Hope : Disparition

Une fois mon récit terminé, j’ajoutai :

— J’en fais sûrement tout un plat pour rien.

— Non, tu as raison de t’inquiéter. Benicio t’a mise dans une situation difficile, sans aucune directive au cas où ça tournerait mal, sans doute parce qu’il ne s’y attendait pas.

— Ce n’est qu’un subterfuge, n’est-ce pas ? demandai-je en me dirigeant vers la fenêtre pour regarder au-dehors. Cette mission, je veux dire. Même si la colère gronde bel et bien au sein du gang, ce n’était qu’un prétexte pour me faire venir. Pour me mettre à l’épreuve, voir ce dont j’étais capable.

— Et te donner un avant-goût de ce que tu pourrais faire.

Je serrai les poings, luttant contre l’envie de me mordiller le bout des doigts. Des ongles rongés auraient dénoté chez Faith Edmonds. J’avais perdu cette mauvaise habitude six mois auparavant, mais je n’avais jamais été aussi tentée de recommencer.

Une fois encore, j’avais été dupée par la Cabale Cortez. Ce n’était pas juste histoire de me tester, mais de me tenter.

J’aurais voulu répondre : « Si c’est ça son plan, ça ne marche pas », mais c’était un mensonge. Karl l’avait lu dans mon regard la veille au soir. Grisée par le chaos, je l’avais bu d’un trait et avais payé mes excès le lendemain. Mais comme avec l’alcool, si je continuais ainsi, mon niveau de tolérance allait s’élever et les regrets disparaître. Je finirais par me retrouver là où je ne voulais vraiment pas échouer.

— Alors, ton conseil ? demandai-je avec prudence.

— N’appelle pas. S’il te le reproche plus tard, tu lui diras que c’était ma décision. Ça ne te plaira pas de laisser entendre que j’ai le dernier mot, mais aussi progressiste que soit Benicio, il ne tiquera pas à la pensée que tu puisses t’incliner devant quelqu’un de plus âgé, surtout si c’est un homme.

Je me forçai à rire. Ses yeux s’éclairèrent d’un sourire, mais son visage demeura figé.

Il poursuivit.

— Continue comme prévu. Plus tard, on informera Benicio de tes découvertes. Si toutefois tu ne trouves rien, et qu’ils décident d’interroger cet employé, préviens-moi, discrètement, et je téléphonerai à Benicio.

— Je peux t’envoyer le nom et l’adresse par texto.

Il marqua une pause.

— Un message, expliquai-je. Sur ton téléphone.

— Ah. Oui. Bien sûr.

Je réprimai un sourire. Malgré toutes ses connaissances en technologie, j’aurais parié qu’il n’avait jamais envoyé un texto de sa vie. À ses yeux, les communications téléphoniques n’allaient que dans un sens et ne servaient qu’à une chose : réserver un hôtel, ou appeler une source. Et son numéro était systématiquement masqué.

— Si tu contactes Benicio, repris-je, tu devras aussi appeler Lucas, pour l’avertir. Il a demandé qu’on le tienne au courant au cas où les choses tourneraient au vinaigre.

— Entendu. Alors…

Le portable sonna. C’était celui du gang.

— Désolée, dis-je en allant le chercher dans la cuisine. C’est sûrement Jaz.

— Jaz ? répéta-t-il comme si je lui avais parlé chinois.

— Jasper. Le…

— … garçon.

— Il voulait qu’on sorte…

— Sans blague…

Je lui jetai un regard mauvais.

— Je ne voulais pas dire…

Enfin, à vrai dire, c’était bien pour ça que Jaz voulait qu’on se voie. Je décrochai.

— Salut.

— Faith ? (C’était Guy.) Est-ce que Jaz est là ?

— Euh, non. Je ne l’ai pas vu depuis que vous l’avez envoyé sur cette mission avec Sonny. Il n’est pas revenu ?

— Si. Il y a une heure environ. Ils allaient rentrer chez eux afin de se préparer pour ce soir. Je leur ai téléphoné pour leur dire de venir tôt, mais je n’ai pas eu de réponse.

— Ah, euh, Jaz a laissé tomber son téléphone tout à l’heure…

— Je l’ai appelé juste après ton départ et il marchait très bien. Sonny est injoignable, lui aussi. Je suis inquiet. Jaz prend facilement la mouche, et je sais qu’il m’en veut de ne pas l’avoir mis sur le coup de ce soir, mais de là à faire la sourde oreille …

— Quand bien même, Sonny décrocherait, lui.

— Je vais demander aux autres, et après j’irai peut-être chez eux. (Il hésita.) Dans ce cas, je ne serais pas contre un peu de renfort, si tu es libre.

Mon cœur se serra. S’il voulait « du renfort », il se serait adressé à un autre membre du groupe. Me demander de l’accompagner, c’était requérir une aide que les autres n’étaient pas en mesure de lui fournir : la détection du chaos.

Il avait peur pour Sonny et Jaz.

— Bien sûr, répondis-je en gardant une voix calme. Fais-moi signe et j’arrive.

Je raccrochai et m’effondrai sur mon siège. Karl ne me demanda pas ce qui s’était passé : il n’était pas du genre à éviter d’écouter les conversations ou à faire semblant de ne rien avoir entendu.

— Ils sont peut-être hors de la zone de couverture de l’opérateur, dis-je. (À Miami. Peu probable.) Ou dans un lieu où la réception ne passe pas, un restaurant, par exemple. Oui, c’est sûrement ça. Guy est parfois un peu parano.

— Ce qui n’est pas une mauvaise chose pour un chef, surtout quand il s’agit de la sécurité de ses subordonnés.

Mon portable sonna de nouveau. Guy avait contacté Bianca, puis Rodriguez, qui se trouvait avec Tony et Max. Aucun d’eux n’avait eu de nouvelles de Jaz ou de Sonny depuis la réunion. Guy me donna une adresse. Je lui répondis que j’y serais dans vingt minutes.

 

L’immeuble de Jaz et Sonny était conforme à ce que j’avais imaginé : un bâtiment bien entretenu, sans ascenseur, dans un quartier oscillant entre douteux et dangereux. Ils avaient les moyens de s’offrir mieux, mais l’endroit était correct, et ils ne devaient pas l’occuper souvent.

Les gens qui ont connu des périodes de vaches maigres semblent réagir de deux manières différentes lorsque la fortune leur sourit : certains dépensent tout leur argent d’un coup en s’achetant tout ce qu’ils n’ont pas pu s’offrir auparavant. D’autres, plus prudents, conservent quelques économies au cas où ils subiraient un nouveau revers de fortune. À première vue, on aurait pu croire que Jaz et Sonny appartenaient à la première catégorie. Mais ils n’étaient pas aussi étourdis que cela, surtout Sonny.

La sécurité était à l’image du bâtiment : correcte, mais sans plus. Guy n’eut aucune difficulté à pénétrer dans l’appartement. Lorsqu’on entra, je me préparai au pire. Même si je m’étais persuadée qu’ils étaient tout simplement hors réseau, je ne pouvais m’empêcher de repenser à leur agression. Ces brutes ne s’en étaient pas prises à eux par hasard. Jaz et Sonny étaient non seulement les recrues les plus récentes, mais aussi les moins puissantes. Et ne nous voilons pas la face : on devinait au premier coup d’œil qu’ils n’étaient pas du genre à régler leurs différends en distribuant des coups de poing, mais plutôt des tournées de bière.

M’attendant à trouver un salon saccagé, je poussai un soupir de soulagement. Même si je n’aurais pas qualifié la pièce de « propre », je ne constatai aucun signe d’effraction ni de lutte. Je balayai la pièce du regard : un panier de linge sale, le blouson de Sonny jeté sur le sofa, des pages du Miami Sun éparpillées çà et là, de la vaisselle dans l’évier. On aurait dit mon appartement quand j’étais débordée et n’attendais aucune visite.

Je me déchaussai : un précepte de ma mère qui s’était ancré en moi au point de devenir instinctif. Puis, je me dirigeai vers la minuscule cuisine. Ma seule découverte fut que l’un des deux garçons aimait les Cheerios tandis que l’autre préférait les Frosties. Avec un sourire, je partis en direction de la chambre à coucher. En pénétrant dans le couloir, je marchai sur un bout de moquette mouillée.

Je me tournai vers la porte de la salle de bains. La lumière était allumée et une serviette gisait par terre. J’avais la sale habitude de les laisser traîner, moi aussi, les leçons de ma mère se rapportant davantage aux bonnes manières qu’à la tenue d’une maison. Mais là, le sol était trempé jusque dans le couloir, comme si quelqu’un était sorti de la douche sans s’essuyer.

J’entendis l’eau qui tombait goutte à goutte dans la douche. Les vêtements que portait Jaz tout à l’heure étaient jetés en travers de l’abattant des toilettes. Je ramassai la serviette. Sèche et pliée maladroitement. Quelqu’un avait bondi hors du bac, répandant de l’eau partout au passage et…

Et quoi ?

Fermant les yeux, je me concentrai. Aucune vision ne m’apparut. Ouvrant les paupières, je jetai un coup d’œil au comptoir et avisai le portefeuille de Jaz, avec ses clés, son portable et quelques pièces éparpillées. De toute évidence, il avait vidé ses poches avant de retirer son pantalon.

J’ouvris le portefeuille pour trouver son permis de conduire, des cartes de fidélité, trois billets de 20 dollars, un de 10 et deux de 5.

Où avait-il bien pu aller sans ses affaires ?

Je refusai de me laisser gagner par la panique. Jaz était comme cela : impétueux. Sonny l’avait peut-être appelé, il serait sorti de la douche pour lui répondre, puis, jugeant qu’il était suffisamment sec, il aurait sauté dans ses vêtements avant de rejoindre son ami pour déjeuner, persuadé que Sonny aurait son portefeuille et son téléphone sur lui.

— Faith ?

Guy entra dans la salle de bains, tenant un portable et des clés.

— J’ai trouvé ça sous le blouson de Sonny.

— Mais la porte était verrouillée, non ?

— Oui.

On se dirigea vers l’entrée du patio. Au début, elle nous avait paru close, mais à y regarder de plus près, elle était entrouverte, comme si on l’avait mal refermée.

Je jetai un coup d’œil dehors. Le soleil était couché depuis une bonne heure. Quelqu’un serait-il entré par le balcon ? C’était risqué, mais pas impossible.

Je me tournai vers Guy.

— L’argent. Leur part d’hier soir…

— Depuis leur agression, ils le gardent dans un coffre. Ils ont chacun emporté 200 dollars.

Jaz avait 80 dollars dans son portefeuille. Une fois déduits le déjeuner et les trajets en taxi, il ne manquait rien. Quelqu’un aurait-il su pour le braquage et voulu profiter de l’aubaine ? Mais qui aurait pu savoir que nous étions dans le coup ? Je n’en avais même pas parlé à Benicio. Y aurait-il une autre taupe dans le gang ? Possible. Mais dans ce cas, elle aurait su que les deux garçons allaient repartir pour un nouveau cambriolage et aurait patienté jusqu’à leur départ. À moins que cette effraction ne soit un message ?

Mais lequel ?

Je balayai du regard l’appartement vide, tentant de refréner mon affolement. J’essayai de me calmer en me répétant que je n’avais détecté aucune trace de chaos, et rejoignis Guy pour l’aider à inspecter les lieux.

Malgré les apparences, l’appartement avait été visité. Les intrus avaient pris soin de ranger les affaires dans les tiroirs et de les refermer, mais il était évident qu’on les avait fouillés. En quête d’argent ? Peut-être.

À la fin de notre examen, je sondai la pièce avec plus de minutie. Quelques visions me parvinrent, mais lorsqu’elles se précisèrent, je m’aperçus qu’elles dataient et concernaient les locataires précédents : un enfant battu, une femme violée. Des images qui, plus tard, s’évaderaient de mon inconscient pour venir me tourmenter ; le frisson du chaos sur fond d’images cauchemardesques : le cadre idéal pour des nuits sans sommeil, passées à m’interroger.

Mais pour l’instant, je devais me concentrer sur Jaz et Sonny. Ils n’apparaissaient dans aucune de mes visions.

— Les choses n’ont peut-être pas été assez violentes pour que je puisse déceler quoi que ce soit, dis-je. Il y a peut-être une… explication logique.

On demeura tous les deux silencieux, conscients que cette éventualité était bien peu probable.

— Le cambriolage est annulé, annonça finalement Guy. Je te donne ta soirée. Je vais rentrer les attendre au club. On ne sait jamais.

— Est-ce que je peux vous aider ?

— Rentre chez toi et essaie de te détendre. Avec un peu de chance, Jaz t’appellera. Sinon, on reviendra demain pour voir si tu peux détecter autre chose après avoir pris un peu de recul.