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Jake prit place à la table entre Gilmour et l’homme qu’elle avait remplacé à la direction de l’enquête et qui, en tant que chef de la Brigade criminelle, était en principe son patron : le commissaire Keith Challis. C’est avec une gravité et une assurance froides et détachées qu’ils firent face à la salle remplie de journalistes armés de caméras, de perches et de lecteurs-enregistreurs. En écoutant Gilmour ouvrir la conférence de presse, Jake se souvint des derniers mots qu’il lui avait adressés au moment de quitter le bureau qu’il occupait au quinzième étage de New Scotland Yard pour descendre retrouver les journalistes.

« J’espère que vous savez ce que vous faites, avait-il dit d’un ton bourru. Si ça nous pète dans les doigts, c’est votre tête, pas la mienne, que la ministre réclamera. J’ai la nette impression qu’elle est en train de vous donner la corde pour vous pendre.

— Probablement, mais je ne suis pas prête à me laisser passer le nœud autour du cou », avait répliqué Jake.

Les présentations faites, Jake, en tant que responsable de l’enquête, se chargea de la déclaration officielle. Grâce à un certain nombre de séminaires sur les relations publiques, elle maîtrisait bien les techniques de communication. Sachant le rôle que pouvait jouer, dans le succès de la conférence, son apparence physique, elle s’était habillée ce matin-là avec un soin tout particulier et avait porté son choix sur un ensemble turquoise en laine bouclée. Elle savait que les journalistes auraient plus de mal à prendre pour cible quelqu’un ne répondant pas à l’image standard de l’autorité policière en costume de flanelle grise. En matière d’enquête criminelle, elle n’en était pas à son coup d’essai avec la presse, mais elle fit comme si de rien n’était. Inutile de courir le risque de donner l’impression qu’elle traitait l’affaire à la légère. Elle parla avec clarté et circonspection, regardant tour à tour, à l’instar d’un garde du corps présidentiel, des deux côtés de la salle, comme si elle s’attendait à ce que l’un des journalistes lui expédie quelque chose de plus lourd qu’une question chargée de sens. Mieux valait prévoir l’imprévisible.

« La police est prête à traiter les divers homicides apparemment fortuits de ces derniers mois comme étant l’œuvre d’un seul individu. Certaines caractéristiques spécifiques du modus operandi de l’assassin nous ont amenés à cette conclusion. Pour des raisons de sécurité opérationnelle, il nous est impossible de fournir les détails de ce modus operandi. Nous sommes cependant en mesure de confirmer que toutes les victimes ont été abattues de plusieurs balles dans la tête, tirées presque à bout portant.

« Il est inutile que je vous précise que, comme souvent dans ce genre de crime sans mobile apparent, nous disposons de très peu d’éléments quant à l’identité du meurtrier. À ce stade de l’enquête, où des centaines, peut-être des milliers d’éventualités restent encore à vérifier, le travail de recherche est comparable à la proverbiale chasse à l’aiguille dans la botte de foin. En conséquence, une équipe d’experts a été constituée, que je préside personnellement et qui a pour mission d’étudier tous ces meurtres à l’aide des ressources du Bureau de renseignements de l’Europolice criminelle, et, en particulier, de son système informatique. Pour ceux d’entre vous qui ne connaîtraient pas ce système, le service informatique de l’Europolice criminelle accomplit la tâche d’un agent de renseignements, en remplaçant l’intelligence humaine par des programmes informatiques préétablis. Nous espérons qu’une telle démarche nous fournira la capacité analytique nécessaire pour déterminer l’existence, faute d’un terme plus approprié, d’un centre de gravité commun à tous ces meurtres. »

Jake fit signe à deux policiers en uniforme de distribuer les portraits-robots assistés par ordinateur que l’informaticien spécialisé avait mis au point avec l’aide de Tony Chen. Elle avait admis l’éventualité que l’inconscient de celui-ci ait pu mentir, mais, sans le portrait, elle n’avait guère de motif valable pour convoquer une conférence de presse.

« Grâce à la description du meurtrier que nous a faite, avant sa mort, sa dernière victime en date, Oliver Mayhew, nous sommes aujourd’hui en mesure de proposer un portrait de l’assassin. Il s’agirait d’un homme entre trente-cinq et quarante ans : mince, taille moyenne, cheveux châtains ondulés, yeux bleus, visage anguleux. Il a été vu pour la dernière fois portant une veste en tweed marron, un polo blanc et des chaussures de marche ; il avait également un imperméable beige sur le bras.

« Nous avons affaire à un individu extrêmement intelligent et dénué de scrupules, peut-être à un psychotique, qui tue sans discrimination ni retenue. Il semblerait cependant que seuls les hommes soient en danger. C’est pourquoi je demande à la population, et tout spécialement aux hommes, de faire preuve de la plus grande vigilance s’ils sont appelés à rentrer seuls chez eux tard dans la soirée. »

Voilà qui devrait lui en foutre un coup, se dit Jake. Elle haussa le ton pour couvrir le bruit des voix qui s’était enflé au moment de la distribution du portrait-robot.

« Je profite de l’occasion pour étouffer dans l’œuf la rumeur qui voudrait que les victimes aient été sélectionnées par le meurtrier en fonction de leur casier judiciaire ou de leurs penchants sexuels. Ou bien encore que l’une d’entre elles ait été tuée à la suite d’une agression, d’une tentative de vol ou d’avances qu’elle aurait repoussées. Il n’existe pas la moindre preuve permettant d’affirmer que le meurtrier est une sorte d’apôtre de l’autodéfense de style hollywoodien ou que ces meurtres ont quelque chose à voir avec la pègre. Je ne saurais assez répéter que les malheureuses victimes étaient toutes, je dis bien toutes sans exception, des innocents vaquant paisiblement à leurs occupations quand le meurtrier a frappé. Aucun d’entre eux n’avait de raisons de penser qu’il avait été délibérément choisi par le tueur. Qui plus est, je suis convaincue qu’aucun d’entre eux ne connaissait ou n’avait rencontré l’assassin auparavant.

« J’aimerais également couper court au bruit selon lequel le meurtrier aurait déjà pris contact avec la police. Ceci est faux. Il n’y a eu jusqu’ici aucune communication d’aucune sorte. Mais si quelqu’un pense avoir des renseignements susceptibles de faire avancer l’enquête, je ne saurais trop l’encourager à se faire connaître en se mettant immédiatement en rapport avec nous.

« Enfin, j’aimerais m’adresser au meurtrier. Qui que vous soyez, je vous conjure de vous rendre. Je vous donne ma parole que vous serez convenablement traité et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous receviez les soins médicaux nécessaires. J’aimerais qu’il soit bien précisé dans le rapport que ma préoccupation essentielle en l’occurrence est d’éviter de nouvelles victimes. »

Jake s’arrêta un moment et parcourut la salle des yeux.

« Des questions ? »

Une dizaine de mains se levèrent, et Jake désigna une interlocutrice qu’elle croyait vaguement reconnaître.

« Carol Clapham, ITN. Inspecteur principal, êtes-vous convaincue que le vol ne peut pas être le mobile de ces meurtres ?

— Absolument. Aucun de ces hommes n’a été volé. Autant que je me souvienne, on a même retrouvé sur l’un d’eux un portefeuille contenant plus de cent dollars. Question suivante, dit-elle, désignant du doigt un homme assis au premier rang.

— James McKay, l’Evening Standard. Vous avez parlé de centaines, peut-être même de milliers de pistes à vérifier. Pourriez-vous nous en citer une au hasard ?

— Certainement pas. Au suivant, dit-elle à nouveau.

— L’une des victimes a-t-elle subi des sévices corporels ? demanda un troisième journaliste.

— Je n’ai rien à dire à ce sujet, rétorqua Jake qui n’avait nullement envie de tenter le diable en donnant des idées à des meurtriers potentiels. Suivant.

— Pensez-vous que l’assassin s’apprête à frapper de nouveau ?

— C’est plus que probable. »

Elle désigna du doigt un cinquième, puis un sixième interlocuteur. Puis vint la question dont elle était certaine qu’elle finirait tôt ou tard par être posée.

« John Joyce, le Guardian. Inspecteur principal Jakowicz, êtes-vous prête à accréditer la rumeur selon laquelle ces meurtres auraient quelque chose à voir avec le programme Lombroso, actuellement mené par l’Institut de recherches sur le cerveau avec l’accord du gouvernement ? »

Avant que Jake ait eu le temps d’ouvrir la bouche, le commissaire Challis avait déjà pris la parole.

« Je pense pouvoir répondre à cette question », dit-il avec un regard dans la direction de Jake pour s’assurer qu’elle ne lui en voulait pas de l’avoir ainsi interrompue. Mais celle-ci savait que c’était uniquement pour sauver les apparences : Challis se moquait éperdument que sa subordonnée lui en veuille ou pas.

« Comme vous l’a laissé entendre l’inspecteur principal, on ne compte plus les bruits qui courent sur ces meurtres, que l’on relie à tout et n’importe quoi, depuis la défaite de l’Angleterre à la Coupe du monde jusqu’à des changements météorologiques affectant l’univers tout entier. Disons qu’à ce stade de l’enquête, ajouta-t-il avec un sourire sinistre, nous n’éliminons aucune hypothèse, aussi improbable qu’elle puisse paraître. »

Sur ces mots, Gilmour se leva pour signifier que la conférence de presse était terminée. Les questions fusèrent, mais, imperturbable, le trio quitta la salle en les ignorant. Quand ils se retrouvèrent dans le couloir, derrière la salle de conférences, Gilmour poussa un soupir de soulagement.

« Vous avez remarquablement paré l’attaque, Keith, dit-il.

— Merci, monsieur, répondit Challis. Il a bel et bien essayé de me coincer, hein ? Ces salauds du Guardian, on ne peut pas leur faire confiance. Ils ne sont pas francs du collier.

— Il est grand temps que je parle d’eux au bureau de la presse, dit Gilmour l’air sévère. Ils ont besoin d’une bonne leçon. Plus de communiqués pour eux à l’avenir. En quarantaine, tant qu’ils n’auront pas appris à filer doux, comme les autres.

— Bah, n’exagérons rien, dit Jake. On peut difficilement leur en vouloir de tenter le coup. »

Gilmour regarda Jake bien en face et, sans relever sa remarque, la complimenta sur sa prestation.

« Bien joué, jeune fille », dit-il, adoptant le ton condescendant d’un vieil oncle indulgent.

Jake se força à sourire, tout en serrant les dents.

« J’espère que vous savez ce que vous faites. Si ça nous pète dans les doigts… » Pour une fois, il ne termina pas sa prophétie et se contenta de se pincer le nez, ajoutant : « Espérons que ce salaud de Wittgenstone regarde la télévision. »

 

Il était quasiment impensable que ce ne soit pas le cas, se disait Jake au volant de sa voiture. Les Britanniques idolâtraient la télévision. Pour être tout à fait honnête, elle-même n’avait souvent pas le courage, quand elle rentrait chez elle, de faire autre chose que de se laisser envoûter par cet œil toujours fixe. C’était précisément pour cette raison que Jake avait mis son appareil dans un endroit peu commun. Au lieu de l’installer dans un angle de la pièce d’où il aurait pu, à l’instar d’une caméra de surveillance, la commander tout entière, elle l’avait placé de manière à signifier que l’occupant de l’appartement ne le regardait que rarement. Juché tout en haut d’une bibliothèque, à angle droit par rapport au mur le moins long, il obligeait l’éventuel spectateur à rester debout. Non pas que Jake eût une aversion particulière pour les reportages sur les guerres lointaines, les films de gangsters ou même les spots publicitaires qui tous les quarts d’heure venaient interrompre les émissions pendant deux minutes. Même quand elle savait qu’il n’y avait rien d’intéressant au programme, la télévision n’en exerçait pas moins sur elle une étrange fascination. Elle cherchait simplement à augmenter l’inconfort de la position à adopter pour la regarder, ne serait-ce que pour s’obliger à faire autre chose, à lire par exemple.

Dans ce domaine aussi, les exigences de son travail avaient des effets pernicieux : plus elle gravissait les échelons, et plus elle était retenue au Yard tard le soir, au détriment du semblant de vie privée qu’elle aurait pu avoir, et plus elle trouvait insurmontable l’effort à fournir pour lire autre chose que des bêtises. Quand elle contemplait les rayons qu’elle n’époussetait que rarement, elle avait parfois du mal à croire qu’ils étaient bien ceux d’un ancien boursier de Cambridge.

La plupart de ses livres avaient des couvertures vulgaires et relataient d’invraisemblables histoires de meurtres, d’un intérêt limité, avec des enquêtes menées soit par des femmes toujours prêtes à plaisanter, soit par des inspecteurs grands buveurs de bière, dont la vie n’était qu’une suite de passe-temps excentriques, de badinages romantiques, d’aventures à l’étranger, de rencontres avec des méchants aux manières onctueuses, d’observations brillantes et de happy ends édifiants. Vies qui semblaient à Jake bien plus riches et plus colorées que la sienne. Sa seule consolation, c’était que toutes ces histoires étaient écrites par des gens qui n’avaient manifestement pas la moindre idée de ce que pouvait être la banalité terne, irréfléchie et brutale d’un vrai crime. Impression renforcée par les photos des auteurs sur la quatrième de couverture : jeunes mères au visage rose et frais, intellectuels vachards à lunettes, commerciaux fringants dans leurs beaux costumes, universitaires desséchés, vieilles tantes célibataires et dyspepsiques, psychotiques inclassables dont le regard dur et sombre d’Étrangleur de Boston rappelait à Jake celui de son père.

De temps à autre, l’idée qu’ils se faisaient d’un crime particulièrement horrible la faisait hurler de rire. Le plus souvent, elle n’avait qu’une envie : mettre la main sur un de ces écrivaillons, l’emmener au labo pour lui faire voir dans toute son horreur et sa gratuité un crime vraiment monstrueux.

Une Enquête Philosophique
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