Hope : Pulsion morbide
— Non.
La voix était à peine plus forte qu’un murmure. Jaz chancela sur la rambarde. Je n’aurais eu qu’à tendre le bras pour le pousser dans le vide. Il bascula en arrière et retomba maladroitement sur ses pieds.
— Non.
Il s’écroula, cramponné à la rampe, répétant le nom de Sonny à chaque souffle. Son chagrin me submergea, avec une telle violence qu’il l’emportait sur la mort et me clouait sur place, incapable de bouger, comme si l’on m’avait lancé un sort d’entrave.
J’avisai l’arme qui gisait aux pieds de Jaz. Puis je reportai le regard sur le parking.
— Je ne te le conseille pas, grogna-t-il d’une voix rauque.
Il resta là, le visage collé aux barreaux, contemplant le cadavre de son frère en contrebas.
Je reculai d’un pas.
— Ils arrivent. (Il se frotta les joues, essuyant les larmes.) Ne me laisse pas ici. (Il ramassa le revolver en le tenant par le barillet et me le tendit.) Achève-moi, Hope.
— Tu… Tu veux que…
— J’ai tué Paige. Ainsi que Guy et Bianca. Participé au meurtre de Rodriguez, Max et Tony. Ne me dis pas que tu n’en as pas envie.
Je fixai le pistolet.
— Et si la vengeance n’est pas un motif suffisant… (Il croisa mon regard.) La compassion le sera peut-être. Je veux rejoindre Sonny. Ne laisse pas la Cabale m’emmener. Je t’en supplie.
Je pris le revolver. Serrai les doigts sur la crosse.
— Dans la bouche. Ou la nuque. C’est le plus rapide. (Il esquissa un sourire las.) Ce n’est peut-être pas le plus chaotique, mais si tu peux en tirer du plaisir… (Il leva les yeux vers les miens.) Prends le maximum, Hope. C’est mon cadeau d’adieu.
Il voulait mourir ; raison de plus pour refuser. J’avais envie de le punir. De le livrer à la Cabale. Qu’il soit jugé et exécuté. Sauf qu’en cet instant, les yeux rivés sur son visage, je le voyais toujours comme avant et je ressentais encore quelque chose. Ce n’était peut-être que de la pitié, mais c’était suffisant.
Il ouvrit la bouche. J’enfonçai le revolver.
— Éloignez-vous de lui !
Je sursautai à tel point que le canon s’écrasa contre le palais de Jaz. Deux hommes en tenue de commando s’approchèrent à ma gauche, deux autres à ma droite. Tous avec leur arme braquée sur moi.
— Vous avez cinq secondes pour reculer ! aboya l’un d’eux.
Les yeux de Jaz s’emplirent de terreur, me suppliant d’appuyer sur la détente. Le chaos tourbillonnait autour de moi, et l’espace d’une seconde, je fus prise de vertige. Puis, je pliai le doigt.
— Une seconde !
Une silhouette noire s’intercala violemment entre les hommes sur ma gauche, les projetant sur le côté comme deux quilles de bowling. Je vis le visage de Karl. Vis sa terreur, la sentis, avec autant de force que celle de Jaz. Il me plaqua au sol. Je m’effondrai sous son poids. Entendis un coup de feu. L’entendis grogner de douleur.
Le commando d’élite se précipita vers nous avant de nous enjamber pour se ruer sur Jaz. Lorsque ma tête cessa de tourner, je me rendis compte que j’étais toujours à terre, Karl étendu sur moi, immobile.
Je me rappelai la détonation. Sentis son poids qui me clouait au sol, puis un gémissement remonter le long de ma gorge.
— Ne bouge pas. (Il agrippa mon épaule, la bouche collée à mon oreille.) Attends.
Je relâchai la respiration que j’avais retenue et me retrouvai écrasée contre le bitume, les poumons comprimés par son poids, cherchant mon souffle…
— Attends, ajouta-t-il.
Il se souleva, me laissant enfin respirer. Puis il s’écarta de moi, observant le commando par-dessus mon épaule, comme s’il s’attendait à ce qu’ils braquent leurs armes vers nous au moindre mouvement brusque. Mais ils avaient déjà maîtrisé Jaz. Menotté, bâillonné, il se débattait comme un beau diable, les yeux lançant des éclairs. Lorsqu’il me vit, il se figea.
Nos regards se croisèrent.
Il secoua la tête si fort que le bâillon glissa. Puis il braqua les yeux sur Karl pour attirer son attention, et lorsqu’il fut sûr de l’avoir, il se tourna vers moi.
— Je reviendrai te chercher, articula-t-il.
Dans un grondement féroce, Karl se leva. Deux agents levèrent leur arme. Je le forçai à reculer.
— C’est ce qu’il voulait, dis-je. Il voulait que tu le tues.
Je sentis le chaos s’élever en tourbillonnant lorsqu’ils emmenèrent Jaz. Ce n’était pas de la jalousie, mais de la peur.
Ils ne pourront pas le garder, songeait Karl. Il s’échappera. Il viendra la chercher. Elle ne sera jamais…
Il s’interrompit brusquement. Glissant un bras autour de mes épaules, il m’attira sur ses genoux et l’on resta assis à les regarder partir.
— Pourquoi ne m’ont-ils pas laissé le tuer ? murmurai-je. Pour qu’il puisse être jugé ? (Je jetai un bref coup d’œil à Karl.) Ils ne comprennent pas. Il peut prendre l’apparence de n’importe qui.
— Ils en sont conscients.
— C’est pour ça que… (Je déglutis.) Ils avaient reçu l’ordre de les ramener vivants.
Je frissonnai. Alors, il me frotta les bras avant de m’attirer contre lui, assis sur le sol froid, adossé à la voiture d’un inconnu…
— Paige. (Ce nom jaillit de ma gorge et je me relevai brusquement.) Oh, mon Dieu, tu n’es pas au courant. Et eux non plus. (Je levai les yeux vers lui.) Elle est morte, Karl. Jaz m’a obligée à l’attirer dans un piège. J’étais persuadée qu’elle serait accompagnée de renforts, mais elle est venue seule et il…
— Hope ?
Une douce voix de contralto résonna à travers le parking. Je me retournai et mes genoux cédèrent. Karl me rattrapa.
— Tout va bien, murmura-t-il. Elle va bien.
Je regardai Paige s’avancer vers moi, les traits tendus par l’angoisse et la culpabilité, et je compris que je rêvais. Que j’étais toujours droguée, allongée sur cette banquette, perdue dans mes pensées. Dans mes rêves.
— Je suis vraiment désolée, Hope. Si tu savais à quel point.
— Ce n’était pas son idée.
Une autre voix. Par-dessus l’épaule de Paige, j’aperçus Lucas.
— C’était le plan de Benicio, déclara Karl en soulignant ses mots d’un grognement. Si j’avais su…
— Mais tu n’étais pas au courant. Certes, c’était l’idée de mon père, mais j’étais d’accord et j’ai convaincu Paige d’accepter. (Lucas s’arrêta près de moi.) On ne voyait pas d’autre moyen, Hope. C’était une ruse cruelle et je te prie sincèrement de m’excuser.
— Il fallait les arrêter, renchérit Paige.
Je secouai la tête.
— Non. Je t’ai vue. L’impact… Il était réel. Tu étais morte.
— Un sort d’illusion, expliqua Lucas. Jeté sur une ex-employée de la Cabale en attente d’être exécutée pour le meurtre de ses parents. Mon père… (Il prit une grande inspiration.) Nous lui avons proposé un marché. Si elle acceptait et que le plan fonctionnait, elle serait graciée. Dans le cas contraire… (Il expira, et en une seconde sembla vieillir d’une décennie.) l’acte d’exécution serait appliqué.
Je détournai les yeux de Lucas pour les poser sur Paige. Sacrifier une vie, même pour arrêter un tueur, avait dû les confronter à un choix cornélien, et à en juger par leur expression, ils n’avaient toujours pas digéré cette décision. Pour la plupart des gens, le choix serait simple : puisque cette femme était condamnée, autant que sa mort serve un but plus noble. Mais Lucas et Paige n’étaient pas des gens comme les autres.
— Tu as raison, dis-je. C’était le meilleur moyen de les approcher. Le seul, sans doute. C’était juste. Elle avait mérité sa condamnation et vous lui avez donné une chance de sauver sa vie.
Ils ne répondirent pas, et je sentis bien qu’aussi sincères qu’étaient mes paroles, elles ne les aidaient pas.
— En parlant de ça, dit Karl, j’imagine que Jasper Haig va prendre la place de cette femme en cellule et sur le calendrier des exécutions.
Lucas ajusta ses lunettes et se pinça l’arête du nez.
— Tu sais ce que projette Benicio, rétorqua Paige. Lucas s’y est farouchement opposé et il continuera…
— Vous ne pouvez pas le laisser vivre. Ce type peut prendre les traits de son gardien. De son avocat. De son médecin, bon sang ! Il suffit qu’il entre en contact avec n’importe qui pour…
— Je ne crois pas que ce soit si simple, Karl, et nous prendrons toutes les précautions et mesures de sécurité…
— Il n’en a rien à foutre ! Il l’a déjà prouvé ! Il a pénétré chez ton père. Tué son garde du corps. Assassiné tes frères…
— Parce qu’on ne savait pas à qui on avait affaire.
— Tu crois vraiment que ça va changer quoi que ce soit ? C’est un voleur aguerri capable d’emprunter n’importe quelle identité. Il s’échappera. Et quand il le fera, le premier endroit où il ira sera…
Il jeta un coup d’œil vers moi et ne finit pas sa phrase.
— Paige a raison, dit Lucas. Je ferai tout pour m’y opposer, Karl. Je suis parfaitement d’accord avec tout ce que tu as dit. Jasper Haig devrait être traité comme un animal et pas comme un sujet d’étude. (Il baissa la voix.) Mais je crois que je vais avoir du mal à rallier mon père à cette idée, même en ces circonstances.
Et ce fut le cas.
Lucas exposa ses arguments. Paige aussi. Moi également. Karl proféra des menaces. Mais Benicio demeura inébranlable.
Tout était arrivé à cause des délires d’une femme qui avait convaincu ses fils de passer leur vie à fuir parce que s’ils s’arrêtaient, la Cabale leur mettrait le grappin dessus et ils passeraient leur vie en tant que rats de laboratoire. En essayant d’échapper à son sort, Jaz s’était condamné à cette existence. Provisoirement, du moins…
Allait-il rester sous les verrous ? Karl ne le pensait pas. Moi non plus. Jaz ne baisserait jamais les bras en disant : « OK, les gars, vous m’avez eu. » Jusqu’à son dernier souffle, il préparerait son évasion et sa revanche. Karl avait tué son frère. Il ne l’oublierait jamais.
Lucas avait promis de nous tenir au courant de la situation et l’on continuerait à se battre pour qu’il soit exécuté. Toutefois, pour le moment, je ne pouvais rien y faire et je devais m’appliquer à reprendre la vie que je croyais avoir perdue : mon travail, ma famille, ma maison. Toutes ces choses qui m’attendaient. Et Karl. Surtout Karl.
Quelques heures plus tard, Karl et moi nous tenions devant le siège de la Cabale Cortez, contemplant le soleil du matin.
— Encore une journée radieuse, dit-il.
— J’en ai marre du beau temps.
— J’ai entendu dire qu’une tempête de neige était attendue à Philadelphie ce soir.
— Parfait. On arrivera juste à temps.
Il me captura la main.
— Tu en es sûre ? Il te reste encore quelques jours. On pourrait aller quelque part. Je t’emmène où tu veux.
— Je veux rentrer chez moi. (Je levai les yeux vers lui.) Je veux passer voir ma mère et lui dire que tu emménages à Philadelphie. Je veux visiter des appartements hors de prix qui ont provoqué l’expulsion de personnes âgées sans ressources, et t’asticoter sans vergogne à ce sujet. Et puis, je veux te ramener chez moi, me terrer avec toi pendant la tempête, avant de reprendre la chasse aux kidnappings extra-terrestres et aux engeances démoniaques.
— Vraiment ?
Me hissant sur la pointe des pieds, je déposai un baiser sur son menton.
— Absolument.