Ce matin, après avoir rêvé de mon père, je me suis réveillé avec le mot « Shakespeare » à la bouche.

Le réveil de la télévision s’est mis à sonner bruyamment et a continué ainsi pendant trente secondes. Au même moment, le poste s’est déclenché automatiquement et le premier programme d’aérobic a démarré. Il était 7 h 15, l’heure pour les employés de bureau de se lever. La veille, qui était un dimanche, j’avais travaillé, et même si j’avais mon lundi, je préférais ne pas manquer mes exercices de gymnastique. Je me suis donc arraché à mon lit et j’ai attrapé le maillot de corps et le short sales qui pendaient à une chaise.

J’ai eu une violente quinte de toux, puis, au moment où la musique a commencé, je me suis mis face à l’appareil. Sur l’écran une jeune femme, plutôt maigre mais musclée et vêtue d’un body et d’un collant vert fluo, s’était mise à sautiller sur place, levant les jambes en cadence l’une après l’autre jusqu’à la poitrine.

« Allons, allons, dit-elle avec un sourire engageant, on tire sur ses muscles et on fait travailler ses poumons. Et un, et deux, et trois, et quatre … Et un, et deux, et trois, et quatre… »

J’ai fait de mon mieux pour suivre le rythme.

« N’oubliez pas que je vous regarde, a-t-elle plaisanté. Alors, attention aux tricheurs. Et un, et deux… »

Les mouvements cadencés de l’exercice ont commencé à me remettre mon rêve en mémoire. En fait, il s’agissait d’autre chose que d’un simple rêve. C’était un vrai souvenir de ma petite enfance et de mon père, un des premiers vrais souvenirs (par opposition aux souvenirs de Réalité virtuelle) que j’avais eus depuis longtemps. Tout en enchaînant flexions et extensions comme un automate, je me débattais pour essayer de le retenir un peu plus longtemps. C’était terriblement difficile, et, au bout de quelques minutes, le souvenir a disparu, s’évanouissant comme une image sur un papier photo qui n’a pas été traité avec le bon réactif. J’ai eu beau multiplier les exercices pour réactiver le souvenir, rien n’y a fait.

« Maintenant, relaxez-vous, a dit la monitrice. Inspirez, expirez, inspirez, expirez. » Un grand sourire, et puis : « Le bulletin météo, après ces quelques pages de publicité. »

Je me suis effondré sur la chaise de la chambre. Si l’on pouvait considérer les exercices physiques comme terminés pour la journée (je ne suivais jamais la deuxième partie du programme), fallait-il encore que je m’occupe de ma mise en condition mentale. Les premiers spots publicitaires de la matinée sont toujours pour moi une occasion unique de libérer mon agressivité refoulée. Le fait est que j’ai horreur que l’on me traite avec condescendance et j’ai découvert qu’il n’y avait pas pire que la publicité pour me faire sortir de mes gonds : pendant deux minutes, je n’arrête pas de crier et de hurler les pires insanités à l’adresse des divers sponsors qui envahissent l’écran avec leurs messages de trente secondes. Par bonheur, les appartements au-dessus et au-dessous du mien sont vides.

Une fois ma petite mise en forme terminée, je me suis douché, j’ai pris mon petit déjeuner et j’ai parcouru les journaux du dimanche, à la recherche d’un article qui parlerait de moi. Comme d’habitude, j’ai trouvé sans peine – c’est un problème de quantité : il suffit de tuer beaucoup de monde et vous n’avez aucun mal à faire la une des journaux. Il s’agissait en l’occurrence d’un reportage en couleurs sur les victimes, avec des gros plans quasiment indécents de leurs têtes truffées de balles et de leurs corps privés de vie.

Il y avait aussi quelques jolis clichés de la Dame Flic, pris au cours de sa touchante petite conférence de presse. Elle était vraiment belle. Je ne m’en étais pas clairement rendu compte jusqu’ici, même avec la télévision haute définition. Rien de surprenant à cela, je suppose. La télévision, même de haute définition, a une fâcheuse tendance à vous déformer les gens. Ils ont des têtes plus grosses, eux-mêmes sont plus grands ; bref, ils n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont en réalité. La Dame Flic n’échappait pas à la règle.

De toute évidence, elle est d’origine juive. À lui seul, son nom en dit long, et son physique ne fait que confirmer la chose. Une beauté séfarade aux cheveux noirs, aux yeux pers et aux pommettes taillées dans le marbre le plus pur (je n’ai rien d’un poète). Le menton est ferme et met en valeur une bouche pleine où se lit la plus grande obstination. Nonobstant, il y a de la coquette en elle – dans la manière dont elle penche la tête, dans le pli des lèvres laquées de carmin –, suffisamment en tout cas pour adoucir un regard dur et interrogateur qui pourrait aisément devenir méprisant. Un visage de Dame Flic, mais un visage distingué. Dame Dédain.

Je pense qu’elle a dû faire de l’athlétisme ou quelque chose de ce genre quand elle était jeune. C’est difficile à dire d’après la télévision et les photographies, mais elle donne l’impression d’être grande. Elle était peut-être bien capitaine d’une équipe de basket-ball, et avec ses jambes longues et musclées, elle devait être efficace au saut en hauteur. Je la soupçonne, avec ses shorts sans doute un peu trop petits, d’avoir brisé plus d’un cœur.

Elle a l’air très intimidant, et je ne serais pas surpris qu’il y ait là derrière quelques expériences pas très concluantes avec des garçons trop immatures pour avoir su se montrer à la hauteur. Son extraordinaire puissance physique devait les effrayer, et ils ont dû tourner cette peur à son désavantage pour préserver leur confort et leur sécurité. Je me demande s’ils sont allés jusqu’à lui donner des surnoms pour se moquer de sa taille.

Le journal ne fournissait guère d’informations sur la Dame Flic, hormis qu’elle a trente-sept ans, qu’elle a fait ses études à Cambridge, qu’elle appartient à la police de Londres depuis treize ans et que c’est une spécialiste des meurtres en série. Heureusement que j’avais eu accès à son fichier sur l’ordinateur de la police, qui m’avait appris, entre autres choses, son nom et son adresse.

Je me suis amusé à reproduire les clichés du magazine sur l’ordinateur et, en me servant du synthétiseur tridimensionnel, je l’ai tournée et retournée dans tous les sens, comme une poupée. Mais j’en ai eu vite assez, et je suis allé me faire une tasse de Nescafé.

J’étais en train de feuilleter un magazine pornographique quand soudain je me suis dit que je pouvais mettre la Dame Flic toute nue. Je me suis précipité sur l’ordinateur et j’ai copié une série de photos sur le programme en commençant à combiner des images de synthèse de sa tête avec des troncs de femmes nues.

Je suis parti de l’idée que ses seins n’étaient ni trop petits ni trop gros et qu’une grossesse n’avait pas encore pigmenté ses mamelons. La zone pubienne présentait davantage de difficultés. Le premier pubis sur lequel je suis tombé n’était pas assez fourni, le suivant l’était trop. Il m’a fallu chercher dans d’autres magazines, mieux faits et plus explicites. Je les ai entrés dans l’ordinateur, et elle s’est retrouvée assise, les genoux au niveau de la bouche, avec pour tous vêtements une paire de bas blancs, tirant sur les lèvres immaculées de son vagin avec des doigts aux ongles manucurés et m’offrant une vision qu’un gynécologue m’eût enviée.

Dans une autre série de photos, j’ai trouvé une fille dont la tête était exactement dans la même position que celle de la Dame Flic sur les clichés de l’article, et qui avait le pénis d’un homme dans la bouche pendant qu’elle faisait l’amour avec un autre. C’est quand j’ai accouplé ces nouveaux matériaux avec les photos de la Dame Flic que je me suis rendu compte qu’elle n’avait jamais dû prendre beaucoup de plaisir à l’hétérosexualité. Il est vrai que l’expression du visage dont je disposais était celle d’une femme confrontée à une salle pleine de journalistes et non à un pénis en érection. Il n’empêche que mon intuition me disait que je n’étais sans doute pas très loin de la vérité.

Quelques instantanés du même modèle, cette fois-ci en lesbienne, m’ont ensuite fourni l’occasion d’un heureux contraste. Ces pratiques sexuelles semblaient mieux convenir aux traits de la Dame et je suis arrivé à une composition assez réussie dans laquelle elle dévorait le clitoris caramel d’une autre fille.

Une fois bien excité, il ne me restait plus qu’à lui faire l’amour, ou du moins ce qui en tenait lieu au plus près. J’ai donc copié la disquette sur la machine de RV et endossé mon exosquelette. Puis j’ai défait une capote de RV et je l’ai enfilée sur mon pénis en érection avant de relier le terminal au costume. Quand tout a été installé, j’ai mis mon casque, je me suis branché sur l’ordinateur et j’ai commencé les contrôles de pré-RV comme un pilote sur le point de tester les capacités de vol d’un vieux X-I5. Cela pour éviter tout accident consécutif à une brusque montée de Réalité virtuelle soit vers les oreilles, soit, beaucoup plus grave, vers le pénis.

« Texture, OK. Dynamique, OK. Son, OK. Tracking cérébral, OK. Senseurs corporels, OK. Sensibilité pénienne, OK. »

Ensuite, j’ai abaissé la visière.

Elle était là, devant moi, dans une jolie clairière, Ève en personne, sans même une feuille de vigne pour cacher sa nudité. L’image s’est un peu brouillée au moment où je me suis approché d’elle, et il m’a fallu régler la visière. Puis j’ai tendu la main, je lui ai caressé le sein pour tester le gant et j’ai senti son mamelon se durcir. Je l’ai giflée pour tester la qualité du son, qui était excellente. La Dame Flic a encaissé la gifle en poussant un cri de douleur, mais sans se plaindre. Elle était là, à ma disposition, telle que je l’avais programmée. Je l’ai fait mettre à genoux pour tester la capote de RV et j’ai senti sa bouche aspirer mon pénis. Tout marchait à merveille. Tant que la visière resterait baissée, le logiciel fonctionnerait, et il n’y aurait pratiquement pas de différence entre la Réalité virtuelle et la vraie. (Il m’arrive parfois de penser que je vis la réalité de façon virtuelle. À moins que je ne vive le virtuel comme s’il était réel ?) Ce serait même encore mieux. La RV ne connaît pas de lois.

Ensuite je l’ai baisée, lentement, par-derrière, par-devant, pliée en deux comme une valise porte-habits, les jambes en grand écart comme une ballerine, dans la bouche, dans le cul…

Au moins, ça me prouve que je suis en vie. Tant que je travaille et que le sexe me travaille, c’est que les choses ne vont pas si mal.

Il va de soi que l’éveil d’une pulsion sexuelle dirigée sur la Dame Flic a suffi à tuer en moi l’amour que j’aurais pu éprouver pour elle.

Malheureusement, la technologie qui m’aurait permis d’enregistrer tout cela sur pellicule n’existe pas encore. Si bien que, plus tard, j’ai dû me contenter de réaliser quelques images de synthèse du travail effectué sur l’ordinateur que j’ai glissées dans une enveloppe libellée au nom de la Dame.

De retour dans la réalité, j’ai fini de lire son dossier, essentiellement les extraits d’une conférence sur le maintien de l’ordre donnée lors d’un symposium de la Communauté européenne. Elle y prenait pour point de départ l’ouvrage de George Orwell, Le Déclin du meurtre à l’anglaise (comme tant d’autres avant elle), et dissertait sur la recrudescence du meurtre de type hollywoodien, autrement dit de ces meurtres de femmes en série et sans mobile apparent qui sont aujourd’hui très en vogue. Il y a du vrai dans tout ce qu’elle raconte (encore qu’à mon sens l’importance culturelle du meurtre dans notre société lui ait échappé).

Je crois que je vais prendre quelques notes à ce sujet. Ensuite je les rédigerai. Je pourrais lui fournir des exemples. Mais ne faudrait-il pas qu’elle soit capable d’aller au-delà de ces exemples ? Aucune explication verbale ne saurait épuiser tout ce que j’ai en moi. Peut-on d’ailleurs jamais expliquer à un autre ce qu’on est peut-être le seul à comprendre ? Il faudrait en fait qu’elle devine ce que je veux dire. Tout de même, je crois que ça vaut la peine d’essayer.

Si j’arrivais à mettre tout cela en mots, à boucher les trous, à ajouter une touche d’ombre et de lumière ici et là, à colorer les choses, elle pourrait se représenter clairement la situation. Je ne dis pas que les choses en seraient facilitées pour elle. Après tout, la certitude des mathématiques ne vient pas de la fiabilité de l’encre et du papier. Mais de même que les gens tombent généralement d’accord quand il s’agit de juger une couleur, de même nous pourrions peut-être arriver à nous entendre.

J’avais commencé à vous dire que, quand je me suis réveillé, j’ai immédiatement pensé à Shakespeare. Mes connaissances dans ce domaine sont limitées. Je ne suis pas capable de citer grand-chose. Cela fait un moment que j’ai l’intention d’y remédier, de me remettre à Shakespeare en somme. Me remettre à Shakespeare ? Entre nous soit dit, ce matin-là, j’avais de bien plus noirs desseins en tête.

J’ai pris un train pour le suivre depuis chez lui, non loin de Wandsworth Common, jusqu’à Victoria Station. Une fois arrivé, il a pris Victoria Street et, à ma grande surprise, est entré à l’IRC. Je n’y étais jamais retourné depuis ma terrible découverte, et il ne m’était même jamais venu à l’esprit que quelqu’un pouvait mettre à profit les offres de conseils que propose l’équipe de psychothérapeutes du programme Lombroso.

J’ai attendu qu’il en ressorte au Chestnut Tree Café, juste en face. C’est là que j’étais allé le jour où j’avais passé mon scanner. De mon poste, je voyais très bien la porte d’entrée. J’ai commandé un thé et regardé ma montre : il était 15 heures.

Il ne s’agissait que d’une surveillance de routine. Je n’avais nullement l’intention de le tuer cet après-midi-là. J’avais quand même emporté mon pistolet au cas où… on ne sait jamais. Après tout, c’était mon jour de congé, et des conditions aussi propices risquaient de ne pas se représenter avant longtemps.

Tout en buvant un thé puis un autre, je consultais mon répertoire des rues de Londres, essayant de repérer les parcours qui me conviendraient le mieux si je devais malgré tout tenter quelque chose. Une promenade dans St James’s Park, peut-être, ou sur Westminster Bridge. Voilà qui ferait l’affaire.

C’est à ce moment-là que je l’ai vue, la Dame Flic, sortir de l’Institut. Plus grande que je n’aurais cru, mais la télévision a une façon de vous arranger les gens… Habillée, elle avait l’air autrement plus redoutable que la docile Réalité virtuelle que je m’étais envoyée un peu plus tôt dans la matinée. Je me demandais comment elle allait réagir devant les photos que je lui avais envoyées ; j’aurais bien aimé être une petite souris au moment où elle ouvrirait l’enveloppe.

Elle a regardé le café, de l’autre côté de la rue, exactement comme si elle pouvait me voir à travers la vitre. La porte de sa BMW était ouverte, mais elle n’est pas montée dans la voiture. Au contraire, c’est son chauffeur qui en est descendu. Ils ont échangé quelques mots. Horrifié, je l’ai vue commencer à traverser la rue et se diriger droit sur le café.

Ma première réaction a été de prendre la fuite, mais je me suis dit qu’il était fort improbable qu’elle pense à autre chose qu’à une tasse de thé. Il valait donc mieux que je reste où j’étais, tranquillement assis à consulter mon Londres de A à Z, et que je fasse semblant d’être un touriste allemand si par hasard on m’adressait la parole. En même temps, je ne pouvais m’empêcher de penser au portrait-robot que la Dame avait communiqué à la presse et qui, au fur et à mesure qu’elle s’approchait du café, me semblait de plus en plus ressemblant. Je me suis félicité d’avoir mis un chapeau.

Je m’étais placé près de la porte de manière à prendre Shakespeare en filature aussi vite que possible, et je me suis bien gardé de lever les yeux quand elle est passée devant moi pour aller au comptoir, si près que j’aurais pu la toucher et que son parfum s’est infiltré dans mes narines d’abord, puis dans ma gorge. Je n’avais pas prévu ça. Je veux parler de l’odeur. C’est quelque chose que la RV n’a pas encore réussi à simuler. Le fait est qu’elle sentait délicieusement bon, comme un vin doux, rare et capiteux. Je me suis presque entendu aspirer goulûment l’air qu’elle venait de traverser jusqu’au fond de mes fosses nasales comme si j’avais sniffé de la cocaïne pure. Parfaitement obscène : l’espace d’un instant, je me suis dégoûté moi-même. Puis j’ai senti que je commençais à rougir à la pensée de ce que je lui avais fait subir en Réalité virtuelle et je me suis pris à espérer qu’elle ne trouverait pas bizarre l’embarras d’un simple étranger à la sentir si proche. Pendant quelques instants, j’ai eu l’impression d’être tellement transparent que je me suis demandé si, dans l’éventualité d’une arrestation, je serais allé jusqu’à tirer sur elle. Mais il faut dire que tirer, sur du réel ou du virtuel, est devenu pour moi une seconde nature. J’étais donc certain de pouvoir le faire si la nécessité s’en faisait sentir.

Je l’ai entendue demander au patron un café à emporter et un paquet de Nicomoins. Une seconde plus tard, elle laissait tomber toute sa monnaie sur le lino. Instinctivement, je me suis penché pour ramasser quelques pièces qui allaient rouler à l’extérieur. Le tout n’a pas pris plus d’une fraction de seconde, je n’ai même pas réfléchi, me contentant d’un réflexe bêtement pavlovien face à une banale stimulation : réaction automatique, irréfléchie et parfaitement stupide.

« Merci », a dit la Dame, qui se relevait après avoir récupéré le reste de sa monnaie et me tendait la main.

Nous nous sommes effleurés tandis que je laissais tomber les pièces dans sa main, cette main qui, sous sa forme virtuelle, m’avait, un peu plus tôt dans la matinée, enveloppé les couilles pendant qu’elle me suçait.

« Je peux vous aider ? a-t-elle demandé.

— Pardon ? »

Du menton, elle a désigné l’A-Z ouvert devant moi sur la table. J’ai souri avec toute l’assurance dont j’étais capable. « Non, c’est bon, ai-je bégayé. J’ai trouvé mon chemin. »

Elle m’a rendu mon sourire, m’a salué de la tête, puis elle est sortie du café.

Quand la Dame s’est enfin retrouvée de l’autre côté de la rue, j’ai sorti mon mouchoir et je me suis épongé le visage. J’étais complètement épuisé, mais presque aussitôt, en voyant sa voiture s’éloigner, j’ai été saisi d’un sentiment de triomphe et je me suis surpris à rire tout haut. Une minute plus tard, Shakespeare sortait de l’Institut, et je l’ai suivi, riant comme un gamin.

Il est reparti dans la direction de Victoria Station où j’ai failli le perdre dans la foule. Mais au lieu de prendre son train pour Wandsworth Common, il a pris le métro, est descendu à Green Park puis, passant le long de Piccadilly, s’est dirigé vers l’est.

Shakespeare était un grand type adipeux, au teint basané de Grec et à l’air peu soigné. J’ai donc été étonné de le voir entrer dans une librairie. C’est fou, maintenant, le nombre de gens bizarres qui peuvent lire. On a du mal à croire qu’un type comme ça puisse avoir de l’instruction. Mais il n’était pas plutôt entré qu’il était déjà ressorti, avait retraversé Piccadilly et pénétré dans St James’s Church. Peut-être s’intéressait-il à l’architecture ? Après tout, c’est une des plus grandes réalisations de sir Christopher Wren. À moins qu’il ne m’ait repéré : il cherchait peut-être à me semer en traversant l’édifice pour ressortir du côté de Jermyn Street. Mettant entre lui et moi une distance que mon instinct me disait être insuffisante, je lui ai emboîté le pas.

À travers les vitres épaisses qui séparent la nef centrale du vestibule d’entrée, je l’ai vu, assis sur une chaise près de l’autel. À part lui, l’église était vide.

Je suis entré et je me suis assis quelques rangs derrière lui. Il avait la tête penchée et semblait prier. Exactement ce qu’il me fallait. Jamais endroit, comme disait le poète, ne saurait être sanctifié par le meurtre. Tirant assurance de l’idée que Charles Darwin trouvait Shakespeare ennuyeux au point de lui donner la nausée, j’ai cherché mon pistolet dans ma poche. Mais avant que j’aie eu le temps de poser la main sur la crosse, il s’était levé, se dirigeait vers la porte et s’arrêtant à ma hauteur, me saisissait par les revers de mon manteau et me soulevait de terre. Il était costaud, et ayant réussi à sortir la main de ma poche, j’ai essayé de lui faire lâcher prise.

« À quoi tu joues, mec ? m’a-t-il demandé. Tu m’as suivi tout l’après-midi ? Hein, dis, mais dis-le ! » Il ponctuait chacune de ses affirmations d’un mouvement de son menton mal rasé, se rapprochant tant et si bien de moi que j’ai cru manger l’ail qu’il me soufflait au visage. « Depuis que je suis parti de Wandsworth. » Il m’a donné plusieurs petits coups de tête sur l’arête du nez, comme pour me laisser deviner ce qui m’attendait si je ne lui fournissais pas la réponse adéquate.

« Je ne suis qu’un touriste », ai-je dit faiblement, désignant du doigt l’A-Z qui se trouvait sur ma chaise, comme pour confirmer mes dires.

Son visage est passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant de virer au pourpre.

« Connerie, a-t-il grondé. Tout ça, c’est des conneries, mec.

— Vous faites erreur, ai-je protesté, m’ingéniant à récupérer mes revers.

— Non, c’est toi qui en fais une d’erreur. Wandsworth, Victoria Station, Green Park, et maintenant ici. Qu’est-ce que t’essaies de me faire croire ? Que t’as paumé ton foutu car ? » J’ai reçu un nouveau coup sur le nez, cette fois-ci plus appuyé. Si sa tête manquait d’un petit noyau ventriculo-médian, elle ne manquait sûrement pas de solidité. « Allez, espèce de salopard, avoue, ou je te flanque une raclée. Pourquoi tu me files le train comme ça ? »

Je ne sais vraiment pas ce que je lui aurais répondu (que je le trouvais séduisant, peut-être, qui sait ?), si, à cet instant précis, deux personnes chargées de leurs instruments de musique n’étaient entrées dans l’église. Pris de court, m’a-t-il semblé, mon assaillant a laissé tomber ses pattes graisseuses de mon manteau et, sans demander mon reste, j’ai pris la fuite.

« Salaud », a-t-il hurlé derrière moi, sans pour autant se lancer à ma poursuite, à mon grand soulagement. Je n’en ai pas moins pris Jermyn Street au pas de course jusqu’à St James’s Square, et ce n’est qu’en arrivant à Pall Mall que je me suis arrêté.

Quand j’ai enfin retrouvé mon souffle, et subséquemment mes esprits, je me suis surpris à rire une fois de plus. C’est bien ce qui a toujours fait l’intérêt de Shakespeare, ai-je alors pensé : on ne sait jamais si la pièce se terminera dans le rire ou dans les larmes.

Surveillant toujours mes arrières, j’ai traversé Trafalgar Square et suis entré dans le bar qui fait l’angle de Charing Cross Road ; j’ai commandé une bière tout en essayant de voir s’il y avait encore moyen de tirer quelque chose d’une journée jusqu’ici catastrophique.

Pendant que je filais Shakespeare, j’avais eu le temps de réfléchir à la Dame Flic et à la promesse que je lui avais faite d’entrer en contact avec elle. Peut-être que si je m’étais concentré davantage sur l’objet de ma filature… Autant acheter tout de suite l’équipement dont j’avais besoin pour mener cette entreprise à bien. Je savais exactement ce qu’il me fallait et où me le procurer. J’ai donc fini ma bière et, après un crochet par la banque ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour retirer un peu d’argent, j’ai pris un bus afin de remonter Tottenham Court Road.

Égal à lui-même, TCR : sale, pour ne pas dire repoussant, les trottoirs jonchés de détritus, les sacs des fast-foods éventrés par les rats qui pullulent un peu partout dans la ville. Certains, dont on aurait dit des chats tant ils étaient gros, gisaient dans les caniveaux, empoisonnés par le repas à emporter qu’ils avaient pourtant gagné de haute lutte, leurs corps repassés par le va-et-vient des voitures, desséchés comme de la viande boucanée par le soleil de ce début de printemps. La seule chose capable de balayer TCR, c’était le vent du nord qui remontait d’Euston Road vers Oxford Street.

Entrant d’un pas décidé dans le magasin, j’ai été accueilli par l’habituelle marée de visages bruns. Qu’est-ce qui fait que les Indiens et les Pakistanais sont invariablement attirés par le commerce de l’électronique ? C’est partout la même chose, de New York jusqu’à Vienne. Ce sont peut-être les Japs qui ont fabriqué les équipements qui aujourd’hui font marcher le monde, mais ce sont les Indo-Pakistanais qui les vendent. Est-ce à cause des marges bénéficiaires éminemment substantielles ? Ou trouvent-ils quelque chose de particulièrement sexy dans la consommation frénétique de tous ces boutons, ces cadrans, ces touches et ces lumières clignotantes ? Peut-être que ce qu’ils admirent, c’est l’électricité elle-même : le pouvoir a toujours fasciné l’Islam.

« Puis-je vous aider ?

— Oui. Je cherche un téléphone portable.

— Standard ou vidéo ?

— Ni l’un ni l’autre, ai-je rétorqué sèchement. Je veux un téléphone satellite. »

L’homme s’est mis à pianoter nerveusement sur le comptoir de ses doigts couverts de bagues, puis il a souri d’un air d’excuse amusée. « Ces modèles sont illégaux, monsieur. Nous n’avons pas le droit d’en vendre. »

À mon tour j’ai souri, en exhibant un billet de cent dollars.

« Cash, ai-je dit. Et vous pourrez jurer ne m’avoir jamais vu auparavant. »

Il m’a prié d’attendre et s’en est allé chercher le directeur, un petit homme suffisant et replet, affublé de verres épais et portant autour de son cou gras et coloré de vieux bonze autant de colliers en or que son mignon avait de bagues aux doigts.

« Ce genre de modèle n’est pas autorisé à la vente, monsieur, a-t-il déclaré, mon billet de cent toujours dans la main. Et si vous étiez quelqu’un de l’Intérieur, vous vous rendez compte ? Ce serait un cas de flagrant délit, et je me retrouverais au tribunal sans avoir eu le temps de dire ouf, c’est sûr. » Après avoir jeté un coup d’œil dans la boutique qui était absolument vide, il s’est rapproché de moi.

« Nom de Dieu, vous voulez me dire ce que vous avez l’intention de faire avec ce genre d’appareil ? m’a-t-il demandé en baissant la voix. Si c’est pour ne pas payer votre facture de téléphone, je peux vous vendre l’équipement avec système “boîte noire”. Vous pouvez l’utiliser n’importe où, et ça ne vous coûte rien, que vous appeliez Bombay ou Birmingham. En plus, c’est bien meilleur marché qu’un téléphone satellite.

— Je pars pour l’étranger, ai-je répliqué. L’Amérique du Sud. Au fin fond de la jungle, ou de ce qu’il en reste. Je veux pouvoir appeler chez moi de là-bas.

— À votre place, c’est bien la dernière chose que j’emporterais, a dit l’Indien d’un air de commisération. Être loin de sa femme comme ça pendant des semaines, vous vous rendez compte de la chance que vous avez, a-t-il ajouté en riant.

— Écoutez, ai-je dit calmement. Je ne suis pas de l’Intérieur. Fouillez-moi, si vous voulez. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Je vous en donnerai un bon prix, cash. » J’ai extirpé mon billet de cent de ses doigts boudinés et j’ai fait mine de me diriger vers la porte en disant : « Sinon, je peux aller voir ailleurs.

— Un peu de patience, monsieur. C’est une vertu, la patience. J’ai exactement l’équipement que vous cherchez. Mais vous comprenez, il me faut être prudent. Par ici, si vous voulez bien. »

Il m’a conduit dans l’arrière-boutique où s’entassaient jusqu’au plafond télévisions stéréo, lecteurs-enregistreurs, et équipements de Réalité virtuelle. Il a déplacé plusieurs cartons qui le gênaient tout en disant : « Nous n’exposons pas de téléphones satellites dans le magasin, pour des raisons évidentes. C’est un digital que vous voulez ? »

Je lui ai répondu par l’affirmative.

« C’est ce qui se fait de mieux, a-t-il dit en hochant la tête et en sortant un autre carton. Je vais vous en montrer un qui est vraiment extra. Seulement quatre mille dollars. » Il a déchiré l’emballage et a sorti de l’isolant en polystyrène spécial une sorte de petit attaché-case. Il l’a caressé un moment avant de faire jouer les serrures et de l’ouvrir devant moi.

« Avec ça on se prendrait pour James Bond, hein ? » a-t-il ricané, dépliant une antenne parabolique pas plus grosse qu’une assiette. « Ça marche sur l’ Injupitersat. Un seul canal spécialisé avec une largeur de bande cinq fois supérieure à celle d’un téléphone portable ordinaire. Ça vous donne une autre qualité de ligne. Le branchement sur le satellite se fait automatiquement grâce à l’indicateur magnétique incorporé à l’ordinateur. Vous n’avez donc pas besoin de vous encombrer de tables astronomiques ou de conneries de ce genre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de taper le numéro du satellite que vous voyez là sur le clavier de la poignée, ensuite le code international et enfin votre numéro. Son seul et unique défaut, c’est que vous ne pouvez pas l’utiliser en sous-sol. Dans la maison, c’est bon, mais vous n’en tirerez rien si vous essayez de vous en servir dans une cave par exemple.

— Je le prends, ai-je dit en sortant une quarantaine de billets.

— Vous ne le regretterez pas. C’est le modèle dont se sert la CIA, c’est tout dire. »

J’ai regardé où il avait été fabriqué – au Japon.

« Tout s’explique », ai-je dit.

Il a replié l’antenne, fermé la valise qu’il m’a tendue.

« Porc véritable, en plus, a-t-il dit, caressant à nouveau la mallette. Et ça pèse même pas ses deux kilos. Vous désirez autre chose ? »

J’ai répondu en lui tendant quelques billets supplémentaires : « Votre discrétion, rien de plus. »

Une Enquête Philosophique
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