9
L’équipe d’experts dont s’était entourée Jake était composée du professeur Waring, du docteur Cleobury, et de l’inspecteur Stanley et des sergents Chung et Jones. Le surlendemain de la conférence de presse, ils se réunirent à New Scotland Yard pour discuter des progrès de l’enquête.
« Voici l’annonce pour les journaux mise au point par l’agence, dit Jake en en poussant un exemplaire vers Waring et Cleobury. Jusqu’ici, je n’ai guère eu de succès, pas plus qu’avec ma déclaration. »
Waring jeta un coup d’œil sur la liste des noms de code des NVM et hocha la tête. « Je me demande ce que le public peut bien y comprendre.
— Il y a eu un ou deux appels assez curieux de la presse, admit Jake. Et à ce propos, professeur, il y a une question que je voulais vous poser : d’où sort la liste originale des noms de code qui ont été entrés dans l’ordinateur ?
— Vous le savez, vous, docteur Cleobury ? dit Waring pris au dépourvu.
— C’est le docteur St Pierre qui en a eu l’idée, dit-elle avec un sourire. Il cherchait à établir une liste de noms à partir de gens dont il était sûr qu’ils étaient bien morts – pour des raisons légales, bien entendu. Bref, il est tombé sur le dernier catalogue des Penguin Classics et l’a entré tel quel.
— Les Penguin Classics ? répéta Jake. Les livres de poche de la maison d’édition du même nom ?
— Exactement. Et quand il aura épuisé le catalogue, il a l’intention d’utiliser les noms de tous les personnages de Dickens. »
Jake leva un sourcil étonné. Mais l’idée de mettre la main sur le meurtrier d’Edwin Drood n’était pas sans attrait.
« Comment vous en sortez-vous côté Lombroso, inspecteur principal ? demanda Waring. Cette histoire de pioche électronique ?
— Vous pourriez peut-être nous en dire un mot, sergent, dit Jake en se tournant vers Chung.
— J’espérais qu’il y aurait quelque chose comme une pioche électronique, dit Chung en se redressant sur sa chaise, et je n’avais pas tort. L’ordinateur a décidé de traiter l’effacement comme accidentel, même si la mémoire de base en est toujours au stade de la reconstruction. Nous n’avons cependant pas pu récupérer les informations qui concernaient le suspect et qu’il a éliminées. Depuis, vous le savez peut-être, je travaille sur notre propre ordinateur, celui de la police. J’ai créé de toutes pièces une enquête criminelle fictive, dans laquelle j’ai utilisé une série de noms pris au hasard par l’ordinateur dans le répertoire des abonnés au téléphone pour établir une liste de suspects hypothétiques dans l’intention de susciter une réponse de la part de Lombroso. Mais ce genre de chose demande beaucoup de temps. Sans compter que les NVM n’ont pas tous le téléphone.
— Vous en avez combien pour l’instant ? demanda Jake.
— Huit, répondit Chung.
— Sur un total de cent vingt, ajouta Waring.
— Si l’on ajoute les deux qui ont répondu à l’annonce, les six à la lettre que leur avaient envoyée leurs conseillers et les neuf qui sont déjà morts, cela nous en fait vingt-cinq, dit Jake. Même sans compter les NVM qui sont actuellement en prison, il en reste encore soixante-quinze.
— Soixante-quatorze, rectifia Chung. Puisque nous savons que Wittgenstein a effacé son propre nom.
— Je me demande pourquoi nous n’avons pas eu plus de réponses, dit le professeur Waring.
— Ils ont peur, répondit Jake. Savez-vous que certains d’entre eux sont persuadés que nous allons opérer une rafle et les mettre en quarantaine, ou peut-être pire encore ? Si j’étais à leur place, je ne pense pas que j’aurais particulièrement envie de me faire connaître moi non plus.
— Ce ne sont que des bêtises, dit Waring, des ragots stupides répandus par des irresponsables.
— N’empêche que c’est ce que croient certains d’entre eux », insista Jake.
Le professeur hocha la tête et fixa d’un air sombre les feuilles de son dossier. Il était évident qu’il ne souhaitait pas discuter de l’affaire plus avant. Ce qui amena Jake à se demander si, après tout, les ragots en question n’avaient pas quelque fondement. Mais elle garda cette incertitude pour elle. Elle se souvint que Waring s’était opposé à la manière dont elle entendait mener l’enquête. Elle n’en avait pas moins de respect pour ses compétences en psychiatrie forensique. C’était le meilleur spécialiste du pays, et, à ce stade de l’enquête, elle n’avait aucun intérêt à s’en faire un ennemi. Elle voyait que Waring étudiait les noms de code des neuf victimes de Wittgenstein. Il se mit à les prononcer l’un après l’autre et dans l’ordre où les meurtres avaient été commis.
« Darwin, Byron, Kant, saint Thomas d’Aquin, Spinoza, Keats, Locke, Dickens et pour finir Bertrand Russell. » Il leva les yeux et regarda tour à tour ceux qui étaient assis à la table. Avec ses cheveux prématurément blanchis, ses lunettes en demi-lunes, ses traits d’ascète décharné et ses sourcils broussailleux perpétuellement froncés, il n’avait aucun mal à donner l’impression d’une grande concentration. « Tout cela ne répondrait pas par hasard à une structure préétablie ? demanda-t-il, l’air vague.
— Une sorte de structure intellectuelle, en somme ? dit Jake. Pas d’après le Service informatique des renseignements.
— Les ordinateurs n’ont aucune imagination, dit Waring avec mépris. Et si nous essayions d’utiliser nos méninges pour en trouver une ?
— Pourquoi pas ? dit Jake en haussant les épaules.
— Prenons Darwin, par exemple, dit-il. C’est lui le premier. Comment pourrait-il en être autrement ? Avec L’Origine des espèces, vous me suivez ?
— Sauf qu’en l’occurrence, il s’agit du grand-père, pas du fils, intervint le docteur Cleobury avec fermeté. C’est Érasme Darwin qui a été tué, professeur, pas Charles.
— Qu’est-ce que cet Érasme Darwin a bien pu écrire qui lui vaille de se retrouver dans les Penguin Classics ? demanda Waring.
— Des poèmes… sur les plantes », répondit Jake.
Le docteur Cleobury acquiesça avec un sourire à l’adresse de Jake puis changea de position sur sa chaise. Ses fesses charnues de nouveau à l’aise, elle tira sur sa jupe noire collante et tapota ses cheveux permanentés. Jake se dit qu’elle ressemblait davantage à une barmaid qu’à une psychiatre.
« Ce qui me semble être bien plus pertinent, dit Jake, c’est que cinq d’entre eux étaient des philosophes.
— Six, intervint Cleobury, si vous comptez Érasme Darwin et son École philosophique de la sensation. Attendez…
— Qu’y a-t-il ? dit Jake.
— Simplement c’est Érasme Darwin qui a été l’un des premiers à essayer d’asseoir les phénomènes mentaux sur une base physiologique, une sorte de substance médullaire. Vous ne voyez pas où je veux en venir ? C’est précisément ce que fait Lombroso. »
Jake, sceptique, se demandait où la discussion allait bien pouvoir les mener.
« Tout à fait judicieux, approuva Waring, se laissant à nouveau entraîner par sa première idée. Mais quel lien y aurait-il avec Emmanuel Kant ? »
Jake croisa le regard de Chung. Celui-ci prit un air indifférent. L’inspecteur Stanley étudiait le contenu de sa tasse de thé, comme s’il espérait, à l’instar d’une voyante, y trouver une indication quant à l’avenir de l’enquête. Le sergent Jones, chargé du compte rendu de la réunion, bâillait devant l’écran de son ordinateur. Jake sourit en remarquant la manière obscène dont il avait orthographié Kant7. Waring aussi l’avait remarquée et il secoua la tête comme pour s’excuser.
« Eh oui, bien sûr. Suis-je bête ! dit-il. Sa famille était originaire d’Écosse et a changé le nom Cant en Kant pour faire plus allemand. Et Darwin, lui, avait fait sa médecine à Édimbourg. Bien sûr, le lien avec Kant n’est pas aussi patent que s’il s’était agi de Hume, mais tout de même… »
Jake laissa le professeur et le docteur Cleobury continuer dans cette veine pour le moins spécialisée pendant un moment, les écoutant établir des liens plus que ténus entre les noms de code des neuf victimes, avant de les ramener à son idée première.
« Je suggère que nous ne nous laissions pas entraîner trop loin, dit-elle en souriant. Je pense que ce qui est important, c’est que sur nos 120 NVM, vingt des noms de code soient ceux de philosophes. Non seulement nous savons que le nom de code du tueur est celui d’un philosophe, mais nous savons que c’est également le cas pour plusieurs de ses victimes. Ce qui me frappe, c’est que notre tueur a un certain sens de l’humour. Qu’un philosophe puisse en tuer d’autres, voilà qui semble l’émoustiller.
— En ce cas, pourquoi ne pas avoir choisi les neuf victimes de la même manière ? dit Waring après un instant de réflexion. Pourquoi seulement cinq ?
— Ou six, précisa le docteur Cleobury. N’oubliez pas Darwin.
— Il n’est pas impossible qu’il cherche ainsi à nous compliquer la tâche, dit Jake, songeuse.
— On peut dire qu’il réussit sacrément bien », dit Waring avec un soupir las.
Le sergent Jones leva les yeux de son écran : « Je me demande s’il connaît quoi que ce soit à la philosophie, dit-il.
— Je me suis posé exactement la même question », dit Jake.
La réunion continua à se perdre dans ce genre de considérations pendant le reste de l’après-midi, jusqu’à ce que Jake la déclare terminée. À 17 heures, elle sortit chercher un café. Quand elle revint, ce fut pour trouver Chung qui l’attendait dans son bureau, l’air inhabituellement excité.
« Qu’est-ce qui vous arrive ? lui dit-elle. Vous avez touché le gros lot ?
— Peut-être bien », dit-il, agitant un bout de papier avec un large sourire.
Jake s’assit à son bureau, épuisée, et retira le couvercle de son gobelet en plastique. Les réunions la réduisaient toujours à l’état de loque.
« Allez-y, je vous écoute.
— L’ordinateur Lombroso vient de réagir à l’un des noms et des numéros de téléphone choisis au hasard, expliqua-t-il. Le type s’appelle Martin John Baberton. Au même moment, notre ordinateur de Kidlington nous apprend que ce Baberton a un casier pour piratage informatique et tentative de meurtre.
— Vous plaisantez, je suppose, dit Jake, levant les yeux de son café.
— Et qu’est-ce que vous dites de ça ? continua Chung après avoir jeté un coup d’œil au tirage sur papier qu’il tenait à la main. Il est licencié en philosophie et traîne un lourd passé de troubles psychiatriques.
— Trop beau pour être vrai, dit Jake. Vous avez le dossier ?
— Justement, c’est ça qui est bizarre. Impossible de mettre la main sur le fichier manuel. Il semble avoir été égaré. Nous n’avons que son dossier informatique. »
Il tendit à Jake le tirage sur papier et la regarda lire le document. Elle s’attarda sur le portrait laser de Baberton.
« Ces portraits ne sont pas ce qu’on fait de mieux en matière d’identification, dit-elle. Mais j’ai le sentiment d’avoir déjà vu cet homme. Quel est son nom de code ?
— D’après Lombroso, Socrate.
— Encore un philosophe.
— Son adresse ?
— Il en a deux : une sur le tirage papier Lombroso et une autre sur le fichier de la police.
— Quelle est celle qui est portée sur sa carte d’identité ?
— Celle du fichier de la police. »
Jake parcourut avec intérêt l’avertissement accompagnant le dossier. C’était la première fois qu’une telle occasion lui était donnée au cours d’une enquête.
Attention. le sujet que vous avez identifié est NVM-négatif, donc d’un point de vue somatogène prédisposé au crime violent. Il ne doit être appréhendé qu’avec circonspection. Pour plus amples informations, contacter le programme Lombroso à l’Institut de recherches sur le cerveau. Prière de détruire ce document après lecture. Toute reproduction ou enregistrement des informations communiquées dans ce dossier est passible de poursuites. Toute utilisation de ce document devant une cour de justice sera déclarée irrecevable.
Jake se mit à mâchonner pensivement une mèche de cheveux.
« Il y a quelque chose de bizarre là-dedans, dit-elle. Nous savons que quelqu’un dont le nom de code est Wittgenstein s’est lui-même effacé de la base de données NVM, c’est bien cela ?
— Absolument.
— Mais alors, d’où il sort, ce type qu’on dirait taillé pour le rôle ? On ne pourrait pas rêver meilleur suspect, même au cinéma. »
On frappa à la porte, et le commissaire Challis fit son entrée dans le bureau de Jake.
Au début de l’enquête, quand Jake l’avait effectivement supplanté, Challis avait semblé vouloir se désintéresser de l’affaire. Mais, depuis la conférence de presse, il avait pris l’habitude de venir la voir dans son bureau pour un oui ou pour un non, sous prétexte de se tenir informé des progrès de l’enquête. Elle se demandait si ce soudain intérêt était sincère ou si quelqu’un de haut placé, peut-être bien à l’Intérieur, avait enjoint au commissaire de surveiller les choses d’un peu plus près. Quelle qu’en fût la raison, elle n’appréciait pas plus l’ingérence de ce casse-pieds de Challis que le personnage lui-même. Il faisait partie de la vieille garde, qui s’obstinait à penser que, dans ce métier, les femmes n’étaient bonnes qu’à aller annoncer les mauvaises nouvelles aux familles des victimes.
« J’ai bien entendu le mot suspect, Jake ? » dit-il d’une voix sonore en se frottant les mains.
Jake fut tentée d’esquiver sa question, puis elle décida de n’en rien faire. Il était de ces officiers supérieurs qui n’admettent pas d’être tenus à l’écart et ne vous le pardonnent pas. Elle demanda donc à Chung de répéter ce qu’il venait de lui dire, après quoi elle-même intervint pour recommander la prudence.
« J’aimerais mettre cet homme sous surveillance pendant quelque temps, expliqua-t-elle. Simple précaution, mais il y a quelque chose de bizarre dans toute cette histoire.
— Je vais vous dire ce qu’il y a de bizarre, moi, dit Challis en fronçant le nez. C’est ce Martin John Baberton qui est foutrement bizarre. Vous avez entendu comme moi : c’est un foutu psychopathe.
— Non, monsieur, rectifia Jake. Ce qui me gêne, c’est que tout cela est un petit peu trop… un petit peu trop facile.
— Qu’est-ce que vous me racontez ? Trop facile, trop facile, qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Jake se demanda si c’était un effet de son imagination ou s’il sentait vraiment l’alcool.
« Vous n’avez donc aucune confiance dans les dispositifs techniques de maintien de l’ordre ? Mais bon sang, ma chère, ils sont quand même là pour nous faciliter les choses. On n’a pas systématiquement besoin de mois d’efforts et d’enquête difficile pour obtenir des résultats. Plus aujourd’hui, en tout cas. Ou bien est-ce que c’est encore un effet de cette foutue intuition féminine dont vous nous rebattez les oreilles à longueur de journée ?
— Non, monsieur, dit Jake patiemment. J’aimerais simplement attendre un peu. Voyez-vous, je voudrais… »
Mais Challis était déjà au vidéophone. « Je veux une brigade d’intervention, aboya-t-il à l’adresse de l’homme dont le visage étonné apparut sur l’écran de Jake. Immédiatement. L’adresse, sergent, bordel ! Donnez-moi ce bout de papier. »
Chung le lui tendit et jeta un regard perplexe en direction de Jake tandis que Challis épelait l’adresse. Jake haussa les épaules sans prononcer un mot, mais, quand il eut terminé, elle dit : « Sergent Chung ? J’aimerais que vous précisiez dans le rapport que c’est le commissaire Challis qui, sans tenir compte de mon opinion, a pris cette décision. À mon avis…
— On se fout de votre avis, coupa Challis. Vous vous prenez pour qui, nom de Dieu ? C’est moi qui dirige la Brigade criminelle, pas vous. Et c’est moi qui décide ou non d’une arrestation. Vous en connaissez peut-être un rayon sur la psychologie criminelle, inspecteur principal, mais moi, je sais ce que c’est que le maintien de l’ordre, et je suis capable de reconnaître un meurtrier quand j’en vois un. Maintenant, à vous de décider : vous venez ou vous restez ici à bouder ? »
Jake sentit ses pupilles s’étrécir. Elle pensa au coup-de-poing américain électronique dans son sac et eut envie de le frapper. Elle eut du mal à dissimuler le ton sarcastique de sa voix quand elle lui répondit que pour rien au monde elle ne voudrait manquer ça.
Mais, avant de le suivre, elle prit le temps d’appeler le bureau de Gilmour.
La voiture qui transportait Challis, Jake et Stanley quitta New Scotland Yard et se dirigea vers le nord en passant par Grosvenor Street, Park Lane puis la petite Égypte qu’était Edgware Road avant de bifurquer vers l’ouest pour prendre l’A 40. L’échangeur montait et faisait une boucle de grand huit avant d’atteindre l’autoroute à huit voies, où ils se retrouvèrent bientôt pris en sandwich entre deux énormes camions-citernes. Il était presque 20 heures, mais l’autoroute de l’ouest était encore saturée de banlieusards qui rentraient chez eux. Les conducteurs qui, au volant de leurs mini-Honda à deux portes, regardaient passer le train aérien en auraient presque envié les passagers s’ils n’avaient su qu’à voyager dans de telles conditions, même un élevage intensif de poules agoraphobes aurait manqué d’air. Jake hocha la tête, prise de pitié. Quand elle-même faisait ses allées et venues entre le Yard et son appartement, les routes étaient quasiment désertes : c’était là un des rares avantages qu’elle devait aux horaires peu chrétiens auxquels l’obligeait son métier.
La puissante BMW de la police s’engagea sur la voie payante et sans limitation de vitesse qui, en raison d’un péage dissuasif de cent dollars par jour, n’était guère empruntée que par les voitures allemandes les plus rapides et les plus luxueuses. Ils passèrent devant un ensemble de tours d’habitations, puis devant un autre, simples cages à lapin en plein ciel, avec la route qui passait si près des fenêtres encrassées par la fumée que c’est tout juste si Jake n’apercevait pas la salade irradiée qui trônait sur les assiettes en plastique.
Quelques minutes plus tard, ils étaient à White City : les deux immenses tours blanches en béton du nouveau Centre de télévision européen semblables à deux rouleaux de papier hygiénique se chargèrent de rappeler à Jake que, même si elle était retenue jusque tard dans la soirée, elle ne manquerait pas grand-chose d’intéressant sur son Nicamvision. Quelques secondes plus tard, ils traversaient Wormwood Scrubs et passaient devant une des maisons d’arrêt de Sa Majesté, qui venait de récupérer les bâtiments de l’ancien Hammersmith Hospital et était entourée d’un no man’s land de miradors et de barbelés.
Au rond-point de Hangar Lane, ils prirent vers le sud en direction d’Ealing, et, dans le dédale des petites rues tranquilles de banlieue qui longeaient le terrain de golf de la société Honda, Jake perdit rapidement tout sens de l’orientation. Au bout de l’une d’elles, déjà barrée par la police, ils se retrouvèrent nez à nez avec le commandant de la Brigade spéciale d’intervention, vêtu de son gilet pare-balles.
« Nous avons encerclé les lieux, monsieur, dit celui-ci en désignant une grande villa située sur un terrain d’environ mille mètres carrés. Mes gars viennent juste d’en faire le tour. Apparemment, il y a un cadavre dans l’herbe haute à côté des tennis.
— En plein dans le mille, marmonna Challis, qui regarda Jake d’un œil torve. Qu’est-ce que je vous avais dit ? ajouta-t-il avec un signe de tête en direction de la maison où, derrière les rideaux tirés, on voyait de la lumière.
— Nous ne nous sommes pas encore approchés de la maison, dit Collingwood, le commandant de la Brigade spéciale. Mais nous avons placé deux ou trois micros sur le mur, et on dirait qu’il y a quelqu’un à l’intérieur. Ce qui est bizarre, c’est qu’il y a également un homme devant l’entrée.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Rien de spécial.
— Vous n’avez pas de jumelles à vision nocturne ?
— Si, bien sûr, mais j’ai l’impression qu’il se planque.
— Il est peut-être tout simplement sorti fumer une cigarette, suggéra l’inspecteur Stanley. Ça m’arrive de temps en temps à moi aussi. Peut-être qu’il vit avec un non-fumeur.
— Une seconde, vous permettez, dit le commandant qui rapprocha l’écouteur de son oreille. Un de mes types dit qu’il est armé. Une mitraillette, semble-t-il. À croire qu’il nous attend, monsieur.
— Il se sert probablement du corps dans le jardin pour nous appâter, opina sombrement Challis. Pour obliger l’un d’entre nous à aller jusqu’à la porte d’entrée et, quand celui-ci essaiera de l’arrêter, en profiter pour ouvrir le feu. Alors, vous en pensez quoi de ce salaud, maintenant ? dit-il en se tournant vers Jake. Vous allez peut-être me dire qu’il est là avec son fusil pour empêcher les petits nains de jardin de se faire abîmer le portrait ?
— Je reconnais que je n’ai pas d’explication valable, rétorqua Jake. Mais je persiste à penser que nous devrions attendre, monsieur.
— Attendre quoi ? siffla Challis, qui n’escomptait pas une réponse. Pouvez-vous dire à vos hommes de se rapprocher, commandant ?
— Sans problème.
— On pourrait éclairer la façade avec quelques projecteurs, suggéra Jake. Allez chercher un haut-parleur.
— Et lui faire savoir qu’on est là, pour qu’il puisse se retrancher à l’intérieur ? Pas question, dit Challis. Je ne veux pas d’un siège en règle. Ce serait le meilleur moyen d’attirer la presse, et c’est la dernière chose à faire. »
Ainsi, pensa Jake, c’était donc bien aux intérêts du ministère de l’Intérieur que veillait Challis.
Entre-temps, le commandant de la Brigade spéciale avait ramené devant sa bouche le petit micro qui était fixé sur son casque et donnait ses ordres.
Pendant quelques minutes, on n’entendit rien d’autre que le silence ou ce qui, dans cette partie de Londres, en tenait lieu : voitures sur la voie express nord, système stéréo d’un Nicamvision mis à fond, chien profitant impunément de ce que son maître le laissait aboyer en toute liberté, camionnette de glacier égrenant dans son sillage un Oh What a Beautiful Morning retentissant, vent agitant les branches des rhododendrons.
Jake, qui avait du mal à respirer, aurait été incapable de dire exactement ce qui la gênait dans toute cette histoire. Une longue Mercedes foncée vint prendre place aux côtés des autres véhicules de la police. Vêtu d’un smoking, Gilmour en descendit et pointa son index dans la direction de Challis. Il dit quelque chose que tout le monde oublia immédiatement.
Les détonations d’un automatique n’ont rien de très caractéristique, du moins dans la banlieue ouest de Londres. Les gens sont tellement peu habitués à entendre ce genre de bruit qu’ils sont prêts à le prendre pour des pétards, quelle que soit l’heure ou l’époque de l’année, et dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, ce n’est rien d’autre. Mais, en l’occurrence, Jake, Stanley, Challis, Gilmour et le commandant de la Brigade spéciale savaient de quoi il retournait. Instinctivement, tous se baissèrent, et deux d’entre eux, Challis et le commandant, dégainèrent.
« Qu’est-ce qui se passe, sergent, nom de Dieu ? » hurla le commandant dans son micro.
Une autre fusillade éclata, plus longue que la première, puis le silence retomba : bruit des voitures dans le lointain, hurlements du Nicamvision, aboiements du chien plus déchaîné que jamais, vent dans les arbres. Au bout d’une ou deux minutes, des cris s’élevèrent dans le jardin et le commandant, les doigts appuyés sur son écouteur comme un chanteur de rock qui prend des poses, se redressa.
« Terminé, dit-il d’un ton jovial. L’homme à l’intérieur a été arrêté.
— Dieu merci, dit Gilmour.
— Et celui qui était devant l’entrée ? demanda Jake.
— Il a ouvert le feu et a été abattu, expliqua le commandant.
— Il est mort ? » s’enquit Gilmour.
Mal à l’aise, le commandant fronça les sourcils. « Lorsque nous sommes en présence de terroristes, la politique habituelle est de les abattre. Sauf ordres contraires. » Il eut un regard gêné en direction de Challis, semblant attendre de celui-ci une confirmation.
« Et qui a décidé de cette opération ? »
Le froncement de sourcils du commandant s’accentua : il sentait bien que quelque chose clochait. Il désigna Challis du doigt. « Lui, monsieur. Je veux dire, le commissaire Challis, monsieur. » Il tripota à nouveau son écouteur et se retourna. Deux membres de son équipe poussaient devant eux un homme auquel ils venaient de passer les menottes.
Gilmour se planta devant Challis comme si, à l’instar d’un général français bien connu, il s’apprêtait à lui donner une accolade. Mais les félicitations qu’il lui présenta étaient chargées de sarcasmes.
« Compliments, Challis, dit-il, l’air sombre. Vous allez décrocher une médaille. J’y veillerai personnellement. C’est même moi qui vous l’accrocherai. Baïonnette au poing, vous pouvez me faire confiance. Si je ne m’abuse, c’est un des nôtres qui vient de se faire abattre. Un garde du corps de la Brigade spéciale.
— Pardon ? dit Challis, dont la bouche s’ouvrit tout grand. Mais, on ne savait pas, monsieur. Qui était-il censé protéger ?
— Lui », dit Gilmour.
Les deux officiers de la Brigade spéciale étaient devant eux avec leur prise : un homme grassouillet, soufflant et tempêtant, dont le nez et la bouche en sang révélaient assez que la crosse d’une mitraillette était passée par là. En dépit de ses cheveux blonds ébouriffés et de sa chemise déchirée, il n’y avait pas à s’y méprendre : cette silhouette corpulente n’était autre que celle du ministre de l’Intérieur du cabinet fantôme, Tony Bedford, M. P.
« Vous comprendrez que je n’avais aucune preuve. En tout cas, pas vraiment. Il ne s’agissait de rien de plus que du résultat de nos déductions, au sergent Chung et à moi-même. Et il faudra un bout de temps avant que nous puissions faire état de tout cela dans le rapport officiel… »
Quelques jours plus tard, tandis que Challis était suspendu et qu’une enquête était ouverte, l’inspecteur Cormack de l’Unité informatique criminelle tentait d’expliquer ce qui s’était passé à Jake, Stanley et Gilmour, dans le bureau de celui-ci au Yard.
« Venez-en au fait, Cormack, gronda Gilmour. Et tâchez de rester simple.
— Eh bien monsieur, ça s’est passé comme ça. Wittgenstein a dû arriver à s’infiltrer dans l’ordinateur de Kidlington, peut-être avec l’intention de laisser un message pour l’inspecteur principal ici présent. Mais pendant qu’il y est, il décide de jeter un coup d’œil sur le système et tombe sur le nom et le numéro du programme aléatoire du sergent Chung. Ce qui lui donne l’idée de créer un casier judiciaire au nom de l’homme qu’il s’apprête à tuer : un NVM-négatif, dont le nom de code est Socrate, et le vrai nom John Baberton – c’est l’homme que nous avons trouvé dans le jardin de M. Bedford. Il donne à Baberton un profil dont il sait qu’il nous conviendra à merveille : celui du suspect idéal, destiné à nous faire tomber dans le panneau. Et comme il a un sens de l’humour très développé, il ajoute un détail ici et là : l’adresse personnelle de M. Bedford et sa photo entre autres.
— Comme humour, ça se pose là, dit Gilmour. Mais ce que j’aimerais bien savoir, c’est comment il s’est procuré l’adresse et la photo de Bedford ?
— Il semblerait qu’il les ait trouvées dans nos propres fichiers, dit Cormack, accusant le coup.
— Quoi ?
— Voyez-vous, monsieur, dans la base de données du Service des renseignements criminels européens, à chaque individu fiché correspond un casier. Il semblerait que M. Bedford ait eu des ennuis il y a quelques années au cours de manifestations contre le coma punitif. Il a été arrêté pour obstruction à agent dans l’exercice de ses fonctions. » Cormack haussa les épaules en manière d’excuse. « Wittgenstein n’a eu qu’à demander à notre ordinateur de copier certains des détails concernant M. Bedford sur un fichier au nom de John Martin Baberton, le mort.
— Il y en a d’autres, dit Gilmour l’air sombre.
— Pardon ?
— Rien. Qu’a-t-il fait ensuite ?
— Eh bien, après avoir tué sa victime et l’avoir abandonnée dans le jardin de M. Bedford – nous pensons que c’est par là qu’il a commencé –, Wittgenstein n’avait plus qu’à activer le nom de Baberton comme NVM-négatif sur le programme Lombroso. Pour ce faire, il a dû se contenter d’ajouter le nom et le numéro de téléphone de Baberton au début du programme aléatoire de Chung. Si quelqu’un avait vérifié, il aurait vu que l’adresse indiquée ne correspondait qu’à celle du fichier Lombroso et pas à celle du faux casier de l’ordinateur de la police qui avait fourni l’adresse de M. Bedford, et il en aurait conclu que celle du fichier Lombroso n’était plus bonne. Et, bien entendu, autre divergence, il n’y avait pas de fichier manuel au nom de John Martin Baberton. Par ailleurs, si Baberton avait eu un casier à l’époque où les gens de Lombroso lui ont fait subir les tests, sa carte d’identité en aurait fait état. »
Gilmour hocha la tête d’un air solennel. « Qu’est-ce qui vous fait dire que Wittgenstein s’est infiltré dans notre ordinateur dans l’intention de laisser un message pour l’inspecteur principal ?
— Eh bien, au vu de ce qui s’est passé, monsieur », dit Cormack. Voyant que Gilmour ne réagissait pas, il ajouta : « J’ai entendu dire qu’il avait laissé un CD pour l’inspecteur Jakowicz dans la bouche du mort.
— Qui vous a dit ça, inspecteur ?
— Chung, monsieur.
— Il aurait dû s’abstenir. Les choses vont assez mal comme ça avec les journalistes, sans qu’ils découvrent que le meurtrier a pris contact avec nous. Alors, pas un mot, c’est compris ?
— Oui, monsieur.
— Une dernière question, Cormack, avant que vous partiez. En vous appuyant sur vos déductions concernant cette déplorable atteinte à la sécurité de nos données, iriez-vous jusqu’à dire de l’opération qui s’est ensuivie qu’elle était précipitée ?
— Sans aucun doute, monsieur, acquiesça Cormack.
— Merci, inspecteur, dit Gilmour avec un sourire démoniaque. Ce sera tout. »
Après le départ de Cormack, ils gardèrent tous le silence quelques instants. Puis l’inspecteur Stanley demanda au préfet adjoint ce que Challis allait devenir. Gilmour mit un index éloquent en travers de sa gorge et prit un air grave.
« Je n’ai pas le choix, expliqua-t-il. Il y aura une enquête officielle, bien entendu, mais étant donné ce que vient de me dire Cormack, les conclusions sont courues d’avance. Dommage. C’était un bon flic. »
Jake opina du chef, encore qu’elle ne partageât pas les vues de Gilmour sur les talents de Challis.
« Ce CD, demanda Gilmour, vous l’avez là ?
— J’en ai fait faire une copie, monsieur, répondit Jake. L’original est encore au labo. Ils le soumettent à tous les tests possibles et imaginables : empreintes digitales et vocales, analyse de l’accent, bruits de fond, adhérence atmosphérique. Jusqu’ici, ils n’ont rien trouvé. Quant au CD, il fait partie d’un lot de CD vierges Sony vendus à un détaillant de Tottenham Court Road, qui en revend lui-même plus de dix boîtes par semaine.
— Et le mort ? Qu’est-ce que vous avez sur lui ?
— Six balles dans la tête, comme d’habitude. D’après le rapport du labo, il a été tué dans le jardin de Bedford. Il était gorgé de vodka, et nous pensons que Wittgenstein a dû l’aborder sous un prétexte ou sous un autre puis l’attirer jusque chez Bedford soi-disant pour y faire l’amour. Baberton était homosexuel. Il fréquentait un bar bien connu des milieux homos à Chiswick. Nous poursuivons les recherches pour savoir s’il a été aperçu le soir de sa mort, et si oui, avec qui.
— Tenez-moi au courant. » Désignant alors le lecteur que Jake avait sur les genoux, il ajouta : « Eh bien, allons-y. »
Jake introduisit le CD qui n’était pas plus gros qu’une pièce de monnaie dans l’appareil.
« Le discours est en deux parties, une sur chaque face. La première est une parodie axiomatique assez grossière de l’ouvrage philosophique le plus connu de Wittgenstein, le Tractatus. La deuxième… je vous laisse juge, monsieur. » Elle appuya sur la touche pour faire démarrer le CD.
Comme Moïse et Aaron, son frère, je porte avec moi mon bâton. Je l’emporte partout avec moi et d’une certaine manière il est pour moi une sorte de pénis, toujours rigide, gorgé d’amour. Mais il représente également ma conscience, car il m’arrive parfois de l’égarer.
Dix de mes frères ont été tués. Et je pense beaucoup à la mort. Pour tout dire, j’y pense depuis des années.
La mort est la totalité du Néant, exactement à l’opposé de ce qui est de ce monde. Elle est déterminée par une combinaison d’objets (de choses). La tombe est un bel endroit solitaire mais personne, je pense, ne s’y embrasse. C’est seulement à cause des garçons de Chiswick que je reste logico philosophicus.
Ce dont on ne peut parler, il faut, comme l’Ange de la Mort, le taire.
Nous ne parlons jamais. Il est trop dangereux de parler. Les garçons sont frustes et grossiers. Certains d’entre eux sont pour ainsi dire des illettrés. Nous n’échangeons pas de noms ; il n’y a que le plaisir brutal, égoïste que l’on prend avec l’autre, devenu objet.
Pour que je connaisse un objet, il faut que je connaisse non pas nécessairement ses propriétés externes – mais toutes ses propriétés internes.
Je devrais partir, dans quelque endroit tranquille, où la tentation ne serait point. Ici, je ne suis pas en sécurité à cause de cet amour qui n’ose dire son nom.
Seuls les faits peuvent exprimer un sens, une classe de noms ne le saurait.
C’est la solitude qui me fait sortir de ma chambre. J’ai glissé jusqu’au fond. Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui du malheureux.
Au Funfair, à Chiswick...
Jake appuya sur la touche pause.
« Le Funfair, c’est le nom du bar homo de Chiswick, monsieur », dit-elle.
... il y a un manège où les jeunes pédés attendent de se faire racoler. Assis sur les chevaux de bois, ils flirtent outrageusement avec tous les spectateurs. Une fois, un garçon m’a fait de l’œil pendant que je le regardais tourner. D’une certaine manière, tous étaient un.
Je lui ai demandé de m’accompagner chez moi, à Ealing. Je lui ai donné tout l’argent que j’avais. L’argent n’est pas un problème pour moi. Ma famille, à qui j’ai laissé tout ce qui me revenait normalement, m’en envoie quand j’en ai besoin. Je m’élève contre l’idée de propriété.
Dans ce cas précis, les variations d’emploi du mot « élever » sont comparables à celles de « propriété » ou de « famille ».
Je nous imaginais couchés côte à côte. Tout un tableau, même s’il était difficile de distinguer nos deux formes l’une de l’autre. La forme de la représentation est la possibilité que les choses se comportent les unes vis-à-vis des autres comme les éléments du tableau.
L’espace d’un moment inoubliable, j’ai été en mesure de me transcender moi-même. Je n’appartenais plus au monde. Je constituais une limite du monde, jusqu’à ne plus être quasiment qu’un sujet métaphysique. Les limites du langage m’empêchent d’en dire davantage.
Cette remarque nous donne la clé pour résoudre la question de savoir dans quelle mesure le solipsisme est une vérité.
Ma dégradation me révolte, mon intimité avec ce jeune étranger est une preuve de ma solitude. Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde.
Je suis jeté en enfer, dans la fosse la plus profonde. Rempli de pensées abjectes et cherchant désespérément à échapper à ce tableau immonde, j’entraîne le garçon dans le jardin pour le tuer. Quand il aperçoit le pistolet, il semble être sur le point de dire quelque chose, puis change d’avis et se contente de rire.
Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée.
C’est pourquoi je laisse mon pistolet parler pour moi, silencieusement.
« Seigneur », marmonna Gilmour au bout de quelques secondes. Puis il ajouta : « C’est tout ?
— Première face, dit Jake, retirant le CD et le retournant pour passer la suite de l’enregistrement.
— Seigneur, répéta Gilmour. Pour un cinglé, c’est un cinglé, poursuivit-il, quêtant l’approbation de l’inspecteur Stanley.
— Il en a tout l’air, monsieur, concéda l’autre.
— Le professeur Waring a-t-il écouté cet enregistrement ?
— Oui, répondit Jake. Il m’a conseillé d’en parler à un expert. Un professeur de philosophie de l’université de Cambridge, spécialiste de morale.
— À entendre ce CD, je dirais qu’un professeur de psychiatrie vous serait foutrement plus utile. Vous ne croyez pas, Stanley ? »
L’autre sourit et haussa les épaules en guise de réponse.
« Il se pourrait bien que ce type soit pédé après tout, dit Gilmour.
— Je n’ai pas d’affection particulière pour ce mot, dit Jake, mais, puisque vous en parlez, il se pourrait en effet que nous ayons affaire à un homosexuel. Tuer ses frères, comme il appelle les autres NVM-négatifs, pourrait être pour lui une façon de sublimer son homosexualité. Mais, tout aussi bien, il nous raconte des salades, histoire de nous faire perdre du temps en nous obligeant à faire des recherches dans ces milieux-là. Pas plus que dans les affaires précédentes, il n’existe de preuve que la dernière victime ait eu des rapports avant sa mort. Pas la moindre.
« Il se trouve que la sexualité de Wittgenstein a souvent été un objet de controverse. Si certains biographes, à l’affût du sensationnel, ont cherché à accréditer l’idée que c’était un homosexuel déclaré, il y a peu, voire pas de preuves à l’appui de cette hypothèse. »
Gilmour eut un sourire gêné.
« On écoute la deuxième face ? » demanda Jake, faisant démarrer l’appareil.
Bonjour, Dame Flic. J’ai regardé votre show, l’autre soir à la télévision. Soyez remerciée de vos délicates attentions concernant mon équilibre mental et les problèmes éventuels qui pourraient se poser avant le procès. Ne vous inquiétez pas. J’ai soigneusement orchestré ma défense dans l’éventualité peu probable mais néanmoins logique où je serais arrêté.
Je suis certain de satisfaire à la réglementation McNaghten et de pouvoir, avec succès, plaider non coupable pour cause de démence. Notez bien que je ferais valoir la responsabilité du test Lombroso dans la faillite de mon équilibre mental déjà précaire. J’en profiterais pour réclamer, à titre civil, des dommages et intérêts pour les soins qui m’étaient dus et le fait que l’on pouvait raisonnablement prévoir le traumatisme qu’entraînerait la découverte des résultats du scanner. Quand toute cette affaire sera terminée et que le lien existant entre Lombroso et ces meurtres aura été rendu public, je pense que vous risquez de voir bon nombre d’autres familles de victimes faire cause commune et se porter partie civile contre l’IRC. Mais cela est une autre histoire.
La voix était calme et froide, sans aucune trace d’accent. « Pareille à celle d’un présentateur de la BBC », ainsi que l’avait dit Tony Chen, si ce n’est qu’elle avait quelque chose de presque mécanique. Aucune modulation, aucune expression, aucune mélodie, aucune spécificité de prononciation qui aurait pu les renseigner sur son origine géographique. Une prononciation standard, comme on la décrit parfois. À la réécouter, Jake en eut des frissons.
Vous dites que mes frères sont innocents : pareille suggestion, comme vous deviez vous en douter, m’a irrité. Le fait est que je rends au public un fier service. Voyez-vous, il s’agit là d’individus potentiellement dangereux, et l’on ignore ce dont ils sont capables. Leur identification devrait logiquement – et ce serait le minimum requis – s’accompagner d’emprisonnement. Mais depuis l’instauration, entre autres instruments du maintien de l’ordre, d’une politique officielle du « tirer avec l’intention d’abattre » et la mise en place du coma punitif comme pierre de touche du nouveau dispositif pénal, il est prouvé que l’incarcération des criminels violents n’a plus qu’une importance secondaire pour une administration désormais obsédée par des problèmes budgétaires. En conséquence, en raison même de l’exemple donné par le gouvernement, je suis amené à les tuer moi-même, avec humanité, efficacité et, pour la société dans son ensemble, un minimum de désagréments.
Wittgenstein s’autorisa un petit gloussement.
Vous savez qu’au lieu d’essayer de me traquer, Dame Flic, vous devriez m’être reconnaissante. Pensez un peu à tous ceux de mes frères qui auraient pu se mettre à tuer des femmes. Aux fous du gynocide de demain. C’est bien là votre spécialité, non ? Le gynocide en série ? C’est du moins ce que racontent les journaux, et nous avons toujours tendance à croire sur parole ce qu’ils nous disent, n’est-ce pas ? Y compris quand ils relatent le combat contre la mort de ce pauvre M. Mayhew à l’hôpital ?
Il rit à nouveau.
Quoi qu’il en soit, demandez-vous combien de vies ont peut-être été sauvées grâce aux quelques-unes que j’ai choisi de sacrifier ? C’est une forme d’utilitarisme comme une autre, vous ne croyez pas ?
Vous m’avez mis au défi, Dame Flic : au défi d’entrer en contact avec vous. Voilà qui est chose faite. D’un point de vue sémantique et syntaxique, il se peut que ce message – du moins dans sa première partie – ne soit pas tout à fait de votre goût. Vous auriez sans doute de beaucoup préféré que j’aie l’air d’un vrai criminel et que je vous fournisse quelques indices susceptibles de vous aider à remonter jusqu’à moi. Désolé. J’essaierai de faire mieux la prochaine fois que nous jouerons à notre petit jeu. Attendez-vous à un coup de fil d’un jour à l’autre – je vous ferai savoir alors où trouver le prochain cadavre. Et merci. C’est tellement plus drôle ainsi. Franchement, je commençais à m’ennuyer copieusement à exécuter mes frères jour après jour, l’un après l’autre.
D’ici la prochaine fois, je vous conseille d’aiguiser votre esprit et de peser soigneusement votre grammaire. Souvenez-vous que le jour où nous entrerons en communication, au vrai sens du terme, vous et moi ferons de la philosophie. Tenez-vous donc prête.
Votre frère de sang, Ludwig Wittgenstein.
Jake arrêta l’appareil.
« Eh bien, dit Gilmour, je n’ai jamais rien entendu de tel.
— C’est très inhabituel, admit Jake. Cela dit, le sentiment d’omnipotence du sujet, de son invincibilité, est tout à fait typique du multiple qui choisit d’entrer en contact avec la police. C’est quelque chose que je connais bien, monsieur. Même Jack l’Éventreur avait pour habitude de dire à la police qu’elle n’arriverait jamais à l’attraper. Si bien que, dans ce domaine au moins, notre homme ne fait que se conformer à un type.
— Je suis sûr que vous savez ce que vous faites, Jake », dit-il acquiesçant de la tête.
Jake savait que ce qu’elle disait était exact, mais en même temps les mots désincarnés du meurtrier lui avaient ôté toute assurance. Ce qu’il disait à propos de la nécessité d’éliminer les autres NVM n’était pas dépourvu de logique, elle était prête à en convenir. Après tout, elle-même n’en avait-elle pas dit autant ?
Quand elle revint dans son bureau, elle trouva Ed Crawshaw en train de rédiger une note. Dès qu’il l’entendit ouvrir la porte, il la froissa et prit un air gêné.
« Je sais que vous êtes très occupée avec cette enquête, commença-t-il, mais j’ai pensé que vous aimeriez être mise au courant : on dirait que nous avons une piste dans l’affaire Mary Woolnoth. »
Jake referma la porte, se glissa entre son bureau et la carrure impressionnante d’Ed Crawshaw et s’affala sur sa chaise. Elle sentit le sang lui affluer au visage.
« Vous me prenez pour qui… pour votre foutue nounou ? »
Crawshaw, visiblement mal à l’aise, se balançait d’un pied sur l’autre.
Jake poussa un soupir et ferma les yeux.
« Désolée, Ed. Mais, comme vous le dites, c’est cette enquête. Elle me tue. Asseyez-vous. » Elle lui désigna la chaise qui se trouvait en face d’elle.
Il s’assit, fit mine de parler, mais Jake l’interrompit.
« Non, dit-elle, attendez une minute. Donnez-moi le temps de mettre un peu d’ordre dans mes idées. »
Crawshaw approuva de la tête et, après avoir ajusté sa ceinture, se laissa aller contre le dossier de sa chaise.
Jake ouvrit son sac à bandoulière, en sortit un petit miroir de poche et vérifia son maquillage comme pour essayer de se donner une allure un peu plus humaine. Elle avait les yeux injectés de sang et ses cheveux ne ressemblaient à rien. Les bouts en étaient cassés, on aurait dit du bambou. Elle aurait été incapable de dire à quand remontait sa dernière visite chez le coiffeur. En même temps, elle notait du coin de l’œil que Crawshaw avait pris du poids. Son complet gris le boudinait. Il avait toujours été fort, mais elle se rendait compte aujourd’hui qu’il deviendrait gros : il avait tout ce qu’il fallait pour cela. Impression renforcée par son teint couperosé de rouquin. Il passait trop de temps au bureau et s’alimentait sans doute mal. C’était facile de prendre de l’embonpoint quand on travaillait au Yard. Jake s’estimait heureuse de n’éprouver qu’un intérêt limité pour tout ce qui touchait à la nourriture.
Elle finit par mettre la main sur son rouge à lèvres et, tout en pensant aux insultes qui barbouillaient le ventre de Mary Woolnoth, elle redessina les coins de sa bouche en cœur. Après avoir examiné le bout pâteux du tube, elle se décida à dire : « Alors, Ed, quel genre de piste avez-vous ? »
Crawshaw ouvrit le dossier qu’il avait sur les genoux, en sortit une feuille de papier jaune qu’il fit glisser en travers du bureau.
« Voici le rapport détaillé du labo sur les vêtements de la fille. Le col de sa veste révèle de légères traces d’huile d’olive. Sa mère dit qu’elle était toujours très soignée de sa personne. Elle dépensait beaucoup d’argent pour s’habiller et portait régulièrement ses vêtements chez le teinturier. Ce qui voudrait dire qu’elle n’est pour rien dans ces taches. L’huile d’olive que l’on a relevée sur les revers de sa veste confirmerait l’hypothèse selon laquelle c’est par là que le meurtrier l’aurait attrapée. On a retrouvé une trace à peine perceptible de cette même huile d’olive sur les vêtements d’une des autres victimes.
— “Première pression à froid d’olives en provenance de Toscane, donnant une huile vierge extra”, dit-elle parcourant la feuille de papier. Intéressant. Nous serions donc à la recherche d’un… ?
— D’un Rital », dit Crawshaw, souriant de toutes ses dents. Il hocha la tête aussitôt, signifiant ainsi qu’il plaisantait. « De quelqu’un qui mange sa pizza avec les doigts. Ou de quelqu’un qui prépare des pizzas.
— Si on va par là, ce pourrait être n’importe qui, s’intéressant de près ou de loin à la cuisine, dit Jake. Si j’ai bonne mémoire, j’ai moi-même une bouteille d’huile d’olive italienne chez moi. »
C’était d’ailleurs là probablement tout ce qu’elle avait, se dit-elle. La cuisine était peut-être équipée des derniers gadgets, mais de nourriture, point ou très peu. Curieusement, le supermarché qui restait ouvert tard le soir semblait toujours fermer trop tôt.
Elle lui rendit son papier. « Essayez de voir si l’huile est celle d’un fabricant particulier.
— Ça ne va pas être facile, dit Crawshaw. Ce truc-là est assez courant. Après tout, il n’y a rien qui ressemble autant à une bouteille d’huile d’olive qu’une autre bouteille d’huile d’olive, non ?
— Je vois où vous voulez en venir, dit Jake avec un sourire, mais faites de votre mieux. Au fait, où en est l’opération “pomme d’or” ? Celle de la Librairie du Polar.
— Jusqu’ici, ça n’a rien donné.
— Vous devriez peut-être jeter un coup d’œil à leur stock, suggéra-t-elle. Notre meurtrier a peut-être laissé des empreintes de doigts graisseux sur un bouquin. Rien d’autre ?
— Euh, non. » Mais Crawshaw ne bougea pas de sa chaise, secouant vaguement la tête. « Ou plutôt, si. Y en a dans la brigade qui se demandent ce que va devenir le casse-pieds. Pardon, je voulais dire Challis.
— Challis est suspendu mais il continue à toucher son salaire, en attendant les conclusions de l’enquête. C’est tout ce que je peux vous dire, Ed.
— Il touche son salaire ? Incroyable ! Un crochet de boucher, voilà avec quoi je l’aurais suspendu, moi. On raconte partout que c’est à cause de l’incompétence de Challis que ce flic s’est fait tuer.
— Ce sera à l’enquête de le déterminer, dit Jake d’un ton ferme.
— Oui, bien sûr, dit Crawshaw en s’appliquant une claque sur les cuisses et en se levant. À part ça, comment ça marche ? L’autre enquête. Ça avance ?
— Comme ci, comme ça.
— Vous avez besoin d’un coup de main ?
— Merci, Ed, mais non, ça ira. Ce dont j’ai besoin pour l’instant, c’est d’un philosophe de service. »
7. Probablement cunt (= con, chatte).