Hope : Identification formelle
Paige, Karl et moi patientions dans le vestibule de la société Cortez. Un jeune homme vêtu d’une veste qui le désignait immédiatement comme agent de sécurité vint à notre rencontre. Nous conduisant au sous-sol, où se trouvaient la morgue et le labo, il nous expliqua la situation. Le cadavre leur avait été envoyé par un contact à la morgue municipale.
— Comment est-ce que ça fonctionne ? demandai-je.
— M. Cortez a des amis partout et des circuits bien huilés. Personne ne viendra jamais chercher ce type.
— Le médecin légiste a confirmé que c’était un meurtre ? s’enquit Paige.
— Tué d’une balle dans la nuque. En plein système nerveux.
— Je vois.
— Et ils se sont débarrassés du corps d’une manière très professionnelle. (Il regarda Paige avec un air embarrassé, craignant de l’avoir choquée.) On a vraiment eu beaucoup de chance de le trouver si rapidement. Ils ont comparé ses empreintes à leur fichier, mais rien n’en est sorti. Cependant, il figurait dans le nôtre.
— Alors, c’est comme ça que vous constituez votre base de données.
Il parut décontenancé, comme si j’avais percé le secret d’un tour de passe-passe.
— Cela dit, si ses empreintes coïncident, vous connaissez désormais son identité, affirma Karl. Dans ce cas, je ne vois pas ce que Hope peut vous apporter.
— Nous avons un nom, dit Paige. Mais nous ne savons pas s’il correspond à la victime. (Elle baissa la voix.) Je suis même sûre du contraire.
L’agent nous conduisit à travers une série de portes menant à la morgue. Ce n’était pas la première fois que je me retrouvais dans ce genre d’endroit. L’un des anciens soupirants de ma mère travaille comme médecin légiste à Philadelphie et, quand je suis sur une enquête impliquant un cadavre, il lui suffit de passer quelques coups de fil pour me faire entrer. Il dit que c’est parce qu’il a confiance en mon travail, mais je suis persuadée que c’est pour se faire bien voir auprès de ma mère.
En général, les morgues municipales sont des endroits plutôt glauques. Mais celle-là avait l’air tout droit sortie d’une série télé. Aucune trace de peinture écaillée ou de vieux manuels pour caler des tables branlantes. Tout étincelait, et des lumières clignotaient partout dans la salle. L’équipement était si moderne que je ne savais pas à quoi servaient la moitié des machines.
Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’avais pénétré sur un plateau de tournage et que la morgue n’était qu’un décor construit dans le but de tromper les visiteurs et de chasser les rumeurs que j’avais entendues sur la façon dont les Cabales géraient les morts suspectes : en jetant le cadavre dans un incinérateur avant de falsifier les rapports.
Une femme vêtue d’une blouse blanche se présenta comme le docteur Aberquero. La bonne trentaine, le visage pincé, elle ne portait pas de maquillage et ses cheveux noirs étaient tirés en un chignon compact. Toutefois, lorsqu’elle se retourna pour serrer la main de Karl, elle parut déstabilisée et se mit à bégayer, regrettant sans doute d’être venue travailler sans s’être pomponnée.
Se raclant la gorge, elle se força à détourner les yeux.
— Le, euh, défunt, ne présente aucun signe de traumatisme à l’exception d’une blessure par balle. Le projectile est entré par la nuque, tuant la victime sur le coup.
Karl coula un regard vers moi, et je secouai la tête. Aucune trace de chaos : l’homme gisant sur cette table n’avait pas eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait, pas plus que Max ou Tony.
Karl s’éclaircit la voix.
— Nous vous remercions de vos explications, docteur Aberquero, mais je crains que nous soyons incapables de comprendre autre chose que « blessure à la tête ». (Il lui adressa un petit sourire, et les doigts de la jeune femme tremblèrent sur son bloc-notes.) Nous sommes juste venus identifier le corps.
— Ah, oui, bien sûr.
Elle faillit me rentrer dedans et me barra le passage lorsqu’elle recula pour le laisser accéder à la table.
Je la contournai et Karl posa la main au creux de mon dos pour me donner du courage. Lorsque la femme en blanc s’en aperçut, elle me toisa d’un air méprisant : encore une petite jeunette qui venait lui voler sa proie. J’imaginais que j’allais devoir m’y habituer.
Elle me tourna le dos et releva le drap. Je réprimai un cri de stupeur, et restai médusée.
— Il… Il doit y avoir une erreur.
— Ce n’est pas Guy Benoit ? demanda-t-elle d’un ton sec.
— Si, mais vous avez dit que…
Je m’interrompis et jetai un regard à Paige, de l’autre côté.
Karl termina ma phrase.
— Vous avez dit que la mort remontait à plus de vingt-quatre heures.
— Effectivement, répondit le docteur Aberquero.
— Je suis désolé, dit Karl, mais c’est impossible.
Paige acquiesça.
— C’est ce que je lui ai dit. Du coup, j’ai cru à une erreur d’identification.
— C’est bien Guy, dis-je. Mais je l’ai vu hier. Je lui ai parlé.
Le médecin légiste tourna une page de son bloc-notes.
— Alors, vous devez vous tromper.
— Non, rétorqua Karl. Je l’ai vu, moi aussi. D’ailleurs, il suffirait de mettre la main sur les bandes de vidéosurveillance du club pour le confirmer. Il avait rendez-vous avec des gens qui le connaissaient et qui n’ont rien suspecté d’anormal.
— Et on le soupçonne d’avoir tué deux personnes il y a moins de six heures.
— Est-ce qu’une erreur de datation serait possible ? demandai-je. Je sais que certains paramètres peuvent fausser la première estimation.
— Les Experts ou New York, police judiciaire ? railla le docteur Aberquero.
— État de New York contre Edwin Cole, 2005, répondis-je. Bien après le décès, il a été prouvé que le corps de la victime avait passé quelque temps dans un état de congélation. Dans la mesure où ce constat n’avait pas été établi sur-le-champ, l’heure du décès était fausse. Quant à la « congélation inexpliquée », c’était l’œuvre d’un semi-démon Gelo, opérée post mortem . Je sais que nous sommes en présence du cas inverse, mais là où je veux en venir, c’est que dans notre monde, une modification de la température n’est pas impossible.
— Vous avez raison. Mais ici, nous sommes au courant de ces choses, et tout nous indique que cet homme est mort depuis au moins vingt-quatre heures. Peut-être même trente-six.
Paige la remercia. Nous étions sur le point de partir quand je vis Karl balayer la pièce du regard. Je ne savais pas ce qu’il cherchait, mais il avait plus de chance de le trouver en mon absence. Aussi, j’accompagnai Paige vers la sortie.
Quelques minutes plus tard, Karl réapparut avec un vêtement bleu roulé en boule dans sa main.
— La chemise de Guy ? m’enquis-je.
— Son odeur.
Il nous fit signe de suivre l’agent de sécurité jusqu’à l’ascenseur.
Pendant la montée, Karl se contenta de dire qu’il allait retourner à l’entrepôt, nous laissant supposer qu’il voulait flairer la piste de Guy. L’employé de la Cabale profita de ces quelques minutes pour dire à Paige à quel point il était heureux que Lucas soit chargé de l’enquête. Qu’il avait entendu tellement de compliments au sujet de son travail. Qu’il se réjouissait de travailler sous ses ordres.
On aurait pu croire à une manifestation de soutien, mais en voyant Paige serrer la courroie de son sac, je compris qu’elle était d’un tout autre avis. Ses deux frères étant morts et le troisième inculpé, Lucas allait devenir le seul héritier de la Cabale, et ce jeune homme s’appliquait déjà à jouer les lèche-bottes.
Je touchai le coude de Karl pour l’inciter à opérer sa magie en venant à la rescousse de Paige, surprise qu’il n’en ait pas pris l’initiative. Mais il se contenta de me tapoter la main, son esprit à des kilomètres de là.
Arrivé au hangar, Karl tenta de repérer l’odeur de Guy. Il ne trouva que de vieilles pistes.
— Pourtant, il était là hier, déclarai-je. Je l’ai entendu dire à Max qu’ils allaient chercher le matériel, et c’est ici qu’ils le planquent. Ou alors il a attendu dans la voiture. (Je jetai un coup d’œil dans la pièce où nous avions trouvé Max et Tony. Il ne restait plus que la table et les chaises.) Où sont la note et la bouteille ? Ah, j’imagine que la Cabale les a emmenées. Dommage. Si tu avais pu les flairer, tu aurais peut-être su qui les a déposées.
— Mon odorat n’est pas si précis.
— L’écriture ressemblait beaucoup à la sienne, et le choix des mots lui correspondait tout à fait.
Je savais que je me raccrochais à une chimère. Même si cela paraissait impossible, les découvertes de Karl ne faisaient que confirmer que Guy n’avait pas pu tuer Max et Tony six heures auparavant parce qu’il était mort.
— D’après le docteur Aberquero, Guy serait mort depuis trente-six heures, dit Paige. Mais il était plus de minuit quand Hope et toi lui avez parlé. Karl, tu étais assez proche de lui pour sentir son odeur, non ? Est-ce que c’était bien Guy ?
Karl leva la chemise.
— Est-ce que c’est bien l’homme que j’ai senti l’autre nuit ? Je ne sais pas. J’ai vaguement détecté son odeur, mais ce n’était pas la seule et il portait tellement d’eau de Cologne que je ne peux pas en être sûr.
— Est-ce que tu sens le même parfum sur cette chemise ? demanda Paige.
— Non.
Je me rappelai m’être dit que Guy devait être de sortie ce soir-là, parce que c’était la première fois que je sentais du parfum sur lui.
Je jetai un coup d’œil à Lucas. Il essayait de suivre la conversation, mais son oreille était collée au téléphone depuis notre arrivée.
— Comment est-ce possible ? demandai-je à Paige. Comment peut-on prendre l’apparence de quelqu’un d’autre ? Au point que le reste du gang n’y voie que du feu ?
Lucas raccrocha et rangea son téléphone dans sa poche.
— L’explication la plus évidente n’est pas de nature surnaturelle. Guy a un frère jumeau.
Je tirai une chaise et m’assis.
— Donc, on aurait affaire à des jumeaux jouant le même homme, mais qui seraient en désaccord sur la façon de lutter contre les Cabales. L’un veut aider Carlos à assassiner sa famille, l’autre rechigne, le premier tue le deuxième. Très… hollywoodien.
— Je te l’accorde, répondit Lucas.
— Je ne crois pas que ce soit la réponse, murmura Karl.
Je tournai les yeux vers lui, mais il avait toujours ce regard absent.
— Alors, passons à l’hypothèse surnaturelle, dit Lucas. A priori , il s’agirait d’un sort d’illusion. Mais étant donné les circonstances, ça ne colle pas.
— Pour qu’il fonctionne, il faut qu’on s’attende à voir quelqu’un d’autre, expliqua Paige. Imagine, par exemple, que je sorte avec Lucas en te prévenant que je serai de retour dans un instant, puis que je jette un sort d’illusion à Lucas pour lui donner mon apparence ; alors, c’est moi que tu verrais revenir. Mais si je n’avais pas annoncé mon retour, cela n’aurait peut-être pas marché. Et si tu t’étais attendue à voir Lucas, tu l’aurais aussitôt percé à jour.
— C’est une illusion temporaire, dit Lucas. Une utilisation prolongée est impossible.
— Surtout s’il a été vu par plusieurs personnes et qu’elles l’ont reconnu sans s’attendre à ce que ce soit lui.
— C’est la seule explication surnaturelle qui me vienne à l’esprit, mais j’irai au bureau pour entreprendre des recherches. Ils ont des dossiers extrêmement détaillés sur…
Son portable sonna. Son front se marqua d’une ride lorsqu’il y répondit.
Paige baissa la voix.
— Il n’aura pas le temps. Je vais m’en charger. Vous voulez venir ? Ou, encore mieux, jeter un coup d’œil à l’endroit où nous avons trouvé Carlos ? Si vous captez des odeurs ou des visions, ça pourrait nous aider à reconstituer le puzzle.
— D’accord, répondis-je. Est-ce que le site est toujours sécurisé ?
— De manière discrète. Je vais demander à Lucas de les prévenir de votre arrivée.