Il va de soi que j’ai envisagé une telle éventualité : celle de ma folie, j’entends. Difficile de faire autrement quand on a déjà neuf meurtres à son actif. Il y a des gens qui vous diront que tuer un certain nombre de personnes de sang-froid prouve que l’on est anormal. Pareil argument n’est, bien entendu, pas recevable. En tout cas pas de nos jours.

La Dame Flic a dit à la télé que j’étais peut-être psychotique. Primo, la psychiatrie moderne a abandonné depuis déjà quelque temps tout distinguo entre névrose et psychose, et des termes aussi datés ne font plus partie de la terminologie officielle couramment utilisée par la profession ; secundo, je ne crois pas qu’on puisse en toute honnêteté me prendre pour un psychotique, au sens où mes pensées et mes besoins ne seraient plus en accord avec les exigences de la réalité. Hormis le fait que la seule réalité dont on puisse être certain, c’est le Moi, j’aimerais souligner que, bien au contraire, mes pensées et mes actes ont une fâcheuse tendance à prendre un peu trop en compte la réalité.

Vous en voulez un de psychotique, un vrai ? Qu’à cela ne tienne. Le héros grec, Ajax, en train de massacrer un troupeau de moutons qu’il prend pour des Troyens, ses ennemis, en voilà un de foutu psychotique. Le problème, c’est que la majeure partie de ce jargon n’a pas grand sens. La schizophrénie, les gens en ont plein la bouche, pour finalement pas grand-chose. Les Yoruba, une tribu d’Afrique occidentale, ont un bien meilleur mot pour ce que les psys chez nous appellent la schizophrénie. Ils disent que quelqu’un est « était ». Voilà qui, à mon sens, pourrait donner lieu à une transposition intéressante d’une langue à l’autre. Dire de quelqu’un qu’« il est était » implique bien que ce quelqu’un n’« est » plus et ne fonctionne plus dans le moment présent. Peut-on rêver mieux pour désigner une double personnalité ?

La déclaration de la Dame Flic m’a bien fait rire. « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous receviez les soins médicaux nécessaires. » C’est gentil de sa part. En fait, ce qu’elle voulait dire, c’est que, au cas où je me rendrais, elle ferait le maximum pour que le diagnostic rendu soit : « inapte à plaider pour cause de démence », diagnostic prévu par le code McNaghten du droit britannique, dans le cadre de la définition légale, mais, disons-le, parfaitement fallacieuse de la démence. Ce qui revient à dire que je ne pourrais pas alors être jugé, et, plus important encore, que je ne pourrais pas être condamné au coma punitif – mais bien plus vraisemblablement au coma irréversible. Sacrée inspecteur principal, elle pense vraiment à tout. Pas très motivant d’aller se rendre quand on sait que tout ce qui vous attend, c’est une seringue hypodermique.

Et toutes ces sornettes à propos de contacts que j’aurais pris avec la police ! J’ai gardé dans mon Cahier bleu toutes les coupures de presse qui parlent de mon travail : il n’y en a pas une qui fasse allusion à une pareille éventualité. Plutôt bien vu de sa part. Cette remarque ne constituait en fait que la grammaire de surface de son discours. Si l’on creuse un tant soit peu pour mettre au jour la grammaire des profondeurs, on se retrouve avec : « Qu’est-ce que vous attendez pour entrer en contact avec moi ? »

Dans le même temps, elle garde quelque chose en réserve pour le cas où je serais du genre timide. Elle me dit « va te faire foutre » et m’envoie une gifle en pleine figure. Elle raconte à qui veut l’entendre qu’on aurait donné le Bon Dieu sans confession à toutes mes victimes : rien que des innocents, d’après elle, en train de vaquer tranquillement à leurs occupations. Pas un mot sur leur NVM-négativité. (Et la manière dont ce commissaire principal s’est sorti de cette question tordue – ils ne tiennent pas plus que moi à ce que le programme Lombroso soit associé à mes exécutions. Leur embarras marquerait la fin de ma mission. Ou la rendrait pour le moins sacrément compliquée. Pas un de mes illustres frères qui ne s’attendrait alors à me voir débarquer.) Voilà qui est censé me mettre dans tous mes états et m’amener à entrer en contact avec la Dame Flic au cas où la première tactique échouerait.

Le morceau qui m’a bien plu, c’est la description qu’elle a donnée de moi et ce portrait-robot. Là, je me demande comment elle s’y est prise. De deux choses l’une : ou bien Bertrand Russell a finalement réussi à aligner trois mots avant de mourir (il n’empêche que je le vois mal en train de travailler avec un spécialiste), ou bien ce Chinetoque de conseiller de l’IRC s’est souvenu de moi d’une manière ou d’une autre. Peu importe, le portrait n’est pas des plus ressemblants. Ces trucs-là ne le sont jamais d’ailleurs. Quand on les voit, on se dit que quelqu’un qui se baladerait dans les rues avec une tête pareille se serait déjà fait arrêter une demi-douzaine de fois. Mais, dans l’ensemble, ce n’est quand même pas si mal. Le Chinetoque doit avoir une bonne mémoire. À moins qu’on ne lui ait injecté Dieu sait quoi pour qu’il se souvienne de moi.

Quoi qu’il en soit, il est clair que la Dame Flic me lance un défi. Comment relève-t-on un défi ? Faut-il se conformer à une certaine étiquette ou à certaines conventions ? Peu importe. Il est plus qu’évident que c’est là ce qu’elle veut me voir faire dans les jours qui viennent : relever le défi ou pas. Il va donc manifestement me falloir commettre un autre crime en accord avec de nouvelles règles qui relèvent de la grammaire du mot « jeu ».

Un jeu avec la Dame Flic, voilà une idée séduisante. Dans le temps, mon jeu préféré, c’était le Monopoly, mais ce n’est plus ce que c’était. Jusqu’au carton qui est moitié moins épais qu’avant. Grâce aux promoteurs, Old Kent Road n’existe même plus. Oxford Street est devenu le centre commercial de New Oxford Street. Fleet Street n’est plus qu’un terrain vague. Les maisons vertes et les hôtels rouges dont le bois massif avait quelque chose de rassurant sont maintenant en plastique creux, et il n’y en a pas moitié autant que par le passé. Les cartes « Chance » et « Caisse de communauté » ont quelque chose de totalement désuet. Parking gratuit. En plein Londres ? Elle est bien bonne. Frais de scolarité : 150 dollars. Avec ça, aujourd’hui, vous auriez à peine de quoi vous offrir quelques bouquins. Vous gagnez un concours de beauté, alors que ces trucs-là sont interdits depuis des années. Visite chez le médecin : 50 dollars. Pour avoir quoi ? Un tube d’aspirine ? Et puis, on ne sort plus de prison gratuitement : il faut payer pour séjourner dans une prison correcte et payer pour en sortir. Quant aux loyers…

Décidément, les choses ont bien changé depuis que j’étais petit.

Mais, j’y pense, vous ne savez rien de mon enfance, si ? Eh bien, je vais vous décrire ma première pensée.

Ma première pensée (qui se trouvera peut-être bien, après tout, être aussi la dernière) a été de crier, aidé en cela, sans aucun doute, par la main de mon libérateur et, ce faisant, de respirer ma première bouffée d’un monde étranger et nouveau. Nous ne pouvons bien entendu parler de ce qui s’est passé avant, et il est encore trop tôt pour savoir ce qui se passera après. Mais on peut raisonnablement penser que c’est à peu près comme ça que se sont passées les choses dans mon cerveau de NVM-négatif.

Depuis le moment où j’ai été arraché, tête la première, à l’éternité et tenu par les chevilles dans la lumière froide du temporel, j’ai passé un temps considérable à essayer de penser à l’impensable. Or, c’est en envisageant l’état de non-existence qui est le nôtre avant la naissance et après la mort que l’on s’en approche le plus. Croyez-moi, la façon la plus simple de s’assouplir l’esprit, c’est d’essayer d’exprimer l’inexprimable.

On pourrait sans doute me rétorquer que mes motivations, si tant est que j’en aie jamais eu en l’occurrence, étaient en partie blasphématoires, puisque je m’étais mis dans la position de celui qui aurait à proférer le dissyllabe sacrilège : J(A)HV(E)H. Je suis bien obligé d’admettre cela, étant donné que ce qui est pensable est également possible, au sens où nous ne saurions rien penser d’illogique parce que alors il nous faudrait penser illogiquement.

Il y en a, sans aucun doute, qui ne seraient pas d’accord, mais la réalité – ou ce qui en tient lieu dans notre pauvre monde – veut qu’il soit aussi difficile de penser à quelque chose de contraire à la logique que de déterminer le rapport exact existant entre le diamètre et la circonférence d’un cercle, et par suite de construire un cercle de surface égale à celle d’un carré donné. (L’enfance de l’art, me direz-vous, mais j’ai essayé, et je peux vous garantir que ce n’est pas faisable.)

On considère généralement que la Solution finale telle qu’elle fut imaginée par les nazis pour régler le problème juif tient de l’inexprimable. Ce n’est tout simplement pas le cas, et affirmer que le langage est impuissant à décrire l’Holocauste, c’est en donner une fausse image, prétendre qu’il n’est pas de ce monde. C’est suggérer qu’on a affaire à une énigme, que les origines de celle-ci se situent hors du temps et de l’espace, et qu’en dernier ressort l’homme n’en est pas responsable. (Les tenants de cette position sont ceux qui voudraient faire croire que tout comprendre, c’est tout pardonner.) C’est pourtant le fait même que l’Holocauste est bel et bien de ce monde, que par suite il peut être représenté par le langage et ne relève donc pas de l’inexprimable, qui le rend aussi terrible. (Car c’est de la civilisation responsable de ce crime que sont issus les Mozart, les Beethoven et les Goethe. C’est de la même manière que les Romains jetaient les chrétiens aux lions, tout en donnant à la postérité des Horace et des Pline. Les grands crimes sont le corollaire inévitable des grandes civilisations.)

Ce qui peut être dit ne connaît pas d’autre limite que celle qui sépare le sens du non-sens. (C’est grâce à elle que l’on se rend compte que l’Holocauste fait tout à fait sens, même si on le condamne.) On n’en persiste pas moins à croire que ce qui peut être compris peut néanmoins relever de l’inexprimable : que le sens du monde peut se trouver dans le monde.

Mais s’il existe une valeur qui ait de la valeur, il faut qu’elle soit hors de tout événement. La vérité, c’est que toutes les propositions sont d’égale valeur. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir de propositions éthiques. L’éthique est transcendantale et ne se peut exprimer. En bref, l’éthique est impossible.

S’il n’en était pas ainsi, pourquoi chercherait-on à aller à son encontre ? Si l’existence d’une quelconque proposition morale interdisant le crime était possible, je ne la nierais pas. Mais on ne peut parler de la volonté en tant que sujet de l’éthique. En conséquence, je tue parce qu’il n’y a pas de raison logique pour que je ne le fasse pas.

La vérité des pensées communiquées ici me paraît intangible et définitive. J’estime donc avoir résolu définitivement les problèmes, pour ce qui est de l’essentiel. Die Endlösung.

… Mais voilà que je me suis amusé à tuer le temps au lieu d’aller tuer le nom de la prochaine victime sur ma liste. Et quel nom ! Celui d’un des pères fondateurs de toute la pensée occidentale : Socrate.

Une Enquête Philosophique
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