Ma tête me fait mal. Vraiment mal.
Mais y a-t-il là de quoi s’étonner ? Y a-t-il vraiment là de quoi s’étonner quand on sait qu’il y a plus de 30 000 variétés de protéines qui se baladent là-dedans ? Quand on songe qu’un seul gramme de tissu cérébral consomme plus d’énergie pour vous permettre de rester conscient que n’en consomme un gramme de muscle pour soulever une barre d’haltérophile ? Quand on songe que notre cerveau brûle à lui seul environ un quart de notre ration quotidienne de calories ?
Mais avant que vous autres, les fanas de calories, ne vous précipitiez, tout excités, sur vos manuels de philosophie, laissez-moi vous dire qu’astreindre votre cerveau par exemple à comprendre quelque chose comme la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty n’exige pas plus de calories que d’avoir le cafard ou de se curer le nez. Manque de chance pour les gros, nous utilisons la plupart de nos calories simplement à faire tourner le moteur. Autrement, G. E. Moore aurait bien pu se retrouver, sans l’avoir voulu, à l’origine du premier régime cambridgien jamais inventé.
Même ainsi, il me semble que mes petites méninges ont dû faire pas mal d’heures supplémentaires ces temps derniers. La réflexion soutenue que m’impose le problème du meurtre depuis des mois a dû consommer ce petit plus d’énergie. D’où ces migraines épouvantables.
L’ennui, c’est que les cellules du cerveau ont un côté très sociable. Elles tiennent absolument à causer à leurs voisines – jusqu’à 100 000 à la fois à toute heure du jour et de la nuit. Et avec tout le tohu-bohu mental qui constitue le corollaire inévitable du meurtre de masse, la fusillade électrique crépitant dans la noix de coco qui me tient lieu de centre de décision doit ressembler à quelque chose comme le ciel d’El Alamein.
Si seulement le cerveau n’était pas le petit salopard efficace qu’il est : 2 % du poids du corps, en tout et pour tout. Autrement dit, pour ce qui me concerne, environ 1,7 kilogramme. Il tient coûte que coûte à sauvegarder des centaines de pensées – y compris celles qu’on espérait bien avoir oubliées – en les stockant dans toutes sortes de coins neuroniques et de recoins crâniens. Un peu à la manière de ces gens prudents qui ont peur de se faire voler et qui, avant de partir à l’étranger, répartissent leur argent un peu partout dans leurs bagages et sur leur personne. C’est aussi ce qui explique que, quand une partie du cerveau est esquintée, celle par exemple dont la tâche est d’identifier les couleurs, il y en a toujours une autre pour prendre le relais et se débrouiller tout aussi bien.
J’ai beau faire, les cellules les plus meurtrières de mon cerveau adorent bavarder avec les autres et les empoisonner avec leurs tableaux logiques des faits, histoire de les circonvenir et de les gagner à leur cause.
Ce qui n’est pas sans me causer quelque inconfort. À commencer par l’insomnie, qui est bien le pire de mes tourments. Il m’arrive de passer le plus clair de la nuit éveillé à regarder s’activer mon cerveau. Ce n’est pas très compliqué de savoir quand il se produit quelque chose. Tout ce qui est pensée devient alors image, et l’âme devient corps. De fait, la pensée se manifeste sous la forme de petits points névralgiques qui ont la couleur du sang. Or récemment, le taux de cette couleur-là est monté très au-dessus de la normale, et, l’autre nuit, l’intérieur de mon dôme ressemblait à une de ces coulées de lave que crache l’Etna de temps à autre et qui vous engloutissent deux ou trois villages sur leur passage.
Le principal sujet de conversation de mes neurones semble être de savoir si je dois franchir une étape supplémentaire en cessant de tuer mes frères pour m’attaquer à la race humaine en général. Un peu comme s’il s’agissait d’agrandir une entreprise. Voilà une option bien lamentable, et qui n’est pas sans me causer quelque souci. J’avais espéré pouvoir contrôler les choses encore un peu, mais dans la mesure où il me manque un NVM… j’ai bien peur de ne pas pouvoir faire face. À long terme, il se pourrait bien que j’en sois réduit à déposer mon bilan, ni plus ni moins.