer quelques électrodes bien placées ; et, pour invisibles qu’elles aient été, ses blessures étaient permanentes – comme si sa chair avait été marquée au fer rouge.
Un enfant, si ingrat soit-il, n’est pas de taille à affronter le venin de la haine paternelle injecté dans l’axe cérébro-spinal.
Elle finit son verre et en commanda un autre. Le barman le lui prépara à une allure record, comme s’il avait appris son métier dans les stands d’un grand prix de Formule 1. Mais le cocktail était bon, et Jake hocha la tête, en connaisseur, à l’adresse du barman.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Avant de se mettre au lit, il lui fallait lire le dossier que lui avait passé Gilmour. À quoi bon rester au bar ? Ce n’était pas un mystère s’il y avait autant de foires et de conférences internationales à Francfort, qui faisait partie de ces villes qui n’ont rien à offrir en guise de distraction : pas de vie nocturne, pas de sites dignes de ce nom, pas de bâtiments historiques, pas de théâtres ni de cinémas corrects. Ce qu’il y avait encore de mieux, c’était sans doute l’aéroport. Elle finit son verre, signa sa note et sortit dans le hall.
L’ascenseur arriva sans heurt sur son coussin d’air. Jake donna le numéro de son étage à l’ordinateur et regarda les portes se refermer. Pas tout à fait assez vite, cependant, pour empêcher le jeune Américain qui lui avait adressé la parole au bar de se glisser à l’intérieur à la dernière minute.
« Vous devriez vous montrer plus amicale », dit-il en lui caressant les seins.
Jake lui sourit, histoire de ménager son effet de surprise. Elle lui souriait encore quand elle lui lança sa chaussure dans le tibia. L’homme hurla et se pencha instinctivement pour tâter sa jambe, ce qui le mit juste à la portée du splendide uppercut qui, comme un piston que l’on relâche, était déjà parti et le cueillait à la pointe du menton. En moins de deux secondes, tout était terminé. La porte de l’ascenseur s’ouvrait à l’étage de Jake, et celle-ci se frottait les jointures tout en enjambant le corps de l’Américain étendu pour le compte.
« Rez-de-chaussée », dit-elle à l’ordinateur en sortant sur le palier, tandis que les portes se refermaient silencieusement. Le couloir était long comme une autobahn. Elle espérait pouvoir être de retour dans sa chambre avant que l’homme reprenne ses esprits et remonte du hall central. Devant la porte de sa chambre, elle s’arrêta et fouilla dans son sac à la recherche de sa clé. Puis elle se souvint qu’il n’y en avait pas. La voix du client déclinant son identité suffisait à déclencher l’ouverture.
« Jakowicz », dit-elle, et la porte s’ouvrit.
La lumière halogène provenant des quatre énormes parapets en verre qui se trouvaient tout en haut des deux ailes de l’immeuble entrait à flots par la baie vitrée, comme celle qui, dans un cinéma, s’échappe de la salle de projection. Jake alluma une cigarette ; même dénicotinisée, la fumée qui envahit ses poumons lui fit du bien. Elle s’empara de son portable et inséra la disquette de Gilmour.
Propriété du bureau des renseignements de la police de Londres.
Disquette lmp/2000/programme Lombroso/fichier général.
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1. Qu’est-ce que Lombroso ?
2. Le programme Lombroso : arrière-plan A. Échec des stratégies de prévention du crime violent B. Arrière-plan social et philosophique 3. Facteurs somatogènes du crime violent
4. Mise en application
5. Traitement et intégration Appuyez sur « retour » pour dérouler les rubriques dans l’ordre.
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1. Qu’est-ce que Lombroso ?
Lombroso signifie « Localisation of Medullar Brain Resonations Obliging Social Orthopraxy4 ». Un appareil, créé à partir de l’ancien tomographe à émission protonique, et mis au point par le professeur Burgess Phelan de l’Institut des sciences Nuffield à l’université de Cambridge, est désormais capable de déterminer quels sont les hommes dont le cerveau souffre de l’absence d’un Noyau ventriculo-médian (NVM), lequel inhibe le Noyau sexuellement dimorphique (NSD), zone préoptique du cerveau humain mâle, siège des réactions d’agressivité. Un recensement informatisé de tous les Britanniques de sexe masculin a débuté à l’échelle nationale en 2010, visant à proposer une thérapie et/ou une assistance sociopsychologique à tous les NVM-négatifs. Si la première directive du programme Lombroso protège par le biais d’un nom de code ceux dont le test est NVM-négatif, l’ordinateur est cependant directement relié à l’ordinateur central de la police à Kidlington : si le nom d’un suspect, répertorié sur l’ordinateur de la police au cours d’une enquête portant sur un crime violent, correspondait à celui d’un NVM-négatif, Lombroso se verrait dans l’obligation d’en informer immédiatement l’OCP de Kidlington. Le fait d’être NVM-négatif ne pourra cependant être retenu comme preuve devant les tribunaux. Depuis la mise en place du programme, c’est-à-dire depuis deux ans, 4 millions d’hommes ont été examinés, dont seulement 0,003 % s’avèrent être NVM-négatifs. 30 % de ces derniers avaient auparavant été incarcérés ou possédaient un casier judiciaire plus ou moins chargé. Jusqu’ici, le programme Lombroso a permis d’appréhender 10 meurtriers.
Jake termina cette première section du programme, puis en bâillant se dirigea vers la fenêtre de sa chambre. Elle apercevait au loin le Main, du même gris délavé que le ciel. Une péniche qui n’en finissait plus d’être longue fit résonner sa sirène tout en glissant lentement sur la rivière. Francfort n’était pas plus inspirante que la perspective d’une soirée consacrée aux stratégies de prévention du crime, auxquelles Jake ne croyait guère. Elle ne voyait là qu’un immense gâchis à un moment où la police judiciaire manquait singulièrement de ressources budgétaires pour ses enquêtes.
Tout en pensant désormais à autre chose, elle mit le Nicamvision en marche et passa les 42 chaînes câblées en revue. Son allemand était bon, mais aucune émission ne méritait une écoute attentive. Pendant quelques minutes, elle regarda un film pornographique dans lequel un couple prenait un bain. La fille lui rappela Grace Miles : une Noire puissante et athlétique, avec de beaux seins et un sac à dos bien garni en guise de derrière. Mais quand elle se mit à sucer la bite de l’homme avec toute la concentration langoureuse d’un enfant en train de manger une glace, Jake, écœurée, fit la grimace et éteignit sle poste.
Est-ce que ceux qui réalisaient ces films pensaient vraiment qu’une femme prenait un quelconque plaisir à ce genre de choses ? Elle haussa les épaules. Probable qu’ils s’en moquaient éperdument.
Elle alluma une autre Nicomoins et revint sans enthousiasme à son portable pour lire la suite de la disquette.
2. Le programme Lombroso : arrière-plan A. Échec des stratégies de prévention du crime violent Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, la société britannique s’est efforcée de contrôler des groupes, des populations, des environnements entiers, en mettant l’accent moins sur le contrôle communautaire que sur celui des communautés elles-mêmes. La technologie et les ressources disponibles ont été mises tout entières au service de la surveillance, de la prévention et du contrôle, plutôt que consacrées à la « traque » du délinquant reconnu comme tel. Le but recherché était de manipuler l’environnement extérieur pour prévenir l’infraction initiale. La communauté continuait à être impliquée, mais la réalité était nettement moins agréable. Vivre dans des forteresses, disposer de patrouilles armées surveillant les écoles et les aéroports constituaient des armes à double tranchant, une solution en même temps qu’un problème : problème en ce que de telles conditions de vie contribuaient à créer ces cauchemars urbains qui amenèrent les populations à se révolter contre leur environnement.
L’échec des projets visant à améliorer cet environnement fit bientôt que l’on s’intéressa à nouveau à la traque du délinquant individuel. L’adoption en 1997, à la suite de l’immigration massive vers la CE des réfugiés chinois de Hong Kong, d’un projet de carte nationale d’identité pour la CE connut un énorme succès. Le projet devint plus efficace encore à partir du moment où le profil ADN fut également porté sur la carte d’identité. Pour la première fois dans l’histoire, le dispositif mis en place permettait au gouvernement de traquer un individu avant même que celui-ci fût un délinquant déclaré.
B. Arrière-plan social et philosophique Les années 1990 ont vu s’effondrer les théories qui tenaient le déterminisme économique et social pour responsable du crime violent et qui, puisqu’elles ne se préoccupaient que des causes externes du crime, minimisaient la responsabilité individuelle. Aujourd’hui, pas plus la société que l’individu ne sont prêts à endosser à eux seuls la totale responsabilité des motivations qui peuvent pousser au crime : c’est, semble-t-il, à un ensemble de facteurs sociaux et individuels qu’il convient d’attribuer les différents types de comportement criminel.
Le XXIe siècle ne considère pas le déterminisme comme une menace à la liberté. Poser l’existence de certaines structures de façon pragmatique dans le but de favoriser les progrès de la recherche scientifique est une démarche que l’on ne songe plus à remettre en question. Cette évolution va à l’encontre d’une tendance antérieure des sciences sociales qui cherchait à tort à protéger les libertés en restreignant le déterminisme au seul monde physique, mettant du même coup véritablement « hors-la-loi » toutes les tentatives visant à établir un « déterminisme biologique » quel qu’il fût.
Les sciences sociales modernes ne considèrent pas comme dangereuses la projection et la généralisation. Mieux, il aurait été impossible de faire avancer la recherche dans ce domaine sans qu’aient été préalablement définies certaines structures du comportement. Personne ne songe plus aujourd’hui à défendre l’idée que l’être humain serait adaptable à l’infini. C’est ainsi que se trouve totalement discrédité le concept selon lequel nous ne serions pas nous-mêmes à l’origine de la criminalité violente, sous prétexte que celle-ci serait un phénomène uniquement externe, pur produit de la société.
3. Facteurs somatogènes du crime violent La somatogénétique, et notamment l’étiologie de la plupart des troubles mentaux (à l’exception des troubles de conversion, comme la névrose), a fait des progrès considérables au cours de la dernière décennie. Il est désormais admis que la plupart des maladies mentales sont d’origine organique. Une révolution du même ordre s’est produite dans ce que l’on connaît de la pathologie organique et de ses relations avec le crime violent.
La recherche neurologique s’est concentrée sur le dimorphisme sexuel, c’est-à-dire sur la différence entre le cerveau mâle et le cerveau femelle. C’est le professeur Burgess Phelan du département d’anatomie et de biologie cellulaire de l’université de Cambridge et directeur du laboratoire de neuroendocrinologie de l’Institut de recherches sur le cerveau (l’IRC) qui a dirigé l’essentiel de ces recherches.
Le travail de Phelan s’inscrit dans la ligne des travaux d’un chercheur de l’université de Californie à Los Angeles, qui avait découvert dans la zone préoptique du rat mâle ce qui par la suite devait prendre le nom de Noyau sexuellement dimorphique (NSD). Cette zone, qui commande en partie le comportement sexuel, est cinq fois plus grande chez les rats mâles que chez les rats femelles. Mais il existe une autre zone du cerveau chez le rat qui révèle des différences de taille selon le sexe, c’est celle du Noyau ventriculo-médian (NVM), qui est, lui, associé à la fonction nutritive et à l’agressivité. Il a été démontré qu’une amputation, voire une lésion superficielle, du NVM pouvait déclencher chez le rat mâle de violentes décharges d’agressivité, là où une lésion semblable restait sans effet chez le rat femelle.
Après avoir travaillé sur des cartographies cérébrales chirurgicales et sur les cerveaux de certains détenus qui s’étaient portés volontaires, Burgess Phelan a découvert la présence dans le cerveau humain d’un NSD et d’un NVM. Comme chez le rat, le NSD est nettement plus important chez l’homme que chez la femme. Phelan est également arrivé à la conclusion que le NVM agit comme inhibiteur de l’agressivité masculine : si le NSD est enlevé, l’agressivité disparaît totalement chez l’homme ; en revanche, l’absence ou l’amputation du NVM chez l’individu mâle décuple, comme chez le rat, le taux d’agressivité. De même, les réactions d’agressivité de la femme, dotée d’un NSD plus petit, ne sont pas affectées par l’absence ou l’amputation du NVM.
En poursuivant les recherches de Phelan, le professeur David Gleitmann, du département de neuroendocrinologie forensique de l’Institut de recherches sur le cerveau, a découvert que certains criminels violents n’avaient pas de NVM, qu’ils étaient donc NVM-négatifs.
C’est la chirurgie qui, la première, a autorisé cette importante découverte. Cependant, les progrès accomplis dans la technique de la Tomographie à émission de protons, le scanner connu sous le nom de TEP, a permis à Gleitmann de prendre des clichés en couleurs extrêmement précis du cerveau chez certains sujets vivants. Grâce à ces clichés, Gleitmann a été capable d’établir, en l’espace de quelques minutes, la présence ou l’absence d’un NVM, et par suite, d’une criminalité latente.
Les travaux du professeur Gleitmann ont révélé que la criminalité violente chez le sujet NVM-négatif peut parfaitement rester à l’état latent. À l’heure actuelle, on étudie l’éventualité selon laquelle beaucoup de NVM-négatifs réussiraient à stabiliser leur taux d’agressivité en produisant une quantité accrue d’œstrogène.
4. Mise en application
En 2005, le coût moyen d’une enquête policière dans un pays de la CE était de 750 000 dollars européens. Cette même année, 3 500 homicides furent enregistrés, lesquels représentaient pour la Communauté un investissement de 2,6 milliards de dollars. Dans le but d’essayer de réduire de telles dépenses, le Parlement européen décidait alors d’inscrire les recherches du professeur Gleitmann dans le contexte d’un programme expérimental à mettre en place dans l’un des pays membres. En raison de son taux de criminalité particulièrement élevé, c’est le Royaume-Uni qui fut choisi, et l’expérience démarrait en 2011 sous la forme du programme Lombroso.
Les hommes sont soumis à un examen qui met en jeu un ordinateur spécialement conçu pour la circonstance et divers centres de scanner disséminés à Londres, Birmingham, Manchester, Newcastle et Glasgow. Ceux d’entre eux qui se révèlent être NVM-négatifs sont assurés du secret dans la mesure où leur véritable identité n’est connue que du seul ordinateur, qui distribue des noms de code. Ils sont ensuite invités à suivre un séminaire d’assistance individuelle : un thérapeute qualifié leur explique les implications des résultats des tests et propose un traitement sous forme de thérapies somatiques (le plus souvent des œstrogènes et/ou un certain nombre de médicaments utilisés en psychiatrie). Il est précisé que le secret concernant le test NVM-négatif ne peut être levé par l’ordinateur Lombroso que dans l’hypothèse où le nom d’un homme ayant subi l’examen apparaîtrait au cours d’une enquête policière concernant un crime violent.
Sur les 4 millions d’hommes testés jusqu’ici, 0,003 % (soit 120 sujets) se sont révélés NVM-négatifs. 30 % d’entre eux (soit 36 individus) avaient déjà fait de la prison ou possédaient un casier judiciaire plus ou moins chargé. À ce jour, le programme Lombroso a permis d’appréhender 10 meurtriers.
Si le test n’est pas obligatoire, un certain nombre de facteurs ont été suffisamment persuasifs pour amener de nombreux individus à s’y soumettre. La première année de la mise en place du programme, les volontaires se sont vu proposer une petite rémunération en espèces, à l’image de celle qui motive les donneurs de sang. Le Bureau central des renseignements a lancé une campagne d’information à la télévision pour encourager les hommes au « civisme » et les pousser à se faire photographier le cerveau ; celle-ci a permis de démythifier quelque peu le programme et de redresser l’image négative dont il était entaché au départ. Cependant, les employeurs du secteur public, suivis de près par les compagnies d’assurances qui ont adopté la même ligne de conduite avec leurs clients, n’ont pas tardé à exiger de tout leur personnel qu’il se soumette à l’examen. À l’heure actuelle, il est généralement admis que c’est le programme lui-même, dont les possibilités sont réduites, qui freinerait l’augmentation du nombre des tests.
5. Traitement et intégration La diathèse héréditaire n’est que la cause immédiate des troubles d’agressivité, et il appartient au conseiller de rappeler au sujet examiné qu’un certain nombre d’autres facteurs, dont le SSC (Syndrome du stress du chômage), le SSE (Syndrome du stress environnemental), le SSSEF (Syndrome du stress socio-économique et familial), ont leur rôle à jouer dans le déclenchement du processus pathologique que connaissent les individus prédisposés aux affections diathésiques. De tels syndromes peuvent fort bien rester discrets, et le comportement du NVM-négatif dans la vie de tous les jours peut en conséquence ne pas présenter d’anomalies sérieuses.
Il convient de souligner qu’il ne saurait être question ici de maladie mentale. À cet effet, on rappelle en règle générale aux patients l’état actuel des recherches en matière de tests de structure de la personnalité. Celles-ci indiquent que, selon l’échelle de Déviance pathologique (DP) de l’ancien MMPI (Inventaire multiphasique de la personnalité du Minnesota), ceux qui se situent au sommet de l’échelle DP ont une tendance marquée à l’agressivité, mais aussi que de tels scores sont caractéristiques des acteurs professionnels en même temps que de tous ceux dont l’indice de créativité se situe nettement au-dessus de la moyenne.
Ceux des sujets qui, nonobstant, persistent à se considérer comme mentalement déficients sont invités à juger de leur état en adoptant la perspective de R. D. Laing, celle du parcours introspectif.
On peut par ailleurs estimer que la société a toute raison de se féliciter de la présence de tels hommes en son sein : qui nous dit que l’un d’eux ne deviendra pas un Gauguin ou un Beethoven ? Cela ne signifie pas pour autant qu’elle doive endosser la responsabilité d’actes qui pourraient avoir pour résultats des productions artistiques imprévisibles, mais bien plutôt que les valeurs morales ne doivent pas jouir d’une suprématie incontestable, puisqu’elles ne représentent qu’une valeur parmi d’autres.
Fin des informations Jake ne prit aucun plaisir à cette lecture : trop d’expressions témoignaient presque d’une indéniable sympathie à l’égard d’hommes qui étaient des criminels en puissance. En tant qu’officier chargé de faire respecter la loi, elle trouvait cette sympathie agaçante ; en tant que femme et victime potentielle d’un crime violent, elle la jugeait tout bonnement monstrueuse.
Quand elle eut terminé la disquette, Jake la retira de l’ordinateur et, s’apercevant que la table de nuit, qui semblait avoir été fabriquée avec trois des cannes de Harry Lauder, était trop petite pour prétendre supporter autre chose que l’espèce de bâton qui tenait lieu de lampe de chevet, elle jeta disquette et portable sur le lit avec un grognement de mépris.
Elle s’assit devant la fenêtre.
Après tout, si quelqu’un décidait d’éliminer un ou deux psychopathes, pourquoi pas ? Ce serait toujours du temps de gagné qu’elle-même ne perdrait pas à essayer de les arrêter. Sans parler de toutes les vies de femmes innocentes qui seraient ainsi sauvées – de femmes comme Mary Woolnoth. Elle se voyait bien en train d’expliquer à la mère d’une des victimes que l’assassin de sa fille n’avait cherché qu’à juger de son état en adoptant ce que la disquette appelait la perspective de R. D. Laing – celle d’un « parcours introspectif ».
« Mais alors, tout s’explique, inspecteur principal Jakowicz. L’espace d’un instant, j’ai eu la sensation désagréable que ma fille avait été violée et assassinée sans raison valable. »
Jake partit d’un grand rire. Pour une fois que quelqu’un ne tuait que des hommes, c’était un agréable changement. Elle fut frappée par l’ironie de la tâche qui l’attendait, elle, l’experte en gynocide sériel. Elle se divertit quelques instants à imaginer ces sombres crétins se raccompagnant mutuellement le soir. Qui sait, on pourrait même envisager de les prévenir de ne plus sortir de chez eux une fois la nuit tombée. Voilà qui porterait un sacré coup à la carrosserie reluisante de leur ego collectif. En dépit des menaces à peine voilées du ministre, quelque chose disait à Jake que cette affaire risquait finalement d’être assez divertissante.
4. « Localisation des résonances cérébrales nécessitant une orthopraxie sociale. » Nous gardons l’acronyme anglais, LOMBROSO, puisqu’il évoque le nom du célèbre criminologue italien.