Hope : Relations diplomatiques
Une fois à l’appartement, je ne lui proposai rien à boire. Pas même un soda. Ce n’était pas par mesquinerie, mais juste parce que mes placards étaient vides. Pourtant, même quand je voyage pour le travail, l’une de mes priorités est de passer dans une supérette pour m’acheter des boissons et les ramener à l’hôtel. Le besoin de faire mon nid, j’imagine, de m’aménager un petit chez moi partout où je me trouve. Mais depuis mon arrivée à Miami, j’avais été trop occupée pour songer à m’acheter ne serait-ce qu’une bouteille d’eau.
Karl n’était pas venu pour m’interroger sur ma mission. Il avait déjà eu tous les détails par l’intermédiaire de Lucas. Non, ce qui l’avait poussé à sauter dans un avion, c’était une promesse violée. Apparemment, Benicio et Karl s’étaient mis d’accord sur le fait que nous devions rembourser notre dette ensemble. J’essayai de le convaincre que c’était ma faute en lui affirmant que Benicio avait voulu faire marche arrière lorsqu’il avait appris que Karl était à l’étranger.
— Il savait que j’étais absent. Je lui ai laissé un message avant de partir.
Je voulus m’excuser, mais après avoir réfléchi une minute, je compris la vérité : j’avais été dupée. Encore une fois.
Assise sur le canapé, je repliai une jambe sous moi, faisant semblant de me mettre à l’aise et gardant les yeux baissés jusqu’à ce que la première vague d’humiliation soit passée.
— Il me voulait pour ce boulot, répliquai-je enfin. Il savait qu’en suggérant que je t’attende, je me vexerais et j’insisterais pour faire cavalier seul.
Ce n’était pas la seule raison. Benicio avait voulu éviter que quelqu’un de plus vieux et de plus expérimenté s’intéresse de près à cette mission et m’avertisse du danger. Il savait que Karl et moi n’étions pas dans les meilleurs termes et que je sauterais sur l’occasion de me délier seule de cette dette.
— Lucas a examiné la proposition de son père, dis-je en tortillant ma nouvelle montre. Et il n’a rien décelé de louche.
— C’est parce qu’il n’est pas au courant de tout. (Karl croisa mon regard.) À ton sujet.
— Mais Benicio non plus. Comment aurait-il su… ?
Je m’interrompis, prenant conscience de ma naïveté. Que Lucas ignore les penchants chaotiques d’une semi-démone Expisco ne signifiait pas qu’il en allait de même pour son père.
— Ce n’est pas si différent de mon travail au conseil, expliquai-je. Et j’ai besoin de ça, d’avoir ma dose de chaos sans blesser quiconque. Tu es le premier à en convenir.
— Non, pas « quiconque ». Toi. Si tu arrives à me regarder dans les yeux en me disant que c’est exactement la même chose que de pourchasser des semi-démons et des mages, je partirai. Mais dans le cas contraire… (Il tapota l’accoudoir du siège.) J’ai déjà parlé à Lucas. Si tu abandonnes maintenant, il se chargera du reste.
— Et si je continue ?
L’espace d’un instant, il serra les dents.
— Je te demande de reconsidérer ta décision, Hope. Quelle que soit ton animosité envers moi, rappelle-toi toutes les fois où tu as suivi mes conseils, parce que tu savais que c’était dans ton intérêt. C’est bien le seul domaine où tu ne peux pas m’accuser d’être égoïste. Je pense à toi et à ce qui vaut le mieux pour toi, tout en sachant que je suis la personne qui te connaît le mieux au monde.
Je détournai le regard. Des répliques sarcastiques me venaient, mais je ne les prononçai pas. Je n’y arrivai pas.
— Je peux réussir cette mission.
— Je sais. Mais une question demeure : est-ce une bonne idée ?
Je levai les yeux vers lui.
— Je crois que oui.
Il effleura le cuir du fauteuil.
— Ça a un rapport avec ce qui s’est passé l’année dernière, c’est ça ? Avec Jaime ?
D’un coup, je me retrouvai aspirée dans cette salle, allongée sur le béton froid. La salle d’exécution. Autour de moi, je sentis tourbillonner le chaos émanant de tous ces horribles meurtres. Je perçus la peur dans la voix de Jaime. J’entendis les bruits de pas à l’extérieur. Je savais qu’ils venaient pour elle, que la mort l’attendait, et l’espace d’un instant, je fus parcourue d’un frisson d’excitation. Cela n’avait duré qu’une seconde, mais j’avais eu si peur de rechuter ou d’empirer la situation pour savourer le chaos une nouvelle fois que je lui avais demandé de m’assommer.
Je secouai la tête.
— Cela n’a rien à voir avec…
— … l’envie de t’éprouver ? De voir jusqu’où tu peux aller ? Dans quelle mesure tu peux te contrôler ?
— On a déjà parlé de cela et…
— Et tu refuses d’en discuter. Très bien. Mais demain matin, Hope, j’irai parler à Benicio. Ta présence n’est pas nécessaire, mais si tu veux donner ton avis, tu es la bienvenue.
— J’y serai.
— Parfait. (Il consulta sa montre.) Il est trop tard pour que je prenne une chambre d’hôtel…
— Tu n’as qu’à dormir sur ce fichu canapé, comme tu l’avais prévu.
Je me levai pour gagner ma chambre en me retenant de claquer la porte.
Dans mon lit, je n’arrivai pas à dormir. Les effets de l’alcool et l’excitation du danger s’étaient dissipés, et comme je n’avais rien pour m’occuper l’esprit, je songeai au braquage. Contrairement aux fois où j’agissais pour le compte du conseil, je ne trouvai aucun bonheur à me repasser la scène. Je considérai le nombre de gens que j’avais effrayés – des innocents qu’on avait terrifiés juste pour le plaisir.
Je me rappelai que c’était ma mission, que malgré ce que je pensais des Cabales et de leurs méthodes, une crise avec les gangs aurait des répercussions à travers toute la communauté surnaturelle. Négocier un accord, ou du moins éviter un bain de sang, constituait une cause noble.
Cependant, ma culpabilité n’était pas due à ma participation à ce braquage, mais au plaisir que j’en avais tiré. Je songeai à cette jeune fille de seize ans, à la façon dont nous avions gâché la soirée la plus importante de sa vie, et je me souvins de ce que j’avais pensé sur le moment : que nous lui rendions service. À présent, cette pensée m’écœurait.
J’avais conscience que ce sentiment serait moins vif au réveil, quand j’aurais reconnu mon erreur, avoué ma honte et juré que cela ne se reproduirait plus. Mais en cet instant, seule dans l’obscurité, je n’avais rien d’autre à faire que d’y penser.
Si j’avais eu l’appartement pour moi seule, je me serais levée, j’aurais lu un livre, regardé la télé, trouvé de quoi me distraire. Mais avec Karl dans la pièce voisine, je n’osais même pas allumer la lampe de chevet pour lire, tellement j’aurais voulu lui faire croire que je dormais profondément, la conscience tranquille, comme lui après un cambriolage. Aussi, je restai allongée, les yeux rivés sur le mur, regardant l’horloge égrener les heures.
Je patientai jusqu’à 6 h 30, l’heure qui me semblait la plus raisonnable pour faire semblant de me réveiller. Je me douchai et m’habillai, faisant traîner les choses jusqu’à 7 h 30, et je quittai ma chambre.
Karl était déjà à table. Plongé dans la lecture du Wall Street Journal, il tenait l’une des tasses fournies avec l’appartement. En face de lui se trouvaient un café à emporter, une boîte provenant d’une boulangerie, un journal et un sachet de pharmacie.
À mon arrivée, il ne dit pas un mot, se contentant de pousser un mug et une soucoupe dans ma direction avant de reprendre sa lecture.
J’ouvris le sac pour trouver une bouteille de gouttes pour les yeux. Puis je baissai la tête sur le gobelet en carton et compris que malgré toute ma discrétion, il n’était pas tombé dans le panneau et que j’étais bien naïve d’avoir cru le contraire.
Karl n’avait sans doute jamais été victime d’insomnie après un braquage, mais il me connaissait sur le bout des doigts. Même si je répugnais à l’admettre, j’en avais la preuve juste devant moi, pas dans le simple fait qu’il m’ait acheté toutes ces choses, mais dans la sélection qu’il avait opérée : café au lait sans sucre, muffin à la myrtille, USA Today. Même la marque du collyre était celle que j’utilisais. Certains couples mariés ne se connaissaient pas aussi bien.
Personne ne pipa mot durant le petit déjeuner. Cela ne nous ressemblait guère. D’habitude, quand on lisait le journal, même chacun de notre côté, on échangeait des remarques et des blagues au sujet des articles. On transformait la lecture d’un quotidien en activité commune. Et il en allait de même pour beaucoup d’autres choses : on trouvait toujours un moyen de partager nos occupations tout en gardant notre indépendance.
Toutefois, ce matin-là, il ne couvait aucune colère dans ce silence. On aurait dit qu’on observait une certaine… prudence, de peur qu’une dispute éclate au moindre mot échangé, comme si cette atmosphère tendue était tout ce que nous pouvions produire de plus amical.
Une fois le repas terminé, j’appelai Benicio pour lui livrer mon compte-rendu. Je me gardai d’évoquer le braquage et Karl, mais lui annonçai que j’aurais peut-être d’autres choses à lui apprendre un peu plus tard, auquel cas je lui passerais un coup de fil. Il me répondit qu’il serait au bureau toute la matinée.
On quitta l’appartement à 8 h 30.
Le silence du petit déjeuner se prolongea jusqu’à la première partie du trajet. Puis, Karl mentionna qu’il avait fait halte à Stonehaven après son retour d’Europe, et je lui demandai des nouvelles d’Elena, de Clayton et de leurs jumeaux de dix-huit mois. Enfin, nous tenions le sujet de conversation idéal, neutre à souhait : les bébés.
Je lui demandai comment se portaient les enfants, quelles étapes ils avaient franchies depuis ma dernière visite. Aussi adorables soient-ils, aucun de nous n’éprouvait le moindre intérêt envers eux, mais c’était un thème qu’on pouvait aborder sans crainte de le voir évoluer en prise de bec, si bien qu’on s’y tint pendant tout le reste du voyage.
On entra dans le bâtiment que Jaz m’avait désigné l’autre soir : le siège de la Cabale Cortez. J’aurais voulu faire une arrivée discrète, mais j’aurais dû savoir qu’avec Karl, c’était impossible.
Toutes les femmes se tournèrent vers lui à la seconde même où il franchit le seuil. Même s’il n’avait pas un physique extraordinaire, Karl était du genre à éclipser tous les mâles dès qu’il posait le pied quelque part. Il avait cette démarche assurée qu’on ne trouvait d’habitude que chez des hommes comme Benicio Cortez. À la différence près que, chez Karl, cela frisait l’arrogance : il avait conscience de son charme, et bizarrement, cela le rendait d’autant plus attirant.
Karl ne prêta aucune attention à ces dames, mais dès qu’un homme me jetait le moindre coup d’œil, il le regardait droit dans les yeux, établissant son territoire. Cela n’avait aucune signification. Il aurait fait la même chose avec n’importe quelle femme à ses côtés : amie, amante ou simple connaissance. C’était juste son côté loup.
Le vestibule était impressionnant, sans verser dans l’ostentatoire, ce qui n’est pas un mince exploit quand on y a consacré un tel budget. L’entrée était sombre sans être caverneuse. Des portes teintées occultaient la lumière du jour et les murs épais étouffaient les bruits de la rue, plongeant le visiteur dans une oasis de sérénité, une impression accentuée par la présence de deux immenses aquariums, d’un bac à sable de trois mètres carrés garni d’un château à moitié renversé, d’une fontaine murale, de bois flotté et d’un éphèbe distribuant des verres d’eau glacée.
Les gens qui se pressaient dans le hall étaient pour la plupart des touristes humains, sans doute venus jeter un coup d’œil à l’observatoire du dix-neuvième étage, construit dans le seul but de donner une bonne image de l’entreprise. À leurs yeux, la Cabale Cortez n’était que la société Cortez, une multinationale comme tant d’autres.
Karl se dirigea vers l’accueil et j’en profitai pour aller regarder l’un des aquariums de plus près. Je savais comment il comptait franchir le barrage, et le charme d’un homme est toujours plus efficace lorsqu’il n’a pas de femme à son bras.
Avant que je m’éloigne, il resserra la main autour de mon coude et balaya la pièce du regard, jaugeant chacune des personnes présentes. Encore un comportement typique d’un loup-garou, malgré son entêtement à le réfuter.
Tout en admirant les poissons, j’observai le reflet de Karl dans la vitre. Il était en train de parler avec la standardiste, sans la draguer honteusement, juste en lui accordant toute son attention. Elle succomba à son charme. Comme toutes les filles. Et j’étais bien placée pour en parler.
Quelques minutes plus tard, elle nous dirigea vers un ascenseur privé, escortés par un vigile. On s’arrêta au dernier étage. À en juger par la quantité de marbre qui nous entourait ainsi que par le nombre d’hôtesses et de secrétaires, je me figurai qu’on était parvenus à l’étage de la direction.
— Cet homme insiste pour parler à Benicio Cortez. Il refuse de mentionner le motif de sa visite.
L’hôtesse lui jeta un regard noir, semblant signifier que nous n’aurions pas dû arriver jusqu’ici. Il fit semblant de ne rien remarquer, se préparant sans doute à rétorquer « Je n’ai fait que suivre les ordres » si jamais on lui demandait de s’expliquer sur cette entorse au protocole. On accuserait la standardiste du rez-de-chaussée, ce qui m’embêtait un peu pour elle, mais s’il suffisait de quelques œillades pour la berner, elle n’avait pas sa place à l’accueil.
La standardiste se tourna vers Karl.
— Et vous êtes ?
— Un émissaire. Je viens de la part de mon Alpha.
— Alpha ? Vous voulez dire… ?
L’hôtesse échangea un regard avec le vigile, qui recula d’un pas. Karl réprima un sourire.
— Hector Cortez est présent. Il s’agit du…
— Je sais qui il est. Je ne crois pas que vous ayez envie que je retourne voir mon Alpha pour lui annoncer que j’ai été reçu par un sous-fifre. M. Cortez sait quelle importance nous accordons à la hiérarchie, d’où la raison pour laquelle il s’adresse toujours directement à mon Alpha.
La réceptionniste jeta un coup d’œil à ses collègues. Aucune ne lui vint en aide, toutes vaquant à leurs occupations.
— Vous n’avez qu’à téléphoner à votre patron pour vous en assurer. Si j’ai tort, il enverra Hector.
Après un nouvel échange de regards, l’hôtesse murmura quelques mots et le vigile nous escorta jusqu’à une porte.
Je supposai qu’on se trouvait dans une salle d’attente, mais ne vis aucune revue datant de l’année précédente ni de chaise abîmée pour confirmer mon impression. On aurait plutôt dit un bureau, le genre qu’on voit dans les magazines, avec de gros fauteuils en cuir, une bibliothèque encastrée et deux petites tables en chêne. Des pâtisseries étaient posées sur un plateau en argent recouvert d’une cloche en verre, de la vaisselle raffinée qui aurait été plus adaptée à des petits fours qu’aux cookies au chocolat qu’elle contenait. À côté de la porte, j’avisai un distributeur de cafés et de capuccinos.
Le vigile s’en alla après avoir reçu un appel, sans doute pour l’avertir qu’il était inconvenant de surveiller un émissaire loup-garou. Mais nous n’étions pas seuls pour autant. De temps à autre, un employé trouvait un prétexte pour s’approcher de la pièce, certains s’arrêtant au seuil, d’autres, plus hardis, entrant pour se servir un café.
— Ils viennent jeter un coup d’œil à la bête, murmurai-je.
— Il ne me manque plus qu’une cage à arpenter.
— C’est ta faute. Tu n’avais pas à impliquer Jeremy. Benicio nous aurait accordé une entrevue sans de toute façon.
— Je sais.
— Mais ça n’aurait pas été aussi amusant, n’est-ce pas ?
Il sourit et se renfonça dans son siège, étirant les jambes pour les croiser au niveau des chevilles.
— S’ils savaient ce que tu es, ils te regarderaient de la même manière.
— C’est la différence entre nous : j’évite de me retrouver en pleine lumière, alors que toi, tu sautes dedans.
— Non, j’en ai juste ras le bol de devoir rester dans l’ombre. De temps en temps, ça fait du bien d’en sortir.
Secouant la tête, je pris un verre d’eau avant de me rasseoir.
— Au fait, comment ça s’est passé en Europe ? Les affaires ont été bonnes ?
Karl haussa les épaules.
— Ouais, pas mal.
J’attendis qu’il m’en dise plus, mais en vain. D’habitude, il n’hésite pas à raconter ses aventures, sachant que j’adore m’imaginer à sa place, escaladant les toits en évitant de justesse de me faire repérer. Rien que d’y penser, je frissonnai.
— Tu as la bougeotte ? dit-il au bout d’un moment. Et si on allait visiter les lieux ?
— Je doute que ce soit autorisé.
— Tu crois vraiment qu’on va nous arrêter ?