Hope : Fureur
Je me trouvais dans la salle de crise, grisée par le maelström du chaos.
Les pensées de Paige étaient celles que je distinguais le mieux, un méli-mélo de crainte et de doutes : « Est-ce que j’ai bien fait ? Est-ce que quelque chose m’a échappé ? Et si j’aggravais la situation ? Où est l’ambulance ? »
Les sentiments de Benicio étaient trop confus pour que je les distingue et déferlaient en lames de fond. Sous ces flots, je sentais la colère et la détresse de Karl, tambourinant en un pouls constant.
Et puis cet homme à terre… Tandis qu’il agonisait, son âme s’échappant de son corps, je ressentais le chagrin, l’angoisse et la peur des autres tourbillonner autour de lui, un cocktail plus puissant que tout ce que j’avais pu imaginer. Je le dégustais, aveugle à tout ce qui m’entourait. Je ne me rappelais plus comment j’étais entrée là. Ni pour quelle raison. Ni même qui était cet homme, gisant au sol. Tout ce qui m’importait, c’était qu’il allait mourir et que quand ce serait terminé, la récompense serait au-delà de toutes mes espérances.
Karl criait : « Faites-la sortir ! » Je ne savais pas de qui il parlait. Pas de moi. Il ne me ferait pas cela. Il ne m’éloignerait pas alors que la mort était si proche, planant dans l’air…
J’étais faite pour cela. Ma place était là, au cœur de la tempête, m’abreuvant à sa source.
— Il faut la sortir de là !
La voix de Benicio.
— Et à votre avis, je fais quoi ? aboya Karl.
La pièce se mit à tourner, m’entraînant vers le fond.
— C’est le chaos, dit Benicio. Elle…
— Je suis au courant, répondit Karl. Et apparemment, vous aussi.
Sa colère monta d’un cran et je frémis. C’était si délicieux, si parfait… Des mains me prirent par la taille et me soulevèrent. Je me débattais comme une forcenée. L’étreinte se resserra. Je criais, assenant coups de poing et coups de pied. On me transporta hors de la pièce, puis, deux portes plus loin, je me retrouvai dans la lumière crue d’une pièce entièrement blanche.
Le lien qui m’unissait au chaos se rompit sous la violence des spots. Levant les yeux, je vis mon reflet : une version cauchemardesque de moi-même, les cheveux ébouriffés, les lèvres retroussées, les traits déformés par une rage animale.
Le visage du démon.
Karl me porta jusqu’à la chambre. Il me déposa sur le lit, et tandis que j’aspirais une goulée d’air, la gorge en feu à force d’avoir crié, je luttai pour repousser le souvenir de mon reflet en me disant que ce n’était qu’une invention de mon esprit malade.
Les cinq dernières minutes me revinrent à l’esprit. Ce que j’avais ressenti dans cette pièce. Ce que j’avais pensé. Toutes ces choses qui ne me ressemblaient pas, comme cette horrible image dans le miroir. Et pourtant, c’était bien moi.
— K… K… Karl…
Je levai les yeux, pleurant de honte, et ne vis qu’une silhouette déformée par les larmes. S’accroupissant près de moi, il me prit dans ses bras et me serra contre lui.
— Chut, chut, chut.
— Je… Je… Je…
Je me forçai à lever la tête pour trouver son visage, pour le regarder dans les yeux.
— Je voulais qu’il meure, Karl. Je ne me rappelais même plus qui il était. Un homme que je connais, que j’apprécie, et je voulais qu’il meure pour que je m’abreuve…
Je penchai brusquement la tête, le cœur au bord des lèvres, et avant d’avoir pu m’en empêcher, je vomis sur lui.
— Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu, je suis tellement…
Il me prit le menton et le leva, plantant son regard dans le mien.
De sa main libre, il déboutonna sa chemise, la retira puis la jeta sur le lit, sans jamais me quitter des yeux. À la pensée qu’il venait de jeter un vêtement couvert de vomi sur les draps en coton égyptien de Benicio, je dus réprimer un fou rire. Au même moment, mes yeux s’emplirent de larmes et je me mis à trembler si fort que j’en eus le souffle coupé.
J’étais revenue dans cette pièce, me vautrant dans le chaos, le buvant d’un trait, voyant Troy…
Soudain, une vision chassa le souvenir. Cachée derrière un buisson, j’observais un jeune homme brun sur la terrasse d’un restaurant. D’une main, il mangeait un hamburger, de l’autre, il écrivait, le regard rivé sur un livre. Sa silhouette m’était familière.
La vision s’estompa et je revis Troy, agonisant. Puis, je le vis assis en face de moi, s’esclaffant, badinant, et je me disais que c’était vraiment un type sympa, que j’aimerais mieux le connaître, que je…
Voulais-je le voir mourir ?
Mon estomac se souleva, mais il était vide.
Karl attira mon visage vers le sien. Je m’efforçais de comprendre ses paroles.
— Concentre-toi sur moi, Hope. Sur ce que je te montre.
Ses traits se brouillèrent, puis disparurent, et je me retrouvai derrière les buissons. Je voyais ma main, retenant une branche pendant que je regardais l’homme écrire. J’avais les doigts longs et fins, masculins mais lisses, plus ridés que ceux d’un enfant, mais pas assez pour appartenir à un adulte.
— Salut ! s’exclama une voix. Alors, c’est là que tu te caches.
L’homme aux cheveux bruns leva la tête, puis afficha un petit sourire en coin que je reconnus. Jeremy Danvers, le loup-garou Alpha. Un autre jeune homme, musclé et trapu, lui passa un bras en travers de la gorge, se pencha en avant, s’empara de son verre, prit une gorgée et grimaça.
— Apportez-lui une bière, dit-il à deux serveurs sur la terrasse.
— Non, je n’ai pas encore l’âge de boire de l’alcool. L’année prochaine.
— Oh, arrête avec tes chichis. Il fait chaud. Je t’offre une bière. Bois-la.
L’homme fit pivoter une chaise et se laissa tomber lourdement.
— Je t’en prie, assieds-toi, Antonio, dit Jeremy. Non, tu ne me déranges pas du tout en plein travail.
Ils continuèrent de plaisanter alors que deux autres hommes les rejoignaient, mais leurs voix s’affaiblissaient à mesure que les émotions du guetteur gagnaient en puissance. Jalousie. Nostalgie. Solitude. Ses phalanges étaient devenues blanches sur les branchages, mais il restait là, épiant la conversation, enviant leur camaraderie, submergé par ses sentiments. D’autres s’y mêlèrent peu à peu, ceux d’un adulte ressassant le passé : regret, chagrin et culpabilité, et je me laissais emporter, me nourrissant de cette douleur pour la substituer au chaos, cédant à mon vice sans avoir à en supporter les conséquences morales.
Cependant, au bout d’un moment, ce n’était déjà plus assez, et je me remis à trembler, la poitrine opprimée, le souffle saccadé.
— Concentre-toi, Hope. Concentre-toi sur moi.
Une autre vision. Le noir. Le vide. Juste des voix. Dont une que je connaissais, mais en plus jeune.
— Tu ne comprends pas, papa.
— Si. C’est toi qui ne comprends pas. La Meute n’est pas pour nous.
— C’est pour les loups-garous, non ? Et c’est ce qu’on est. C’est là qu’on doit être : vivre comme eux, avec d’autres gens comme nous. Je le sens…
— C’est un instinct. Il faut le combattre. S’élever au-dessus. Ce n’est pas un club privé où il suffit de montrer une carte de membre, Karl. Ils ne nous laisseront pas entrer. Ils nous tueraient.
— Comment tu le sais si tu n’as jamais essayé ?
— Je le sais, c’est tout. On doit rester loin d’eux. On doit…
— … fuir. Toujours et encore. Comme des lâches.
— C’est ton père que tu traites de lâche ?
— Non, bien sûr, je ne dirais jamais…
Les pensées se désintégrèrent dans un mélange de colère et de culpabilité. Je les avalais, en sachant que ce n’était qu’un souvenir, un cadeau que m’offrait Karl…
Quand les haut-le-cœur cessèrent, je me frottai le visage.
— Je… Je crois que ça va, maintenant, dis-je. Est-ce qu’on peut… ?
— … partir ? (Il se releva et fit rouler les muscles de ses épaules pour chasser l’engourdissement.) J’y compte bien.
J’aperçus le dos d’un ambulancier qui venait d’entrer avec un brancard. Je me levai, voulant prendre des nouvelles de Troy, mais mes genoux cédèrent, si bien que Karl dut me rattraper.
Paige apparut dans l’embrasure. Elle se força à sourire et fit signe à Karl de me redresser sur le lit. Pendant qu’elle prenait mon pouls, je replongeai dans le passé. Dans la salle de crise. Je me revoyais sur l’épaule de Karl, me débattant comme une diablesse. Paige m’avait vue. Ils m’avaient tous vue. Et désormais, ils connaissaient mon secret.
Submergée de honte, je compris soudain comment ils l’avaient appris. Karl ne leur avait rien dit, il n’aurait jamais trahi mon secret. C’était Benicio. Qui avait dit à Karl de me faire sortir. Qui m’avait mise dans cette situation, jetée dans le chaos, en sachant parfaitement que j’allais prendre mon pied, et en vouloir plus, comme une toxico.
À l’instar de Tristan, il m’avait utilisée. À cette différence près qu’au lieu de m’allécher par la perspective de primes monumentales, il avait joué sur mes faiblesses, m’avait fourni ma drogue, tout pour que je devienne accro.
Lucas entra, mais je portai aussitôt le regard sur Benicio. Puis je le détournai. Je ne voulais pas reporter la faute sur lui. Il m’avait tentée ? Et alors ? Je voulais être au-dessus de la tentation. Contrôler. Être responsable.
— Je vais à l’hôpital, dit Benicio à Lucas. Je veux que Paige et toi… (Il prit une grande inspiration.) Tes frères.
— Je vais les prévenir.
— J’aurais dû penser…
— Je m’en occupe, papa. Pars avec Troy. J’enverrai des hommes te rejoindre là-bas.
Après le départ de Benicio, je levai les yeux pour voir Lucas perdu dans ses pensées. Paige s’approcha de lui. Il lui parla à l’oreille, puis se tourna vers Karl.
— Ça m’embête de te demander ça…, commença-t-il.
— Alors, ne le fais pas, grogna Karl. On a déjà eu notre compte pour aujourd’hui, surtout Hope…
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? interrompis-je. (Puis je regardai Karl.) Laisse.
— Non.
Mes entrailles se crispèrent et je dus déglutir pour m’empêcher de vomir à nouveau.
J’avais la main posée sur mon genou. Il la couvrit de la sienne.
— Tu as assez payé, Hope.
— Non, chuchotai-je, hors de portée de voix des autres. J’ai besoin d’aider. De finir ça en faisant quelque chose de bien.
Il m’observa un moment en silence, puis se tourna vers Lucas.
— Une dernière faveur. Et oui, je considère ça comme une faveur.
— Moi aussi, répondit Lucas. Il faut que je trouve mes frères…
— Et tu veux quoi ? Qu’on leur téléphone ? Adresse-toi à tes gorilles…
— Non. Il faut qu’on les retrouve et qu’on les avertisse. En personne. Trouve-les, Karl. Ensuite, tu pourras t’en aller.
On repartit dans la voiture de Karl. Lucas était devant nous, passant des appels pour tenter de localiser ses frères. Karl continuait à grommeler : pourquoi fallait-il les rechercher alors qu’il aurait été plus rapide de leur téléphoner ? J’en convenais, mais à la décharge de Lucas, j’avançai plusieurs explications possibles. Karl ne voulut rien entendre. Non seulement il s’inquiétait pour moi, mais en plus, il avait horreur de jouer les chiens policiers pour un petit freluquet de mage. Il avait déjà assez de mal à obéir à son Alpha.
Penser à Jeremy me rappela le souvenir que Karl m’avait montré, et je brûlais de lui demander ce qu’il signifiait. Ce n’était pas le moment. Je ne savais même pas s’il viendrait un jour. Karl m’avait dévoilé cette partie de son passé dans l’unique intention de m’arracher à mes idées noires.
Nous venions de quitter le quartier quand Lucas me téléphona.
— Hector est chez lui, annonça-t-il. Je vais y aller avec Paige. Carlos est sorti pour la soirée et il sera difficile de le localiser, alors je vais vous demander d’aller voir William. Il est censé travailler tard, ce soir. Griffin, le second garde du corps de mon père, vous rejoindra au bureau et vous fera entrer.
— D’accord…
Je pouvais comprendre que Lucas refuse qu’une escouade de gorilles débarque chez Hector pour effrayer sa famille, mais là, ça n’avait aucun sens. Si William était au bureau, il suffisait de téléphoner aux vigiles pour leur demander de le mettre à l’abri.
— Pourquoi ne pas nous envoyer à la recherche de Carlos ? S’il est plus difficile à repérer, Karl sera parfait pour le rôle.
— On sait où sont les autres. Alors, je préférerais qu’on s’occupe d’eux d’abord.
Karl me fusilla du regard.
— Qu’il ne compte pas sur moi pour traquer Carlos après avoir parlé à William.
— J’ai entendu, dit Lucas. Réponds-lui que non. Une fois que vous aurez mis la main sur William et que vous l’aurez confié à Griffin, je ne vous demanderai plus rien. Toutefois, s’il devait être absent du bureau, j’aimerais que Karl essaie de repérer son odeur. Quant à toi, si tu pouvais tenter de détecter des visions…
En d’autres termes, il redoutait que William ait été enlevé… ou pire.
— S’il a disparu, reprit Lucas, demande à Karl de suivre sa piste le plus loin possible, et ensuite appelez-moi.