Hope : Easy Rider

On coupa à travers la zone piétonne du Lincoln Road Mall. Le soleil s’était couché et la température s’était rafraîchie, malgré l’humidité toujours présente. Sur la promenade, personne n’avait revêtu de vêtements plus chauds. Les shorts, les minijupes, les décolletés plongeants et les seins en forme de ballons de foot étaient exposés aux regards alors que la vie nocturne s’installait. Tous se pressaient, serpentant autour des palmiers et des tables surmontées de parasols, en direction de leur boîte de nuit préférée, avec l’espoir de réussir à entrer en arrivant tôt.

Jaz jouait les guides, me désignant les curiosités locales, y compris les beaux gosses qui traînaient devant Score, tous des gravures de mode, même si aucun n’aurait retenu l’attention d’une femme. Jaz m’expliqua que South Beach comptait beaucoup moins de boîtes gays qu’auparavant. Ils avaient redonné vie au quartier, en avaient fait le plus chaud de Miami, puis étaient passés à autre chose. Les autres avaient suivi le mouvement et South Beach avait perdu son cachet, mais Guy n’y voyait aucun inconvénient : des hordes de jeunes en moins, cela voulait dire plus de touristes et d’aspirants à la célébrité, des pigeons bien plus faciles à plumer.

Son club était à une rue de la zone piétonne. Ce n’était pas un emplacement de premier choix, mais à en juger par la file d’attente qui s’étendait devant, tout le monde s’en fichait. Jaz m’informa que Guy voulait qu’on repère nos proies avant d’entrer, mais puisque c’était ma première nuit, il estima qu’on pouvait s’en passer.

On traversa la rue en trottinant, Jaz m’effleurant la taille pour me guider entre les voitures qui avançaient au ralenti. Une odeur de fumée flottait tout autour de nous, émanant des pots d’échappement ou des clients qui se grillaient une dernière cigarette. Un rire nerveux s’éleva au-dessus du murmure de la foule. Tout le monde parlait d’une voix haut perchée et feignait un enthousiasme exagéré, comme pour se convaincre qu’ils passaient une excellente soirée à poireauter sur le trottoir.

Près de la corde en velours, une fille vêtue d’un horrible jupon en tulle était en train de baratiner le videur en prétendant qu’elle était l’avant-garde de J. Lo, et qu’il fallait à tout prix la laisser entrer, car Jennifer ne les honorerait de sa présence qu’à condition que sa table soit prête. Le gorille l’écouta d’une oreille distraite, sans lui accorder le moindre regard, puis lui recommanda une autre boîte, deux rues plus loin, où l’on croirait peut-être à ses salades.

Lorsque le videur aperçut Jaz, son masque d’ennui se fendit en un large sourire, dévoilant une incisive manquante. Il lui donna une tape dans le dos et salua Sonny, qui fit reculer la mythomane pour me laisser passer. Jaz s’attarda quelques instants, histoire de me présenter et d’échanger quelques mots. Pendant tout ce temps, je sentais les regards peser sur moi, entendais la foule murmurer « Mais qui sont-ils ? » sur un ton à la fois intrigué et méprisant. Puis le portier ouvrit la porte et l’on entra.

 

Le club avait pour nom Easy Rider et je compris pourquoi. Les enceintes crachaient « Born to Be Wild », de la fumée s’élevait autour d’une demi-dizaine de tables de billard, et deux stripteaseuses, les cheveux crêpés, couvertes de tatouages et affublées de bas résille, se trémoussaient sur des passerelles. Tout le personnel était vêtu de cuir, soutiens-gorge pour les filles, strings pour les garçons, et jambières pour les deux sexes. Les tables étaient vieilles et balafrées, les canapés en cuir abîmés et déchirés. On aurait dit un bar de motards datant des années 1970.

Cependant, l’illusion se dissipa rapidement : « Born to Be Wild » était un remix. La « fumée » entourant les tables de billard était de la neige carbonique. Les stripteaseuses étaient ravissantes et les tatouages s’enlevaient probablement à l’eau savonneuse. Les éraflures et les déchirures étaient un élément de déco, et non pas les stigmates du temps et des mauvais traitements.

C’était un club conçu pour que les fils à papa blasés aient l’impression de se vautrer dans la crasse de la culture underground sans courir le risque de tacher leurs costumes Prada.

— Kitsch, hein ? chuchota Jaz, son souffle chaud me chatouillant l’oreille. Mais ça marche. Ils adorent ça.

— C’est ce que je vois.

— Sonny ? Tu peux emmener Faith à notre table pendant que je me change ?

« Notre table » était une alcôve d’où l’on pouvait observer toute la salle. Bianca y était déjà assise, en compagnie de deux types qu’elle nous présenta comme Tony et Max. Max était grand, avec un corps sculpté, un bronzage parfait et des cheveux blonds blanchis par le soleil qu’il portait en une petite queue-de-cheval. Avec son mètre soixante-dix et ses muscles saillants, Tony paraissait trapu et ses cheveux noirs étaient coupés si court qu’on aurait dit qu’une tache de naissance lui recouvrait le crâne. Tous deux se poussèrent pour me faire une place, Max s’écartant avec un sourire poli, Tony m’invitant à m’asseoir, comme si j’aurais dû me sentir flattée d’être admise parmi eux. Je me glissai à côté de Max.

Ayant fréquenté bon nombre de clubs, je m’attendais à ce qu’il soit impossible de s’entendre, mais l’alcôve devait être insonorisée : si j’avais du mal à distinguer les mots, je suivais tout de même la conversation.

Bianca envoya Tony et Max surveiller un groupe de femmes, des quadras qui se comportaient comme des ados.

Après leur départ, elle se tourna vers moi.

— Faith, j’aimerais te…

— Bee ?

Jaz apparut à ses côtés, vêtu d’une chemise blanc cassé à large col et d’un jean noir.

— Je pensais plutôt la prendre sous mon aile. La présenter à certaines personnes. Éventuellement l’emmener sur la piste de danse.

Bianca reporta le regard sur Jaz.

— Vous devriez attirer l’attention. Si ce n’est pas le cas, rajoutez-en : amusez-vous, jouez le jeu à fond. Tu connais la chanson.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre comment Jaz avait réussi à se faire intégrer malgré la faiblesse de ses pouvoirs. Il avait un contact exceptionnel avec les gens. Tandis qu’on faisait le tour de la salle, il n’arrêtait pas de s’exclamer : « Comment ça se passe ton nouveau boulot ? », « Je t’ai vu dans le journal la semaine dernière », « Hé, je viens de voir la fille que tu matais la dernière fois… sans son petit ami ». Il avait tant de bonne humeur que ce qui aurait sonné faux et obséquieux chez d’autres paraissait tout à fait naturel et sincère avec lui.

— Je peux arrêter, maintenant ? murmura-t-il alors que nous venions de quitter un autre groupe.

Je réprimai un rire.

— Pourtant, tu as l’air de t’amuser comme un petit fou.

— Ce n’est pas que je ne les aime pas… (Il haussa les épaules.) Disons que ce n’est pas ma came. Un petit tour sur la piste, ça te tente ?

— D’accord.

Jaz était un bon danseur. Ce n’était pas Fred Astaire, mais tout comme moi, il s’en tirait assez bien pour éviter de se rendre ridicule.

— Pauvre Max, dit-il lorsque le martellement des basses baissa d’un cran.

Je suivis son regard jusqu’à un coin où Max et Tony bavardaient avec le groupe qui leur avait été assigné. De temps à autre, l’attention de Max semblait s’égarer.

— Ça ne lui plaît pas ? demandai-je.

— Il est mignon, du coup, Guy lui demande de faire la conversation. Mais les humains l’ennuient et il a du mal à le cacher. C’est un peu comme être gay et faire semblant de s’intéresser aux filles.

— Il ne sort jamais avec des humaines ?

Jaz parut sincèrement surpris.

— Toi oui ?

La musique s’emballa de nouveau et j’en profitai pour réfléchir à ma réponse. Dans mon milieu, si je refusais de fréquenter les humains, mon carnet de bal serait quasiment vierge. Pour dire la vérité, il l’était depuis plus d’un an, mais ça, c’est un autre problème. D’ailleurs, le simple fait de parler d’« humains » pour désigner les créatures étrangères au monde surnaturel me dérangeait. Le conseil employait parfois ce terme, mais très rarement, comme si c’était à la limite du racisme. Répondre « Je ne sors pas avec les humains » me semblait tout aussi détestable que de dire « Je ne sors pas avec les Blancs ».

Mais si j’avais le choix, est-ce que je n’aurais pas une préférence pour les êtres surnaturels ? Non pas parce que je les considérerais comme supérieurs, mais parce qu’ils seraient plus aptes à me comprendre. Si je déménageais en Inde, je fréquenterais sans doute des Américains.

J’optai donc pour la vérité.

— Là d’où je viens, je n’ai pas vraiment le choix, mais si je l’avais, j’imagine que je préférerais la compagnie des gens de notre espèce.

— Ce n’est pas qu’une question de pouvoirs à dissimuler. De toute façon, je n’ai pas grand-chose à cacher. C’est juste que je me sens plus à l’aise, tu comprends ? C’est comme faire partie d’un gang. Appartenir à un groupe. S’entraider. (Il jeta un regard à Max, puis sourit et se rapprocha pour me chuchoter à l’oreille.) D’ailleurs, ça me donne une idée. Qu’est-ce que tu dirais si on battait Guy à son propre jeu ?

— Pardon ?

— Guy veut te mettre à l’épreuve. Prenons-le de court. Montre-lui de quoi tu es capable en donnant un coup de main à Max. Plus vite tu gagneras la confiance du patron, plus vite il te mettra sur les gros coups. D’ailleurs, on en a un dans les tuyaux et crois-moi, c’est de la bombe…

 

On rejoignit Max, Tony et les trois couguars. J’avais d’abord hésité, craignant leur réaction à l’arrivée d’une femme plus jeune, mais Jaz était persuadé que tout se passerait bien. Il avait raison. Étant donné que j’étais accompagnée, elles ne me considéraient pas comme une rivale. Le fait que Tony et Max les présentent à des amis semblait même les mettre davantage en confiance. J’enfonçai le clou en me comportant comme si l’on avait le même âge, histoire de leur confirmer qu’elles avaient bien fait de dépenser tout cet argent pour paraître plus jeune.

On resta là, le temps de boire quelques verres. Mes acolytes avaient une technique bien rodée : chacun leur tour, ils prenaient la commande puis revenaient avec des cocktails de fruits pour nous et leur version alcoolisée, sans doute chargée à bloc, pour ces dames.

À mesure que les femmes s’enivraient, je captai d’autant mieux leurs pensées négatives. Au bout d’un moment, j’entraînai Jaz vers la piste de danse. Il m’attira à l’ombre d’un pilier, là où personne ne remarquerait qu’on passait plus de temps à discuter qu’à danser.

— Alors, me dit-il, les yeux pétillants. As-tu percé leurs secrets les plus inavouables ?

J’éclatai de rire.

— Ça ne marche pas comme ça. Je détecte les sentiments chaotiques, tout ce qui pourrait avoir une connotation négative : la colère, la tristesse, la jalousie… mais uniquement sur le moment. Je ne peux pas sonder leur cerveau à la recherche de petites cachotteries.

— Bon, d’accord. Mais qu’as-tu découvert ?

On aurait dit un gosse attendant son cadeau. Je décidai de faire durer le plaisir.

— Deux d’entre elles sont mariées.

— Laisse-moi deviner. La brune…

— Tss. Raté. Divorcée, et en pleine tourmente juridique.

— Mais c’est la seule avec une trace d’alliance à l’annulaire.

— Sans doute parce que les deux autres ont utilisé de l’autobronzant. La blonde en bleu est nerveuse. Elle ne voulait pas venir et elle pense avoir repéré la fille d’une amie sur la piste de danse. Celle avec la robe rouge, Michelle, est bien décidée à faire la bringue et à se venger de son mari. Il passe la semaine à un congrès et elle sait qu’il y emmène sa maîtresse.

Quand j’eus terminé, il resta silencieux.

— Si tu ne me crois pas…

— Si, si, je te crois. Je suis juste… sans voix. (Il secoua la tête.) Putain de merde. Ça, c’est un pouvoir. Guy va adorer.

— D’un autre côté, je ne vois pas à quoi ça pourrait nous servir, hormis faire chanter le mari. Mais si son épouse est déjà au courant…

— Trop compliqué. Guy aime les choses simples et je crois deviner ce qui lui plairait dans le cas présent. Va rejoindre Max et Tony. Dis-leur que je suis parti aux toilettes. Je vais parler à Bianca.

 

Pendant son absence, Tony répondit à un appel. Un simple « Ouais… ouais… OK… alors, à tout à l’heure ». J’imaginai que c’était Bianca ou Guy lui transmettant ses instructions. Il se plaça de l’autre côté de la femme en robe rouge et se mit à blaguer avec elle tout en la poussant discrètement dans ma direction.

Lorsque Jaz réapparut, il se faufila derrière moi et enfonça ses doigts dans mes côtes pour me chatouiller. Je sursautai. Il se baissa, comme pour éviter une riposte, puis se mit à faire le pitre, m’attrapant par la taille, me tirant les cheveux et ricanant. Je jouai le jeu, me débattant, lui donnant de petites tapes et riant de bon cœur. Au bout d’un moment, il m’attrapa et me serra contre lui. Puis, il posa les mains sur mes cuisses et les fit glisser sous ma jupe.

— Est-ce que je t’ai dit à quel point je te trouvais sexy ? dit-il.

— Oh, non, dit Tony. Trouvez-vous une piaule, merde !

Jaz m’enlaça et posa le menton sur ma tête.

— Justement, j’y songeais. Ça ne vous dérange pas si on vous laisse, alors ?

— Filez.

Me prenant par la taille, il me guida à travers la foule, une main posée sur mes fesses. Une fois hors de vue, il la retira.

— Désolé, murmura-t-il. Et merci de ne pas m’avoir giflé tout à l’heure. J’avais besoin de créer une diversion.

Il tendit une paume dans laquelle se trouvaient un permis de conduire et des clés attachées à un jeton de sécurité en forme de tête de licorne.

— Ça vient de la femme en rouge ? Ah ah… C’est pour ça que Tony l’a poussée vers moi… et que tu as monté ce petit numéro. Ta main a malencontreusement glissé dans son portefeuille, c’est ça ?

— Nous autres, magiciens, on n’a peut-être pas de super pouvoirs, mais on est les meilleurs pickpockets au monde.

 

Il m’entraîna vers une pièce où Sonny et Guy attendaient avec une machine à dupliquer les clés. Je notai l’adresse pendant que Jaz interrogeait MapQuest. Lorsque Sonny en eut terminé avec les clés, Jaz s’en alla avec les originaux. Quelques minutes plus tard, il revint.

— Tout s’est bien passé ? demanda Guy.

— Quelle question !

— Écoutez-moi ce crâneur… (Guy se carra dans son fauteuil et nous jaugea du regard.) Et si je te mettais à l’épreuve, Jasper ? Vous trois, vous ferez le boulot.

— Sans Bianca ?

— Tu vas y arriver ?

— Quelle question !

— Bon, Sonny, essaie de contenir son ego. Faith, écoute bien ce que te dira Sonny. Maintenant, prenez vos outils et fichez le camp. Vous avez quatre-vingt-dix minutes. Après, je préviendrai Tony et Max, et ces dames rentreront chez elles.