L’hôpital où je travaille n’est pas très loin de la rive sud de la Tamise, tout près de l’épave du Belfast, que l’IRA a fait sauter il y a tout juste un peu plus de dix ans. De l’autre côté du fleuve, la Tour de Londres continue à recevoir chaque année des milliers de visiteurs. Personnellement, je n’y ai jamais mis les pieds, alors que je travaille au laboratoire à deux pas comme préparateur en pharmacie depuis bien longtemps. Peut-être qu’un jour je me déciderai enfin à traverser Tower Bridge, mais il semble toujours y avoir quelque chose de plus pressé à faire dans l’immédiat.

Dieu sait pourtant que rares sont ceux qui, aujourd’hui, ont envie de passer leur temps aux alentours du fleuve. Les immigrants illégaux qui vivent là, sur des péniches, ont rendu le quartier de l’hôpital aussi dangereux qu’insalubre. Au plus fort de l’été, les remugles des égouts qui se déversent directement dans la Tamise sont à peine supportables. La nuit venue, l’endroit ressemble assez aux bas-fonds qu’aurait pu décrire Dickens en son temps : un monde en soi de voleurs, de prostituées, d’arnaqueurs, de trimardeurs, de mendiants, de pickpockets et de maquereaux. Quant à la police, elle brille par son absence, sauf à l’hôpital où d’importants effectifs de gardes armés sont chargés de protéger le personnel soignant de ses propres malades.

Le dispensaire a même fait l’objet un jour d’une attaque en règle : après avoir volé tous nos médicaments, plusieurs hommes nous ont retenus en otages en nous menaçant de leurs fusils à canon scié. Ils sont allés jusqu’à tuer un portier qui leur résistait. On voit encore la tache de sang sur le sol du dispensaire, là où il est tombé. Quand on a arrêté deux des voleurs, c’est notre hôpital qui a fourni à la Wapping New Prison (installée dans les anciens locaux du Times) les drogues nécessaires à leur exécution. Et c’est moi qui ai préparé les deux injections d’insuline qui les ont expédiés dans un coma punitif irréversible. (Étant donné que le voyage retour n’est pas possible avec l’insuline, on ne l’utilise plus aujourd’hui. Le système pénal a recours à d’autres substances comme le TLG ou le HL8, dont les effets sont réversibles, même si les condamnations au CP irréversible sont encore fréquentes. Surtout pour ceux qui sont reconnus coupables de meurtres.)

Que ce soit l’hôpital qui doive aujourd’hui fournir aux prisons les drogues censées mettre certains individus hors d’état de nuire en dit long sur ce qu’il est devenu dans notre société. Le mien était autrefois un des hauts lieux de l’enseignement médical, l’un des plus connus dans le monde. J’ai même vu un film une fois, qui datait d’au moins cinquante ans et qui racontait la vie drôle et insouciante des infirmières et des étudiants qui travaillaient ici. Tout cela avait un côté vieillot, terriblement anglais. Bien entendu, les principaux changements viennent de ce que cet hôpital a cessé d’être un centre universitaire depuis qu’il ne fait plus partie de ce qui s’appelait autrefois le Service de santé publique. Les pelouses et les arbres ont fait place à une clôture électrifiée. Quant aux étudiants, ils vont faire leur médecine à Édimbourg – le seul hôpital universitaire à être encore subventionné par le gouvernement – ou à l’étranger. Quelqu’un qui aurait été étudiant ici en 1953, à l’époque où le film a été tourné, et qui reviendrait aujourd’hui ne se douterait même pas qu’il s’agit d’un hôpital.

Pour autant, le travail n’y est pas désagréable, même s’il est routinier : préparation de pommades, de gélules, de suppositoires et autres potions. La plupart ne sont que des ersatz bon marché de médicaments plus chers, fabriqués en Allemagne ou en Suisse. Personnellement, je n’y toucherais pour rien au monde. Quand je suis malade, je me fais soigner dans une clinique privée où l’on vous administre sans difficulté tout ce dont vous avez besoin. Remarquez bien que ce n’est pas donné. Heureusement, je ne dispose pas que de mon seul salaire de préparateur en pharmacie. Mes parents m’ont laissé des revenus substantiels qui proviennent d’un legs en fidéicommis. Si je voulais, je n’aurais pas besoin de travailler du tout, mais un vrai travail au milieu de gens bien réels ne me déplaît pas : cela m’évite de penser à autre chose. Les préparations et les médicaments nécessitent beaucoup de précision, et c’est ce besoin de précision qui constitue la partie la plus agréable de mon travail. Chaque chose est exactement ce qu’elle est et rien d’autre. Sans oublier, bien entendu, le plaisir supplémentaire de pouvoir se servir au passage.

En l’occurrence, je ne fais pas exception à la règle. La plupart des gens avec lesquels je travaille abusent de substances toxiques sous une forme ou une autre. Il y en a même qui arrondissent leurs fins de mois en fabriquant chez eux de la méthadone pour la revendre aux Chinois du quartier.

J’ai du mal à comprendre pourquoi ils se compliquent l’existence avec de la méthadone alors que l’on peut trouver de l’opium de qualité autant qu’on en veut dans la ville flottante. C’est à peu près la seule chose – sauf, de temps à autre, quand j’ai envie de peloter une fille – qui m’amène dans ce coin-là. Une à deux fois par semaine, je passe l’après-midi sur une jonque bien précise, ancrée à proximité de Bermondsey Wall, à fumer mes dix ou quinze pipes. Exactement comme Dorian Gray. J’en fume entre trente et quarante par semaine. Ce n’est pas énorme. Je connais des types, et pas seulement des Chinois, qui en fument jusqu’à deux ou trois cents.

Ce que je préfère dans l’opium, c’est ce qu’il fait du temps. Ou, plus précisément, de notre notion du temps. Au bout de deux pipes, on a l’impression d’avoir passé toute une journée sur le bateau. On se demande : « Quelle heure peut-il être ? » On se recueille un instant, on se représente peut-être le cadran : et puis on prononce une heure quelconque. Le tout s’accompagne d’un sentiment de conviction, en ce sens qu’on se dit à soi-même une heure avec calme et certitude, sans éprouver de doute. Si vous me demandiez la raison de cette certitude, je ne pourrais vous en donner aucune. Je ne saurais pas davantage l’expliquer que je ne saurais décrire l’arôme du café.

Bref, il m’arrive donc de me dire : « Je suis sûr que plusieurs heures se sont écoulées, et qu’il est très tard. » Mais quand je regarde ma montre, je m’aperçois qu’en fait il ne s’est pas passé plus d’une quinzaine de minutes. Qu’un quart d’heure est devenu une demi-journée. Ce qui permet, au passage, de constater que le temps n’est que ce qu’en fait la volonté humaine.

Dans des moments comme ceux-là, il m’apparaît que la solution de l’énigme de la vie dans l’espace et le temps se trouve hors de l’espace et du temps. Peut-être hors de ma vie elle-même. C’est vrai que le suicide est une très vieille solution à un très vieux problème, mais c’est peut-être bien la seule en définitive. Que ce soit la solution finale, c’est certain.

Une Enquête Philosophique
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