1
« La malheureuse victime, Mary Woolnoth, âgée de vingt-cinq ans, a été retrouvée nue, le visage écrasé à coups de marteau fendu, dans les sous-sols des bureaux de la compagnie maritime Mylae, dans Jermyn Street, où elle travaillait depuis trois ans comme réceptionniste.
« La mâchoire inférieure fracturée en six endroits et les couronnes en porcelaine presque toutes arrachées témoignent de la brutalité des coups. Des fragments de tissu crânien et cérébral ont été retrouvés un peu partout alentour à une distance proportionnelle à l’amplitude des chocs. Dans la mesure où l’arme du crime a été retrouvée, il est possible de mettre en équation l’énergie cinétique des coups : il suffit de multiplier la masse de l’arme par le carré de la vitesse et de diviser le résultat par deux. Avec pour données l’énergie cinétique des coups, la profondeur des fractures et l’angle de dépression, l’ordinateur a pu calculer la taille du meurtrier, 1,82 mètre, et son poids, 85,72 kilos.
« Le porte-jarretelles de soie rouge de la pauvre femme avait été noué autour de son cou, alors que la victime était déjà morte. Un sac en plastique des magasins Simpson, qui dissimulait son visage défiguré, avait été passé sur sa tête, vraisemblablement avant le viol.
« Le meurtrier s’est servi d’un tube de rouge à lèvres Christian Dior, “Laque de Chine”, pour couvrir d’insultes ordurières les cuisses et le ventre nus de la victime : “salope”, juste au-dessus du pubis, “putain” sur la face interne des cuisses et les fesses, “traînée” sur chacun des seins. Enfin, l’assassin a tracé sur le sac en plastique blanc un visage orné d’un grand sourire. Si je dis “enfin”, c’est parce que le rouge à lèvres a laissé des traces d’effritement plus nettes pendant cette opération.
« Le vagin de la malheureuse victime contient des traces d’un spermicide à base de latex, lesquelles corroborent l’utilisation par l’assassin d’un préservatif antérieurement aux rapports. Ce dernier cherchait sans doute à éviter le dépistage ADN. Le type de spermicide susmentionné se retrouve essentiellement dans les préservatifs de la marque RIMFLY, dont se servent fréquemment les homosexuels en raison de leur plus grande résistance. Ces dernières années, nous avons eu l’occasion de constater que c’est également là le préservatif que privilégie le violeur moyen pour les mêmes raisons. »
Avant d’ouvrir le dossier qu’elle avait devant elle pour étudier les photographies, Jake inspira un grand coup tout en faisant de son mieux pour que les quatre hommes, dont trois étaient des enquêteurs, assis autour de la table de conférences, ne s’en aperçoivent pas. Elle aurait pu se dispenser d’une telle précaution : l’un des enquêteurs ne prit même pas la peine de regarder son jeu de photos. Elle se dit que c’était injuste. Tout le monde trouvait parfaitement normal qu’un homme, sous prétexte qu’il était bientôt l’heure de manger, refuse de gâcher son repas avec un tel spectacle. Mais il était hors de question qu’elle-même s’en tire avec une excuse aussi facile. Elle était convaincue que si elle ne regardait pas ces photos maintenant ils trouveraient le moyen de dire que c’était bien d’une femme, tout en sachant pertinemment que c’était elle qui avait découvert le corps. À l’exception du policier qui refusait présentement d’ouvrir son dossier, ce corps, ils l’avaient d’ailleurs déjà tous vu.
Le quatrième homme assis à la table, un officier de scène de crime nommé Dalglish, poursuivit son exposé du même ton curieusement apitoyé.
« Vous remarquerez la jambe droite de la pauvre fille repliée sous sa jambe gauche, le sac soigneusement disposé à proximité du coude droit, et les lunettes placées non loin du corps. »
Jake jeta un bref coup d’œil à chacune des photos numérotées dans l’ordre, qui représentaient une série de corps blancs sur un sol humide. L’étrange disposition des jambes lui rappela une figure du tarot : le pendu.
« Le contenu du sac en plastique était soigneusement distribué sur le sol : une jupe en tissu mélangé, soie-rayonne, et un flacon de parfum synthétique, tous deux achetés chez Simpson, ainsi qu’un exemplaire d’un roman d’Agatha Christie, dans son emballage d’origine, provenant de la Librairie du Polar, de Sackville Street, dans le quartier de Piccadilly. Le livre s’intitule Le Meurtre de Roger Ackroyd, ce que nous ne retiendrons cependant pas contre elle.
— Contre qui ? Mary Woolnoth ou Agatha Christie ? »
Dalglish cessa de consulter ses notes et regarda autour de lui pour savoir qui avait parlé. Faute de pouvoir repérer le coupable, il hocha la tête, l’air désapprobateur.
« Puisque c’est ainsi, finit-il par dire, à qui la parole ? »
Au bout de quelques minutes de silence, l’enquêteur assis à la droite de Jake, qui n’était autre que le fauteur de trouble, leva un index crasseux.
« Je crois que celui-ci me revient, dit-il, hésitant. Pour commencer, il y a le modus operandi du meurtrier… » Il haussa les épaules, comme si pareille remarque le dispensait de toute explication.
Dalglish commença à taper sur son portable.
« Vous êtes le… ?
— L’Assassin au Marteau de Hackney, dit le propriétaire de l’index crasseux.
— D’accord, acquiesça pensivement Dalglish. Allons-y pour l’Assassin au Marteau. »
Mais un autre enquêteur hochait déjà la tête en signe de dénégation.
« Vous plaisantez, dit-il au premier. Jermyn Street est complètement en dehors du secteur de votre type. À des kilomètres. Non, non, il est à moi, j’en suis sûr. Cette femme était réceptionniste, non ? Bon. Et nous savons tous que le Messager à la Motocyclette a déjà tué plusieurs réceptionnistes. J’ai donc de sérieuses raisons de croire que Mary Woolnoth est sa dernière victime. »
Dalglish se pencha à nouveau sur son ordinateur.
« Si je comprends bien, vous le réclamez vous aussi.
— Et comment ! »
Le premier enquêteur faisait la tête.
« Je ne vois vraiment pas pourquoi elle vous reviendrait. Mais alors pas du tout. Le Messager se sert toujours d’un couteau. Alors pourquoi est-ce que brusquement il se mettrait à utiliser un marteau ? J’aimerais bien le savoir. »
Le deuxième inspecteur haussa les épaules et regarda par la fenêtre. Des bourrasques de vent s’écrasaient sur la vitre. Pour une fois, Jake était ravie d’être retenue à New Scotland Yard par une réunion de travail.
« Ah oui ? Et pourquoi est-ce que l’Assassin au Marteau déciderait brusquement de remonter à l’ouest ? Ça aussi, j’aimerais bien le savoir.
— Parce qu’il sait probablement que tout le quartier de Hackney est surveillé. Il ne pourrait même pas lever le petit doigt sans qu’on le sache. »
Jake décida que le moment était venu de prendre la parole.
« Vous avez tort tous les deux, dit-elle avec fermeté.
— Ce qui veut dire que vous la voulez pour vous, je suppose, dit le deuxième inspecteur.
— Bien entendu, répondit-elle. Même le dernier des imbéciles se rendrait compte que c’est signé l’Homme au Rouge à lèvres. Nous savons qu’il ne s’attaque qu’aux filles qui mettent du rouge à lèvres. Nous savons qu’il utilise leur rouge à lèvres pour les barbouiller d’insultes. Nous savons, sans en connaître la raison, qu’il veille toujours à placer le sac juste à côté du coude droit, et qu’il utilise des préservatifs RIMFLY. Comment, après cela, est-ce que je pourrais ne pas réclamer Mary Woolnoth ? C’est à ne pas croire, poursuivit-elle en prenant un air indigné. À vous entendre vous battre au sujet de cette fille, on dirait qu’il s’agit d’un trophée. Seigneur, je voudrais que vous vous entendiez ! »
Le premier enquêteur, qui s’employait à déloger la saleté incrustée sous l’ongle de son index, la regarda d’un air vindicatif. « Et depuis quand l’Homme au Rouge à lèvres se sert d’un marteau pour tuer ses victimes ? Depuis quand il leur passe la tête dans un sac en plastique ? Non, non. Ça, c’est mon type tout craché.
— Ah vraiment ! Est-ce que l’Assassin au Marteau nous a jamais prouvé qu’il savait seulement écrire – à plus forte raison avec du rouge à lèvres ?
— Il a pu l’apprendre par les journaux.
— Oh, à d’autres ! Vous savez pertinemment que les journaux ne sont jamais informés des caractéristiques du modus operandi d’un tueur, précisément pour cette raison. »
Décidée à prévenir une attaque en provenance du deuxième enquêteur, Jake se tourna vers lui et ajouta : « Que cette fille ait été réceptionniste est une pure coïncidence.
— Peut-être que ça vous arrange de voir les choses sous cet angle, inspecteur principal Jakowicz. Mais si vous réfléchissez cinq minutes, vous admettrez le bien-fondé de ce que vous-même ne cessez de nous répéter : les tueurs multiples ont tendance à présélectionner un type précis de victime une fois pour toutes. Alors que la manière d’opérer varie énormément, selon la confiance du tueur, elle-même fonction du nombre de ses victimes.
— Je ne pense pas que l’on puisse jamais définir un type de victime de manière satisfaisante en ne tenant compte que de sa profession, contesta Jake. Son âge et son apparence physique sont bien plus importants. Et puis, que cela vous plaise ou non, je n’ai jamais été autrement convaincue par votre théorie selon laquelle le Messager ne tuerait que des réceptionnistes. Autant que je me souvienne, l’une de ses premières victimes était une femme de ménage. Qui plus est, il n’a jamais essayé de les pénétrer, avec ou sans préservatif. »
Jake était rouge de colère. Elle serra les poings, essayant de se contrôler. Que Mary Woolnoth ait été une belle jeune femme, avec tout son avenir devant elle, semblait avoir complètement échappé à ses collègues. Elle lança un coup d’œil torve au troisième enquêteur – celui qui avait refusé d’étudier les photos du labo et qui, jusqu’ici, avait gardé le silence.
« Et vous, lança-t-elle d’un ton sec, vous en êtes ou pas ? Ou vous vous découvrez maintenant, ou vous passez votre tour. »
Cette histoire avait tout d’une horrible partie de poker.
L’homme leva les mains en signe d’abandon.
« Non merci. Je n’en veux pas », dit-il. Puis, après avoir parcouru la table d’un regard circulaire, il ajouta : « Mais si vous voulez mon avis, je suis d’accord avec l’inspecteur principal. Ça m’a tout l’air d’être signé l’Homme au Rouge à lèvres.
— C’est aussi mon sentiment », dit Dalglish.
Le premier enquêteur faisait à nouveau la tête.
« Allez, George, laissez tomber, fit Dalglish. Je sais bien que vous cherchez désespérément un indice, mais celui-ci n’est pas le bon, j’en suis sûr. Votre Assassin au Marteau n’a jamais fait de victime en dehors de Hackney.
— Réceptionnistes, dactylos, femmes de ménage, peu importe, dit d’un ton boudeur le deuxième enquêteur. Le fait est qu’elles travaillent toutes dans un bureau. Nous savons que c’est de cette manière que le Messager choisit ses victimes. Il les tue au cours d’une livraison. » Il s’interrompit une minute, puis ajouta : « Écoutez, j’aimerais quand même garder une option sur Mary Woolnoth. On ne sait jamais. »
Dalglish jeta un coup d’œil à Jake qui haussa les épaules en guise de réponse.
« Du moment que mon type reste en tête de liste, dit-elle, je n’ai aucune objection. Et soyez sûr que je vous tiendrai au courant des suites, s’il y en a.
— Nous sommes donc d’accord, dit Dalglish revenant à son portable. C’est le numéro…
— Six, dit Jake.
— Numéro six pour l’Homme au Rouge à lèvres. »
À la fin de la réunion, Jake arrêta au passage l’enquêteur qui lui avait apporté son soutien pour le remercier.
« Ce n’est rien, madame.
— Inspecteur Stanley, il me semble ? »
Il acquiesça d’un signe de tête.
« Excusez-moi, mais en tant que chef du département Gynocide, je suis censée être au courant de tous les cas de meurtres multiples ayant des femmes pour victimes…
— Pour ne rien vous cacher, dit Stanley, en baissant la voix et en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, je suis de l’Homicide, madame. Je n’avais rien à faire ici, mais il y a eu une embrouille quelque part. On a cru comprendre chez nous qu’il s’agissait d’un homme et non d’une femme dans votre affaire. Je suis moi-même à la recherche d’un multiple qui a tué sept hommes. Je n’ai rien voulu dire de peur d’avoir l’air idiot. »
Jake opina. Voilà donc pourquoi il ne s’était pas donné la peine d’examiner les photos.
« Remarquez, ajouta Stanley, j’ai trouvé ça fascinant. Vos réunions se déroulent toujours de cette manière ?
— Vous voulez dire : est-ce que nous passons notre temps à nous disputer les cadavres ? Non, c’est assez rare. Habituellement, les choses sont un peu plus tranchées. »
Tout en parlant, Jake pensait aux photos et au scalpel du médecin légiste sur le corps de Mary Woolnoth. En guise de tranchant, on ne faisait pas mieux. L’espace d’un instant, elle sentit une boule lui monter dans la gorge. Aucun meurtre n’avait jamais la brutalité d’une table d’autopsie : une incision depuis le menton jusqu’au pelvis, des organes arrachés à la chair comme le contenu d’une valise que les douaniers viennent de fouiller dans un aéroport. Elle refoula son émotion en posant une autre question : « Un multiple qui s’attaque aux hommes. C’est plutôt inhabituel, non ? »
L’inspecteur Stanley acquiesça.
« Je suppose qu’il s’agit du tueur Lombroso ? »
Nouveau hochement de tête affirmatif.
« Je croyais que c’était le commissaire principal Challis qui était chargé de l’enquête.
— C’est exact. C’est même lui qui m’a envoyé assister à votre réunion. Pour vérifier qu’il ne s’agissait pas de l’un des nôtres.
— Comment opère-t-il ?
— Qui, le tueur Lombroso ? Oh, rien de bien spécial. Il les abat toujours par-derrière. Six balles dans la tête. Style Mafia. Pourquoi cette question ?
— Aucune raison particulière. Simple curiosité, dit Jake. Bon, il faut que j’y aille, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à sa montre. J’ai un avion à attraper. En plus de mon multiple ! »