Hope : Instinct de reproduction
On regagna mon appartement.
— Merci, dis-je à Karl en entrant dans l’immeuble.
Il hésita, la main sur la poignée.
Je lui touchai le bras.
— Je le pense. Vraiment.
Il acquiesça et se racla la gorge.
— J’imagine que tu vas être plutôt occupée demain, mais si tu as un peu de temps, j’aimerais t’emmener dîner.
— Dîner ? Oui, pourquoi pas ?
— C’est mon anniversaire.
Cet aveu était si étonnant de la part de Karl que je restai muette jusqu’à notre arrivée devant l’ascenseur.
— Je te demanderais bien ton âge, mais tu refuserais de répondre.
— Cinquante ans.
Je remerciai le ciel qu’il ait choisi ce moment pour appuyer sur le bouton, le privant ainsi d’apercevoir ma réaction. Je m’étais toujours figuré que Karl avait la quarantaine, et il n’en était pas si loin, mais le nombre en lui-même le faisait paraître beaucoup plus vieux.
J’aurais pu me dire que cela n’avait pas d’importance : les loups-garous vieillissent lentement, si bien qu’on ne lui donnait pas plus de la trentaine. Mais cela signifiait simplement qu’on ne me prenait pas pour sa fille lorsqu’on marchait tous les deux dans la rue. En termes d’expérience, il avait bel et bien cinquante ans, et c’était tout ce qui comptait.
L’ascenseur arriva et l’on monta à l’intérieur.
— Ton anniversaire, c’est demain ou aujourd’hui ?
Il consulta sa montre.
— Ah. Aujourd’hui, apparemment.
Me hissant sur la pointe des pieds, j’effleurai ses lèvres des miennes.
— Joyeux anniversaire, Karl.
Avant que j’aie eu le temps de reculer, il se pencha. Son baiser fut presque aussi bref que le mien, mais plus ferme, à l’instar de ses mains, qu’il se contenta de poser sur mes hanches, sans m’attirer vers lui. Alors, je me penchai, dans l’espoir d’une plus longue étreinte. Mais je ne reçus rien d’autre. Lorsqu’il s’écarta, je me retrouvai tendue de tout mon long vers lui, prolongeant le contact le plus longtemps possible avant de reposer les talons.
Je réfléchis un instant à ce que j’étais en train de faire, à la porte que je rouvrais. Était-ce vraiment mon intention ? Et si oui, est-ce que cela signifiait que j’en fermais une autre ? J’essayai de songer à Jaz, mais son image refusait de se former. Je ne pensais qu’à une chose : Karl.
Baissant les yeux, je posai avec hésitation la main sur son torse. J’écoutais son souffle, percevais les mouvements de sa poitrine et la chaleur de son corps à travers sa chemise. Et surtout, je sentais son regard peser sur le sommet de mon crâne, attendant que je lève les yeux. Mais je ne pouvais m’y résoudre.
— J’ai horreur de ça, Karl, murmurai-je. Qui aurait dit qu’on en arriverait là ? Toi et moi, nous disputant comme deux chiffonniers. Je n’arrive pas à y croire. Pas nous.
— Je suis désolé.
— Toi ? (Je me forçai à rire.) J’ai été nulle, moi aussi.
— Mais tu avais une bonne raison d’être en colère.
Je levai la tête, osant enfin le regarder.
— Et j’imagine que toi aussi.
Il inspira. Expira. Puis s’arracha à ma vue.
La cabine passa un nouvel étage.
— Hope…
Il parlait si bas que je n’étais pas sûre de l’avoir entendu. Il me toucha le menton, puis me caressa la joue d’un geste si léger que je ne le sentis plus lorsque je baissai les paupières. Quand je le regardai de nouveau, il plongea les yeux dans les miens, à quelques centimètres de mon visage. Il m’inclina la tête vers l’arrière…
La sonnette de l’ascenseur retentit. Comme moi, il darda son regard sur les portes avant de le reporter sur le panneau des étages.
— Je ne sais pas pourquoi, ce bouton « Arrêt » m’attire, annonçai-je.
Il acquiesça d’une voix rauque.
— Malheureusement, s’il reste bloqué un long moment, un dépanneur viendra nous secourir.
— Tu parles d’expérience, j’imagine ?
Il me toisa d’un regard mauvais.
— Je bossais.
— Certes. Mais séduire ses proies dans un ascenseur, c’est d’un convenu.
Il gronda puis tenta de me saisir, mais je l’esquivai avant de passer les portes. D’un bond, il me rattrapa et me plaqua contre l’ouverture. Puis il écrasa sa bouche contre la mienne, me coupant le souffle. Je sentis la porte rebondir contre mon dos, mais il me cloua contre la paroi, les mains sur mes fesses. Les doigts s’enfonçant dans ma chair, il me souleva et s’insinua entre mes jambes, que j’enroulai autour de ses hanches.
Je passai la main dans ses cheveux, pendant qu’il se pressait contre moi avec fougue. J’avais la tête qui tournait, une sensation d’autant plus enivrante que je ne sentais pas la moindre onde chaotique. Je ne devais mon ivresse qu’à lui. Son odeur, son goût, son…
L’alarme retentit juste derrière ma tête : la porte était bloquée.
Karl grogna et j’éclatai de rire. Il prit un air offusqué et me fusilla du regard pour bien me faire comprendre que j’avais mal interprété ce que j’avais entendu. Soudain, il m’embrassa à nouveau, cette fois avec férocité, et je chavirai, le corps cambré contre le sien, prise d’un désir si violent qu’il aurait pu faire de moi ce qu’il voulait sans que je l’en empêche. Bien au contraire.
Il m’attira en arrière hors de l’ascenseur, me mordillant la lèvre inférieure. Traversée d’un frisson, je me frottai contre lui. Il poussa un gémissement avant de me retourner pour me pousser contre le mur opposé, juste à côté de la porte de mon appartement. Il me plaqua contre le battant, si fort qu’il parvint à me lâcher d’une main pour s’emparer des clés dans ma poche. Une fois la porte ouverte, il tenta de me faire basculer à travers l’entrebâillement, mais je trébuchai et l’on s’écroula sur le sol.
Je pouffai et, encore une fois, il me jeta un regard noir, l’air de me dire : « Fais comme s’il ne s’était rien passé. » Fermant les yeux, je me préparai à un nouveau baiser vorace, mais il m’effleura les lèvres avec la légèreté d’une plume. Je frissonnai. Quand je le regardai, il se tenait juste en face de moi, avec la même expression que lors de cette soirée de Saint-Valentin, et que par la suite je m’étais convaincue d’avoir imaginée.
Je pris une grande inspiration et le souvenir me revint en pleine figure, comme un coup de poing. Toute la douleur et l’humiliation que j’avais ressenties le lendemain matin. Je tentai de me dégager, mais il resserra son étreinte avant de me murmurer :
— Je ne te ferai plus jamais de mal, Hope.
Il resta la bouche collée à mon oreille, et je sentis son souffle me caresser la joue lorsqu’il écarta une mèche de cheveux de mon visage.
— Jamais plus, ajouta-t-il. Je te le promets.
Mon cœur s’emballa. C’était ce que je voulais entendre. Ce que j’avais rêvé d’entendre. Que tout cela n’était qu’un malentendu.
Mais ce n’était pas le cas. Il l’avait dit lui-même. Aucune autre interprétation n’était possible.
Il glissa vers mon cou, tâtant mon pouls du bout des lèvres, jaugeant ma réaction. Puis il se déporta vers ma gorge, égrenant son parcours de doux baisers. Mon cœur se mit à battre la chamade, mais je restai immobile entre ses bras.
Il leva la tête vers moi.
— Je ne me suis pas éloigné de toi, ce jour-là, Hope. Je me suis enfui. J’ai tourné les talons et j’ai couru. Ce n’était pas ta faute. Et ça n’arrivera plus. (Il me toucha le visage, effleurant ma joue.) Je suis revenu, et pour de bon.
Il approcha sa bouche de la mienne. Le baiser commença lentement, avec hésitation, comme s’il s’interrogeait sur la façon dont il serait accueilli. Lorsque je lui entourai la nuque de mes bras, ce fut comme si un barrage avait cédé. Il m’attrapa et nous fit basculer pour passer au-dessus de moi, m’écrasant de la manière la plus agréable qui soit.
Je gémis et il se pressa contre moi, abandonnant toute délicatesse lorsqu’il tenta de déboutonner mon jean. Il lâcha un juron, semblant incapable de parvenir à ses fins tant le désir lui ôtait toute précision. En le voyant aussi maladroit qu’un adolescent, je repensai à cette soirée dans la piscine, à notre premier baiser, Karl s’efforçant de se retenir, d’agir avec délicatesse et douceur, d’être un amant parfait, pour au final se laisser emporter par la passion et me plaquer contre la paroi. Sauvage, fiévreux, inoubliable.
Et depuis, combien de nuits avais-je passées à essayer d’oublier ?
Combien d’autres allais-je passer à tenter d’oublier celle-là ?
Je rompis le baiser et il resta là, un moment, haletant. Puis il me regarda, cligna des yeux, et je sus qu’il m’avait percée à jour : je ne lui faisais pas confiance. Il jura à voix basse.
Prenant mon visage entre ses mains, il se pencha vers moi jusqu’au moment où je ne vis plus que ses yeux.
— Ça n’arrivera plus, Hope. J’avais un problème. Tu n’y étais pour rien.
— Et c’était quoi, au juste ?
— Plus tard. Je t’expliquerai plus tard. (Il effleura mes lèvres des siennes.) J’ai besoin de toi. Maintenant. Je t’en prie.
Je frissonnai, battant des paupières. Seigneur, combien de fois avais-je rêvé d’entendre ces paroles ? Je le voyais dans son regard : il me désirait. Follement. Et moi, je voulais d’abord discuter. Étais-je devenue dingue ?
Je fermai les yeux de toutes mes forces. Si j’acceptais, je n’obtiendrais jamais cette explication. À cet instant précis, il avait peut-être sincèrement l’intention de me la donner, mais au petit matin, il m’enverrait balader en me répondant simplement : « Ne t’inquiète pas, cela n’avait rien à voir avec toi. » Point final.
Après cela, chaque soir où je m’endormirais à ses côtés, je me demanderais s’il serait toujours là à mon réveil, faute de savoir pourquoi il s’était enfui la première fois.
J’ouvris les yeux.
— J’ai besoin de savoir maintenant.
— Non.
— Non ?
— Plus tard ?
À sa voix tendue, je perçus plus qu’une question : une requête, voire une supplication. J’éclatai de rire.
Il grogna.
— Tu sais comment gâcher l’ambiance, toi, hein ?
Je le toisai en réfléchissant à mes options, et pris conscience que, malgré toute ma réticence, je n’avais qu’un seul moyen d’obtenir mes réponses.
L’agrippant par l’arrière de la tête, je l’attirai vers moi pour l’embrasser. Saisissant mon tee-shirt, il le dégagea de mon jean et le fit passer par-dessus mes épaules, avec une telle rapidité que j’eus à peine le temps de me rendre compte que nous avions rompu le baiser. Il dégrafa l’avant de mon soutien-gorge et je sentis ses pouces me chatouiller les seins lorsqu’il l’écarta.
Il entreprit de retirer sa chemise, mais je l’attrapai par les poignets.
— Laisse-moi m’en charger, murmurai-je. S’il te plaît.
Saisissant les pans du vêtement, je croisai son regard et ajoutai :
— Une fois que tu m’auras dit pourquoi tu es parti.
Il lâcha un juron dans une explosion de chaos si violente que je rejetai la tête en arrière en frémissant.
— Tu le fais exprès, hein ?
Je souris.
— Tu sais bien que oui.
— Saleté !
— Oh oui… (Je lui mordillai le cou.) Parle-moi encore… surtout de ce que tu voulais dire ce matin-là.
Il laissa échapper un grognement suivi d’un flot d’obscénités.
Je m’agitai sous lui.
— Pas mal. Mais ça manque de fiel. Essaie d’y croire un peu plus.
— J’essaie. Si tu savais comme j’essaie, parfois.
Il m’étreignit en un baiser si fougueux, chargé d’une telle frustration, que s’il avait esquissé une nouvelle tentative pour m’ôter mon jean, je ne l’en aurais pas empêché. Au lieu de cela, il se détacha de moi en soupirant.
— Tu as raison, dit-il.
— Ça t’embête, hein ?
— Saleté.
Le silence retomba dans la pièce. Puis il s’écarta de moi et appuya la tête sur son bras. Je basculai sur le côté pour lui faire face.
— Ça va prendre un moment.
— J’ai toute la nuit.
Il expira avec humeur, mi agacé, mi résigné.
— Bon, très bien. Quand je suis parti en Europe, je comptais t’emmener avec moi. Je l’aurais fait passer pour un caprice. Une toquade. Une simple escapade. Mais le lendemain matin, je me suis rendu compte que tu aurais deviné que ce n’était pas une décision prise sur un coup de tête, et que même si j’essayais de me convaincre que ce n’était pas sérieux… (Il secoua la tête.) Je voulais laisser tomber, mais je n’y arrivais pas. Alors, je me suis dit que j’allais te parler de ce boulot, histoire de jauger ta réaction quand je t’annoncerais mon départ.
— Et voir à quel point je serais anéantie. (À la froideur de ma voix, un tic agita sa joue, mais au bout d’un moment, il acquiesça.) Et en ne me voyant pas assez triste à ton goût, tu as décidé de frapper plus fort. Pour trouver ce qui me rendrait vraiment malheureuse. Du coup, tu m’as annoncé que tu partais, non pas pour quelques jours, mais pour une durée indéterminée… et que je ferais bien de sortir avec d’autres garçons pendant ton absence.
— Oui.
Je me redressai.
— Espèce de salopard.
— Hope…
— Non. (Je reculai.) Tu veux des bons points en récompense de ton honnêteté ? Tu m’as blessée dans le simple but de savoir si tu en avais la capacité, de prouver que j’ai des sentiments pour toi ?
— Je ne cherchais pas à voir si tu réagirais. Je voulais que tu réagisses, que tu penses exactement ce que tu as pensé : que je t’avais séduite, que j’étais aussi froid et égoïste que tu le soupçonnais. Je voulais partir et fermer la porte. La claquer, de manière à ne jamais revenir.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus, je t’avouerais.
Il se releva, regarda autour de lui, puis s’installa sur le canapé. Je restai assise par terre, les bras noués autour de mes genoux.
— Tout cela m’échappe, poursuivit-il. Ce qui s’est passé ce soir-là au musée. Pourquoi je t’ai tirée de griffes de Tristan et pourquoi, après cela, j’ai eu tant de mal à m’éloigner. Pourquoi, après être parti, je n’ai pas pu rester loin de toi.
Il se déplaça pour avoir une meilleure vue, de l’autre côté de la table basse.
— Bien entendu, j’étais attiré par toi, reprit-il. Rien de plus normal : tu es belle, intelligente et drôle. Mais cela n’explique pas tout : je suis sorti avec d’autres femmes pourvues de ces mêmes qualités. Pourtant, je n’ai jamais ressenti le moindre pincement au cœur quand je m’esquivais au petit matin… à moins d’avoir été contraint d’abandonner un bijou sur place. Au début, je pensais que c’était parce que tu représentais un défi. Tu ne t’intéressais pas à moi et j’avais envie de te faire changer d’avis. Mais même quand tu étais à deux doigts de craquer, je me suis gardé de te séduire. Parce que si je l’avais fait, je n’aurais eu aucun prétexte pour revenir, et… (Il marqua une pause.) J’avais besoin de cette excuse.
Je me recroquevillai en me demandant si je devais intervenir, mais j’avais le sentiment que je devais garder le silence.
— Je fais des rêves en ce moment. Depuis quelques mois, maintenant… (Il s’interrompit de nouveau, la bouche entrouverte, semblant chercher ses mots.) Cela ne m’arrive pas souvent. En général, cela parle de… loups. Si je n’ai pas muté, je rêve de me transformer. Si je n’ai pas chassé, je rêve de traque. C’est comme un rappel, comme si on me tirait sur la manche. Sauf que ces derniers temps, je rêve de toi. De nous. De… (Il se tut, les mâchoires se raidissant.) cabanes, cracha-t-il enfin comme s’il venait d’avouer une confession épouvantable. Je rêve de forêts, de cabanes, de nous. Sans personne autour. De t’emmener quelque part, de rester terré avec toi, de faire l’amour et des…
Il avala le dernier mot.
— Des… ?
Il me regarda droit dans les yeux et un tic agita ses lèvres.
— Tu sais ce que j’allais dire. Je le vois dans ton regard. Mais j’insiste sur le fait que ce n’est qu’un rêve. Au réveil, je suis aussi épouvanté que toi.
— Dieu merci.
Il haussa les sourcils.
— Tu m’imagines vraiment vivre dans une cabane ? C’est sans doute un symbole. Une pulsion. Pas de t’emmener vivre dans les bois et d’élever une horde de gamins braillant dans tous les coins. Juste… d’être avec toi.
— L’instinct d’accouplement.
Il poussa un léger grognement. Mais au lieu de me houspiller comme je m’y attendais, il détourna le regard vers la fenêtre, comme s’il savait que j’avais vu juste, mais détestait l’entendre.
— C’est compréhensible, non ? dis-je. Tu as cinquante ans et toujours pas d’enfant. Il est évident que le besoin de te reproduire doit se faire sentir…
— Et c’est pour ça que je me transforme en homme des cavernes en train de fantasmer sur la première femme en âge de procréer que je croise ? D’une certaine manière, j’aimerais que ce soit aussi simple : un impératif biologique. (Il se leva et gagna la fenêtre en me tournant le dos.) J’ai souvent entendu d’autres loups-garous parler de leur difficulté à s’adapter à leur existence solitaire, à lutter contre le besoin de trouver une compagne pour s’installer avec elle. Je compatissais quand c’était dans mon intérêt, mais en mon for intérieur, je les traitais d’imbéciles. De faibles. Cherchant à se convaincre que c’était une question d’instinct parce qu’ils n’avaient pas le cran d’admettre la vérité : qu’ils voulaient une femme, avec des enfants et une petite maison aux volets bleus. Je n’avais jamais ressenti le besoin de rester avec une femme jusqu’au matin, et encore moins de passer ma vie avec elle. J’étais donc la preuve vivante que l’instinct d’accouplement n’existe pas. Mais, manifestement, c’était juste que je n’avais pas trouvé…
Il laissa sa phrase en suspens et contempla la nuit. De lourdes secondes s’étirèrent en minutes.
— Et c’est un boulet, n’est-ce pas ? demandai-je. C’est bien ça, le problème, non ? (Il jeta un coup d’œil dans ma direction. Je me levai pour aller me percher sur le bord de la table basse.) Tu vis seul depuis l’âge de seize ans. Depuis la mort de ton père. Personne ne compte pour toi. Ni dans ta vie amoureuse, ni dans ta vie amicale. Tes relations se limitent à de vagues connaissances que tu peux abandonner du jour au lendemain… voire tuer, si elles se mettent en travers de ton chemin. Et un jour, tu rallies la Meute, mais tu gardes une attitude très ambivalente. Tu vois ça comme un accord commercial et tu limites au maximum toute relation sociale. Et maintenant, tu m’as, moi. Quelqu’un qui risquerait de te demander de t’engager, ce que, comble de l’horreur, tu pourrais avoir envie de faire. Qu’est-ce que c’est embêtant !
Il eut un rire rauque.
— Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ? Pour toi, tout revient à la même chose : je ne suis qu’un monstre d’égoïsme.
— J’ai tort ?
Il croisa mon regard, puis se retourna vers la vitre.
— Saleté.
Je le rejoignis sur la pointe des pieds pour lui déposer un baiser sur la nuque. Du moins, c’était le plan. À peine avais-je approché les lèvres de son col qu’il tourna la tête, surpris par mon apparition. Lui entourant la taille de mes bras, je me penchai pour poser la joue contre son dos.
— Tu te souviens de notre rencontre ? Avant de partir, tu m’as dit que tu craignais de te rendre ridicule à mes yeux. C’est ce que tu redoutes, encore aujourd’hui. De te retrouver à faire des choses qui jusqu’ici te paraissaient inimaginables, que tu raillais chez les autres, qui te feraient paraître grotesque.
Il poussa un soupir.
— Tu n’as vraiment aucune indulgence envers moi, pas vrai ? Tu ne penseras jamais que je puisse être motivé par une pensée altruiste, comme la crainte de te faire mal. Ou romantique, comme la peur d’avoir le cœur brisé.
— Avoir le cœur brisé, ça n’a rien de romantique. C’est juste une jolie expression pour dire qu’on s’est fait avoir : qu’on s’est ouvert à quelqu’un qui en a profité. Quant à me faire mal, je crois effectivement que ça rentre en ligne de compte, mais je ne pense pas que ce soit le facteur déterminant.
— Ah. Et ce serait quoi, alors ?
— Qu’une relation avec moi serait non seulement embêtante, mais potentiellement embarrassante. Après toutes ces années de bonheur solitaire, pourquoi tout compromettre pour une relation qui risquerait de ne pas fonctionner ?
— On dirait que tu essaies de me dissuader.
Je déposai un baiser sur le dos de sa chemise.
— S’il y a une chance pour que j’y parvienne, je crois que ça vaudrait mieux.
— Non, je ne pense pas.
Il se retourna, m’attira contre lui et m’embrassa. Puis il attendit. Après quelques instants de silence, il soupira.
— Je te confesse mon plus grand secret, je mets mon âme à nu, mais tu ne me tendras pas la moindre perche, c’est ça ?
— Si tu attends que je te dise que l’idée d’être la compagne d’un loup-garou est incroyablement romantique, ou que je me pâme devant toi…
— Dieu m’en préserve.
— Alors, certes, ma grand-mère serait ravie que je sorte avec quelqu’un. Mais je ne suis pas sûre qu’un voleur loup-garou âgé de cinquante ans corresponde à sa conception d’un gendre idéal.
— On passera sous silence ma vraie nature. Et ma profession. (Il marqua une pause.) Et mon âge.
— Et si tu me demandais si ça correspond à la mienne… ?
— Tu me répondrais que non.
— Désolée. (Je levai les yeux vers lui.) En revanche, si tu me demandais si c’est ce que je veux, ma réponse pourrait bien être différente. Je ne te garantis rien. Mais il y a une forte probabilité.
— Je m’en accommoderais.
Il me souleva et me porta jusqu’à la chambre.