Lucas : 7
En chemin, on s’arrêta prendre Paige afin d’aller dîner juste après notre visite chez Ortega… et de pouvoir recourir à ses sorts en cas de nécessité. Griffin, le collègue de Troy, était rentré chez lui, et, comme d’habitude, Troy était seul en charge de la sécurité de mon père pour la soirée. On décida de faire appel à deux gardes du corps supplémentaires.
Paige et mon père bavardèrent pendant le trajet ; une conversation amicale, sans rapport avec l’affaire en cours. Mon père m’a appris à considérer les sorcières comme des êtres surnaturels lambda, avec qui nous partageons une histoire malheureuse. Pourtant, notre Cabale, comme les autres, n’emploie qu’une seule sorcière, et encore, juste pour donner le change. Et quand les partenaires commerciaux de mon père se moquent d’elles, il ne prend jamais leur défense.
Cependant, il a toujours pris celle de Paige. Si l’un de ses contacts devait s’offusquer de voir un Cortez épouser une sorcière, je ne lui conseillerais pas de le faire à portée d’ouïe de mon père. Je sais bien qu’il défend plus la femme de son fils que Paige en tant que sorcière, mais je lui en suis reconnaissant.
Son affection pour elle semble sincère. Il est vrai qu’il éprouve plus d’intérêt envers elle qu’envers la femme d’Hector ou de William… Ce qui, encore une fois, a le don d’exaspérer mes frères.
En arrivant chez Ortega, mon père envoya ses hommes couvrir l’arrière pendant que Troy nous escortait jusqu’à la porte d’entrée et sonnait.
— Il faut vraiment qu’on entre dans cet appartement, dit Paige au bout de la troisième sonnerie. Lucas et moi pourrions revenir plus tard…
Elle laissa sa phrase en suspens tandis que mon père sortait deux enveloppes de sa poche, en ouvrait une et faisait tomber un porte-clés dans sa paume.
— Vous avez les clés du domicile de tous vos employés ? demanda Paige.
— Uniquement celles des directeurs et de ceux qui ont accès aux codes de sécurité.
— Et j’imagine qu’il vaut mieux que j’ignore comment vous les avez obtenues ?
Il sourit en les tendant à Troy.
— De manière légale, aussi étonnant que ça paraisse. Même si certains diraient qu’on profite de la vulnérabilité de nos employés pour justifier le viol de leurs droits civiques.
— Je n’ai jamais considéré que c’était légal, murmurai-je avant de me tourner vers Paige. Dans le contrat d’Ortega, il est stipulé qu’il autorise la Cabale à changer ses serrures et son système d’alarme. La plupart des employés en déduisent que la Cabale conserve un double, mais ce n’est… (Je regardai mon père.) écrit nulle part.
— Alors, puisqu’ils sont au courant mais qu’ils ne disent rien…, répondit mon père.
— Ils se taisent parce que ce sont des créatures surnaturelles et qu’ils comptent sur la Cabale pour les faire vivre. Alors évidemment, ils te laissent…
— Ça se voit que nous avons déjà eu cette discussion ? demanda- t-il à Paige. En outre, ce n’est pas un sujet que nous devrions aborder sur un perron.
— Le verrou coince, monsieur. Encore un petit peu et… Ah, voilà.
Quand Paige voulut suivre Troy à l’intérieur, je la retins par le bras.
— Troy va neutraliser l’alarme et jeter un premier coup d’œil.
La voix de Troy nous parvint :
— Comme ça, si Ortega a piégé la maison, je serai le seul à partir en confettis. Pour ce genre d’opération, vous disposez d’un semi-démon Ferratus, monsieur.
— Griffin est avec ses enfants. Vous n’en avez pas.
— En d’autres termes, personne ne me regrettera.
— Si. Moi. J’ai horreur de devoir entraîner de nouveaux gardes du corps.
Les yeux de mon père étincelèrent tandis que Troy marmonnait son mécontentement. Confier sa sécurité à un semi-démon Tempestras peut paraître un choix étrange : avoir la faculté de modifier les conditions climatiques n’est pas la méthode de défense la plus efficace, d’autant que des hommes plus qualifiés postulent régulièrement à ce poste. Mais mon père ne songerait jamais à le remplacer. Quand un homme vous accompagne presque tous les jours, du lever au coucher, ses pouvoirs surnaturels ne sont pas ses principaux atouts.
Au bout de quelques minutes, Troy nous indiqua que la voie était libre.
Ortega était absent. La maison était en ordre, ses valises avaient disparu et sa garde-robe était trop réduite pour un homme de son rang. Plus éloquent encore, son coffre était vide et la porte avait été laissée ouverte. On aurait dit qu’il était parti précipitamment, et de son plein gré.
On fouilla la maison, mais Ortega n’était pas assez fou pour laisser des indices. Le disque dur de l’ordinateur avait été retiré. Son classeur était vide, ainsi que son bureau. Aucune note n’était fixée sur la porte du réfrigérateur.
Dans la cuisine, j’effleurai un crochet, au bout duquel plus rien ne pendait.
— Il semblerait qu’il ait tout vidé avant de…, commençai-je.
— J’ai trouvé quelque chose, s’exclama Paige depuis le salon.
On la trouva agenouillée devant la cheminée.
— Je n’aurais jamais cru voir ça en dehors d’un film, mais il a brûlé des documents, dit-elle. Et il était dans une telle hâte qu’il a laissé des morceaux.
Des cendres noires et des bouts de papier gris jonchaient le foyer qui, hormis cela, était d’une propreté immaculée. À Miami, les cheminées n’ont qu’une seule fonction : suggérer de l’émotion. Dès qu’un acheteur en voit une, il s’imagine des soirées romantiques près du feu ou un chien somnolant devant les flammes… pour se rendre compte, bien plus tard, que ses rêves sont irréalisables étant donné que la température descend rarement au-dessous de seize degrés.
J’allai chercher une pince à épiler dans la salle de bains, puis récupérai les plus gros morceaux calcinés avant de les déposer sur une feuille blanche. Les bords étaient noircis mais je distinguai quelques mots au milieu.
— C’est l’adresse du club, non ? demanda Paige.
J’acquiesçai. Au dessus était écrit : « 11 h – invent… »
—L’heure de l’inventaire de Bianca, dit Paige. Ça devait être un horaire fixe, peut-être à l’arrivée du stock.
Le reste n’était que des bribes : « … doit être terminé… »
« … absolument personne… » « … message qu’on… »
Rassemblant les morceaux avec précaution, je les déposai dans un sac pour les faire analyser par un laboratoire.
— On devrait parler aux voisins, dit Paige. Ortega vivait seul, c’est ça ?
Mon père hocha la tête.
— Il est divorcé depuis dix ans. Sans enfant.
— Et, selon toute apparence, pas de copine attitrée, ce qui veut dire qu’il n’a aucune attache. Mais ça me donne aussi un bon prétexte pour discuter avec les voisins.
Elle alla sonner aux portes en se présentant comme la petite amie d’Ortega, inquiète parce qu’elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis deux jours et qu’il n’avait pas répondu à ses appels. Les deux couples, en face et de l’autre côté de la rue, ne purent pas la renseigner. Ortega avait beau vivre là depuis son divorce, ils ne savaient rien sur lui. Ce n’était pas surprenant : éviter les contacts avec les voisins est un principe de base pour les créatures surnaturelles qui cherchent à cacher leur identité.
Mais la voisine de gauche était une divorcée d’une quarantaine d’années qui lorgnait sans doute sur Ortega. Après un rapide coup d’œil à Paige, elle ne put résister au plaisir de lui annoncer la triste nouvelle : Ortega était resté chez lui, ignorant probablement ses appels. Elle l’avait vu pour la dernière fois à 9 h 30, ce qui l’avait frappée, car d’habitude, il ne partait pas si tard au travail. Puis, en le voyant déposer ses valises dans son coffre, elle avait supposé qu’il était parti en vacances. Seul.