Hope : Confiserie
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, juste au moment où des mains s’élevaient pour lancer un sort repoussoir. Touchée à la hanche, je titubai, sans toutefois lâcher le sac, puis me précipitai hors d’atteinte avant que mon agresseur n’exécute une deuxième tentative.
Je me retournai. Trois mètres plus loin se tenait une jeune femme avec une crête blonde et des piercings en si grand nombre qu’elle devait bien passer une heure à les enlever avant de pouvoir franchir un portique de sécurité.
— Ma rivale, j’imagine, dis-je. Désolée pour toi. C’est pas de chance.
— Oh, ne t’en fais pas pour moi.
Elle lança le sort une nouvelle fois, mais je l’évitai facilement. Elle pinça les lèvres et je sentis sa fureur déferler sur moi en une succession de vagues délicieuses.
— Pas l’habitude de te battre contre quelqu’un qui sait de quoi tu es capable ? Leçon numéro un : ne pas agiter les mains.
Nouvelle tentative. Je me penchai sur le côté, mais à en juger par son expression, c’était inutile.
— À sec ? demandai-je. Leçon numéro deux : ne pas dépenser toute son énergie en un seul endroit.
Je plongeai la main dans la poche latérale de mon sac, une petite besace à la mode conçue pour les jeunes femmes modernes et citadines, doté de compartiments très pratiques pour abriter des lunettes de soleil, un téléphone portable, un agenda électronique et… une arme.
La sorcière contempla le revolver, l’air de croire que j’allais m’en servir comme briquet.
— Assieds-toi, ordonnai-je.
Après un moment d’hésitation, elle finit par s’accroupir en me reprochant de ne pas m’être battue à la loyale. Dans le milieu surnaturel, utiliser une arme est considéré comme un acte de lâcheté. Mais quand on est privé de force surhumaine et de boules de feu, il faut bien compenser par autre chose.
Lorsqu’elle fut assise, j’utilisai mon canif pour couper les ficelles reliant un tas de cartons non loin de là.
— Moi, j’utilise ce qui marche, expliquai-je en l’attachant. Tu devrais essayer. En commençant par connaître tes pouvoirs. Si tu avais lancé un sort d’entrave, c’est moi qui serais ligotée à ta place, et c’est toi qui aurais la conque.
Furibarde, elle se tortilla en me foudroyant du regard. Fermant les yeux, je dégustai sa colère, puis ramassai mon sac de plage et m’en allai.
J’étais prête à passer un sale quart d’heure quand Romeo découvrirait que j’avais réussi le test. Effectivement, il fut saisi de colère et je savourai sa fureur, mais il ne tenta rien pour me priver de ma récompense, sans doute pour la même raison qui l’avait poussé à me retenir quand j’avais fait mine de partir : il était grassement payé pour son boulot d’intermédiaire et ne courrait pas le risque de le perdre.
Il me donna une adresse en me précisant que je devais m’y rendre deux heures plus tard.
Après avoir demandé au taxi de faire un détour par le lieu de rendez-vous, je me félicitai de cette initiative, car en longeant le bâtiment, je compris qu’une virée shopping était de circonstance.
Le chauffeur me recommanda le centre commercial de Bal Harbour, et c’était effectivement l’endroit approprié. D’autant plus que ce n’était pas ma carte de crédit qui allait en pâtir.
En temps normal, mon côté économe m’aurait freinée, mais j’étais encore toute à ma joie d’avoir vaincu le mage, la sorcière et le lutin, et j’avais envie de m’offrir un petit plaisir. Contrairement à ce que Benicio m’avait fait croire, l’épreuve n’avait pas été un jeu d’enfant ; aussi, je n’avais aucun remords à dépenser son argent.
Je montai dans un second taxi pour regagner mon appartement. Le chauffeur me prit pour une touriste dès que j’ouvris la bouche et tenta d’emprunter le chemin le plus long en prétendant vouloir me « faire profiter » du panorama. Je ne connaissais peut-être pas bien la ville, mais je repérai son manège au bout de deux rues et lui ordonnai de reprendre la route directe.
En chemin, je fronçai les sourcils à la vue d’un boulet de démolition s’écrasant contre des maisons qui me paraissaient en parfait état ; de grosses bâtisses presque luxueuses, mais qui devaient prendre autant de place qu’un immeuble capable d’héberger cent fois plus de personnes dans des appartements de haut standing. Il suffisait d’un regard vers l’horizon, ponctué de grues et de squelettes de gratte-ciel, pour comprendre que Miami était une ville en pleine évolution. Ouste au vieux, place au neuf !
Mon appartement était plutôt récent, du moins d’après mes critères. D’après ceux de Miami, il ne lui restait peut-être que quelques années avant d’être rasé. Il ne me plaisait pas beaucoup : petit, aseptisé, froid, peint dans des tons de gris, de noir et blanc, et parsemé de quelques meubles modernes. Mais il était situé dans un quartier branché de South Beach et, pour une fille comme Faith Edmonds, l’emplacement était primordial.
Je rentrai juste à temps pour me changer et passer quelques coups de fil.
En premier lieu, j’appelai mon rédacteur en chef. Benicio m’avait renseignée sur le groupe au sujet duquel j’étais censée enquêter : un culte de loups-garous basé à Fort Lauderdale, soupçonné d’être lié au meurtre. Plus tard, ses agents me donneraient davantage de précisions afin que je puisse rédiger mon article. Il m’avait réservé une chambre d’hôtel à Fort Lauderdale, fait transférer la ligne sur mon portable, et même chargé une jeune femme d’y faire quelques apparitions, histoire de consolider mon alibi.
D’habitude, on n’annonce pas à son patron qu’on s’est envolé pour la Floride, en tout cas pas sans avoir demandé la permission au préalable. Mais j’avais de bonnes relations avec lui. J’aimais mon boulot, je me donnais à cent pour cent et je n’avais aucune intention de le larguer à la première proposition d’un journal plus sérieux. Dans le monde des tabloïds, cela m’aurait valu d’être nommée employée de l’année.
Naturellement, il m’enguirlanda. Puis, de « Reviens ici tout de suite ! », il passa à « Bon, d’accord, mais c’est à tes frais, Adams ». À la fin de la conversation, on en était arrivés à « Garde tes reçus, mais si je reçois une seule facture du Hilton, je te colle à la relecture pendant un an ».
L’appel suivant allait être autrement plus pénible. Je déteste mentir à ma mère, même si ce ne serait pas une première. Maman et moi sommes restées très proches et discutons au téléphone au moins vingt minutes par jour, en plus de nous voir une à deux fois par semaine. Mais parfois, toutes ces choses que je lui cache me pèsent et je me sens comme un imposteur qui aurait pris la place de sa fille cadette.
Elle ignore que je suis une semi-démone, et même que ce genre de chose existe. Je ne sais même pas si elle est au courant que son ex-mari n’est pas mon père biologique. Mes parents se sont séparés à l’époque de ma conception, et tout le monde, y compris mon père, pense que je suis sa fille. Ma mère a-t-elle eu un amant juste après sa séparation ? Aurait-elle brièvement renoué avec mon père, ce qui l’aurait portée à croire qu’il m’avait engendrée ? Lucifer aurait-il pris l’apparence de mon père, le temps d’une nuit ? Quoi qu’il en soit, j’ai été élevée en tant qu’Adams, et élevée de la même manière que mes deux frères et ma sœur.
Pourtant, Dieu sait que j’étais différente. Quand j’étais petite, je ne pouvais pas visiter un musée sans rester hypnotisée devant les collections d’armes, émerveillée par les visions de guerre et de destruction qui m’assaillaient l’esprit. Les accidents de voiture me fascinaient, au point que je débouclais ma ceinture de sécurité pour me retourner et les regarder le plus longtemps possible, avant de bombarder mes parents de questions. Dans la mesure où je ne m’étais jamais montrée violente, mon père et ma mère ne s’en étaient jamais réellement inquiétés. Ils mettaient cela sur le compte d’une imagination débordante, d’un goût étrange pour le macabre – d’une simple excentricité.
Quand j’ai commencé à capter les pensées chaotiques, j’étais en pleine adolescence et suffisamment mûre pour comprendre que ce n’est pas le genre de révélation à faire à ses parents. Mais j’ai très mal vécu cette période. Tombée en dépression nerveuse lors de ma dernière année de fac, j’ai passé plusieurs semaines dans une clinique privée.
Puis, je suis partie en quête de réponses, et à force de poser des questions, j’ai fini par attirer l’attention d’un groupe de semi-démons. Comprendre qui je suis m’a permis de trouver la sérénité. Aux yeux de mes parents, j’avais enfin réglé mes problèmes. Mais ce n’était pas l’avis de tout le monde : je faisais tache à travailler pour un tabloïd alors que ma famille était composée de docteurs et d’avocats. Après un bref passage à Los Angeles l’année précédente, j’étais retournée dans la petite ville étudiante près de Philadelphie où j’avais grandi. À cette époque, je vivais dans un appartement appartenant à ma mère. Pas vraiment une réussite, selon les critères des Adams. Mais pour ma mère, j’étais heureuse et en bonne santé, et après l’enfer qu’elle avait vécu, c’était tout ce qui importait. Puisqu’elle s’en contentait, je ne voyais aucun besoin de l’affliger en lui avouant la vérité.
Alors, je lui téléphonai, lui racontai des bobards, annulai notre prochain déjeuner et promis de la rappeler le lendemain.
Vêtue d’un haut orange à col boule et d’une minijupe à volants froufroutante, je m’approchai d’une porte de service miteuse et frappai pour me présenter à mes nouveaux collègues.
Personne ne répondit avant un long moment, si bien que j’avais les phalanges râpées lorsque le battant s’ouvrit à la volée. Mais l’attente en valait la peine.
Je n’ai jamais été du genre à me pâmer devant les beaux gosses, aussi, j’attribuai ma réaction à l’ivresse des hauteurs que je devais à mes talons de dix centimètres. À la vue de l’homme qui apparut, je restai bouche bée. Il était de taille moyenne, de poids moyen, de corpulence moyenne… mais incroyablement sexy avec ses boucles noires qui retombaient sur son col, sa peau cuivrée, ses yeux verts et un sourire qui me fit oublier tout le texte que j’avais soigneusement répété.
Au bout d’une fraction de seconde, je repris mes esprits. Heureusement, il n’avait rien remarqué, trop occupé qu’il était à me toiser de la même manière. Lorsqu’il me sourit de nouveau, je vacillai sur mes jambes.
— Je regrette, mais le club ne sera ouvert que dans une heure et vous devrez passer par l’entrée principale.
— Je suis venue voir Guy.
— Oh ? (Son sourire s’élargit.) Dans ce cas, entrez.
Il recula. Mais lorsque j’avançai, il me barra le passage, s’arrêtant si près que je sentais son souffle au sommet de mon crâne.
— J’avais presque oublié. Il me faut le mot de passe.
Je levai les yeux vers lui.
— Le mot de passe ?
Il s’adossa contre le battant.
— Ou le geste secret. En principe, j’exige le mot de passe, mais pour cette fois, je me contenterai du geste.
— Oh, bon sang, laisse-la entrer ! s’exclama une voix derrière lui.
Une femme apparut. Son jean moulant et ses Doc Martens détonnaient avec son chemisier BCBG. Ses cheveux teints en noir étaient remontés en une simple queue-de-cheval. Elle n’arborait aucun piercing et portait un maquillage léger, même si elle avait eu la main lourde sur l’eye-liner. On aurait dit une goth tentant de se fondre dans la masse.
Elle me fit signe dans l’obscurité.
— Ne faites pas attention à lui. Il s’exerce pour son nouveau métier de comique, ce qui lui sera bien utile quand on le virera à coups de pied dans le cul. (Elle se tourna vers lui.) Va chercher Sonny et essaie de trouver Rodriguez. Guy veut lui parler.
Il ne m’avait pas quittée du regard.
— Tu pourrais au moins nous présenter.
— Plus tard. Si tu as de la chance. Maintenant, file. (Écartant un rideau, elle me fit entrer dans une réserve.) En parlant de présentations, vous êtes… ?
J’imaginais qu’elle le savait mais préférait s’en assurer.
— Faith. Faith Edmonds.
— L’Expisco ? Merci, mon Dieu. Guy a failli avoir une attaque en apprenant qu’on avait une touche avec une Expisco, mais qu’on risquait de se retrouver avec une sorcière. D’un autre côté, les règles sont les règles, et comme cette fille est la nièce d’un contact, on ne pouvait pas faire autrement que de lui laisser sa chance. (Elle tendit la main.) Bianca. Je suis le bras droit de Guy.
Elle ouvrit une porte, et je la suivis dans le club.
Je sais que les films d’horreur ont toujours lieu dans de vieilles demeures délabrées, avec des escaliers qui grincent et des passages secrets, mais en matière d’endroits sinistres, j’attribuerais la palme aux boîtes de nuit avant l’heure d’ouverture.
Quand la musique emplit la salle, les discothèques sont un véritable concentré d’énergie : la chaleur de la foule, le rythme trépidant interrompu par les cris des fêtards enivrés, le mélange parfois écœurant du parfum, des boissons sucrées et du vomi nettoyé à la hâte. Si l’on n’est pas dans l’ambiance, on a l’impression de se retrouver dans le neuvième cercle de l’enfer, mais on ne peut pas nier le dynamisme de l’endroit.
Pourtant, à ce moment-là, j’avais l’impression de traverser un cimetière.
Ma voix ne générait aucun écho dans le vide caverneux, pas plus que mes pas, l’acoustique absorbant tous les sons. La seule lumière était celle des sorties de secours, si faible qu’elle ne projetait aucune ombre. La climatisation poussée à fond me donnait la chair de poule. L’odeur chimique des produits de nettoyage couvrait à peine celle des moisissures dues aux boissons renversées sur la moquette de la mezzanine. Au loin, j’entendais les basses palpiter sur un rythme lent, comme un cœur à l’agonie.
Soudain, je me rendis compte que Bianca me parlait.
— Désolée, j’étais ailleurs.
— Je disais que les membres du gang ne travaillent pas dans le club à proprement parler, mais que tu pourrais être amenée à assurer le service ou à donner un coup de main derrière le comptoir si nous sommes en sous-effectif. Tout le monde est censé contribuer. Cela te pose un problème ?
À son ton, amical mais ferme, je compris que ce n’était pas négociable.
— Je n’ai jamais travaillé comme serveuse, mais il y a un début à tout.
— Parfait. Rodriguez, notre technicien, te fournira un téléphone intraçable. Tu dois l’avoir en permanence sur toi. Et si Guy demande à te voir, tu rappliques dans la seconde, que ce soit à 2 heures du matin ou à midi.
— Pigé.
— Tu dois te pointer tous les jours à 17 heures. Même s’il n’a rien à te confier, tu devras être présente. Alors, si tu rencontres un millionnaire qui te propose de passer trois jours sur son yacht, la réponse est « non ». Ne demande même pas la permission, Guy le prendrait très mal.
— OK.
— En parlant de richards, une partie du boulot consiste à passer du temps avec eux, à les mettre à l’aise. Et non, ça n’inclut pas de coucher avec eux. De temps à autre, on te désignera un pigeon et on te demandera d’obtenir des infos. Le reste du temps, il s’agira principalement de danser, de t’amuser et de convaincre les gens que cette boîte est la meilleure de Miami.
— Entendu.
Elle me fit signe de la rejoindre dans une alcôve surplombée par un bloc d’éclairage.
— Encore quelques précisions avant que je te présente à Guy, et je veux que tu écoutes avec attention, alors asseyons-nous. (Elle balaya la pièce d’un geste.) Tu penses sûrement que malgré toutes ces règles, c’est un travail plutôt cool. Mais je t’avertis, Faith : bosser dans le milieu de la nuit, c’est comme se trouver dans une confiserie sans un sou en poche. Quand je te dis qu’on ne couche pas avec les clients, prends-le comme un ordre. De même, interdit de sortir avec les clients ou de leur donner ton numéro. Tu n’as le droit qu’à un verre par soir, histoire que ton haleine sente l’alcool. Après cela, tu pourras toujours commander, mais on ne te servira que des sodas et des jus de fruits. Pendant tout le temps que tu seras ici, tu te conduiras comme une employée modèle. Si Guy te chope en train de fumer dans les toilettes, tu te fais virer dans la seconde. Et si tu te drogues, sèvre-toi maintenant. Guy s’attend à ce que tu sois disponible à tout moment.
— C’est sévère.
Rien de tout cela ne me dérangeait. Je n’avais aucune envie de me soûler ni de coucher avec des inconnus. Mais j’avais le sentiment que Faith ne serait pas aussi collet monté.
— C’est comme ça que Guy gère la boîte et on doit tous se plier aux règles. On ne flirte pas avec les clients. On ne provoque pas l’arrivée de flics en enfreignant les règles antitabac. On ne se met pas minable au risque de bousiller une mission. En apparence, tout doit être géré de façon irréprochable. C’est comme ça qu’on se préserve des fouineurs. (Elle sourit.) Des fois, je dis à Guy qu’il aurait dû être sergent instructeur, mais je dois avouer qu’il assure. Il te fait trimer comme une malade, mais si tu tiens le rythme, la récompense en vaut la chandelle.
Au vu de l’étincelle qui brillait dans ses yeux chaque fois qu’elle prononçait le nom de Guy, je sentais bien qu’elle n’était pas tout à fait impartiale à son sujet.
— Alors, prête à rencontrer ton nouveau patron ?