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« C’était comment Francfort ? »

L’inspecteur Ed Crawshaw referma la porte du bureau de Jake à New Scotland Yard et prit un siège.

« C’est ce dont j’aimerais discuter avec vous, Ed, répondit Jake. Vous avez sans doute entendu parler de ce multiple qui s’attaque à des hommes ?

— Plus ou moins. C’est en rapport avec le programme Lombroso, non ?

— Tout juste. Pendant le colloque, le préfet adjoint m’a demandé de reprendre l’enquête. Je conserve la direction de celle des meurtres au rouge à lèvres, mais le ministère de l’Intérieur fait pression pour que l’affaire du multiple trouve rapidement une solution, et je vais donc être obligée d’y consacrer pas mal de temps. Ce qui veut dire que vous allez devoir vous débrouiller seul ou presque. À vous de prendre les initiatives et de suivre les idées qui vous sembleront les meilleures. Tout ce que je vous demande, c’est de me tenir au courant. Si vous pensez que je peux vous être d’une quelconque utilité, n’hésitez pas à venir me trouver. Je veux qu’on arrête ce salaud, Ed, et vite. »

Crawshaw acquiesça lentement de la tête.

« Vous avez entré tous les détails concernant Mary Woolnoth sur l’ordinateur ?

— Oui. On a trouvé quelque chose. La victime numéro cinq, Jessie Weston, aimait les romans policiers, comme Mary. Elle avait dans sa serviette un exemplaire de Brûlures de Sara Paretsky. Je me demande si elle se l’était procuré là où Mary avait acheté son Agatha Christie. À la Librairie du Polar de Sackville Street.

— Pourquoi pas ? dit Jake. Elle travaillait dans Bond Street. Ce n’est pas très loin de Sackville Street. Si vous avez vu juste, il se pourrait bien qu’il ne s’intéresse pas qu’à la lecture des meurtres…

— … mais qu’il les commette également. C’est une idée, non ? Vous voulez qu’on y planque un agent, avec une couverture ?

— Je vous l’ai dit, Ed : à vous de prendre les initiatives. À mon avis, vous auriez meilleur compte de dénicher quelques femmes policiers, des volontaires, qui iraient tourner dans la boutique et feuilleter les livres.

— Mettre une chèvre en somme.

— Je n’ai jamais beaucoup aimé ce mot ; Jake fit la grimace. Il semble impliquer que l’appât, quel qu’il soit, finit toujours par se faire dévorer. Quand j’étais à l’Europolice criminelle et que je faisais partie de la Brigade d’enquêtes sur le comportement, nous baptisions ce genre d’opération “pomme d’or”. D’un point de vue psychologique, c’est beaucoup plus gratifiant pour le volontaire. Il faut que je descende, dit-elle en se levant après avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Oh, j’oubliais, Ed, veillez à ce qu’elles mettent des tonnes de rouge à lèvres, et bien rouge avec ça. Il est possible que le chromatisme joue un rôle dans l’agressivité de notre homme. Je ne voudrais pas que cet enfant de salaud nous échappe parce qu’une dame flic préfère une autre nuance de rouge à lèvres sous prétexte qu’elle lui va mieux au teint. Rouge sang et rien d’autre, compris ? »

L’Unité informatique criminelle (UIC) occupait une partie des sous-sols climatisés de New Scotland Yard. Des portes coulissantes en verre fumé parvenaient, sans pour autant arrêter la lumière, à camoufler le désordre qui y régnait et ressemblait assez à celui d’un atelier de réparations électriques.

Jake se fraya un chemin dans une immense salle qui abritait une ville miniature de moniteurs hors d’état de marche, de claviers mis au rebut et d’imprimantes laser inutilisables. Elle poussa un juron en apercevant ces dernières, mais continua jusqu’au fond de la pièce où un escalier à claire-voie menait directement à une petite galerie de bureaux. Jake frappa à la porte en fibre de verre de l’un d’eux et entra. Le directeur de l’UIC qu’elle était censée retrouver là devait lui présenter l’expert qu’on lui avait affecté, le meilleur homme de l’Unité, conformément à sa demande.

Il s’agissait, selon l’inspecteur principal de l’UIC, du sergent Chung.

Jake, étonnée, se surprit à répéter le nom plusieurs fois.

« Comment dites-vous ?

— Yat Chung, répéta l’inspecteur principal Cormack en haussant les épaules. C’est un Chinetoque.

— Avec un nom pareil, dit Jake, un sourire ironique aux lèvres, il pourrait difficilement passer pour le prince de Galles.

— Pour ce qui me concerne, c’est un dieu. L’intelligence artificielle n’a aucun secret pour lui. Pas plus que des tas de choses qui n’ont même pas encore été inventées. Gilmour m’a dit que j’étais censé vous prêter mon meilleur élément, mais vous commencez, tous autant que vous êtes, à m’inquiéter sérieusement. Vous avez affaire à un psychopathe dans cette histoire, non ? En temps normal, le danger le plus grave que puisse courir Yat se limite à un court-circuit. Alors j’aime autant vous dire que s’il devait lui arriver quoi que ce soit à cause de votre enquête, vous auriez intérêt à déguerpir tout de suite, quitte à ce que je me retrouve devant la commission disciplinaire.

— Du calme. Je n’ai pas l’intention de vous l’abîmer, votre bébé. Tout ce que je lui demande c’est de jouer au flic sur un ordinateur. Pas d’aller sommer un tueur de se rendre. »

Cormack se calma. C’était un grand Écossais bourru, à la barbe de prophète et à l’air peu soigné, comme s’il avait poussé sur une boîte de Petri. Derrière les lunettes encrassées, son regard fixe suivait, sur le collant noir de Jake, le trajet de l’échelle qui montait jusqu’à la cuisse et au-delà, sous l’ourlet de la jupe courte. Même s’il avait passé l’âge de ce genre de fantaisie, il n’en avait pas moins la respiration saccadée d’un gamin de terminale paralysé par le spectacle de la féminité trônant en face de lui. Une féminité sévère, altière, dotée d’une voix coupante et d’un regard à vous faire voler vos lunettes en éclats et à vous pétrifier la barbe. Il avait un faible pour ce type de femme : plus séduisante que jolie, plus athlétique qu’élégante, plus intelligente qu’attendrissante. Il ne résistait pas aux femmes qui vous donnent l’impression de savoir par quel bout prendre un fer à souder. Moins encore à leur côté garce. Des comme ça, il en avait souvent vu dans les magazines, le fouet à la main, toutes de cuir vêtues.

« Quel genre d’ordinateur ? dit-il en avalant deux ou trois litres d’oxygène.

— Un Paradigme Cinq, répondit-elle.

— Et comme système d’exploitation ?

— Le Réseau informatique de la Communauté européenne.

— Merde ! dit-il en hochant la tête avec un soupir las. Ils ont à peine fini de le mettre en place. Et d’où viendrait l’atteinte à la sécurité ?

— De l’Institut de recherches sur le cerveau. L’ordinateur Lombroso.

— Il me semblait bien que des bruits couraient…

— Si c’est le cas, gardez-les pour vous. Le ministère de l’Intérieur n’a pas l’air de vouloir plaisanter avec cette affaire. Je veux que votre homme me dise si l’atteinte vient de l’intérieur ou de l’extérieur.

— C’est qui leur type ?

— Le docteur Stephen St Pierre, dit-elle après avoir ouvert le portable sur ses genoux et consulté le fichier. Vous le connaissez ?

— St Pierre dirigeait le Service de sécurité informatique de l’armée, dit-il avec un grognement.

— Autre chose ? »

Cormack pencha la tête d’abord à gauche puis à droite, comme s’il se demandait de quel côté il allait la laisser tomber. C’est le moment que choisit son interlocutrice pour croiser les jambes. Cormack se rinça l’œil quelques instants en regardant les dessous de Jake, puis finit par dire du bout des lèvres : « Non, rien ! Rien à lui reprocher si ce n’est son manque d’imagination. À l’entendre, on croirait qu’il écrit des manuels d’informatique à ses moments perdus. L’ennui, c’est que la plupart des piratages informatiques aujourd’hui ont pour auteurs des gens qui ont plus d’imagination que tous les manuels réunis.

— Vous avez dit sécurité de l’armée ? dit Jake en tapant une note sur son fichier. Combien de temps ?

— Cinq ans. Il est entré dans l’armée à sa sortie de Cambridge.

— Quel college ?

— Trinity, je crois. Lettres classiques.

— Et d’où lui vient son intérêt pour la matière grise ?

— Vous voulez dire pour les ordinateurs ? Son père travaillait chez IBM. C’est une des rares choses que nous ayons en commun, ajouta Cormack avec un sourire.

— Votre père aussi ?

— Non. Pas mon père, moi, en fait. Je créais des logiciels, des progiciels. Des trucs de ce genre, quoi.

— Intéressant, dit Jake.

— Non, pas vraiment. C’est bien pourquoi je suis entré dans la police. Pour attraper des pirates informatiques.

— Les gens de Lombroso n’ont pas apprécié quand on leur a suggéré qu’on avait pu infiltrer leur système. Encore moins quand on leur a dit que ça pouvait venir de l’intérieur. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Vous croyez que c’est possible de l’extérieur ?

— Il y a vingt ans, quand le gouvernement britannique a décidé d’installer le Réseau informatique gouvernemental sur les ordinateurs de tous les services, il pensait que le système était inviolable. Cinq ans plus tard, il était plus poreux qu’une capote russe. Vous comprenez, ce sont des hommes qui mettent les systèmes au point, et les hommes sont parfois faillibles ou corrompus. Si on pouvait éliminer complètement l’élément humain de cette équation, on arriverait sans doute à garantir totalement la sécurité d’un système. Vous voulez savoir ce que je pense de votre affaire ? Simple négligence. Ils changent probablement le mot de passe tous les jours à cet Institut, mais c’est une arme à double tranchant. Si, d’un côté, il est beaucoup plus difficile pour quelqu’un de l’extérieur de le trouver en procédant par élimination, de l’autre, il est aussi beaucoup plus difficile pour les gens qui travaillent sur place de s’en souvenir. Il y en a qui vont l’écrire, d’autres demanderont à une tierce personne de le leur rappeler. Et c’est à ce niveau qu’intervient la personne non autorisée : elle va le voir ou l’entendre et se retrouver ipso facto à l’intérieur du système. Il se pourrait que ce soit aussi bête que ça. »

Cormack alluma un cigarillo. Il était formellement interdit de fumer dans l’ensemble du bâtiment, mais, la porte étant fermée, il n’y avait que Jake pour l’ébruiter, et tant qu’elle serait en position de demandeur, Cormack pouvait compter sur son silence.

« Une fois à l’intérieur du système, il va de soi qu’il lui faudrait être à même de comprendre son langage et qu’il aurait besoin d’un analyseur de protocole.

— C’est quoi ça ?

— Un protocole, c’est un ensemble de règles. Un analyseur, c’est un appareil portatif muni d’un écran et d’un clavier miniaturisés, qui ressemble assez au portable que vous avez là. En un peu plus gros peut-être. C’est cet engin qui va étudier la ligne téléphonique du système prototype ou la porte d’accès elle-même et procéder aux tests qui vont permettre de savoir lequel parmi les centaines de protocoles de transmission de données disponibles est utilisé. Un bon appareil, entièrement numérique, peut traiter les transmissions synchrones aussi bien qu’asynchrones. Histoire de faciliter encore davantage toute l’opération, certains ont même des logiciels de pro pour les plus mordus. »

Jake fut soulagée d’entendre l’intercom de Cormack résonner bruyamment sur son bureau. Les explications techniques lui donnaient toujours l’impression qu’elle allait suffoquer. Cormack abattit la main sur le bouton comme s’il avait eu affaire à un insecte gênant.

« Sergent Chung, monsieur. Vous avez dit que je devais vous appeler.

— Montez dans mon bureau, Yat, dit Cormack dans un hurlement qui semblait devoir rendre superflue la présence d’un intercom. J’aimerais vous présenter quelqu’un. »

Cormack relâcha le bouton et pointa son doigt sur Jake.

« Juste un mot à propos de Yat, dit-il avec un froncement de sourcils. C’est un râleur pas commode. Comme la plupart des Chinois de Hong Kong, il en a vu de dures. Il est arrivé ici gamin, au moment où la colonie a cessé d’exister. Mais… vous voyez bien où je veux en venir. »

Jake, qui se rappelait avoir regardé toute cette tragique histoire à la télévision, voyait en effet très bien où Cormack voulait en venir. Le retour de la colonie vers la Chine communiste s’était effectué avec une inefficacité et une injustice spectaculaires. Mais dans le même temps, Jake refusait d’avoir à persuader quelqu’un de faire ce qui n’était somme toute que son travail. Et puis, elle n’aimait guère l’idée de devoir ménager les gens qui pensaient que leur sexe ou leur race leur conférait des privilèges particuliers. New Scotland Yard regorgeait de ce genre de foutaises.

« Je suis certaine que nous nous entendrons très bien, dit Jake froidement. Tant qu’il sera prêt à me donner le meilleur de lui-même. »

On dirait qu’il ne pleut plus jamais, pensa Jake, assise à côté de Yat Chung, dans la voiture de police qui se traînait le long des rues poussiéreuses en direction de l’Institut de recherches sur le cerveau. On était en plein hiver, et le rationnement en eau décrété l’été précédent était toujours en vigueur. Dans certaines régions du sud de l’Angleterre, on s’approvisionnait directement aux châteaux d’eau depuis maintenant cinq ans. Elle se demanda ce qu’en pensait le petit homme frêle assis à ses côtés. Il habitait près de Reading, en plein milieu de la région la plus touchée par la sécheresse. Après avoir vécu à Hong Kong, il était probablement habitué à se servir au robinet public. Elle se demanda si sa suggestion l’aurait fait rire. En y réfléchissant bien, elle se dit que c’était plus qu’improbable. Cormack n’avait rien exagéré : Yat Chung avait l’air à peu près aussi désagréable que l’un des trois tueurs que Jake avait expédiés au coma punitif.

« Cette saloperie de pays, c’est pas croyable », siffla-t-il, tandis que la voiture s’arrêtait une fois de plus. Il leur avait fallu un quart d’heure pour parcourir cinquante mètres.

« Qu’est-ce qui n’est pas croyable ?

— Ces saloperies d’encombrements, pour commencer, dit-il, la regardant à peine.

— Si vous n’aviez pas eu tout votre matériel informatique, on n’aurait pas eu besoin de voiture. Ce n’est pas bien loin.

— Et puis ces saloperies de gens. »

Furieux, il désigna du geste la foule énorme qui faisait la queue pour monter dans le bus.

« Regardez-moi ça. Pourquoi est-ce que personne ne fait rien ?

— Ça n’a pas toujours été aussi moche, dit Jake d’un ton sec. Je me souviens d’une époque où la vie était tout à fait supportable ici.

— Ah oui ? Et c’était quand ?

— Avant 1997.

— C’est le moment où nous autres, bande de salauds, on a débarqué, hein ? dit-il avec un grand sourire inattendu. Vous alors, vous êtes une drôle de foutue bonne femme. »

Jake lui rendit son sourire. Elle appréciait à peu près autant la « bonne femme » que la « drôle de foutue » bonne femme.

« Votre compliment me va droit au cœur. Mais je vous serais reconnaissante, quand vous êtes avec moi, de surveiller votre foutu langage, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Mon langage n’a pas toujours été aussi moche, dit Yat. Avant 1997, il était même tout à fait supportable. »

Il rit de si bon cœur à sa propre plaisanterie que Jake finit par se demander s’il s’y connaissait vraiment autant en informatique que Cormack avait bien voulu le lui dire. Il y avait chez lui une grossièreté qui cadrait mal avec la manipulation d’objets aussi précis que les ordinateurs.

Elle l’observa du coin de l’œil, s’amusant à l’idée d’avoir à le décrire si, pour une raison ou pour une autre, les besoins d’une enquête l’y obligeaient. Mince, de taille moyenne, environ trente-cinq ans, vêtu d’un survêtement bleu marine coûteux, dont les manches roulées découvraient des avant-bras noueux. Quoi d’autre ? Un visage très jeune, presque celui d’un enfant, dont la peau douce et lisse faisait envie. Pas très différent somme toute de n’importe quel autre jeune homme de Hong Kong. Elle en vint à s’interroger sur la manière d’élaborer une description, sur le fait que, pour l’observateur, il s’agissait de quelque chose d’intérieur, bien plus que d’extérieur. Toute description en disait autant sur celui qui la faisait que sur celui qui en était l’objet.

Ils s’arrêtèrent enfin devant un bâtiment dont les baies vitrées teintées d’or réfléchissaient le ciel de l’après-midi. On aurait dit quelque centre météorologique. L’image d’un avion à réaction glissa le long de la façade, suivie de près par un vol silencieux de pigeons et la fuite précipitée d’un banc de nuages. Penché à côté d’elle, Yat suivit le regard de Jake.

« C’est toujours comme ça que vous avez envie de vous envoler ? » demanda-t-il.

Elle se mordit la lèvre et franchit d’un pas décidé l’espace qui la séparait de l’entrée principale, surveillée par des caméras. Mais Yat, insensible au rythme ample des hauts talons de Jake qui en disait long sur son exaspération, n’eut aucun mal à rester à sa hauteur en dépit des nombreux sacs qui l’encombraient.

« Le jour où vous aurez envie de vous envoyer en l’air, faites-moi signe, d’accord ? » dit-il avec un sourire entendu.

Elle arriva la première et lui tint la porte. Quand il passa devant elle, elle lui dit : « Cormack m’a dit que vous étiez un foutu génie de l’ordinateur. Vous avez intérêt à le prouver, et vite, mon petit Chinetoque. » Elle le suivit jusqu’au bureau de la sécurité et ajouta : « Je n’ai rien contre les gens comme vous. Mais je pourrais très bien faire une exception dans votre cas, sergent. Compris ?

— L’ennui avec vous autres Blancs, c’est que vous n’avez aucun sens de l’humour », ricana-t-il en retour.

L’Institut de recherches sur le cerveau était situé dans une structure intelligente autorégulée, dotée de son propre ordinateur central destiné à contrôler l’éclairage, la sécurité, la température et le téléphone. L’immeuble faisait à peu près tout lui-même, qu’il s’agisse de localiser un début d’incendie et d’appeler les pompiers ou de remplir les fonctions de réceptionniste de l’Institut. Tandis que Chung faisait passer ses sacs aux rayons X, Jake tapa les renseignements les concernant sur l’écran de l’ordinateur d’accueil, qui les pria ensuite d’attendre jusqu’à ce que quelqu’un vienne les chercher. Au bout de quelques minutes, une imprimante thermique cracha deux laissez-passer qu’ils fixèrent au revers de leurs vestes. Au même instant, la porte d’un des ascenseurs s’ouvrit sur un homme immense vêtu d’une blouse blanche et passablement mal rasé qui s’avança vers eux en leur tendant la main. Le poignet de sa chemise ne cachait que partiellement ce que l’on aurait pu prendre pour une combinaison en poils.

Jake eut un haut-le-corps. Rien ne la rebutait plus que le côté hirsute de certains hommes.

« David Gleitmann, dit l’homme au visage lugubre en guise de présentation. Je suis professeur de neuroendocrinologie. C’est moi qui dirige l’Institut et le programme. »

Jake se présenta puis en fit autant pour le sergent Chung, qui regarda délibérément dans la direction opposée. Elle le connaissait depuis moins d’une heure et elle n’avait déjà plus qu’une envie : le réduire en bouillie.

L’ascenseur les déposa au dernier étage.

Un antre : telle fut la réflexion de Jake quand elle pénétra dans le bureau de Gleitmann à sa suite. Les murs étaient du même beige que le sol et le plafond, et, sans le luxueux mobilier en teck qui l’occupait, on aurait pu mettre la pièce sens dessus dessous et la trouver tout aussi habitable. Ce qui au premier coup d’œil donnait l’impression d’être des fenêtres n’était rien d’autre que des rectangles de lumière sans épaisseur. Quant au mobilier, même s’il était tout aussi moderne, son côté vaguement classique – tout en plinthes, en traverses et en arches – évoquait le bureau de quelque philosophe du Moyen Âge, impression d’ailleurs accentuée par les livres énormes reliés plein cuir empilés sur le sol comme autant de dalles. Des rayonnages, qui par la taille et la forme ressemblaient à des sanctuaires païens, occupaient chacun des sept angles de la pièce. Un autre homme avait déjà pris place devant le bureau long comme une table de réfectoire. À leur entrée, il se leva, et Gleitmann fit les présentations : le docteur Stephen St Pierre. L’homme de l’ordinateur, se dit Jake tout en remarquant qu’il avait l’air nerveux.

Gleitmann leur proposa du café. Yat Chung fit savoir qu’il préférait le thé tout en évitant le regard désapprobateur et menaçant de son supérieur.

Ils s’assirent au bureau de Gleitmann, Yat Chung se plaçant à l’écart des trois autres comme s’il cherchait à se désolidariser de la réunion. Mais Jake remarqua l’intérêt qu’éveillait en lui la secrétaire de Gleitmann, une très jolie Chinoise, lorsqu’elle fit son entrée avec le café, et le thé pour Yat. Elle observa le sergent qui regardait la fille s’éloigner. Il avait du goût : elle était à croquer.

« Le ministère de l’Intérieur m’a fait savoir que je devais vous faciliter les choses au maximum, dit Gleitmann, visiblement mal à l’aise.

— Si cela ne vous dérange pas », dit Jake poliment. Que ça te dérange ou pas, c’est le même prix, pensa-t-elle.

Gleitmann étira sa lèvre inférieure qui découvrit une rangée de dents parfaitement alignées. « Si j’ai bien compris Mark Woodford, tout le monde va devoir passer au détecteur de mensonges.

— C’est exact. Le sergent Jones qui fait partie de mon équipe s’occupera de cet aspect de l’enquête. Mais j’aimerais qu’il puisse commencer les tests aussi rapidement que possible. » Elle ouvrit son sac, sortit une boîte de sucrettes et en fit glisser une dans son café. « Quand puis-je lui dire d’apporter son équipement ? »

Elle vit Gleitmann échanger un bref regard avec St Pierre, qui hocha la tête, puis haussa les épaules.

« Quand vous voudrez, inspecteur principal, soupira Gleitmann, si vous pensez que c’est vraiment nécessaire.

— Je le pense effectivement, lança Jake d’un ton ferme. Dites-moi, professeur : est-ce que vous poursuivez les tests à l’heure actuelle, dans le cadre du programme Lombroso ?

— Je n’ai pas reçu d’instructions dans le sens contraire jusqu’ici. » Il pianota sur la table de ses longs doigts comme s’il s’attendait à ce que Jake le contredise. Mais celle-ci n’en fit rien. « Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ? Le ministère de l’Intérieur ne nous a pas intimé l’ordre de nous arrêter. »

Jake remarqua le passage du singulier au pluriel, signe indubitable de faiblesse dont elle décida de tirer parti sur-le-champ.

« Croyez-vous vraiment avoir besoin d’un ordre ? Étant donné les circonstances, je pensais que vous auriez été le premier à vouloir stopper le programme, au moins jusqu’à ce que le sergent Chung ait pu déterminer d’où vient l’atteinte à la sécurité.

— Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous être d’un quelconque secours, intervint St Pierre. Nous sommes bien obligés de supposer que l’assassin est en possession de tous les renseignements dont il ou elle a besoin.

— L’expérience m’a appris qu’avec ce type de tueur il est prudent de ne rien supposer, dit Jake avec un coup d’œil négligent sur ses ongles. De toute façon, s’il y a des suppositions à faire, docteur, c’est moi qui m’en chargerai si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Mais vous comprendrez, inspecteur principal, qu’arrêter le programme maintenant reviendrait à enfermer le loup… » Chung, qui ne comprenait pas, fronça les sourcils, mais Gleitmann ne fit rien pour l’éclairer en complétant le dicton.

« Vous partez de l’hypothèse que l’assassin n’est pas un familier du programme Lombroso. Je ne pense pas que l’on puisse décider de but en blanc qu’il ou elle, encore que je sois persuadée que nous sommes en présence d’un homme, n’a plus accès au système, qui plus est un accès non autorisé. Jusqu’à ce que nous sachions exactement ce qui s’est passé, je dis, moi, qu’en poursuivant les tests vous multipliez les risques. »

Pensif, Gleitmann tournait sa cuillère dans sa tasse. « Je crains bien de ne pas vous suivre sur ce terrain, dit-il platement. Si vous voulez stopper le programme, il va falloir que vous vous adressiez directement au ministère de l’Intérieur.

— Très bien, dit Jake en haussant les épaules, en ce cas, c’est ce que je vais faire. »

Le long visage sombre du professeur prit un air exaspéré.

« Inspecteur principal, dit-il non sans emphase, je pense que vous ne saisissez pas très bien ce qu’implique un projet de cette envergure en matière d’investissements. La sécurité individuelle n’est qu’un élément, et certes pas le moindre, parmi beaucoup d’autres. Ai-je besoin de vous rappeler que nous sommes un organisme privé ? Tout partenariat avec le gouvernement résulte d’une contrainte à caractère purement contractuel. J’ai des obligations vis-à-vis de mes actionnaires aussi bien que de mes patients. Les implications financières, sans parler des implications politiques, de ce que vous proposez… »

Jake l’interrompit en mettant en œuvre le seul signal dont son entraînement à l’école de police de Hendon lui eût laissé le souvenir : elle agita bruyamment, comme un minuscule tambourin, les bracelets en or qui ornaient son poignet mince et musclé.

« J’ai déjà réfléchi à tous ces éléments, et je n’en ai rien à foutre. »

Le docteur St Pierre se pencha sur la table et noua ses mains puissantes d’étrangleur. Jake se dit qu’il n’avait pas le type du militaire classique. Fort, et plutôt corpulent, il avait des cheveux taillés très court comme un bagnard et une barbe fournie à la Karl Marx. Ses lunettes sans monture accentuaient son côté intellectuel. Il avait tout d’un chef de bande cultivé. Elle se demanda si l’image aussi virile qu’il cherchait à donner de lui-même n’était pas destinée à camoufler une homosexualité latente. Il sourit et, quand il prit la parole, elle nota qu’il avait un léger défaut de prononciation, comme si sa moustache empêchait ses lèvres de bouger normalement.

« Avez-vous l’intention de faire état de ce dernier fait dans le rapport que vous présenterez à la ministre ? » demanda-t-il.

Avant que Jake ait eu le temps de répondre, Gleitmann s’interposa. « Votre mission, si j’ai bien compris, inspecteur principal, consistera uniquement à déterminer l’origine de l’atteinte à la sécurité, c’est bien cela ? » Il n’attendait visiblement pas de réponse. « Ce qui ne semble guère englober une chose aussi importante que la poursuite du programme. Je suggère que vous vous en teniez à votre mission originale. Il va de soi que le sergent Chung disposera de toute l’aide que nous serons en mesure de lui fournir. Nous tenons au moins autant que vous à clarifier la situation. Quant au reste… – il eut un haussement d’épaules éloquent –, je suis désolé, mais il n’en est pas question.

— Comme vous voudrez, dit Jake. J’aimerais cependant pouvoir m’entretenir avec chacun de vos conseillers.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— De manière à ne pas perdre de temps, je vais partir de l’hypothèse que l’atteinte à la sécurité vient de l’extérieur, et que le responsable est lui-même un NVM-négatif. Je m’explique : d’après ce que j’ai cru comprendre, le propre du programme Lombroso, c’est de déterminer la présence de troubles d’agressivité graves chez certains individus. En l’état actuel des choses, je souhaite partir de cette hypothèse, à savoir que c’est précisément ce qui est arrivé à un individu NVM-négatif – atteint de troubles importants, il canalise son agressivité en direction d’hommes qui sont dans la même situation que lui. Il se peut que l’un de vos conseillers se souvienne d’un homme qui aurait fait montre d’un degré d’hostilité particulièrement élevé à l’égard du programme et de ceux qui acceptent de subir les tests.

— Vous n’ignorez pas, je suppose, que tous ceux qui se révèlent être NVM-négatifs se voient attribuer un nom de code par l’ordinateur, dit St Pierre. Même si l’un de nos conseillers devait se souvenir d’un tel individu, ce serait par son nom de code. Et je ne vois pas en quoi cela pourrait vous être utile.

— J’aimerais néanmoins les interroger. À moins que vous ne vous opposiez également à cette démarche ? »

St Pierre se lissa la barbe puis s’éclaircit la voix. « Aucune objection, inspecteur principal. J’essaie simplement de vous éviter du travail, c’est tout. Je pourrais peut-être montrer le Paradigme Cinq au sergent Chung maintenant », ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil à sa montre.

Jake fit un signe de tête à Yat qui, après avoir terminé sa tasse de thé, se leva. Tandis que lui et St Pierre sortaient du bureau, elle fixa sa propre tasse maculée de taches de rouge à lèvres et se demanda comment Crawshaw allait s’en sortir. Elle n’avait pas pensé que les choses seraient aussi difficiles. Gleitmann et son équipe ne donnaient guère l’impression d’être prêts à lui apporter leur concours. Et elle avait déjà suffisamment d’ennuis au Yard avec son supérieur depuis qu’il s’était vu retirer l’affaire. Si l’interdiction de fumer ne s’était pas étendue à tous les services administratifs sans exception, elle se serait volontiers offert une cigarette. Voire deux. C’est alors que Gleitmann lui adressa la parole.

« Pardon ? fit-elle.

— Je disais : espérons que votre homme va éclaircir cette histoire.

— En effet, espérons-le, acquiesça Jake. Nous étions en train de parler de vos conseillers, ajouta-t-elle en se reversant une tasse de café.

— Oui. Le docteur Cleobury dirige le service psychiatrique de l’Institut, et c’est elle qui est responsable de tous les conseillers. Voulez-vous que je lui demande de nous rejoindre ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire pour l’instant. Nous allons commencer par Londres, puis nous interrogerons les conseillers de Birmingham, Manchester, Newcastle et Glasgow.

— Tous ?

— Tous. Oh, j’apprécierais que vous me donniez un bureau équipé d’un vidéophone et d’un ordinateur, où je puisse m’installer pendant la durée de l’enquête.

— Entendu. Je vais demander à ma secrétaire de s’en occuper. Mais, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à vous adresser à l’ordinateur. Puisque nous avons la chance de disposer d’une structure intelligente. En attendant, je vais demander au docteur Cleobury de mettre tous les conseillers à votre disposition.

— Je vous remercie. »

Elle le regarda passer son appel, puis dirigea son attention sur la bibliothèque. La plupart des ouvrages lui étaient familiers ; elle les avait consultés à l’époque où elle travaillait pour l’Europolice criminelle comme psychologue forensique. Et Gleitmann était l’auteur de bon nombre d’entre eux. Il les avait regroupés par titres, comme dans une librairie. Sur un seul rayon, elle compta cinquante exemplaires des Implications sociales du dimorphisme sexuel chez l’homme. Il était indubitablement très fier de son œuvre. Elle se saisit d’un des volumes qu’elle commença à parcourir.

« J’aimerais vous emprunter cet ouvrage, lui dit-elle, quand il en eut fini avec le vidéophone.

— Je vous en prie », répondit Gleitmann avec un sourire penaud.

Rentrée chez elle, Jake termina les restes d’une salade de thon qu’elle s’était préparée la veille. Puis elle s’assit devant son piano électronique, choisit un CD dans sa collection qu’elle glissa dans le lecteur de l’instrument. C’était le trio en si bémol de Schubert, ou du moins l’enregistrement des partitions pour violon et violoncelle, celle pour le piano apparaissant sur l’écran à cristaux liquides du clavier.

Sans avoir le talent du violoncelliste et du violoniste de l’enregistrement susceptible de faire de ce morceau le chef-d’œuvre d’optimisme juvénile qu’il était, Jake, qui, adolescente, avait été une pianiste accomplie, jouait avec précision. Elle aimait tout particulièrement le scherzo avec ses traits en staccato et le contrepoint subtil sur lequel il reposait. S’il était un morceau capable entre tous de la mettre de bonne humeur, c’était bien ce scherzo de l’opus 99. Et après avoir attaqué le rondo échevelé du quatrième et dernier mouvement puis terminé sur le final impétueux et explosif, elle s’affala dans un fauteuil avec un soupir d’aise.

Le souvenir de la musique s’attarda quelques minutes au bout de ses doigts et dans ses sens revigorés, et lui donna le courage d’affronter l’ouvrage de Gleitmann.

Le livre n’était pas mauvais du tout. Bien meilleur qu’elle ne l’avait escompté. S’il n’était pour l’essentiel que pures conjectures, celles-ci n’en restaient pas moins intelligentes et plausibles.

Ce qui rappela à Jake l’époque où elle-même travaillait pour le compte de l’EC dans le domaine de la psychologie sexuelle masculine, avant d’entamer une carrière à Scotland Yard. On lui demandait parfois pourquoi elle avait accepté d’entrer dans une administration aussi majoritairement masculine que le Yard, alors même que le sexe dit fort lui était particulièrement insupportable. Pour Jake, la réponse était simple : le nombre croissant de femmes victimes d’actes criminels perpétrés par des hommes semblait indiquer qu’il n’était plus possible de s’en remettre aux seuls hommes pour protéger les femmes. Celles-ci se devaient de prendre leur sort en main et d’assurer leur propre protection.

Quand elle finit par reposer le livre de Gleitmann, après en avoir lu près de la moitié, elle découvrit avec amusement qu’il l’avait signé.

C’était bien un truc d’homme !

Une Enquête Philosophique
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