Lucas : 5
Portland est une ville aux nombreux attraits, dont le principal est que je suis le plus loin possible de mon père et de sa Cabale, sans avoir à sortir des États-Unis. Cependant, comme dit le dicton : « qui s’engage à la hâte, se repent à loisir ». Quand j’avais suggéré à Paige de déménager à Portland, mes relations avec mon père étaient au plus mal, et d’une certaine manière, je regrette cette décision. La distance est peut-être un atout, mais s’il arrive un problème à Miami, il me faut des heures pour y arriver.
Paige avait eu la bonne idée de jeter quelques affaires dans un sac et d’imprimer nos horaires de vol après l’appel de Karl, mais il était déjà tard lorsque notre avion survola la Floride.
Partir à Miami n’est jamais une action que j’entreprends à la légère. C’est le siège de la Cabale Cortez, et quand je suis là-bas, il m’est impossible d’oublier qui je suis.
Ce n’est pas que je considère les Cabales comme des entités maléfiques. Et pourtant, j’aurais préféré. Dès notre plus jeune âge, on nous conditionne pour envisager le monde comme dans un conte de fées, divisé entre le bien et le mal, les méchantes sorcières et les belles princesses, les affreux nains et les vaillants chevaliers. Peuplé de gentils et de méchants. Sans juste milieu, sans « circonstances atténuantes ».
On n’aime pas les circonstances atténuantes. Ça complique les choses. On veut que le mal se dissimule sous un masque noir, froid et sans visage. Si le méchant n’en a pas tous les attributs, comment faire pour le haïr ?
Si votre père n’est pas méchant, comment faire pour le détester ?
J’ai été élevé dans un monde où, aux yeux de tous, les Cabales étaient considérées comme des entités bienfaitrices. Ma famille a fondé la première Cabale en Espagne, après l’Inquisition. En voyant notre peuple se faire persécuter par une société qui considérait les créatures surnaturelles comme des êtres maléfiques, nous avons décidé de leur offrir un endroit pour vivre et élever leurs enfants en toute sécurité, où ils seraient libres d’utiliser leurs pouvoirs et de s’en servir pour prospérer. On ne leur donnait pas simplement du travail, mais tout un mode de vie.
J’ai grandi en croyant dur comme fer à ce mythe familial. Quand mon père me faisait visiter ses bureaux, je voyais des gens heureux et souriants qui le saluaient comme s’il s’agissait d’un roi généreux. J’étais un prince, chouchouté, dorloté. Cependant, en dehors de cette enceinte, j’étais le fils d’une prof célibataire, vivant dans un modeste foyer sur la côte de la Floride, où le nom « Cortez » ne signifiait qu’une chose : « Encore de ces putains de Mexicains. » Est-ce si étonnant que je me sois accroché à ce fantasme si longtemps ? Jusqu’à l’université, jusqu’à cet été où, parti travailler pour mon père, je suis entré dans son bureau au moment même où il dictait un ordre d’exécution, avec autant de nonchalance que s’il commandait de l’encre pour les photocopieuses ?
J’aurais pu me boucher les oreilles et me dire que j’avais mal entendu. Mais mon père m’a appris à ne jamais esquiver une question. J’avais donc fait ma petite enquête et découvert que mon palais était bâti sur des ossements humains. Et tous ces visages heureux et souriants que je croisais depuis mon enfance, alors ? Qu’est-ce que vous croyez ? Moi aussi, je jouerais les employés affables si je savais qu’à la moindre incartade, mon patron répliquerait en envoyant des démons brûler vif toute ma famille.
La vérité m’avait sauté au visage : les Cabales étaient des entreprises nuisibles. Il fallait les détruire.
Aussi, j’avais fait le serment de tout faire pour anéantir les Cabales. Une promesse idiote, arrogante, que seul un adolescent de seize ans peut professer, basée sur une vision simpliste du bien et du mal, que seul un adolescent de seize ans peut exprimer. Je me familiarisais davantage avec la culture et la contre-culture de la Cabale. Je n’étais plus un prince, mais un étranger. Au lieu de me pousser à agir, cette distance ne faisait que me rendre l’image plus claire, de sorte que je commençais à distinguer les niveaux de gris.
Les Cabales représentent bel et bien un foyer pour de très nombreuses créatures surnaturelles. On ne peut pas sous-estimer l’importance de ce fait pour des gens qui, en dehors de ce microcosme, passent leur vie à se cacher ; des gens obligés d’examiner leur enfant blessé et d’évaluer le risque avant de l’emmener chez le médecin. Parmi toutes ces personnes qui sourient et s’inclinent devant mon père, quatre-vingt-dix pour cent le font de bonne grâce et lui sont sincèrement reconnaissants.
S’ils devaient trahir la Cabale, le châtiment serait la mort – une mort atroce –, mais ils n’en ont aucune intention. Bien sûr, ils ont entendu parler de ces familles décimées, mais c’était l’œuvre d’autres Cabales. Évidemment, ils savent que des employés de la Cabale Cortez ont été assassinés pour l’avoir quittée, mais c’est le prix à payer pour continuer à profiter de ses bénéfices. Dont la sécurité. Et si la Cabale doit tuer un ex-salarié pour protéger ses secrets, qu’il en soit ainsi.
Alors, est-ce qu’une Cabale est intrinsèquement mauvaise ? Non. Est-ce que le mal règne en son sein. Oui. Voilà ce que je combats : la cupidité et la corruption qui émanent d’un environnement où vous n’avez qu’à invoquer une atteinte à la sécurité pour tuer et vous en tirer à bon compte. Pourtant, les gens persistent à voir le monde en noir et blanc. Les êtres surnaturels, par exemple, me considèrent soit comme une fouine, soit comme un sauveur. Étant donné que je ne suis ni l’un ni l’autre, je passe mon temps à les décevoir.
Je refuse de travailler pour la société ou de prendre part à la vie de la Cabale. Cependant, je reste en relation avec son P.-D.G. En me désignant comme héritier, mon père m’offre l’occasion de prendre la tête de la Cabale, de la réformer de l’intérieur, et néanmoins je la rejette. « C’est pourtant simple ! » pourrait-on me rétorquer. « Choisis ton camp : soit tu détestes cette entreprise, et tu lui tournes le dos pour de bon, soit tu veux la changer, et tu la prends en main. » Encore une vision en noir et blanc.
Même en venant à Miami, je déplairais aux deux partis. Pour certains, j’allais m’immiscer dans les affaires de la Cabale, sans même un client pour excuse. Pour d’autres, j’allais laisser mon père m’entraîner une nouvelle fois dans son monde, soi-disant pour l’aider à gérer une crise, prétexte dont il s’était déjà servi quatre ans auparavant, lors de l’affaire Edward et Natacha. Je sais depuis longtemps que je n’ai rien d’autre à attendre lorsque mon chemin croise celui de mon père à titre professionnel. Je ne peux rien y faire. Mais ça ne rend pas les choses plus faciles.
Paige entra dans le terminal et je lui emboîtai le pas. Je portais deux sacs de voyage ; elle avait la sacoche de son portable.
On se fraya un chemin à travers la foule attendant l’arrivée d’un ami ou d’un proche. Six mètres plus loin, Karl était assis, plongé dans la lecture d’un quotidien, seul sur une rangée de chaises. Malgré les cris et les pleurs s’élevant tout autour de lui, il ne levait pas les yeux.
Lorsqu’on émergea de la cohue, il referma son journal d’un coup sec et s’engagea dans le terminal… en s’éloignant de nous. Paige haussa les sourcils à mon adresse. Était-ce par simple prudence ? Ou craignait-il qu’on nous ait suivis ? Au bout d’une dizaine de pas, il s’arrêta, se retourna et nous foudroya du regard, l’air de nous dire : « Bon, alors, vous venez ? » Puis il reprit son chemin, nous laissant à peine le temps de le rattraper.
— On devrait trouver un endroit plus intime, l’avisai-je. Je connais plusieurs…
— Ici, ce sera parfait.
Il tourna pour pénétrer dans un bar rempli de voyageurs se ravigotant avant de prendre l’avion… ou de rentrer chez eux. À première vue, ce n’était pas le lieu idéal pour discuter de questions surnaturelles, mais un espace public et bondé est toujours plus sûr qu’un endroit désert, où les mots résonnent et où les voisins peuvent s’ennuyer au point de vouloir épier la conversation.
— Où est Hope ? demanda Paige quand Karl lui tira un tabouret, d’un geste semblant plus instinctif que courtois.
— Après la mort de cette fille, Benoit – le chef du gang ‒ lui a ordonné de le rejoindre. Ils se sont retranchés dans le club pour réfléchir à la suite. Personne ne sort.
Voilà qui expliquait sa brusquerie. Il avait hâte qu’on en finisse pour pouvoir repartir. Son empressement était justifié : si Hope devait appuyer à cet instant sur son bouton d’alarme, il lui faudrait au moins une demi-heure avant de pouvoir y répondre.
Karl tira une enveloppe brune de son journal et en sortit une série de clichés grand format, avec du grain et une mauvaise résolution.
— Hope s’est servie de son portable pour photographier les originaux avant de me les envoyer, expliqua-t-il.
La photo du dessus représentait deux jeunes gens, ligotés à des chaises et penchés en avant, semblant si épuisés que seuls leurs liens les maintenaient assis. Le brun avait une sale entaille à la pommette, et la joue recouverte de sang séché. Le blond avait un œil au beurre noir et la bouche tuméfiée.
— Jaz et Sonny, j’imagine ?
Il acquiesça.
— On a retrouvé la photo d’origine près du corps de la fille.
— Avec un mot ?
— Oui, au dos : « Bientôt la suite. »
Cela pouvait signifier tout et n’importe quoi, de « Plus d’informations à venir » à « Ils n’ont pas fini de souffrir », en passant par « D’autres victimes suivront », un message volontairement équivoque pour que le destinataire croise les doigts tout en s’imaginant le pire.
— Et l’assassin a affirmé venir de la part de mon père ? Hmm. Le rapt n’est pas une pratique courante au sein de la Cabale Cortez. L’issue est trop incertaine : si ça rate, il faut tuer l’otage. Si ça fonctionne, on se retrouve avec un témoin gênant. Si ça marche et qu’on tue le témoin, on ne sera plus jamais en mesure de négocier quoi que ce soit. Claironner qu’il est à l’origine de cette affaire, laisser des preuves de son implication, ce n’est pas…
— … ton père.
— Non, j’allais dire que ce n’était pas son style.
Karl tapota la table du bout des doigts.
— Ça revient au même. L’important, c’est que…
— Non, excuse-moi de t’interrompre, mais ce n’est pas la même chose. Si mon père souhaite commettre un acte criminel qui risque de nuire à sa réputation, il va recourir à des méthodes qui sortent de ses habitudes.
Karl fronça les sourcils, alors Paige lui expliqua.
— De sorte que si on l’accuse, même ses ennemis diront : « Ce n’est pas le style de Benicio Cortez », et il sera mis hors de cause.
La plupart des gens auraient été choqués d’une telle ruse. Karl, au contraire, avait simplement l’air d’en prendre note.
— Tu n’as peut-être aucune envie de mentionner cette possibilité à Hope, repris-je, mais il est très probable que ces deux jeunes gens soient déjà morts. Sur cette photo, rien n’indique où elle a été prise. En général, quand on veut prouver qu’un otage est toujours en vie, on…
— … place un journal dans le cadre.
Karl savait de quoi il parlait. Il avait participé à un rapt, celui de Clayton, à l’époque où il combattait la Meute. Lorsqu’il détourna le regard pour observer les passants, je me demandai si je devais voir une pointe de malaise dans son manque d’attention.
Il glissa la photo derrière les autres. La suivante était un cliché en noir et blanc, pris par la caméra de surveillance : elle montrait un homme arpentant un couloir.
Quand je vis le visage de l’individu, je tressaillis. Même si je reconnaissais volontiers que mon père pouvait être impliqué dans cette affaire, je le faisais davantage par instinct de préservation que par conviction. Affirmer qu’il n’aurait jamais pu être l’auteur d’une telle chose risquait de me mener tout droit vers une humiliation cuisante.
— Dois-je en conclure que tu le connais ? demanda Karl.
— Juan Ortega, chef de la sécurité de la Cabale.
— D’après le gang, c’est le même homme qui a tabassé et dépouillé Jaz et Sonny, dit Karl. C’est son appartement qu’ils devaient cambrioler la nuit dernière, avant le kidnapping.
— Est-ce qu’il pourrait travailler pour quelqu’un d’autre ? s’enquit Paige.
— J’en doute. S’il se faisait choper, il serait exécuté. On aurait trop peur qu’il vende des informations sur la Cabale.
— Et s’il voulait quitter la Cabale ?
— Tu veux parler de chantage ? « Laissez-moi partir sinon je tue ces gosses et je vous le colle sur le dos ? » Dans ce cas, mon père accepterait, attendrait que le danger soit passé, puis consacrerait tous ses moyens à le traquer, avant de le torturer pour l’exemple. Ortega en a bien conscience. (Je repoussai les photos vers Karl.) Je ne dis pas que l’implication d’Ortega prouve celle de mon père, mais elle accrédite cette théorie.
Karl passa à la photo suivante. Un homme, grand, blond, avec une cicatrice près de la bouche. Mon cœur se serra.
— Andrew Mullins, dis-je sans laisser le temps à Karl de m’interroger. Un agent de la sécurité, supervisé par Ortega. Je ne le connais pas aussi bien que l’autre. J’imagine que c’est le deuxième tireur ?
Karl acquiesça.
— Bon, repris-je, laisse-moi tout ça et retourne auprès de Hope. Je t’appellerai quand j’aurai des nouvelles.