Hope : Points de bonus
La porte de l’hôtel s’ouvrit avec un petit « clic ». Karl passa la tête dans l’embrasure.
— Tu es réveillée.
Je bâillai.
— Je paresse. Je fais ma fainéante et j’adore ça.
J’étais allongée en chien de fusil dans l’immense lit, appuyée sur deux oreillers, les autres éparpillés autour de moi. Sur le trajet des toilettes, je m’étais saisie d’un peignoir, non pas pour une question de décence, mais parce qu’il était doux et épais, trop tentant…
— Tu as l’air perdue dans ce grand lit et ce peignoir. C’est mignon.
Il me sourit.
— Mignon ? hoquetai-je. (Je défis la ceinture, écartai les pans, puis m’allongeai sur les couvertures.) C’est mieux ?
Il me regarda de haut en bas.
— Si je comprends bien, tu ne vois pas d’inconvénient à ce que le petit déjeuner refroidisse ?
J’avisai le plateau qu’il tenait entre les mains, de la vapeur s’échappant du recouvre-plat, et refermai le peignoir.
— Zut ! dit-il.
Il posa le plateau pour me tendre USA Today, puis jeta le Wall Street Journal de l’autre côté du lit.
— Tu me gâtes.
— Non, j’engrange des points de bonus. Je crains d’en avoir besoin, plus tard.
Il m’embrassa la joue en se penchant pour m’offrir une tasse de café.
— Au fait, dis-je, j’ai appelé ma mère pendant ton absence. Elle m’a dit qu’elle serait ravie de dîner avec nous samedi. Elle s’occupera des réservations.
— Trop tard. Je m’en suis chargé.
— Tu as réussi à réserver l’Odessa un samedi soir ?
Il haussa les sourcils.
— Tu me crois incapable d’obtenir une table dans un restaurant réputé ? Tu oublies à qui tu parles, ma chérie. (Il posa le plateau entre nous en me rejoignant.) Mais je dois avouer que mentionner le nom de ta mère m’a bien aidé.
— Ça, j’en suis sûre. Elle t’apprécie, tu sais. En tant que petit ami de sa fille, je veux dire.
— J’en suis ravi, même si la dernière fois, elle m’a vu sous mon meilleur jour, ce qui risque d’avoir faussé la donne.
— Je ne crois pas.
Il croisa mon regard, puis acquiesça.
— Bien.
J’étalai de la confiture sur ma tartine.
— Elle veut que je t’invite à la régate de printemps.
— De l’aviron ? Tu vas concourir ? s’étonna-t-il.
— Je… (Je haussai les épaules.) Je n’en fais plus depuis longtemps, alors ce sera juste pour participer, en ce qui me concerne.
— Ce n’est pas pour tout de suite. Considère ça comme un défi. Remets-toi en forme d’ici là.
— Tu me soutiendras si je m’entraîne à 5 h 30 ?
— Absolument. Blotti sous ma couette, je serai de tout cœur avec toi.
J’éclatai de rire et croquai dans ma tartine.
— Je viendrai dès que je pourrai, dit-il. En échange d’un petit déjeuner après.
— Ça me semble correct.
— Et tu peux dire à ta mère que je serai ravi de participer à la régate. D’autant que j’adore les rivières… surtout celles qui brillent au soleil…
Il m’adressa un sourire entendu.
— Non, non, répliquai-je. Étant donné que tu seras mon invité, tu as l’interdiction formelle de voler ma mère ou l’une de ses amies. Je te désignerai tes proies, à condition de léguer une partie des bénéfices à une association caritative mon choix.
— Une sorte de commission ?
— Tout à fait.
— Marché conclu.
On passa les minutes suivantes à manger. Mon journal était posé sur le plateau, le sien sur ses genoux, tous les deux encore pliés. On se contentait de survoler les unes, juste pour éviter de prendre une décision.
— J’ai passé quelques coups de fil, ce matin, annonça Karl.
— Est-ce que tu as téléphoné à Lucas ? Il t’a dit si… ?
Il m’interrompit en me fusillant du regard, histoire de me rappeler que nous ne devions pas aborder ce sujet avant la fin du petit déjeuner.
— Il y a deux mois, j’ai évoqué ma Mutation avec Jeremy.
Il me fallut un moment pour comprendre ce qu’il voulait dire. La bulle qui tenait à distance les événements de la veille bloquait aussi le souvenir que nous étions tout sauf des gens ordinaires.
— Changer de territoire, ajouta-t-il.
— Ah, je vois.
En tant que frère de Meute, Karl était autorisé à détenir un territoire. Les autres se partageaient l’État de New York. Lui avait choisi le Massachusetts, ce qui en disait long sur son indépendance et sa réticence à s’engager pleinement dans la vie de son clan.
— Les appels que j’ai passés concernaient des appartements à Philadelphie.
Il s’interrompit, et je dus répéter cette phrase dans ma tête avant d’en saisir le sens.
— Tu veux déménager à Philadelphie ? Délocaliser ton territoire en Pennsylvanie ?
— Ça ne te dérange pas ?
— Je ne crois pas. Je veux dire, non. C’est juste… inattendu.
Il tendit la main pour me voler une tranche de bacon, se servant de ce prétexte pour jauger mon expression. Changer de territoire n’était pas une décision à prendre à la légère, ce qui signifiait qu’il était sérieux. À propos de moi. De nous. Et d’une certaine manière, je le savais. Mais, je ne m’attendais pas à ce qu’il l’exprime.
— En fait, c’est plus un pied-à-terre qu’un véritable « chez moi », dit-il. Je me disais juste que Philadelphie serait plus pratique, étant donné les circonstances.
J’acquiesçai.
— Je suis particulièrement intéressé par un nouvel immeuble, juste à côté de ton bureau.
Je me forçai à sourire.
— Ah oui, le Renaissance Towers. Très chic. Tu savais qu’ils ont abattu un des plus vieux bâtiments de la ville pour le construire ? Démoli une partie de notre patrimoine ?
— J’ai entendu dire qu’ils ont préservé la façade.
— Et expulsé des gens qui y avaient vécu toute leur vie.
— La vue est sublime.
— Je n’en doute pas.
Il soupira.
— Si je m’y installe, je léguerai cinq pour cent du prix d’achat à un foyer pour sans-abris.
— Ce n’est pas le problème.
— La vue est sublime. (Je secouai la tête, avant de finir mon verre de jus d’orange.) En outre, ce serait pratique pour toi. Tu aurais un endroit pour déjeuner, au lieu de te contenter d’un sandwich devant ton ordinateur. Et un lit où dormir en cas d’heures sup’ ou de mauvais temps.
— Ce serait bien.
Il tendit le bras vers le croissant que j’avais laissé entamé.
— À un moment donné, tu trouveras peut-être plus commode d’y habiter pendant la semaine et on pourrait passer le week-end chez toi, à Gideon. (Je le regardai d’un air ahuri.) J’ai dit « à un moment donné ».
— J’ai toujours vécu seule, Karl.
— Moi aussi.
— Je bave en dormant.
— Je sais. C’est mignon.
Au moment où j’allais rétorquer, mon portable bipa sur la table de chevet. Un texto. Je n’avais donc pas à répondre de suite, mais je m’en servis comme prétexte pour mettre fin à la discussion.
— Qui est-ce ? demanda-t-il, même si à son ton, je devinai qu’il se doutait de la réponse.
— Paige.
Alors que je cherchais son message, je serrai soudain la main sur mon téléphone.
— Elle dit qu’une fusillade a eu lieu hier, pendant qu’ils cherchaient Carlos. Ils croient que c’est l’œuvre du gang. Elle me prévient qu’elle m’envoie une photo, pour me préparer au choc j’imagine. (Prenant une grande inspiration, je luttai contre l’envie de consulter le second message.) Troy est dans un état stationnaire. Et ils ont trouvé Carlos. Elle dit qu’il est « sous bonne garde ». (Je jetai un coup d’œil à Karl.) Ils l’ont placé en détention ? Tu crois qu’il est impliqué ?
À en juger par son expression, il n’avait aucun avis, et s’en fichait.
— Elle voudrait que je la rappelle. Elle a sans doute des questions à me poser sur la nuit dernière.
— Très bien. Dis-lui que tu lui téléphoneras de l’avion.
— Karl…
— Tu ne te rends pas compte de ce qu’il fait ?
— Qui ?
— Lucas. Il est aussi sournois que son père. Je lui avais dit de me contacter, moi.
— Ils ont besoin de moi pour la photo.
— Il ne t’appelle même pas lui-même. Il demande à sa femme de s’en charger, de t’envoyer un texto pour faire comme s’ils te respectaient, comme s’ils ne voulaient pas te déranger. Tu vas voir. Quand tu l’appelleras, Paige nous invitera à prendre le petit déjeuner, et Lucas en profitera pour te persuader de rester et de lui filer un coup de main.
— Mais c’est normal, non ? Ses frères sont morts, Karl. Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour trouver le responsable. C’est ce que je ferais à sa place.
— Parce que toi, tu es proche de tes frères. Si Lucas était mort au lieu d’Hector et de William, ses frères ne se seraient pas lancés sur la piste de son assassin. Sauf pour le remercier, peut-être.
— Si Lucas pense que le gang est impliqué, alors il a besoin de mon aide et je vais la lui donner. Même s’il apprécierait la tienne, je peux lui dire que tu as d’autres engagements. Donc, prends cet avion pour Philadelphie, va visiter ces appartements, et prends les clés du mien si tu veux t’y reposer… (Il me répondit par un regard noir.) Une journée, Karl. Juste une, et si tu veux te joindre à nous, j’en serais très heureuse.
— Vingt-quatre heures. Il y a un vol demain à 10 heures. J’achète les billets.
En d’autres termes, il s’était attendu à tout cela, et voulait simplement exprimer son désaccord.
— Merci, Karl.
— Encore un point de bonus.
M’armant de courage, j’ouvris le second message de Paige. La photo montrait un jeune latino hirsute, avec le sourcil barré d’une minuscule cicatrice. Il semblait dormir paisiblement sur un tapis. Rodriguez.
Jaz m’avait dit que Rodriguez vivait avec sa sœur aînée, celle qu’il avait appelée lorsqu’il avait appris son admission à l’université. Rodriguez était un semi-démon, si bien que sa famille ignorait tout de sa vie surnaturelle. J’imaginais que la Cabale allait couvrir sa mort. Comment comptaient-ils annoncer son décès à sa sœur, tout en refusant de lui fournir des détails ou de voir son cadavre ? Allaient-ils trouver un moyen… ou le laisser simplement disparaître ?
Quand j’appelai Paige, elle me parut extrêmement fatiguée. J’étais certaine qu’elle n’avait pas dormi. Au lieu qu’elle nous invite à prendre le petit déjeuner, je lui proposai de lui en apporter un. Mais elle repoussa l’offre en me remerciant.
Je fusillai Karl du regard. Grâce à son ouïe surdéveloppée, je savais qu’il entendait Paige, et il eut la délicatesse de prendre un air légèrement chagriné.
Je la renseignai sur l’identité de la victime en précisant que je n’avais qu’un nom de famille et peu d’informations sur sa vie privée.
— Le technicien, hein ? murmura-t-elle. Oui, ça paraît coller. Il avait beaucoup de matériel sur lui.
— Est-ce que la Cabale l’a tué ?
J’essayai de ne pas prendre un ton accusateur, sans y parvenir tout à fait.
— Je ne crois pas, répondit-elle. On l’a attrapé dans une ruelle et il était sur le point d’avouer. Manifestement, quelqu’un a voulu l’en empêcher.
— Un membre du gang ?
— C’est notre avis.
J’en doutais. Connaissant Guy, il aurait fait confiance à Rodriguez pour tenir sa langue jusqu’à ce qu’il vienne le libérer.
Je penchais plutôt pour un tireur d’élite de la Cabale qui n’aurait pas osé avouer son erreur à Lucas. S’il s’était agi d’un membre du gang, il n’aurait pas visé Rodriguez, mais les gens qui l’interrogeaient.
Toutefois, je gardai mon avis pour moi. La vérité éclaterait au grand jour. Si les Cabales étaient capables de tuer l’un des leurs pour l’empêcher de parler, j’étais certaine que ce n’était pas le cas du gang.
— J’ai autre chose à te demander, dit Paige. Tu sais que le gang dispose d’une planque ?
— Oui, mais j’ignore où elle se trouve.
— La Cabale a l’adresse. C’est un entrepôt. Une de nos équipes est sur place depuis 15 heures pour surveiller les allées et venues. Vers 16 heures, deux garçons sont entrés. Ils ne sont toujours pas ressortis. On pense qu’il s’agit d’un lieu de rendez-vous et que les autres sont déjà à l’intérieur.
« Les autres » ? Rodriguez étant mort, le gang ne comptait plus que trois membres.
— Et concernant Jaz et Sonny ? Tu as des nouvelles ? Est-ce que la Cabale persiste à nier son implication ?
Elle marqua une pause.
Mon cœur se mit à tambouriner.
— Tu les as trouvés ? Ils sont morts ?
— Non, mais Lucas est persuadé que la Cabale n’est pas en cause. Après tout ce qui s’est passé, si elle l’était, Benicio nous aurait dit la vérité, ne serait-ce que dans l’intérêt de l’enquête. Lucas… (La ligne grésilla, comme si Paige avait bougé.) Il commence à se demander s’ils ont vraiment été kidnappés.
— Quoi ?
— Je t’expliquerai plus tard. Pour en revenir à la planque, Lucas compte s’y introduire dans une heure, et on se disait que tu voudrais peut-être l’accompagner pour jouer les négociatrices. Lucas aimerait vraiment éviter que ça tourne au vinaigre…
C’était une manière pleine de tact de dire qu’elle craignait un massacre si le gang opposait une résistance.
— On y sera.