10

Jake prit sa voiture pour se rendre à Cambridge et apprécia pleinement les deux heures de trajet. Elle écouta le second concerto pour piano de Rachmaninov et décida d’acheter le logiciel qui lui permettrait de jouer la partition sur son piano. Produit mélancolique de l’hypnothérapie du compositeur, c’était, elle l’avait toujours pensé, une œuvre essentielle pour quiconque souhaitait mieux comprendre ce qu’est la dépression.

Un peu plus tard, elle s’arrêta à Grantchester devant un petit salon de thé pour découvrir qu’il avait fermé depuis sa dernière visite. Elle resta donc dans la voiture un moment, laissant les vitres se couvrir de buée et, pensive, fuma une cigarette tout en réécoutant le célèbre moderato de l’ouverture et ses huit accords.

Étrange impression que de retourner là-bas après tout ce temps, se dit-elle, plus étrange qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer.

Il était presque midi lorsque la BMW emprunta la rampe d’accès au parking souterrain de Cambridge. Jake rabattit le pare-soleil et, soucieuse comme toujours de son aspect physique, vérifia son maquillage dans le miroir.

Elle sortit sur Corn Exchange Street, prit vers l’est, descendit jusqu’à Guildhall Place, traversa Market Hill, la force de l’habitude lui faisant ensuite remonter Wheeler Street en direction de King’s Parade où se profilait, avec ses tourelles et ses pinacles, la chapelle de son vieux collège.

Quand elle se retrouva tout près du calcaire laiteux des bâtiments, le souvenir de celle qu’elle avait été autrefois fit brusquement surface comme un monstre marin. Il pleuvait, mais, après la sécheresse de Londres, la pluie était la bienvenue. Une bise coupante soufflant des Fens tout proches cinglait la vieille ville et elle n’eut pas envie de s’attarder davantage en ce lieu. Elle préféra faire face au vent et s’éloigna d’un pas vif, laissant derrière elle son passé, les amis qu’elle avait eus et les relations qui passaient alors pour des amis.

Elle évita de regarder la tour technogothique en granit rose de Yamaha College, qui occupait désormais le site de l’ancienne église Great St Mary, détruite au début du siècle, et se hâta en direction de Trinity Street.

Elle pénétra dans Trinity College par la Grand-Porte, s’arrêta devant la loge où elle déclina son identité et fit savoir à un Chinois en chapeau melon, qui lui fit penser à Charlie Chan, qu’elle avait rendez-vous avec le principal du College.

L’homme consulta la liste des visiteurs, opina sèchement, s’empara du téléphone, composa le numéro du principal et annonça l’arrivée de Jake avec un accent qui aurait confondu Henry Higgins – mâtiné de résident des Fens, d’ancien d’Eton et d’Oriental maniéré.

« Monsieur, dit-il, y a là une dame pour vous voir. Dois-je la conduire jusqu’à vos appartements ? OK, poursuivit-il, après avoir écouté quelques secondes et hoché vigoureusement la tête. C’est comme tu veux, patron. »

Il fit le tour du bureau, sortit de la loge avec Jake et, après avoir descendu quelques marches, lui désigna un bâtiment recouvert de lierre de l’autre côté de la cour.

« Voyez ce bâtiment-ci, là ? »

Jake fit savoir qu’elle voyait.

« La gouvernante du principal vous accueillera à la porte centrale. Z’avez saisi, ma p’tite dame ? »

Jake dit qu’elle avait saisi, et l’homme rentra dans sa loge. L’horloge égrena la musique androgyne de ses douze coups intermittents et familiers tandis que Jake traversait la cour d’honneur. En dépit de sa détermination à faire fi de toute sentimentalité, elle s’aperçut qu’elle ne parvenait pas à endiguer ses souvenirs : celui du jour où elle avait essayé pour la première fois d’écouter la double voix, mâle et femelle, de son corps, celui de sa première expérience sexuelle avec Faith, étudiante de Trinity College plus âgée qu’elle, celui du jour où Faith avait enfoui sa tête entre les cuisses de Jake et tenté, sans succès, d’amener sa sœur à l’orgasme pendant le temps que prenait l’horloge loquace pour sonner ses douze coups à deux notes – quarante-trois secondes –, tandis que de pauvres petits écoliers sans malice faisaient la course autour de la cour, tout remplis d’importance à l’idée de l’honneur qui leur était fait.

Elle frappa à la porte basse, en partie vitrée et dotée d’une boîte à la plaque bien astiquée. L’intérieur témoignait d’un entretien tout aussi vigilant, et la femme qui vint lui ouvrir ne lui eut pas sitôt expliqué que le principal était au téléphone qu’elle repartait astiquer ailleurs après avoir introduit Jake au salon.

Jake alla se poster devant la fenêtre qui donnait sur le jardin. Apercevant les berges de la Cam, elle se souvint d’un tour que leur avait joué une espèce de brute, à elle et à son amie Faith, alors que leur barque allait passer sous un pont à l’arrière de Queen’s College. La brute en question avait maquillé un ballon de football pour qu’il ressemble à l’un des pommeaux de pierre du pont et, faisant mine de déployer des efforts considérables, avait fait basculer l’objet meurtrier dans leur direction. Craignant qu’elles-mêmes et leur embarcation ne soient réduites en miettes, Jake et Faith avaient sauté par-dessus bord pour – du moins le pensaient-elles – échapper à une mort certaine et avaient pris un bon bain. C’était Faith, aujourd’hui professeur de littérature anglaise à l’université de Glasgow, qui avait su prendre l’aventure du bon côté. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle prenait toujours les choses, sauf le jour où – et l’exception était de taille –, encouragée par le lesbianisme exacerbé qui avait fini par couper Faith de sa famille, Jake avait elle aussi décidé de dire à son père qu’elle était lesbienne.

Pur sadisme de sa part, mais d’autant plus gratifiant qu’à l’époque elle était aussi convaincue de ne pas l’être qu’elle était certaine de la mort prochaine de son père.

Chassant ces souvenirs et bien d’autres avec eux, Jake quitta la fenêtre et alla se planter devant le grand feu qui brûlait dans la cheminée. Une fois réchauffée, elle fit le tour des livres sur les rayons du principal. Lui-même en avait écrit certains, et Jake constata qu’elle en avait lu un.

Depuis plus de dix ans, sir Jameson Lang enseignait la philosophie à Cambridge, mais c’était surtout à une série de romans policiers à succès qu’il devait d’être connu du grand public. Jake avait lu le premier, dans lequel Platon, au cours d’un séjour en Sicile en l’an 388 av. J.-C., endossait l’habit de détective pour retrouver le meurtrier d’un courtisan de Dyonisius, roi de Syracuse. Jake se souvenait qu’en voulant résoudre l’énigme (à l’aide des principes mathématiques de Pythagore) sur la demande du souverain lui-même, Platon offensait sans le vouloir le jeune tyran qui ne trouvait rien de mieux pour punir le philosophe/détective que de le vendre comme esclave.

Heureusement, se dit Jake, que la police de Londres avait des syndicats pour la représenter. Ceux qui étaient prêts à admettre la vérité n’étaient pas plus nombreux aujourd’hui qu’à l’époque de Platon. Qui disait vérité disait procès, et personne, en dehors des avocats, n’était très friand de ce genre d’événement. Pas plus le meurtrier que la famille de la victime, qui considérait souvent l’enquête comme une incursion injustifiée dans sa vie privée. On estime d’ordinaire non seulement que justice doit être faite mais que cela doit se passer au grand jour. Jake était sceptique. L’expérience lui avait prouvé que la plupart des gens préfèrent de beaucoup le silence aux révélations. Qu’un innocent finisse en prison ou qu’un terroriste se fasse abattre, alors même qu’il était sur le point de se rendre, ne dérangeait personne. Et personne ne vous était reconnaissant si, après avoir rassemblé les éléments d’une accusation, vous insistiez pour voir l’affaire portée devant les tribunaux. Comme le disait Platon à Dyonisius, dans le roman de Jameson Lang : « Toute vérité n’est pas aussi douce à entendre que le chant de l’oiseau, toute découverte n’est pas forcément la bienvenue au royaume de l’occulte, toute lumière n’est pas forcément bien accueillie au royaume de l’ombre. » On pouvait penser ce que l’on voulait du style, il y avait du vrai dans tout cela.

Le principal fit son entrée, s’excusant de son retard : un appel de son éditeur qui souhaitait des réponses à quelques points précis avant de mettre son dernier livre sous presse. Jake lui demanda si c’était une nouvelle histoire de Platon, à quoi il répondit par l’affirmative. Elle lui fit savoir qu’elle avait beaucoup apprécié la première. Sir Jameson Lang, sémillant dans son costume trois-pièces prince de Galles, parut flatté. Avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, sa bouche timide et pincée qui donnait à penser qu’il avait dû souffrir d’une petite attaque, Lang était la quintessence de l’Anglais, à ceci près qu’il était écossais.

« Comme c’est gentil à vous », susurra-t-il d’une voix qui aurait parfaitement convenu, se dit Jake, à l’atmosphère feutrée d’un club masculin.

Il lui offrit un sherry et, pendant qu’il remplissait deux verres à l’aide d’une carafe assortie, Jake jeta un coup d’œil sur le tableau accroché au-dessus de la cheminée dont la tablette était encombrée de figurines en porcelaine. Il représentait une scène pastorale dont le sens semblait être vaguement allégorique. Lang tendit son verre à Jake et se pencha sur le seau à charbon pour y pêcher deux ou trois boulets gros comme de petites météorites, qu’il laissa tomber dans le feu. Remarquant l’intérêt que Jake portait au tableau, il précisa « Véronèse ». Puis il lui avança un siège et s’installa en face d’elle. « Propriété du College. »

« Votre appel m’a intrigué, inspecteur principal, dit-il dégustant une gorgée de sherry. À la fois en tant que philosophe et en tant qu’individu terriblement fasciné par…, disons, les formes policières. »

Ses paupières se plissèrent et, l’espace d’un instant, Jake se demanda si c’était à ses formes à elle qu’il faisait allusion.

« Dites-moi exactement de quel secours je puis vous être.

— Il y a un certain nombre de questions auxquelles j’espère vous voir apporter une réponse, professeur », répondit-elle.

Le sourire un peu tordu de Lang s’élargit lentement.

« Bertrand Russell a dit un jour que la philosophie était faite des questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre.

— Je n’ai jamais pensé avoir l’étoffe d’un philosophe, reconnut-elle.

— Vous devriez, inspecteur principal, vous devriez. Réfléchissez-y.

— Pourquoi ne pas en profiter pour me donner une brève leçon ? » dit Jake avec un sourire.

Lang fronça les sourcils, ne sachant s’il devait prendre la question au sérieux.

« Sérieusement, dit Jake, ça m’intéresse. »

La bouche de Lang se détendit et il sourit à nouveau. Jake imagina aisément qu’il s’agissait là d’un sujet auquel il avait beaucoup réfléchi et qui lui tenait à cœur.

« Eh bien, commença-t-il, l’enquête policière et la philosophie ont ceci de commun qu’elles partent du principe qu’il y a une vérité à découvrir. Notre activité est faite d’indices qu’il nous faut l’un comme l’autre rassembler pour reconstruire une image vraie de la réalité. Au cœur de nos entreprises respectives, il y a la recherche d’un sens, d’une vérité qui, pour une raison ou pour une autre, est demeurée cachée. Une vérité qui existe derrière les apparences. Notre quête consiste à pénétrer ces apparences, et nous appelons cela la sagacité, le savoir.

« Cependant, tandis qu’il est naturel de commettre un crime, la tâche du détective, comme celle du philosophe, est contre nature et implique l’analyse critique de convictions et de présupposés divers ainsi que la remise en question de certaines suppositions et intuitions. C’est ainsi que vous, vous allez chercher à vérifier un alibi là où mon but à moi est de vérifier le bien-fondé d’une proposition. Cela revient au même ; dans un cas comme dans l’autre, nous sommes en quête de clarté. Quel que soit le nom que vous lui donniez, l’intention est la même d’imposer un ordre au royaume du Chaos. Bien entendu, il arrive que l’on n’apprécie guère d’avoir à le faire ou à le subir. C’est le genre de tâche qui engendre un sentiment d’insécurité, et la plupart des gens opposent une énorme résistance à ce que nous faisons. »

Lang but encore un peu de son excellent sherry et se laissa aller contre la têtière de son fauteuil.

« Le travail que nous exécutons a un côté souvent répétitif, parce que nous parcourons un terrain connu qui a déjà été couvert et qu’il nous faut revenir sur les conclusions stéréotypées auxquelles d’autres, sans parler de nous-mêmes, sont arrivés. Tel celui de Sisyphe, notre lot est souvent de défaire ce qui a été fait afin de cerner plus sûrement la nature du problème. Comment est-ce que je m’en sors pour l’instant ? demanda-t-il à Jake en la regardant.

— Bien, répondit celle-ci.

— En dépit des réserves de Nietzsche quant à la méthode de la dialectique, qui ne serait rien d’autre qu’un jeu rhétorique, notre recherche de la vérité, avec sa structure question-réponse, trouve ses fondements dans le dialogue socratique. S’il y a confusion, c’est parce que, pour un œil inexpérimenté, il semble que nous passions notre temps à chercher les réponses ; mais tout aussi bien, c’est la question elle-même qui nous interpelle. Notre vrai problème est d’essayer de détecter l’anomalie dans ce qui nous semble familier puis de formuler les questions réellement pertinentes.

« Dans sa forme la plus pure, notre activité est strictement intellectuelle et implique un dialogue avec le passé. Et lorsque nous essuyons un échec, c’est davantage à la suite d’une erreur d’hypothèse ou de conception dans cette démarche heuristique qui est la nôtre.

« Bien entendu, l’absence de preuve est un problème récurrent pour vous comme pour moi. C’est notre incapacité à prouver la validité de notre réflexion qui fait qu’une bonne partie de notre meilleur travail est condamnée à l’échec.

— Oui, dit Jake en souriant. Et pourtant, il me semble que j’ai un énorme avantage sur vous, professeur. Il m’arrive de manquer de preuves pour appuyer mes théories, mais en ce cas je peux toujours piéger un suspect pour le faire avouer. Et parfois, bien pire encore.

— Les philosophes aussi ont leurs trucs, dit Lang. Mais je comprends ce que vous voulez dire.

— Je vois mieux maintenant comment vous êtes arrivé à faire de Platon un détective, et pourquoi votre démarche fonctionne si bien. Malgré tout, je me demande ce qu’il aurait pensé de nous.

— Qui, Platon ? »

Jake acquiesça de la tête.

« Oh, je suis convaincu qu’il n’aurait rien à vous reprocher à vous, inspecteur principal. En tant que gardien des intérêts de l’État et au service de celui-ci, vous ressemblez d’assez près à son modèle.

— À ceci près que je suis une femme.

— L’un dans l’autre, Platon était en faveur de l’égalité des sexes, dit Lang. Que vous soyez une femme ne l’aurait donc pas gêné, je pense. En revanche, je suis persuadé qu’il aurait eu son mot à dire contre quelqu’un comme moi.

— Croyez-vous ? Et pour quelle raison ?

— Un philosophe doublé d’un romancier ? Impensable. Platon était résolument opposé à toute forme d’art. C’est bien pour cette raison qu’écrire un roman à son sujet est d’autant plus drôle. »

Lang se leva pour aller chercher la carafe de sherry. « Je vous ressers ? »

Jake tendit son verre.

« Mais voyons, inspecteur principal, je vous fais perdre votre temps. Je suis sûr que vous n’avez pas fait tout ce chemin simplement pour prendre une leçon de philosophie.

— C’est pourtant le cas, professeur. Mais ce n’est pas Platon qui m’intéresse, c’est Wittgenstein.

— Comme tout le monde ! dit-il maussade, en se rasseyant.

« Vous avez frappé à la bonne porte. Vous n’ignorez sans doute pas que Wittgenstein était membre de Trinity College. Que voulez-vous savoir à son sujet ? Que c’était un génie, mais qu’il se trompait ? Non, je suis injuste. Mais toute cette affaire est terriblement passionnante, inspecteur principal. Comme tout un chacun, j’adore les théories des journalistes à propos de prétendus complots. Vous n’allez pas me dire qu’on vient de découvrir qu’il est mort assassiné ? Que quelqu’un l’aurait expédié dans l’autre monde il y a soixante ans de cela ? Savez-vous que, d’après ce que j’ai pu lire, c’était un type tellement pointilleux qu’il en était exaspérant : la cible idéale pour un assassin.

— Non, dit Jake avec un sourire. Ce n’est pas tout à fait ça. Mais avant de vous raconter toute l’histoire, je vous demanderai le secret le plus absolu. Il y a des vies en jeu.

— Considérez que c’est chose faite, à une condition cependant. Que vous me fassiez votre récit pendant le déjeuner.

— Si vous êtes sûr que je ne vous dérange pas.

— En aucun cas. Mme Hindley en fait toujours beaucoup trop, en prévision d’un éventuel invité. »

Jake remercia le professeur, et ils passèrent à la salle à manger où la gouvernante de sir Jameson Lang leur servit un consommé de poulet, des croquettes au jambon avec des haricots blancs, et pour finir une crème de riz accompagnée de mandarines au sirop. Tout en mangeant, Jake lui raconta ce qu’elle savait et du programme Lombroso et du dénommé Wittgenstein, qui éliminait tous ses congénères NVM-négatifs. Puis, elle lui passa le CD pendant qu’ils prenaient le café.

Lang écouta la voix de l’assassin avec un air d’intense concentration. De temps à autre, il prenait des notes sur un bloc qu’il avait sorti de la poche de sa veste. Il lui arrivait aussi d’agiter lentement la tête et, horrifié peut-être, de froncer les sourcils. Quand la première face fut terminée, Jake retourna le CD. Certains des arguments développés amenèrent sur les lèvres de sir Jameson Lang un sourire caustique et silencieux, mais quand ils arrivèrent au bout de la seconde face, il opina du chef avec insistance.

« Fascinant, souffla-t-il. Absolument fascinant. Vous m’avez bien dit que le CD a été retrouvé dans la bouche de la dernière victime, Socrate ?

— C’est exact.

— En soi, cela est déjà symbolique, dit-il en plissant les lèvres. Mais le symbolisme est partout dans cette histoire. Vous n’êtes pas venue pour parler de symbolisme, je suppose ? Je présume que vos questions ont plutôt trait aux prétentions de cet individu à se dire philosophe. À aller jusqu’à croire qu’il serait Wittgenstein en personne. Je me trompe ?

— Non, reconnut Jake. La parodie du Tractatus est flagrante, j’en suis bien consciente. C’est plutôt pour le contenu que j’ai besoin de votre aide.

— Bien », dit-il en consultant ses notes. Puis il se leva et ouvrit une boîte de havanes qui se trouvait sur la desserte et dont il sortit un tube argenté. « Mais laissez-moi d’abord fumer un cigare. J’y vois plus clair quand mes poumons s’encrassent. »

Jake prit une de ses cigarettes et la piqua entre ses lèvres. Une fois le cigare débarrassé de sa fine enveloppe, Lang enflamma celle-ci en l’approchant du feu puis la présenta à Jake avant de s’en servir à son tour. Il tira quelques bouffées avec un plaisir évident tout en arpentant le parquet de chêne qui craquait sous ses pas et en jetant de temps à autre un coup d’œil sur ses notes. Il finit par se rasseoir, ôta le Churchill de sa bouche, avala une gorgée de café, puis hocha à nouveau la tête.

« Commençons par cette allusion à son frère. Wittgenstein avait plusieurs frères, dont un s’est suicidé. Cela pourrait avoir son importance.

« Et puis il y a ce lien établi entre l’aspect caché, dissimulé de l’inexprimable et l’homosexualité présumée de Wittgenstein. Il n’y a qu’un seul de ses biographes, un Américain, pour continuer à penser qu’il était un homosexuel déclaré. Qu’il l’ait été, ajouta-t-il avec un geste négligent, n’est pas impossible, tant s’en faut. Ce qui reste plus probable, c’est qu’il ait été tout simplement asexué.

« Comme vous le dites vous-même, inspecteur principal, il connaît manifestement assez bien le style et la structure du Tractatus. Je dirais même qu’il connaît très bien l’ouvrage.

« Il vous conseille de peser votre grammaire. Or, la “Grammaire philosophique” a constitué l’essentiel des travaux de Wittgenstein entre 1931 et 1934 qui ont été publiés sous ce titre après sa mort aux environs de 1975.

« Il est intéressant de constater qu’il signe “votre frère de sang”. C’est ainsi que Wittgenstein lui-même signait souvent ses lettres à ses amis ou à ses collègues. »

Lang tira encore un peu sur son cigare, puis étudia avec application le bout mouillé qu’il venait d’ôter de sa bouche.

« Vous évoquez ensuite la possibilité qu’il puisse vouloir concentrer tous ses efforts sur l’élimination de tous les NVM-négatifs qui répondent à un nom de code de philosophe. Il se pourrait que vous ayez raison à ce sujet. Wittgenstein était lui-même persuadé qu’avec le Tractatus il avait trouvé une réponse à tous les problèmes de la philosophie. Qu’il avait balayé tout ce qui le précédait. Qu’il avait par exemple réfuté l’essentiel de ce qu’avait écrit Bertrand Russell. Il est donc tout à fait symptomatique que votre assassin ait éliminé ce dernier. »

Jake tira goulûment sur sa cigarette tout en acquiesçant. L’absence de nicotine était de nature à vous priver de toute sensation gratifiante autre que celle de la fumée, mais le simple fait d’aspirer et de rejeter celle-ci l’aidait à se concentrer.

« D’après ce que vous venez d’entendre, dit-elle, pensez-vous qu’il ait pu étudier la philosophie à l’université ?

— Inspecteur principal, répondit-il avec un sourire, vous ne sauriez imaginer à quel point les gens qui prétendent faire de la philosophie peuvent être bizarres. Surtout ici, à Cambridge. Pour paraphraser Keats, ce sont des gens à vous couper les ailes d’un Ange. Donc, pour répondre à votre question, c’est tout à fait possible. Et si un jeune philosophe était à la recherche d’un modèle, Wittgenstein remplirait ce rôle à merveille. Ses travaux sont séduisants, un peu comme ceux de Nietzsche, et il continue à exercer une énorme influence sur les étudiants. La comparaison avec Nietzsche est intéressante : si le second est mort fou, il y a des traces évidentes de folie dans les écrits du premier. Vous vous souvenez sans doute de ce vieux dicton stupide à propos de la marge très étroite qui sépare le génie de la folie ? Eh bien, Wittgenstein, qui était conscient de ses immenses aptitudes, a été toute sa vie terrifié à l’idée de basculer de l’autre côté et de devenir fou. J’imagine tout à fait l’attrait qu’il serait susceptible d’exercer aussi bien sur un esprit déséquilibré que sur un logicien.

« Mais il est bon de se rappeler également que Wittgenstein a fini par considérer ses premières conclusions, celles que l’on retrouve dans le Tractatus, comme fondamentalement erronées. Vous auriez peut-être intérêt à ne pas écarter l’éventualité selon laquelle l’assassin serait plus ou moins persuadé de commettre une erreur en faisant ce qu’il fait. Il a promis qu’il vous contacterait, n’est-ce pas ? Il le fera certainement, puisqu’il semble impliquer que vous pourriez avoir avec lui une sorte de dialogue. Il faudrait saisir cette occasion pour discuter avec lui et, considérations pragmatiques mises à part, en profiter pour adopter une démarche dont la logique serait en contradiction avec la sienne. S’il est un tant soit peu subtil, il devrait réagir à ce type de défi.

— Je suppose que vous ne seriez pas prêt à m’apporter votre concours dans ce domaine également ? demanda Jake.

— Bien au contraire, j’en serais ravi, dit-il. Pour ne rien vous cacher, j’espérais que vous alliez me le proposer. L’idée de me mesurer à un meurtrier dans un dialogue philosophique ne manque pas de sel. La philosophie contemporaine en action, en quelque sorte. Mais dites-moi, inspecteur principal, avez-vous une quelconque idée de la manière dont il a l’intention d’entrer en contact avec vous ?

— Quelle qu’elle soit, répondit Jake hésitante, il y a tout à parier qu’il saura se montrer suffisamment habile pour que nous ne puissions pas remonter jusqu’à lui. Je pense, pour ma part, qu’il va tenter de nous appeler en utilisant un téléphone portable depuis une voiture volée. S’il choisit par exemple de nous contacter depuis un parking en étage du centre de Londres, il nous faudrait des mois pour arriver à le localiser.

— En ce cas, nous aurions intérêt à savoir où nous nous trouverons, vous et moi, quand il appellera. Si je dois vous être de quelque secours, il faudrait que je sois à vos côtés. Et croyez que je le regrette, mais dans l’immédiat je ne peux absolument pas m’absenter de Cambridge. Du moins pour la semaine qui vient.

— Je suppose que vous ne disposez d’aucun matériel de vidéoconférence ici. Un vidéophone, par exemple.

— Non, le budget de Trinity College n’est plus ce qu’il était. Et toute l’université est logée à la même enseigne ; c’est ce qui explique que nous puissions avoir des horreurs comme Yamaha. Trinity a déjà été obligé de vendre sa cave et ses bouteilles millésimées.

— Est-ce que vous verriez un inconvénient à ce que nous installions un vidéophone ici, professeur ? Mon équipe pourrait nous maintenir en liaison télécom permanente. De cette manière, quand le tueur appellera, vous serez en mesure de prendre part à la conversation.

— Tant que je n’ai rien de technique à faire… » Sir Jameson Lang haussa les épaules. « Contrairement à Wittgenstein, qui était assez habile de ses doigts, je n’ai aucun talent dans ce domaine.

— Vous n’auriez qu’à appuyer sur une touche.

— En ce cas, je serais très heureux de pouvoir vous aider.

— Je vais prendre immédiatement les dispositions nécessaires. Plus vite l’installation sera faite, et mieux cela vaudra. »

Le moment était venu pour Jake de prendre congé.

« Vous pouvez me laisser le CD, si vous voulez, suggéra Lang. J’aimerais le réécouter, si c’est possible. Il se peut que j’aie laissé passer quelque chose. Au fait, cela vous intéressera peut-être d’apprendre que Wittgenstein était absolument fasciné par les romans policiers purs et durs, le genre américain. Pour votre gouverne, inspecteur principal, il serait bon que vous vous rappeliez au cours de votre enquête qu’il avait une confiance extrêmement limitée dans les capacités soi-disant déductives de Sherlock Holmes. Il préférait les détectives un peu plus intuitifs. Si on part du principe que votre assassin est de la même école, il se pourrait bien qu’en dernier ressort vous ayez intérêt à vous fier à vos intuitions. En l’occurrence, puis-je me permettre de vous suggérer quelque chose pendant que vous êtes encore ici ? Vous pourriez peut-être, dit-il hésitant, vous pourriez…, pendant que vous y êtes, jeter un coup d’œil à l’appartement qu’occupait Wittgenstein.

— Excellente idée.

— Oui, je pense que cela vous intéressera. Rien à voir avec tout ceci, dit-il avec un sourire en jetant un coup d’œil autour de la pièce. Il avait des goûts très simples. Avec son titre de professeur, il aurait pu prétendre à quelque chose de beaucoup plus grandiose. Vous savez qu’il était issu d’une des plus riches familles d’Autriche et qu’il était contre tout ce qui pouvait lui rappeler la vie luxueuse et privilégiée qu’il avait connue là-bas. Il a même flirté assez brièvement avec le communisme. Je vous laisse y aller sans moi, sinon je suis capable de vous faire tout l’historique de sa vie. Je vais demander à quelqu’un de vous accompagner. »

Il se dirigea vers le téléphone et appela le portier, puis il prit congé de Jake.

Quand celle-ci retraversa la Grand-Cour, un homme en imperméable, non pas le Chinois, mais un autre, l’attendait sur les marches de la loge, prêt à lui servir de guide.

« Allons-y, mademoiselle. D’après ce que m’a dit le principal, c’est le K10 que vous voudriez voir. » Il la précéda, et ils sortirent de la Grand-Cour pour se retrouver dans la rue. « C’est dans Whewell’s Court, expliqua-t-il tandis qu’ils passaient sous une vieille poterne qui jouxtait le bureau de poste. C’était qui ce type ? Celui qui habitait là ?

— Ludwig Wittgenstein, dit-elle. Un grand philosophe de Cambridge. On vous demande souvent de visiter son ancien appartement ? questionna Jake, se demandant si le tueur avait fait un pèlerinage du même genre.

— Vous êtes bien la première, répondit-il, et ça fait plus de dix ans que je suis là. »

Ils arrivèrent au pied d’un petit escalier qui montait entre des murs ocre.

« C’est tout en haut, dit-il, en commençant l’ascension. J’en ai vu un de philosophe à la télé, une fois. Il avait pas loin de cent ans. Et quand le type qui l’interviewait lui a dit : “Vous qui avez vécu si longtemps, vous devez bien avoir un conseil à donner à l’humanité”, le philosophe, il s’est mis à rire et il a dit qu’il en avait un de conseil. Il a dit : “N’aidez jamais vos propres enfants.” Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ? “N’aidez jamais vos enfants.” Vous parlez d’un con ! Des philosophes, ça ? ajouta-t-il avec un rire méprisant. Mais ces gens-là, qu’est-ce qu’ils connaissent de la vie, la vraie, vous voulez me le dire ? »

Jake, à qui son père n’avait jamais mis que des bâtons dans les roues, admit qu’il y avait peut-être du vrai dans ce qu’il disait.

L’escalier qui montait jusqu’à l’appartement K10 les amena devant une porte noire toute simple, au-dessus de laquelle était peint le nom de l’occupant, un certain C. Von Heissmeyer. N’était-ce pas un nom autrichien ? En ce cas, il y avait peut-être quelque chose de suspect.

Le portier frappa et attendit. « Si l’étudiant est là, il faudra lui demander la permission de visiter », dit-il, tout en frappant à nouveau. N’obtenant pas de réponse, il sortit un trousseau de clés et ouvrit la porte.

L’appartement était la simplicité même, ne comprenant qu’une cuisine, un salon et une chambre. Les tons orange de la banquette et du fauteuil étaient au moins aussi agressifs que le bleu de la moquette. Le lit à une place, avec sa couverture unie violette, était soigneusement fait. La cuisine était parfaitement rangée : les trois assiettes qui séchaient sur l’égouttoir faisaient pendant aux trois disquettes sur le bureau.

Jake se dirigea vers la fenêtre à trois arches et s’assit sur le rebord du bureau. Dans la cour, en bas, trônait la sculpture en bronze verdâtre d’un homme assis. Au loin, on apercevait le bâtiment Wolfson qui, avec ses petites cornes de diable, avait l’air incongru. L’œil de Jake s’arrêta sur la liste des livres au programme scotchée sur la vitre, puis sur la pile de Penguin Classics qui en reflétaient le contenu.

Pourquoi fallait-il que quelque chose d’aussi banal, d’aussi innocent qu’une pile de Penguin Classics éveille ses soupçons ? Bizarre ! C’était vraiment trop absurde, se dit-elle. Cela tournait à l’obsession. Mais si ridicule que ce soit, Jake se surprit à étudier de près le titre des livres et le nom des auteurs : La Pierre de lune de Wilkie Collins ; Les Versets sataniques de Salman Rushdie ; Le Tour d’écrou de Henry James ; Crainte et Tremblement de Søren Kierkegaard et Les Derniers Jours de Socrate de Platon. Pure coïncidence. Pure coïncidence aussi, ces ouvrages de Wittgenstein alignés sur le marbre de la cheminée et cette photographie du philosophe accrochée juste au-dessus. Quant aux jeunes gens qui affichaient sur le mur de leur chambre un poster de Humphrey Bogart, revolver au poing, ils étaient sans doute légion : celui-ci était tiré du film de Howard Hawks, Le Grand Sommeil. « Sur l’écran de la violence, le thriller le plus dur de tous les temps », disait la légende en haut de l’affiche. « Le couple infernal Bogey-Bacall plongé dans un suspense démoniaque affronte l’univers froid du crime. »

Le professeur Lang avait abordé ce sujet. N’avait-il pas fait allusion à l’intérêt que portait Wittgenstein au polar américain ?

Mais quoi de plus normal pour un étudiant occupant l’appartement où avait vécu Wittgenstein que de s’intéresser à lui ? Et comme lui, comme n’importe quel autre jeune homme, de s’intéresser au polar pur et dur ?

De la même manière, quoi de plus normal, vu les circonstances, qu’elle-même s’intéresse à quelqu’un qui puisse avoir quelque affinité spirituelle avec Wittgenstein ?

Sir Jameson Lang avait tout de même négligé une différence substantielle entre le philosophe et le détective. Pour le détective, il y a toujours quelque chose derrière l’objet qui prétend n’être rien d’autre que ce qu’il est. Un mégot de cigarette n’est jamais uniquement un mégot : il peut aussi parfois devenir un signe, un indice, la pièce d’un puzzle qui attend d’être reliée à une autre. Cet aspect spécifique de son travail s’apparentait davantage à la sémiologie qu’à la philosophie.

Faire le lien. Pour accéder à la connaissance, il suffisait de savoir lier les choses entre elles. À l’instar de l’analyste, il fallait lier le passé au présent pour parvenir à la catharsis finale.

Bien sûr, il y avait des moments où les liens lui échappaient, où elle ne liait que du rien avec du rien, où un élément refusait de se laisser appréhender.

Alors il ne restait plus qu’à essayer de faire coller les choses. Faire coller les choses. Aucun détective n’aimait l’expression.

Elle avait des relents de corruption, de malversation, suggérait que certains liens étaient gommés au profit d’autres indûment privilégiés. Elle évoquait une action trop délibérée, trop préméditée.

Mais la vie était dure, et Jake se surprit à relever le nom de l’étudiant, au cas où…

Une Enquête Philosophique
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