13

L’homme était tassé sur son siège, le menton dans la poitrine, les bras pendants, réplique caricaturale d’un gorille endormi. Sa nuque, très rouge, avait l’air tout écorchée : on aurait pu croire à un gros coup de soleil, mais c’était le sang qui avait formé une croûte.

Jake observa soigneusement le corps. Il ne faisait pas si mauvaise impression. Dans la mort, le corps d’un homme présente toujours mieux que celui d’une femme. En principe, les vêtements sont tous là, et il n’y a pas traces de sévices : pas de seins ou de mamelons en moins, pas de petits cadeaux dans les parties les plus intimes. Six balles dans la nuque : tous ne s’en tiraient pas aussi bien. Ce corps lui rappelait certaines victimes de la Mafia, à Palerme, qu’elle avait eu l’occasion de voir en photo. Elle avait été surprise par la netteté des exécutions. Le lieu du crime (en général un restaurant) avait peu souffert. Quelques balles dans la tête, une sortie discrète, une victime aux yeux écarquillés abandonnée à la contemplation de sa chemise, de son nombril ou de son minestrone.

Avec lui, c’était la même chose. Jake savait que son assassin devait être de ces hommes propres et minutieux. Mais elle se demanda s’il prenait réellement plaisir à tuer. Ou bien si, à l’instar d’un tueur à gages, le meurtre était pour lui une simple corvée, comme une déclaration d’impôts ou une séance chez le dentiste. Un travail. Rien de personnel. Un travail, c’est tout.

Elle s’assit juste derrière le corps, à côté de l’inspecteur Stanley, arrivé sur les lieux bien avant elle. Il gardait le silence. Il n’y avait pas besoin d’explications : on voyait très bien ce qui s’était passé. Jake finit par dire avec un soupir : « Des témoins ? »

Avant de répondre, Stanley tira sur son col de chemise pour libérer sa pomme d’Adam et essaya de se décontracter le cou en remuant la tête.

« La plupart d’entre eux se sont tirés dès que quelqu’un s’est aperçu que M. Armfield, alias René Descartes, s’était fait descendre. Terrorisés sans doute, ajouta-t-il avec un rire méprisant, à l’idée que leurs épouses puissent découvrir qu’ils avaient seulement mis le pied dans un bouge pareil.

— Et les gens qui dirigent la boîte ?

— Il y a la fille qui était sur scène à ce moment-là. Et puis le propriétaire, M. Grubb. Il était en haut, au guichet. À les entendre, ils n’ont rien vu ni l’un ni l’autre.

— La fille était à moins de six mètres du tueur quand il a fait feu, dit Jake en désignant la scène. Avec ces spots, elle n’a pas pu ne pas voir son visage.

— Apparemment, elle fait l’essentiel de son numéro le dos au public, expliqua-t-il d’un air gêné. Et puis elle était à quatre pattes.

— Elle faisait quoi au juste ?

— J’ai cru comprendre qu’elle dégustait une bouteille de champagne, madame, dit Stanley esquissant un sourire et rajustant son col de chemise. Par voie anale.

— Je vois », dit Jake avec dégoût. La manière dont les hommes trouvaient à se divertir ne cessait de l’étonner. « Et il y avait à peu près combien d’hommes dans la salle ?

— Grubb dit avoir vendu entre dix et quinze billets dans les deux heures qui ont précédé la mort d’Armfield. Nous avons déjà envoyé le contenu de sa caisse au labo, au cas où il y aurait des empreintes.

— J’ai comme l’impression que notre homme a dû se faire éclabousser, dit Jake en montrant du doigt le dossier du siège de devant taché de sang. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’hommes à être sortis d’ici avec du sang sur leurs vêtements.

— Grubb affirme qu’il ne se souvient de rien, dit Stanley en haussant les épaules.

— Peut-être bien qu’il n’aime pas beaucoup la police. Des condamnations ?

— Une ou deux. Pour gains immoraux. De vieilles histoires, en fait.

— Dites à ce Grubb, dit Jake en regardant le décor miteux qui l’entourait, que vous allez lui envoyer un inspecteur de la sécurité, histoire de vérifier l’état des sorties de secours, des avertisseurs d’incendie et du reste. Ça l’aidera peut-être à retrouver la mémoire. Je veux aussi que vous mettiez la main sur quelques hommes pour interroger tous les gens du quartier : ouvriers du bâtiment, contractuels, coursiers, prostituées, commerçants, tout le monde. Je veux savoir si quelqu’un se souvient d’avoir vu un homme avec des taches de sang. Compris ?

— Oui, madame.

— Bien. Où est la fille qui était sur scène ?

— Je lui ai dit d’attendre dans sa loge, dit Stanley. J’ai pensé que vous voudriez l’interroger. C’est par là », dit-il en désignant un rideau sur le côté de la scène.

Jake se leva et contourna les sièges. Elle monta sur la scène et, voyant les inspecteurs qui s’affairaient en dessous d’elle, essaya d’imaginer ce qu’avait pu voir la fille qui faisait son numéro. Elle n’en crut pas ses yeux. Les sièges avaient l’air de sortir d’un car envoyé à la casse. Il y avait un grand trou dans l’un des murs tendus de tissu. Les planches inégales de la petite scène étaient recouvertes d’un lino bon marché. Une forte odeur de désinfectant s’échappait des toilettes toutes proches. Inconcevable qu’on puisse avoir idée de se rendre dans un pareil endroit pour se divertir. Et pourtant, ils étaient bel et bien venus tous ces hommes, pour regarder sans broncher une femme perdre sa dignité, dégringoler la pente. Tous ces hommes qui, comme des rats au fond d’une cave, attendaient le moment de se repaître du cadavre d’une femme.

Qu’est-ce qu’on pouvait bien ressentir ? se demanda-t-elle. À rester là debout, nue, devant une salle pleine d’étrangers. Pire que cela : à donner en spectacle, à étaler toutes les fonctions de son corps, à devenir une leçon d’anatomie vivante pour quelques carabins amateurs. Elle se serra convulsivement les bras, frissonnant de dégoût.

« Vous nous faites un petit numéro, madame ? » cria une voix, suivie de quelques gros rires.

Jake jeta un regard froid et méprisant à ses collègues. Ils étaient décidément tous pareils. « Faites donc votre boulot », siffla-t-elle.

La loge n’était rien d’autre qu’une penderie, avec une ou deux tringles munies de quelques cintres vides et une glace sur le mur pour la faire paraître plus grande. Sous une ampoule nue était assise une fille d’une vingtaine d’années, vêtue en tout et pour tout d’un peignoir rouge en coton comme celui que Jake enfilait quand elle allait chez le docteur Blackwell. Le témoin récalcitrant de Jake était assis sur un futon graisseux, en train de fumer une cigarette et de bougonner d’un ton rageur.

« Qui vous êtes ? aboya-t-elle quand Jake franchit la porte. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis l’inspecteur principal Jakowicz.

— Je peux m’en aller maintenant ? demanda la fille, avec l’insolence d’une gamine.

— Vous feriez peut-être mieux de vous habiller d’abord. »

La fille écrasa son mégot sur la couverture d’un vieux magazine et fut sur pied d’un bond.

« J’aimerais vous poser quelques questions, dit Jake.

— Mais j’ai déjà parlé à l’autre flic. Je lui ai dit tout ce que je savais.

— Ah oui ? Je comprends que vous ne lui ayez pas dit grand-chose, dit Jake. Moi-même, ça ne m’emballe pas outre mesure de discuter avec lui. Surtout dans un endroit pareil. Rien de tel pour vous faire voir les hommes tels qu’ils sont.

— Ça, c’est bien vrai, ricana la fille. Bon, d’accord, dit-elle accédant à la requête de Jake. Allez-y, posez-les, vos questions. Mais fermez d’abord la porte. J’ai pas envie qu’un de vos copains s’amène pendant que je m’habille, histoire de se rincer l’œil gratis. »

Jake donna un tour de clé et s’appuya contre la porte.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle, cherchant ses cigarettes dans son sac.

— Clare », dit la fille, qui laissa tomber son peignoir.

Jake alluma sa Nicomoins et eut pour la nudité de la fille un œil critique de peintre ou de sculpteur. Elle n’était pas jolie de visage. Pas même agréable. Le nez cassé, encore que sans trop de mal, les lèvres un peu trop sensuelles et les dents un peu trop protubérantes. Un visage sans grande intelligence, mais dur et rusé. Elle avait la peau douce et souple et semblait trop jeune pour faire ce métier, mais Jake s’abstint de toute remarque, craignant d’avoir l’air condescendant.

Clare fouilla dans son sac de marin écossais à la recherche de ses sous-vêtements.

L’impudeur libidineuse du petit visage dur suffisait à masquer ses imperfections évidentes. Jake comprenait maintenant le genre d’attirance qu’elle devait exercer sur les hommes.

« Vous avez tout vu, c’est bien ça ? demanda-t-elle.

— On voit forcément de tout dans une boîte comme ça, dit la fille qui enfilait sa culotte.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Ah bon ? Vous vouliez dire quoi, alors ?

— Le mort, vous l’aviez déjà vu avant ?

— Je l’ai interpellé au moment où il descendait les escaliers pour venir s’asseoir.

— Vous le reconnaîtriez ? »

Elle eut un signe de tête affirmatif et tira sur sa jupe.

« Dans ce cas, pourquoi avoir dit à mon collègue que vous n’aviez rien vu ? Vous savez, il y a de grandes chances pour que vous ayez vu le meurtrier.

— Je sais pas. » Clare haussa les épaules. « Probable que j’avais peur. Dans ce boulot, on peut s’attirer pas mal d’ennuis si on parle aux flics. Les gens n’aiment pas beaucoup ceux qui ont des choses à leur raconter, vous savez.

— Vous faites allusion à M. Grubb ?

— Oui. Il y a des moments où il peut être violent.

— Il vous frappe ?

— Ça lui arrive. Jamais sur la figure, notez bien. Et puis c’est pas seulement ça. S’il apprenait que je vous dis des choses en ce moment, il pourrait en conclure que je suis prête à vous en raconter d’autres. Je risquerais de perdre mon boulot. Grubb dit qu’il y a plein de Chinoises prêtes à faire ce que je fais pour moitié moins.

— Si je vous promettais d’arranger les choses avec Grubb, est-ce que vous accepteriez de jeter un coup d’œil à quelques portraits-robots pour voir si vous pourriez y apporter quelques améliorations ? »

Clare acquiesça une nouvelle fois de la tête et enfila un sweat-shirt qui n’était pas de la première fraîcheur.

« Vous me promettez de vous arranger pour qu’il s’en prenne pas à moi ?

— C’est promis. Je demande à un de mes hommes de vous accompagner au Yard. »

En remontant les escaliers, Jake s’arrêta pour prendre une longue goulée d’air. Elle était hors d’elle à la pensée que des hommes venaient dans cette cave immonde pour voir une fille réduite à l’état d’automate se mettre à quatre pattes sur une scène et se contorsionner comme une malheureuse. Hors d’elle à la pensée qu’une fille comme ça n’était qu’une marchandise pour l’homme qui occupait le bureau à l’étage. Elle sentit son nez se plisser de dégoût.

Jake chercha dans son sac le coup-de-poing électronique au tungstène dont elle ne se séparait jamais. Grâce à l’attache en caoutchouc, l’utilisateur ne courait aucun risque, mais, dès que le métal atteignait le corps de l’adversaire, la décharge électrique était telle qu’une femme policier pouvait prétendre frapper avec autant d’efficacité, et peut-être même davantage, que n’importe lequel de ses collègues masculins. Vachement utile aussi, estimait Jake, avec toutes les brutes auxquelles ils avaient affaire et dont la plupart étaient prêtes à taper aussi fort sur une femme que sur un homme, sans discrimination de sexe.

Jake trouva M. Grubb dans son bureau en compagnie de l’inspecteur Stanley assis sur le coin de la table. Il lui déplut immédiatement. Il était gras et trapu et, malgré son costume sur mesure, sa montre en or et son cigare, il n’arrivait pas à faire oublier le gamin pouilleux qu’il avait été. Il portait bien son nom9.

« C’est vous l’inspecteur principal ? » demanda Grubb d’un ton hargneux.

Jake tenait pour l’instant cachée la main qui portait le coup-de-poing.

« Exact, fit-elle d’un ton jovial.

— Alors dites à votre espèce de petit con de me lâcher les baskets. Y perd son temps à vouloir me faire peur avec des histoires d’inspecteur de la sécurité. J’ai pas rien vu, compris ?

— Voulez-vous nous laisser un instant ? » demanda Jake à Stanley.

Après une seconde d’hésitation, l’inspecteur acquiesça et quitta la pièce.

« Excusez-moi. Vous disiez avoir vu quoi ?

— Qu’est-ce qui va pas ? Z’êtes sourde ou quoi ? dit Grubb en faisant une grimace à l’adresse de Jake. J’vous ai dit que j’avais pas rien vu, ajouta-t-il en ricanant et en faisant mine de rallumer son cigare.

— Si vous n’avez pas rien vu, dit Jake, c’est que vous avez bel et bien vu quelque chose.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est qu’ce charabia ?

— Vous voyez bien que la double négation s’annule et engendre une affirmation. Vous savez quoi ? Je suis vraiment soulagée que vous acceptiez de nous aider. Parce que si vous m’aviez dit n’avoir rien vu, je n’aurais pas aimé être à votre place.

— Des menaces, ma belle ? dit-il sans même prendre la peine de la regarder, comme pour lui prouver son mépris.

— Exact, fit Jake d’un ton égal.

— J’ai rien fait. Alors c’est pas la peine d’essayer de m’faire peur, chérie.

— Vraiment ? Je parie que je pourrais vous faire peur, monsieur Grubb. Je parie que vous pourriez même aller jusqu’à me supplier.

— Vous supplier ? Pour une fille comme vous, y aurait qu’une façon de me faire faire ça, dit-il avec une grimace suggestive.

— Ah oui ? Laquelle à votre avis ?

— Faites un peu travailler vos méninges, ma jolie », dit-il en riant. Puis il hocha la tête, se leva et s’avança vers Jake. « Vous avez vraiment l’intention de me mener la vie dure, hein ? » Sa voix contenait une menace à peine voilée.

Jake ne bougea pas et fit oui de la tête.

Grubb vint fourrer son gros visage de voyou sous le nez de Jake. Il sentait le tabac.

« Me faites pas rire. Vous… »

Jake appuya sur le poussoir qui se trouvait sur l’attache du coup-de-poing et dégagea sa main. Son poing décrivit un arc de cercle et, en prenant de la vitesse, fit entendre un petit sifflement, bientôt couvert par le hurlement de surprise douloureuse que poussa Grubb quand le coup-de-poing l’atteignit à l’estomac dans un petit éclair bleu. Il se plia en deux, tombant presque dans les bras de Jake, mais trouva malgré tout la force de lancer un poing maladroit dans sa direction. Jake n’eut aucun mal à esquiver le coup et, laissant à peine le temps de respirer à son adversaire, le frappa à la mâchoire. Grubb s’écroula sur le sol.

Jake le saisit par sa cravate et, lui soulevant la tête, la laissa retomber sur le sol à deux ou trois reprises.

« Alors, cette mémoire ? Elle revient ?

— Arrêtez, arrêtez, souffla Grubb en se frottant la mâchoire. D’accord, je l’ai vu. C’est pas la peine d’vous exciter comme ça.

— J’aime mieux ça, dit Jake. C’est bien que vous soyez prêt à coopérer. » Elle accentua un peu sa pression sur le cou de Grubb. « Je n’aime pas beaucoup le boulot que vous faites et je n’aime pas beaucoup les pauvres types dans votre genre. Vous avez de la chance que je sois trop occupée aujourd’hui, sinon j’aurais demandé aux filles qui travaillent ici de me parler un peu de vous. Si je devais découvrir que vous êtes du genre à les frapper, je crois que je n’aimerais pas ça du tout. J’espère pour vous que je n’aurai jamais à remettre les pieds ici. Vous me suivez ? »

Jake rappela Stanley, qui sourit à la vue de Grubb à plat ventre devant Jake.

« Emmenez cet homme au Yard, Stanley, dit-elle. On dirait qu’après tout il se souvient de quelque chose. Et n’oubliez pas la fille en passant.

— Entendu, madame, dit Stanley qui aida Grubb passablement sonné à se remettre sur pied. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous êtes tombé, monsieur ? Allons, debout. » Stanley eut une moue approbatrice pour Jake et emmena Grubb jusqu’à la voiture.

Jake éteignit le coup-de-poing qu’elle remit dans son sac. Le poste important qu’elle occupait l’entraînait parfois sur la glace glissante d’un travail d’investigation purement spéculatif où elle échafaudait des théories étiologiques compliquées sans risque de trébucher. Elle aimait le côté presque intellectuel de son travail. Mais chaque fois qu’elle en avait l’occasion, elle appréciait d’être à nouveau sur le terrain rugueux de l’action.

Il faisait nuit quand Jake gara sa BMW dans le petit parking en bas de son immeuble. Avant même d’ouvrir la portière pour descendre de voiture, elle passa autour du cou la bandoulière de son sac qu’elle tint serré contre elle et dont elle tira la fermeture Éclair pour avoir la crosse du Beretta bien en main. Maintenant qu’il connaissait son adresse, elle prenait davantage de précautions. Était-il possible qu’elle ait croisé Wittgenstein ici, dans son immeuble ?

Obsédée par cette idée, Jake traversa le parking et gagna la porte d’entrée sans incident. Le portier leva les yeux de son journal. Il avait du rouge à lèvres sur la joue.

« Bonsoir, mademoiselle, dit-il.

— Bonsoir, Phil », dit Jake en lâchant le pistolet et en refermant son sac. C’est alors qu’elle aperçut le gros titre du journal : « L’assassin fait une nouvelle victime. »

« Encore cette histoire de meurtres en série, mademoiselle. Comment quelqu’un peut bien faire ça ? dit Phil. Ma femme, elle dit que c’est sans doute un homo ou quelque chose de ce genre. Mais d’un autre côté, tous ces hommes, ils avaient pas subi de violences sexuelles avant d’être tués, si ?

— Non, aucune, dit Jake en appuyant sur le bouton de l’ascenseur.

— Moi, je crois que c’est une femme qui en a après les hommes. Une femme qui s’est fait violer quand elle était gamine, peut-être bien. Vous voyez ce que je veux dire. » Jake répondit par l’affirmative.

« Je vous le dis comme je le pense, mademoiselle, je fais drôlement attention en rentrant chez moi. Avant, je suivais le fleuve, à marée basse. Mais maintenant, y a pas de danger.

— À votre place, je ne me ferais pas trop de souci », dit Jake.

En même temps, elle pensait qu’elle n’avait aucun moyen de savoir si Phil était ou non une victime potentielle. Il y avait toutes sortes de gens qui étaient NVM-négatifs. D’après Chung, des bruits couraient même sur le compte d’un membre du ministère de l’Intérieur. Alors pourquoi pas le portier de son immeuble ?

« Vous avez raison de prendre quelques précautions », ajouta-t-elle.

L’ascenseur était là, mais elle ne bougea pas.

« Phil, vous savez que, quand on est flic, il y a toujours un ou deux cinglés pour chercher à vous régler votre compte.

— Je m’en doute, mademoiselle.

— Si jamais vous voyiez quelqu’un traîner dans les parages, quelqu’un de bizarre, vous me le diriez, n’est-ce pas ? Plutôt que de me ménager, je préférerais que vous me mettiez au courant, vous me comprenez ?

— Vous pouvez compter sur moi, mademoiselle.

— Vous n’avez vu personne jusqu’ici, Phil ?

— Non, mademoiselle. Pas que j’aie remarqué.

— Bonsoir, Phil, dit Jake en lui souriant.

— Bonsoir, mademoiselle. »

Une fois seule dans son appartement, Jake se fit une tasse de café et se blottit dans son fauteuil préféré avec un livre. En temps normal, elle aurait pris un roman policier, mais depuis une semaine elle était plongée dans les Investigations philosophiques de Wittgenstein, où le philosophe s’était employé à corriger les erreurs de son premier ouvrage, le Tractatus.

L’auteur y étudiait les notions de signification, de compréhension, de proposition, de logique et d’états de conscience. La lecture en était plus ardue que celle du Tractatus, et Jake se trouvait parfois obligée de prendre des notes pour rester concentrée. Elle s’apercevait cependant au fil des pages que, pour le détective, il y avait plus à puiser dans cet ouvrage que dans le précédent. Elle se demandait si elle ne devrait pas faire imprimer certaines des notes qu’elle prenait pour les afficher dans son bureau à New Scotland Yard en guise de maximes.

« La signification : une physionomie. » Elle aimait bien cette affirmation, qui sans doute renvoyait à la manière dont les mots signifient, mais semblait aussi avoir de vagues connotations forensiques. Elle appréciait aussi la pensée suivante : « La plus explicite expression de l’intention n’est pas à elle seule une évidence suffisante de l’intention. » Bel avertissement à l’adresse de tous ceux qui seraient tentés de fonder une accusation uniquement sur des présomptions. Et il y avait certainement un message à l’intention de tous les détectives dans la réponse à la question : « Quel est ton but en philosophie ? Montrer à la mouche l’issue par où s’échapper de la bouteille à mouches. » Elle-même avait eu si souvent l’impression de n’être rien d’autre que cette mouche.

Le professeur Jameson Lang avait raison : le détective et le philosophe avaient beaucoup en commun. Beaucoup plus qu’elle ne l’aurait cru.

Cet intérêt grandissant pour la philosophie avait pour corollaire immédiat une fascination pour l’homme qui, indirectement du moins, l’avait fait naître : le tueur Lombroso. Jake n’ignorait pas que les multiples, les tueurs en série comme le meurtrier d’un jour qui cherchait la célébrité en tuant une personnalité connue avaient souvent pour habitude de s’armer d’un bagage intellectuel censé les démarquer du criminel lambda. Ce qui permettait tout aussi fréquemment à leurs avocats de rejeter la responsabilité morale de leurs actes sur le dos d’un pauvre écrivain, lequel, s’il avait le malheur d’être encore en vie, se retrouvait poursuivi plus souvent qu’à son tour. Les livres ont une façon bien à eux de vous meubler une pièce, avait écrit Anthony Powell. Jake se disait qu’en ces temps où l’on ne croyait plus au millenium, les livres avaient une façon bien à eux de meubler la vie de nombre de meurtriers cultivés.

Jerry Sherriff, l’homme qui avait assassiné le président de la CE, Pierre Delafons, avait tenu à lui lire La Terre vaine d’Eliot in extenso avant de lui faire sauter la cervelle. Greg Harrison était en train d’écouter un CD des poèmes de John Betjeman quand, pris d’un accès de folie meurtrière et armé de plusieurs grenades, il s’était précipité dans les rues de Slough pour tuer quarante et une personnes. Le multiple américain, Lyndon Topham, avait dit avoir assassiné vingt-sept personnes dans différentes parties du Texas sous prétexte qu’elles étaient les Cavaliers noirs du Seigneur des anneaux de Tolkien. Et Jake ne comptait plus le nombre de tueurs en série qui disaient avoir trouvé leur inspiration chez Nietzsche.

Mais celui-là avait quelque chose de différent : Jake éprouvait pour lui des sentiments qu’un policier n’est pas censé avoir pour un multiple. Ce n’était pas de l’admiration, plutôt une sorte de fascination. Il avait réussi à chatouiller son imagination. Grâce à lui, elle avait appris certaines choses autant sur le monde que sur elle-même.

Essayer de le comprendre, de l’arrêter était au nombre des choses les plus stimulantes qu’elle ait connues jusqu’ici.

Jake dormit quatre heures et fut réveillée en pleine nuit par une question qui ne cessait de lui tarauder l’esprit. Bon sang, où avait-elle bien pu le rencontrer ?

Elle sortit de son lit, enfila son peignoir et se rendit à la cuisine où elle se versa un grand verre d’eau minérale avec des glaçons et une tranche de citron. Elle but avidement, comme un enfant qui sort d’un cauchemar. Puis elle s’assit devant son ordinateur.

Si seulement elle arrivait à retrouver le « où », peut-être bien qu’alors le « qui » lui reviendrait. Elle tapa « Où ? » et attendit l’inspiration. Quand, au bout de quelques minutes, elle s’aperçut que rien ne venait, elle effaça le mot et se replongea dans ses réflexions.

Sur la route du « où », il y avait une autre question. Celle du « quand ». Quand l’avait-elle rencontré ? Au moment même où elle tapait « Quand ? », elle eut aussitôt la certitude qu’il lui avait déjà fourni la réponse. Fébrilement, elle fouilla dans sa mémoire. La réponse se nichait dans un détail. Quelque chose qui flottait dans l’air qu’elle respirait. Quelque chose…

Son parfum. Ivresse, de Luther Levine. Il lui plaisait, avait-il dit.

Jake bondit de sa chaise, arracha son sac au dossier d’une chaise et en éparpilla le contenu sur le sol. Elle avait acheté ce parfum récemment. Mais quand et où ? Elle passa en revue les différents tickets de caisse et les reçus de cartes de crédit qu’elle accumulait depuis des mois, se félicitant de sa négligence et du désordre qui régnait dans son sac.

Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. L’aéroport de Francfort. C’était là qu’elle avait fait cet achat. Jusqu’au symposium sur le maintien de l’ordre, elle avait toujours porté Lolita, de Federico D’Atri. C’est sous l’inspiration du moment qu’elle avait acheté Ivresse. Elle se l’était même violemment reproché, croyant avoir succombé à l’affiche très sexy qui représentait une version moderne du tableau de Fragonard, La Balançoire. Elle s’était culpabilisée pour avoir ainsi cédé à une publicité et avait mis quelque temps avant de se résoudre à porter ce nouveau parfum. Elle se souvenait que, lors de la conférence de presse où elle avait diffusé un portrait-robot de Wittgenstein, elle portait encore Lolita. Et elle avait mis plusieurs jours à terminer le flacon.

La première fois qu’elle avait mis Ivresse… c’était le jour où elle était allée voir sir Jameson Lang. Wittgenstein l’avait donc forcément rencontrée après. Il avait commis une erreur, elle en était sûre.

Si seulement elle pouvait se souvenir de tous ceux qu’elle avait croisés depuis son voyage à Cambridge…


9. Grub signifie « larve, ver, asticot ».

Une Enquête Philosophique
titlepage.xhtml
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_000.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_001.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_002.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_003.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_004.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_005.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_006.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_007.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_008.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_009.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_010.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_011.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_012.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_013.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_014.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_015.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_016.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_017.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_018.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_019.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_020.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_021.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_022.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_023.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_024.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_025.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_026.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_027.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_028.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_029.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_030.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_031.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_032.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_033.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_034.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_035.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_036.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_037.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_038.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_039.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_040.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_041.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_042.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_043.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_044.html
Une_Enqu_234_te_Philosophique_split_045.html